Le prisonnier de Lagny

LE PRISONNIER DE LAGNY

I

Où l'Agence O, au grand complet, patauge dans la pluie

et dans la boue, et où, en fin de compte, elle découvre

des poils de barbe

La petite bagnole de l'Agence O est restée dans le dernier chemin carrossable — si l'on peut dire! — à trois cents mètres de là. Torrence, Emile et Barbet, c'est-à-dire l'effectif mâle de l'Agence O au grand complet, ont pataugé dans une sorte de champ, puis la terre est devenue plus gluante, et Barbet, au nom prédestiné, s'est enfoncé jusqu'à la ceinture dans un trou plein d'eau.

Au lieu de se plaindre, l'ex-voleur à la tire devenu détective s'est écrié triomphalement:

— Qu'est-ce que je vous disais, patron! Nous sommes dans une ancienne briqueterie. Encore cinquante mètres et nous arrivons au bord de la Marne...

Il est neuf heures du soir. L'hiver touche à sa fin, mais le ciel déverse des déluges d'eau glacée. De mémoire de journaliste, il n'a jamais tant plu, et les quotidiens reproduisent chaque jour le « zouave » du pont de l'Alma, qui a de l'eau jusqu'à mi-cuisse.

Que font ces trois messieurs de l'Agence O, dans l'obscurité, au bord de la rivière? L'affaire est sérieuse puisque aussi bien, contre les habitudes de la maison, ils se sont entassés tous trois dans la bagnole de Torrence. Et, comme celle-ci est découverte, comme elle est minuscule, comme sa carrosserie ne paie pas de mine, ils avaient, tout à l'heure, l'air d'avoir voulu s'installer à trois dans une baignoire.

Ils marchent avec précaution. Ils ne font pas le moindre bruit, sauf le flac de leurs pieds dans la boue. Enfin, chose plus exceptionnelle que tout le reste, chacun tient un revolver à la main.

Bientôt, on distingue vaguement la masse sombre d'une maison à un étage. La maison est tout au bord de la Marne, dont le flot boueux charrie des détritus.

Barbet, qui prétend connaître les lieux comme ses poches — il ferait mieux de dire comme les poches de ses anciennes victimes — Barbet souffle à Torrence:

— Regardez à gauche... Si nous étions en plein jour, vous verriez, à deux cents mètres d'ici, un canal qui débouche dans la rivière. Ce canal s'appelle le canal de Chelles. A la sortie du canal, il y a une écluse. Enfin, la grande ligne de chemin de fer qui relie Paris à l'est de la France passe non loin d'ici, et il y a des trains toute la nuit...

C'est la première fois que Barbet, garçon de bureau souvent chargé de filer les gens ou de visiter leur logement à leur insu, prend une place aussi importante dans une enquête de l'Agence O.

Le jour même, au courrier de cinq heures de l'après-midi, est arrivée une lettre pour laquelle le facteur a réclamé une taxe. L'expéditeur, en effet, avait bel et bien omis de mettre un timbre sur l'enveloppe.

Drôle d'enveloppe, d'ailleurs, qu'on eût dite confectionnée par un enfant avec du papier quelconque et qu'on avait collée à l'aide d'un morceau de sparadrap. Elle était sale, maculée de terre rougeâtre, et l'adresse, écrite au crayon, était à peine lisible.

Monsieur,

Je connais l'Agence O. Je la supplie de mettre en jeu tous les moyens dont elle dispose. Je suis séquestré depuis plus de quatre semaines dans un endroit que je ne connais pas. Si cette lettre vous parvient par miracle, voici quelques renseignements qui vous permettront peut-être de découvrir la maison qui me sert de prison.

Cette maison est au bord d'une rivière. Je ne crois pas que ce soit la Seine, car cette rivière me paraît moins large. Cependant, il y passe un assez grand nombre de bateaux, entre autres des remorqueurs et des péniches à moteur. Il passe aussi des chalands tirés par des chevaux, car j'entends le pas de ceux-ci et le fouet des charretiers.

Bien qu'on m'ait, sans doute, fait faire des détours, je ne pense pas être à plus de cinquante kilomètres de Paris. Une ligne de chemin de fer importante passe à proximité de l'endroit où je suis et j'entends toute la nuit le vacarme des trains.

J'ai pu regarder dehors par une mince fente. Je n'ai vu qu'une très petite portion de paysage. Un canal débouche dans la rivière. Les berges de ce canal sont plantées de deux rangs de beaux arbres. Il y a une écluse et une maison d'éclusier.

Enfin, en examinant la boue de mes souliers, après avoir traversé, les yeux bandés, un espace d'une centaine de mètres, j'ai trouvé une terre grasse et rouge, comme si j'avais pataugé dans une ancienne briqueterie.

Ces renseignements vous permettront-ils de découvrir ma prison? Je suis un homme âgé et je ne résisterai pas longtemps à cette séquestration, surtout dans la situation morale qui est la mienne.

Il m'est impossible de vous en dire davantage.

Encore une fois, je vous supplie de mettre tout en œuvre pour me retrouver. Peu importent les frais. Mais évitez, coûte que coûte, d'alerter la police officielle. Ce serait pour moi la pire catastrophe.

Pas de signature. Torrence et Emile avaient étudié longuement ce document écrit au crayon. L'écriture était d'un homme cultivé, voire d'un homme habitué à écrire beaucoup. Elle était assez ferme. Emile, qui faisait volontiers des expériences graphologiques, avait déclaré:

— En tout cas, il n'est pas fou... Malgré son SOS, il garde son sang-froid... Si on me demandait la profession de l'homme qui a tracé ces lignes, je répondrais que c'est un avocat, un médecin ou un notaire... J'ajouterais qu'il était habitué à commander, c'est-à-dire qu'il occupait dans sa profession une place prépondérante...

Dans son cagibi, Emile avait consulté les cartes des voies navigables. Barbet, par hasard, s'était penché sur lui.

— Qu'est-ce que vous cherchez, patron?

On lui avait tendu le mystérieux billet.

— Pas la peine de perdre votre temps, patron... J'ai trouvé !...

— Hein?

— Faut vous dire qu'au temps... enfin, au temps où je n'étais pas encore à l'Agence 0, j'allais une ou deux fois par semaine faire du canotage sur la Marne...

Barbet n'ajoutait pas que c'était, à cette époque, le lieu de rendez-vous de prédilection des mauvais garçons, qui s'y retrouvaient dans un certain nombre de guinguettes.

— Regardez bien le cachet de la poste. Le mot est mal imprimé, mais il finit par Y... Tout ce que vous voulez que c'est Lagny!... Le canal est le canal de Chelles... Je pourrais dire que, dans ce coin-là, je connais chaque arbre, chaque coin à goujons... Et il y a, en effet, une ancienne briqueterie avec des trous d'eau pleins de grenouilles...

Il pleuvait à torrents et le carrefour Montmartre, à l'heure de la sortie des bureaux, était comme une mer de parapluies luisants. Les journaux de la marchande du coin ressemblaient à des compresses humides.

— Qu'est-ce qu'on fait? Questionna Torrence.

— On y va! décida Emile. Si ce message est sincère, je ne crois pas que ce soit l'œuvre d'un mauvais plaisant, il vaut mieux agir là-bas de nuit que de jour...

— On emmène Barbet?

— Parbleu!

La maison était délabrée et paraissait inhabitée depuis longtemps. A certaines fenêtres, des planches avaient été clouées pour remplacer les volets absents. Aucune lumière ne filtrait, aucun bruit, si ce n'est le bruit monotone de la pluie sur un auvent de zinc.

Sans doute, jadis, cette bicoque était-elle la maison du gardien de la briqueterie, qui, pour une raison ou pour une autre, avait été abandonnée.

L'endroit était tellement perdu qu'on aurait pu se croire à des centaines de kilomètres de la capitale. A un kilomètre en amont, on apercevait vaguement, sur l'autre rive, les lumières de Lagny. On voyait aussi passer dans le noir le halo rouge des locomotives.

Deux ou trois péniches étaient amarrées devant l'écluse, avec la luciole d'une lanterne tempête sur le pont.

— J'entre? Questionna Barbet.

C'était son rôle. Il se faufilait comme un chat, sans faire plus de bruit, et, chose précieuse, les serrures n'avaient aucun secret pour lui.

Emile se posta, revolver en main, sur le devant de la maison, près de la Marne. Torrence se posta derrière.

Quant à Barbet, il disparut, happé par l'obscurité, et pendant plus de dix minutes on ignora ce qu'il était devenu.

Après ce laps de temps, seulement, on aperçut le reflet d'une lanterne sourde à une lucarne du grenier. Puis un peu de lumière filtra entre les planches qui bouchaient les fenêtres du premier étage.

Enfin ce fut sous la porte qu'il y eut un mince trait lumineux, et cette porte s'ouvrit, une voix appela:

— Vous pouvez venir...

Torrence et Emile se précipitèrent. Barbet était sur le seuil, sa torche électrique à la main.

— Eh bien?

— Personne... J'ai visité toute la maison, de la cave au grenier... Quand je dis la cave, j'exagère, car il y a au moins un mètre d'eau dedans et des barriques vides qui flottent...

L'instant d'après, les trois hommes commençaient une inspection minutieuse des lieux. Le rez-de-chaussée comportait trois pièces et on n'y trouvait guère de meubles: une vieille table en bois blanc dans la cuisine, un fourneau rouillé, deux chaises à fond de paille.

Dans ce qui avait dû être la salle à manger, une pièce carrée au papier décollé par l'humidité, rien que des avirons, une ancre de bateau, assez lourde, des feux de position, des chaînes et des cordages.

— On dirait, fit remarquer Emile, que les gens qui possèdent cette maison s'en servent comme débarras et qu'ils ont un bateau assez important... L'ancre est lourde... Chaînes et cordages ont dû servir à bord d'une péniche...

Dans la troisième pièce, rien, sinon un vieux chevalet de peintre tout démantibulé.

— Venez voir au premier... Je crois que c'est par-là qu'il y a quelque chose d'intéressant...

Trois chambres encore. Deux d'entre elles complètement vides. Dans la troisième, qui donnait sur la rivière, mais dont les fenêtres étaient aveuglées par des planches clouées à l'extérieur, un lit de fer, une paillasse, une couverture.

— Vous remarquez, dit Emile, que la maison n'a pas l'électricité. Cette pièce paraît avoir été habitée, et pourtant on n'y trouve aucun moyen d'éclairage... Ni lampe à pétrole, ni bougie, ni pile électrique...

Le plus impressionnant — et ce qui donnait à cette pièce une odeur fétide — c'étaient les boîtes à conserves vides qui s'entassaient dans un coin à même le plancher. Il y en avait un grand nombre: conserves de sardines, de singe, de harengs au vin blanc...

Emile, songeur, allait et venait dans la chambre et, à chaque instant, il devenait plus soucieux.

— Notez, dit-il à Torrence, qu'il n'y a pas un seul morceau de pain... Par contre, voici une boîte de biscuits de mer... Qu'est-ce que cela nous prouve?

Torrence le regarda avec des yeux ronds.

— Qu'il n'y a pas de boulanger dans les environs? Est-ce cela que vous voulez dire?

— Non... Cela prouve que le prisonnier était seul dans cette maison... S'il y avait eu quelqu'un pour le garder, on aurait pu lui donner du pain plus ou moins frais...

« Tenez!... Voici trois brocs dans un coin... Pourquoi trois brocs, alors qu'il n'y a même pas une cuvette pour se laver?... Parce qu'il fallait laisser au malheureux des provisions d'eau pour plusieurs jours... Comptez ces bouteilles vides et pleines... Il y en a une vingtaine... Du vin pour un certain temps...

C'était sinistre, d'autant plus sinistre que les trois hommes n'avaient pour s'éclairer que leurs lanternes sourdes.

— L'homme n'avait que cette seule pièce à sa disposition. On a placé une seconde serrure à la porte, et celle-ci est en chêne épais... Vous ne trouverez pas dans la chambre un seul objet lourd permettant, soit de défoncer l'huis, soit de faire voler la fenêtre et sa doublure de planches en éclats... Barbet!... Torrence!... Braquez donc vos lampes sur la paillasse...

Emile s'était penché. Quand les trois faisceaux lumineux se rejoignirent sur la paillasse, on put distinguer ce qui avait intrigué le jeune homme roux.

C'étaient des poils blancs en assez grand nombre. Ils étaient drus, légèrement frisés.

— Des poils de barbe!... Comprenez-vous?... Avant que le prisonnier quitte cette pièce, on lui a coupé la barbe, qu'il avait blanche... Pourquoi?... Je n'en sais rien...

— Dites donc, patron, vous ne croyez pas qu'on l'ait enterré dans la cave?

Emile hocha la tête.

— D'abord, depuis huit jours qu'il pleut, cette cave est inondée... Il aurait donc été difficile d'y creuser une tombe...

Ensuite, il n'y a aucune raison de couper la barbe d'un mort ou d'un homme qu'on va tuer...

— Qu'est-ce que nous faisons? Questionna Torrence, qui aurait aimé se sécher devant un bon feu.

— On continue... Le moindre centimètre carré de cette maison peut nous apporter des indications...

Ce n'est qu'à une heure du matin qu'ils réveillèrent un hôtelier de Lagny, réclamèrent du vin chaud, puis des chambres.

A huit heures, dans un jour glauque, le paysage ne leur parut guère plus plaisant que la nuit.

L'aubergiste, qui frottait à la craie la grande glace placée derrière son comptoir, fut interrogé le premier.

— Dites-moi, la maison qui se trouve à peu près en face de l'écluse de Chelles...

— La maison de la briqueterie?... Vous ne voulez 'pas la louer, des fois?

L'hôtelier était nettement ironique.

— A qui appartient-elle?

— A Laurence... Mais si vous pouvez tirer un mot sensé de Laurence...

— Qui est Laurence?

— Une vieille qui boit comme un trou, comme dix trous, comme tous les trous de la briqueterie où elle habitait jadis... A cette heure-ci, si elle n'est pas dans sa chambre, vous la trouverez au poste de police, où elle cuve son vin trois nuits sur cinq...

On découvrit Laurence, non au poste de police, mais dans une chambre qui ressemblait davantage à une écurie. Son premier soin fut de réclamer du vin rouge. Après quoi, la bouche pâteuse, elle questionna méfiante:

— Qu'est-ce que vous lui voulez, à ma maison?... Je sais! Je sais! On aimerait mieux que je la vende... Pas si bête!... Je suis propriétaire, moi, monsieur!... Et quand ces messieurs de la police essaient de me coffrer pour vagabondage, je peux leur répondre que je suis propriétaire et

que je paie l'impôt foncier... Ha! Hal... C'est ça qui les embête... Sinon, on aurait vite fait de boucler la pauvre Laurence...

— Vous avez des locataires?

— Qui est-ce qui pourrait m'empêcher d'avoir des locataires?... Des gens bien, encore!... Quand ils m'ont demandé de louer pour deux mois, je leur ai répondu:

» — Pas de ça, mon petit monsieur... Pour trois, six, neuf, comme tout le monde... Et il faut payer trois ans d'avance...

— Pardon... Ils ont habité la maison?

— Pourquoi est-ce qu'ils l'auraient habitée, puisqu'ils habitent sur l'eau?

— Ce sont des mariniers?

— Oui-da! Des mariniers! Appelez ça un yacht, oui... Une fois, je suis montée à bord, pour la signature... Car on a signé des papiers, parfaitement!... Tant pis si ça vous embête!... Je suis en règle, et si vous ne me payez pas un autre litre...

— Leur bateau était amarré dans le bief?

— Le quoi?

— Etait-il amarré non loin de la maison?

— Juste en face... C'est même pour ça qu'ils ont loué... Un bateau, ça a beau être grand, on n'a jamais trop de place... Surtout pour faire de la peinture...

— Qui faisait de la peinture?

— Le monsieur, donc!... C'était l'été... Alors, il peignait dans la maison... Même qu'une fois je suis entrée et que j'ai trouvé la petite dame toute nue... Elle posait, qu'Il m'a dit...

— Quelle petite dame?

-- Une blonde... Une étrangère, que je comprenais à peine quand elle parlait... Mignonne, messieurs!... Des petits seins comme des pommes et une peau aussi blanche que du lait...

— C'était l'été dernier?

— L'été d'avant... Oui...

— Et ils sont revenus l'été dernier?

— Non... Je ne les ai pas revus... Paraît qu'il y a eu parfois de la lumière dans la maison, mais ça ne me regarde plus, vu que j'ai loué pour trois, six, neuf... J'ai fait croire aux imbéciles du pays que c'étaient peut-être des revenants et il y en a qui parlent de la maison hantée... Pour vous dire comme ils sont bêtes...

— Comment s'appelle votre locataire?

Elle réfléchit, l'œil hagard.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle après un effort. J'ai oublié. C'est surtout de la tête que je m'en vais, voyez-vous!... C'est à peine si je me rappelle le nom de mon défunt mari... Il s'appelait Jules... Il prenait de ces cuites!...

— C'était un nom français?

— Peut-être bien que oui... Pour un beau bateau, c'était un beau bateau, tout verni... La forme d'une péniche, mais, dedans, il y avait de vrais salons...

— Vous ne retrouvez pas non plus le nom du bateau?

— Pour ça, si! Même que c'était assez coquin et que ça allait bien avec la petite dame...

— Dites-le...

— Cupidon, monsieur... J'ai demandé ce que ça voulait dire... Quand on m'a expliqué...

Une heure plus tard, l'Agence O, qui se partageait la besogne, avait réuni un certain nombre de renseignements.

Une péniche, aménagée pour la navigation de plaisance sur les canaux et rivières, avait passé trois mois, deux ans plus tôt, au bord de la Marne, à cent mètres du canal de Chelles. Le propriétaire était un artiste peintre, un grand et bel homme, aux yeux bleu très clair.

Il était accompagné d'une très jeune femme d'un blond qui paraissait artificiel. Elle parlait à peine le français.

Plusieurs fois le garde champêtre était intervenu, à cause de la tenue plus que sommaire dans laquelle cette jeune femme se promenait sur le pont du bateau. On disait que, la nuit, le couple se baignait tout nu dans la rivière.

Les propriétaires de la péniche Cupidon recevaient parfois un grand nombre d'invités. Dans ces cas-là, la fête, à bord, durait toute la nuit et on retrouvait jusqu'à l'écluse des bouteilles à champagne vides qui dérivaient au fil de l'eau.

Personne ne savait ce que le Cupidon était devenu. On confirmait, par contre, qu’à plusieurs reprises on avait aperçu de la lumière dans la maison.

— Ils avaient laissé des affaires, vous comprenez?... Alors, sans doute qu'ils venaient les chercher...

A midi moins le quart, Torrence, vêtu d'un complet sec et d'une gabardine toute neuve, pénétrait au Ministère des travaux publics et demandait le bureau de la navigation fluviale.

Un rédacteur le reçut aimablement.

— Le Cupidon?... Vous permettez?... S'il navigue en plaisance, il ne sera pas difficile de le retrouver... Pensez que, grâce aux écluses, il nous est facile de suivre les allées et venues de tous les bateaux...

Il compulsa les dossiers.

— Attendez donc... L'été dernier, le propriétaire du Cupidon...

— Vous avez son nom?

— Dassonville... Jean Dassonville, artiste peintre... Un instant... Le Cupidon a reçu un permis de circulation pour la Seine... Il a dû passer les mois d'août et de septembre à Honfleur... Voyez-vous, ces bateaux-là ne naviguent pas beaucoup... Ils cherchent un endroit agréable et s'y fixent pour les vacances...

— Vous pouvez savoir où se trouve actuellement le Cupidon?

— A moins qu'il ait changé de poste récemment, il est amarré un peu au-dessous du pont de Saint-Cloud... C'est un endroit fort recherché pour l'hivernage... On est à Paris et on est en même temps à la campagne... Savez-vous que le nombre de gens qui vivent en bateau augmente de mois en mois?... Pas de loyer, pas de propriétaire et la possibilité de changer de quartier en quelques heures!... Il y a eu un moment où la Seine, en plein Paris, était encombrée de bateaux de ce genre, et nous avons dû y mettre bon ordre... Aucune loi n'interdit...

A une heure exactement, Emile et Torrence, attablés dans un petit restaurant sympathique de Saint-Cloud, mangeaient des escargots en contemplant une longue péniche, aménagée en maison flottante, qui portait en lettres d'or le nom Cupidon.

De la fumée sortait de la cheminée. A l'arrière, un énorme chien danois était à l'attache sous un petit toit qui l'abritait de la pluie.

Une accorte serveuse apportait un fricandeau à l'oseille quand, sur le pont de la péniche, une jeune femme parut et posa une écuelle devant le chien.

Sa tenue indiquait que ce n'était pas une domestique. Ce n'était pas non plus la jeune femme blonde décrite par la pitoyable Laurence.

C'était une des plus belles brunes que Torrence et Emile eussent jamais contemplées.




II

Où Torrence s'essaie à jouer les mécènes, mais où la pré-

sence d'une petite Japonaise entièrement dévêtue n'est pas

sans le gêner


Le déjeuner des deux hommes n'était pas terminé, dans le petit restaurant de Saint-Cloud, qu'ils avaient déjà des nouvelles de Barbet, laissé à Lagny pour continuer l'enquête. Les renseignements de Barbet confirmaient ceux qu'on possédait déjà. Ils avaient en outre l'avantage d'écarter définitivement toute idée de mystification.

Le garçon de bureau de l'Agence O, en effet, avait mis la main sur un gamin de quatorze ans, que tout le monde surnommait Passoire, à cause des traces que la petite vérole avait laissées sur son visage. Ce qui avait fait sourciller Barbet, c'est que le gosse vendait des brochettes de grenouilles de porte en porte. De là à penser aux trous de la briqueterie…

Il se confirmait que le dénommé Passoire avait en effet trouvé, quatre jours plus tôt, la lettre sur la berge, juste en face de la maison. Il l'avait mise dans sa poche et il l'y avait gardée quarante-huit heures. C'est par hasard qu'il avait eu l'idée, en apercevant une boîte postale, de la jeter dedans.

Il était donc évident:

1° Qu'un homme avait été séquestré pendant plusieurs semaines dans la bicoque, du bord de l'eau;

2° Que cet homme y passait la plupart du temps seul, dans une pièce du premier étage, sans gardien;

3° Qu'il était parvenu à écrire une lettre et qu'il avait adressé celle-ci, non à la police officielle, mais à l'Agence O;

4° Qu'il avait vraisemblablement glissé cette lettre entre deux des planches qui masquaient ses fenêtres;

5° Qu'au cours des trois derniers jours, on était venu le chercher.

En effet, s'il s'était échappé, sans doute aurait-il averti l'Agence O. En outre, on aurait retrouvé des traces d'effraction, ce qui n'était pas le cas.

La maison, enfin, était louée pour neuf ans à un certain Jean Dassonville, artiste peintre, qui vivait à bord de la péniche Cupidon et qui, deux ans auparavant, était accompagné d'une jeune étrangère blonde.

— Vous connaissez les locataires de cette péniche? demandait Torrence en prenant un air aussi indifférent que possible.

Le patron du petit restaurant, un brave homme d'Auvergnat, ne manqua pas de faire la grimace.

— J'aimerais autant ne pas les connaître... grommela-t-il, en essuyant la table avec la serviette qu'il avait toujours sous un bras.

— Ce sont vos clients?

— C'est-à-dire qu'ils restent des semaines sans mettre les pieds ici. Puis, une nuit, à onze heures du soir ou à une heure du matin — les heures ne comptent pas pour eux! —ils réveillent toute la maison en frappant comme des sourds sur les volets et ils réclament des bouteilles de fine, de champagne, de chartreuse ou de bénédictine...

— Parce qu'ils ont des amis?

— C'est cela! Vous ne pouvez vous imaginer ce qu'il défile de monde à bord de ce bateau... Des gens de toutes sortes... Des rapins aux longs cheveux... Des femmes qui ne valent pas grand-chose et des femmes du monde qui arrivent en voiture avec chauffeur... Parfois, c'est assez correct... D'autres fois, cela fait du tapage toute la nuit... Ce sont ces nuits-là qu'on nous dérange lorsque les provisions de boissons sont épuisées... Enfin, il se fait que j'ai une fille...

Regard interrogateur de Torrence.

— Vous voyez d'ici comment ils ont aménagé la péniche?... Dans ses flancs, ils ont percé de grandes fenêtres... L'arrière est vitré... Eh bien! Messieurs, on ne se gêne pas, là-dedans, pour se mettre tout nu, sous prétexte de peinture, sans seulement se donner la peine de tirer les rideaux...

— M. Dassonville vend beaucoup de tableaux?

— Beaucoup, je ne sais pas... Le fait est que, de temps en temps, on voit quelqu'un s'éloigner avec une toile sous le bras... Des fois, on me paie... des fois, on me fait attendre tout un mois... Certaines fois, quand ils ne sont pas en fonds, on vient manger ici et on fait une ardoise... Pour ma part, je n'aime pas les hommes aux yeux froids...

Emile et Torrence se regardèrent. Qu'est-ce que ce brave Auvergnat entendait par des hommes aux yeux froids?

— On y va?

— Si vous voulez...

— Je ne « fais » pas trop miteux?

Heureusement que Torrence a mis sa gabardine neuve et un chapeau à peine fatigué. Grâce à son embonpoint, il peut passer pour un bon bourgeois, et il n'est pas interdit à un bourgeois d'être amateur de tableaux.

Quelques instants plus tard, ils franchissent la passerelle, que coupe en deux une barrière munie d'une sonnette. Le chien danois, menaçant, tire sur sa chaîne. Un visage d'homme paraît un instant à la plus large des baies vitrées et les deux chefs de l'Agence O commencent à comprendre ce que l'Auvergnat a voulu dire en parlant des yeux froids.

Une porte s'ouvre. L'homme est là, une palette de peintre à la main. Il est vêtu d'un gros chandail blanc et de pantalons de flanelle, chaussé de pantoufles.

— Qu'est-ce que c'est? Questionne-t-il sans se donner la peine d'être poli.

On le prendrait plutôt pour un Nordique que pour un Français.

Ses cheveux sont à peu près couleur paille et ses yeux ont la teinte glauque des fjords norvégiens dont ils ont aussi la transparence.

— M. Dassonville?

— Ensuite?

— On m'a beaucoup parlé de vos tableaux, et j'aurais aimé...

Une petite voix à l'accent extrêmement curieux fait, à l'intérieur:

— Fermez la porte, Jean... Je gèle...

Le peintre se décide à ouvrir la barrière et à calmer son chien.

— A qui ai-je l'honneur?

— Rousseau... bégaie Torrence. Joseph Rousseau... Je suis industriel en province... Des amis m'ont parlé de vos œuvres...

— Entrez...

Une bouffée de chaleur. Et ce n'est pas que la chaleur. D'un instant à l'autre, on pénètre dans un monde si différent que le sang monte à la tête d'Emile et de Torrence. La pièce dans laquelle ils se trouvent est toute tendue d'étoffes soyeuses, meublée uniquement, dirait-on, de divans profonds et moelleux. Il y règne une odeur qui rappellerait un peu, en plus subtil, l'odeur de l'encens.

Sur le divan qui fait face à la porte, un personnage, qu'on pourrait prendre pour une statuette, est étendu. Est-ce vraiment une femme? N'est-ce pas plutôt une figurine de cire?

C'est bien une femme, une jeune Japonaise entièrement nue, qui fume une cigarette orientale et dont le regard indifférent glisse sur Torrence et sur son compagnon. Sur un autre divan, la jeune fille brune que les deux hommes ont admirée tout à l'heure est vêtue d'une somptueuse robe de chambre et joue avec un chat siamois.

Il est évident qu'au moment où les deux hommes se sont présentés, le peintre était occupé à faire le portrait de la jeune Orientale. Il prend d'ailleurs place devant son chevalet.

— Si vous voulez vous asseoir, messieurs... Vous permettez?...

Il rallume sa cigarette, reprend ses pinceaux. Le modèle à la peau couleur safran reprend la pose.

— Quels sont les amis qui vous ont envoyés?

On sent qu'il a l'habitude de travailler tout en recevant des visites.

Torrence, qui n'a jamais conversé ainsi en présence d'une femme en tenue aussi sommaire, toussote, murmure:

— Je pense que vous ne les connaissez pas... Ce sont de gros commerçants de Lyon qui viennent souvent à Paris et qui fréquentent les bars de Montparnasse... C'est là qu'ils ont entendu parler du « peintre de la péniche »...

« Pas mal! » approuve Emile d'un battement de paupières.

— On parle beaucoup de moi à Montparnasse, c'est exact! concède le peintre, que la modestie n'étouffe pas. Mais on en parle encore plus à Amsterdam, à Londres, à New York... Germaine! Il reste quelque chose à boire?

— Si c'est pour nous, madame...

— Laissez!... Il doit rester du whisky... Nous avons eu une bande d'amis, la nuit dernière... On n'est jamais en paix... C'est le défaut de la célébrité... Eh bien! Germaine!...

Celle-ci, qui a ouvert un placard aménagé dans la cloison, pose sur un plateau une bouteille de whisky, des verres et des siphons.

— Pas de glace?

— Je peux aller en chercher en face...

— Merci! J'en ai assez de cette vilaine tête d'Auvergnat... A votre santé, messieurs!...

Torrence, qui a le whisky en horreur, retient une grimace. Le peintre, sans lâcher sa palette, vide son verre d'un trait.

— Je crois d'ailleurs, reprend Torrence, qui préfère décidément, pour garder son sang-froid, ne pas regarder la vivante statuette asiatique, je crois que j'ai déjà aperçu votre charmante et confortable péniche...

— Nous avons parcouru à peu près toute la France...

— C'était, si je ne me trompe, sur la Marne... Je passais en canot automobile avec un ami...

Emile avait envie de lancer à son patron: « Trop vite! Beaucoup trop vite... »

Et en effet, Dassonville les regardait avec vraiment ce qu'on peut appeler des yeux froids et il laissait tomber l'entretien.

— Je peux d'ailleurs m'être trompé, tentait de se rattraper le bon Torrence. Toujours est-il que je suis heureux de vous surprendre en plein travail et que je serais plus heureux encore si je pouvais acquérir une des œuvres que...

— Montrez les tableaux, Germaine...

Cela semblait faire partie d'un rite. La jeune femme brune, fort peu vêtue, elle aussi, ouvrait un placard et en retirait une douzaine de toiles non encore encadrées, certaines inachevées.

Non seulement Dassonville semblait n'avoir jamais peint un seul personnage habillé, mais encore ses œuvres étaient pour le moins lascives, certaines d'une indécence fort poussée.

— Très bien... Très bien... faisait Torrence. Évidemment!... C'est exactement ce qu'on me disait...

Et Emile, arrivant à son secours:

— On nous disait, monsieur, que vous êtes le premier peintre de l'amour de notre époque... Je suis le secrétaire particulier de M. Martin...

— Il me semble qu'il avait dit Rousseau?

— Martin Rousseau...

— Vous n'aviez pas dit Joseph?

— La firme est Joseph-Martin Rousseau... Dans l'intimité...

--- Bref, vous êtes venus pour acheter un tableau... Il ne vous reste qu'à choisir et, comme je suis très occupé, c'est Mlle Germaine qui a l'habitude de ces choses...

— Savez-vous à quoi je pense depuis que je suis entré ici?... Je pense à vos œuvres, c'est évident... Comment ne pas y penser quand on a l'honneur et l'avantage...

Pauvre Torrence! Et cette femme nue qui s'étale sans la plus élémentaire pudeur et qui les regarde comme un sphinx...

— Je pense que je connais certainement Mlle Germaine... J'ai son nom de famille au bout de la langue... Je suis sûr que je l'ai déjà rencontrée et...

— Vous faites sûrement erreur...

— Je m'excuse d'insister... J'ai d'habitude très bonne mémoire, surtout la mémoire des physionomies... Mlle Germaine me rappelle... Attendez donc... Non! Ce n'était pas chez un avocat... Chez un notaire... J'ai plusieurs amis dans le notariat... Attendez... Je crois...

Elle a rougi, il en est sûr. Elle évite, maintenant, de le regarder en face. Est-ce qu'il aurait touché juste? Est-ce que le petit exercice de graphologie auquel s'est livré Emile sur l'étrange lettre reçue par l'Agence O porterait déjà ses fruits?

— Voulez-vous nous laisser, Germaine?

L'homme aux yeux froids a dit cela d'une voix changée, et aussitôt la jeune fille brune disparaît derrière une portière de velours ancien aux tons passés.

Le peintre, lui, dépose sa palette et ses pinceaux sur un guéridon. Il ne s'occupe pas plus de la petite Asiatique que si elle était vraiment une statuette plus ou moins précieuse, et la jeune idole, de son côté, ne paraît pas accorder le moindre intérêt à la conversation. Puisqu'on ne peint pas, elle peut s'étirer, croiser et décroiser les jambes, exactement comme le fait sur l'autre divan le chat siamois.

— Messieurs...

Bigre! Il y a quelque chose de changé dans l'air. Les yeux de l'homme ne sont plus froids. Ils sont de glace, et leur regard est aigu comme ces aiguilles de givre qui se posent l'hiver sur les vitres.

— Je n'ai pas le droit de vous demander vos papiers... Ahurissement d'Emile et de Torrence, à qui c'est bien la première fois que pareille aventure arrive.

— Cependant, j'ai bonne envie d'appeler l'agent en faction sur le pont de Saint-Cloud pour le faire à ma place...

— Mais...

— Encore que je vive en bateau, ce qui ne regarde personne, ce bateau est un domicile légal, et charbonnier dit-on est maître chez soi... Vous vous êtes introduits ici sous des noms que j'ai tout lieu de supposer faux, et la preuve en est que vous ne vous en souveniez pas vous-mêmes...

» Si vous êtes venus de province pour m'acheter une toile, il est pour le moins étrange que vous ayez éprouvé le besoin de déjeuner d'abord dans ce méchant restaurant d'en face et d'avoir une longue conversation avec le patron, qui me déteste...

» Ou vous êtes vraiment amateurs de peinture et vous connaissez mes prix... Dans ce cas, je vous vends une de ces toiles, au choix, pour la somme de dix mille francs payée comptant...

— Je n'ai pas sur moi... balbutie Torrence.

— Et cependant vous veniez de province tout exprès pour m'acheter des tableaux?... Cela ne prend pas, messieurs!... Vous êtes des curieux, des vicieux, ou vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas...

» Si je vous revois dans les parages, je me ferai un devoir de donner un coup de téléphone à la police... J'ai des amis haut placés et ils vous apprendront...

Emile, qui a compris que ce n'est pas la peine d'insister, s'est déjà rapproché de la porte. Moins souple, Torrence croit devoir protester:

— Mes intentions, je vous jure...

— Que diriez-vous, monsieur, si je m'introduisais chez vous quand vous êtes en plein travail et si je me mettais à poser des questions saugrenues?... Vous ne connaissez ni ma péniche, ni moi-même, ni mon amie Germaine...

— J'aurais juré....

— Ne prenez pas cette peine... Je vous donne une demi-minute pour franchir la passerelle et, si ce n'est pas fait à ce moment, j'aurai le regret de détacher mon chien, qui a une prédilection toute particulière pour les messieurs d'un certain âge et d'un embonpoint douillet...

— Vous êtes beau comme un dieu, Jean! déclare froidement la petite Japonaise.

Quant à l'Agence O... ce n'est pas la page la plus brillante de son histoire. On sent qu'ici les menaces ne sont pas de vains mots. Torrence et Emile sont dans leur tort. Ils n'ont aucun mandat officiel. Rien ne leur permet de s'imposer à bord de ce bateau et de poser des questions à un homme sur qui ne pèse aucune charge.

S'ils allaient à la Police judiciaire et s'ils montraient la curieuse lettre fermée à l'aide de sparadrap, on leur conseillerait vraisemblablement d'aller se reposer à la campagne en attendant des jours meilleurs.

Enfin il y a le chien, qui est, lui, une réalité tangible et menaçante.

Torrence et Emile battent en retraite. Dassonville les suit, sa palette à nouveau plantée sur son pouce gauche, car il vient de la reprendre, comme s'il considérait l'incident clos.

D'un coup de pied, la barrière est refermée derrière eux et, par précaution, le chien est détaché.

L'humiliation de l'Agence O n'est pas encore à son comble. Comme les deux hommes remontent sur la berge, ils aperçoivent l'Auvergnat du petit restaurant qui les contemple, le nez écrasé sur la vitre. Il leur fait signe. Il les invite. Il leur ouvre la porte.

— Il vous a mis dehors, hein?... Prenez donc un petit verre pour vous remonter... Je devine, allez!... Ces lascars-là, ça ne devrait pas être dans la circulation...

Et l'Auvergnat, se tournant vers Torrence, après s'être assuré que sa fille n'est pas dans la salle:

— Quel âge a-t-elle?

— Mais...

— Je parle de votre fille...

Torrence, qui décidément n'est pas d'attaque, a le malheur de répondre avec indignation:

— Il ne s'agit pas de ma fille!

— Ah! bon... C'est encore pis!... Et dire qu'il n'y aura personne pour lui flanquer une bonne tournée... Ainsi, c'est votre femme qui...

Le brave homme a cru tout bonnement que Mme Torrence s'était laissé prendre aux avances du beau Dassonville et...

Emile a toutes les peines du monde à garder son sérieux. Dans la rue, il questionne, suave:

— Alors, patron?

— Alors quoi? Riposte Torrence, comme si on lui avait marché sur les orteils.

— Qu'est-ce que vous en pensez?

— J'en pense... J'en pense...

Il serre les poings. Il serre les dents. Et quand il se retourne vers la péniche si gentiment dénommée Cupidon, son regard est annonciateur de sombres vengeances.

— Attendez seulement que je sache d'où il sort, ce coco-là, et que...

— Voyez-vous, patron, j'ai toujours entendu dire que le métier de mécène est un des métiers les plus difficiles... Hep!... Taxi 1... Ce n'est pas une raison, n'est-ce pas, pour nous faire tremper comme des soupes... Cité Bergère, chauffeur!...

Et le chauffeur met un peu de baume dans l'âme de Torrence en murmurant:

— J'ai bien reconnu Monsieur, allez!...

Il est vrai qu'il ajoute dans ses moustaches:

— Il m'a flanqué, dans le temps, assez de contredanses!





III

Où Emile a de sombres pressentiments qui se justifient,

et où l'Agence O est obligée de recourir aux grands

moyens

Le gras Mignolet, le commissaire aux Mœurs, n'avait pas l'air plus content que ça de voir son ancien collègue Torrence dans son bureau du quai des Orfèvres. Jalousie? Il devait se figurer que Torrence gagnait des fortunes à l'Agence O:

— Non, mon vieux, non!... opposait-il à la requête de celui-ci. A vous entendre, on pourrait croire que vous n'avez jamais travaillé dans la Maison... Vous parlez exactement comme les braves pères de famille qui viennent me trouver chaque jour... Le rôle de la Police des mœurs n'est pas d'empêcher les filles d'être amoureuses, et, si nous devions nous occuper de tous les beaux garçons qui ont trop de succès...

— Vous savez bien que ce n'est pas tout à fait la même chose...

— C'est entendu... Je connais la péniche et je connais le peintre qui l'habite... J'ai eu l'occasion de faire une enquête discrète à son sujet...

— Vous ne prétendrez pas que c'est par sa peinture seule qu'il attire ses clients?

— Mon Dieu, Torrence, ce que vous êtes devenu bégueule depuis que vous avez quitté la Maison!... Il est certain que ce garçon excite la curiosité des bourgeois par une atmosphère de vice qu'il a su créer à bord de son bateau... Je le soupçonne de vendre sous le manteau des dessins plus libres encore que les toiles que vous avez vues... N'empêche qu'il n'enfreint pas les lois et que, parmi ses amis, il compte un certain nombre de personnages importants... Nos députés et nos sénateurs ne sont pas tous des petits saints, vous semblez l'avoir oublié...

— Tant pis!

— Vous faites une de ces têtes...

— Eh bien! Oui, je ne peux m'empêcher d'avoir peur...

C'était Emile qui lui avait communiqué ses appréhensions, Emile qui lui avait dit avant son départ pour le quai des Orfèvres:

— Faites l'impossible pour avoir des renseignements, patron... Je me trompe peut-être?... Mais j'ai de sombres pressentiments... Vous verrez qu'il y a du vilain, du très vilain dans cette affaire... Et je me demande si nous arriverons à temps...

Voilà pourquoi Torrence avait tant insisté, pourquoi il se raccrochait encore.

— Tout ce que je vous demande, c'est d'exiger de cette jeune fille ses pièces d'identité...

— Je regrette... Tant qu'elle ne s'est pas mise dans son tort, tant qu'elle n'enfreint aucun règlement et ne provoque aucun scandale, je n'ai pas le droit de l'interpeller... Quant à ces histoires de nudités qu'on aperçoit de l'extérieur, tous les peintres sont en butte aux mêmes plaintes de la part de voisins pudibonds... Est-ce que les statues, dans les squares, sont habillées?... Non, mon vieux!... Je ne sais pas qui vous a lancé sur cette piste ridicule, mais je puis vous affirmer qu'elle ne vous mènera nulle part... Que ce Dassonville soit assez faisandé, soit!... Qu'il joue habilement des vices de ses contemporains et qu'il exerce une certaine attirance sur les jeunes filles vicieuses, soit encore!... Pour le reste, si j'ai un bon conseil à vous donner, laissez tomber...

Et, ces deux mots-là, à la PJ, ont un sens précis. Cela veut dire, en quelque sorte: « Il y a des choses que je ne puis vous dire, mais je vous assure qu'il ne serait pas prudent de vous entêter... »

— Tant pis! Soupira Emile, quand il fut mis au courant. Si seulement cette damnée pluie voulait cesser...

Par quel bout prendre l'enquête? Barbet était bien à Saint-Cloud, à surveiller la péniche. Il y avait même un taxi en permanence au carrefour le plus proche pour lui permettre de suivre Dassonville si celui-ci s'éloignait en voiture. Car on avait découvert, tout au moins, que le peintre possédait une petite auto, presque aussi ancienne que le tacot de l'Agence O, qu'il garait dans une maison voisine. On s'était servi de cette voiture récemment. Elle était entièrement maculée de boue, et Barbet, qui avait pu s'en approcher, affirmait que, dans les stries des pneus, il avait retrouvé de petits morceaux de brique pilée.

Mais où cette voiture était-elle allée ensuite? Pourquoi changer de prison le vieillard inconnu?

— S'ils l'ont tué, remarquait Torrence avec assez de justesse, pourquoi lui couper la barbe?

Et, maintenant que la police officielle refusait d'aider l'Agence O et semblait même lui ordonner la prudence, Emile, qui avait comme un poids sur les épaules, soupirait:

— Ecoutez, patron... J'avoue que je ne sais à quel saint me vouer, ni par quel bout prendre l'enquête... Cela vous ennuie fort que nous engagions des frais probablement inutiles?... Je voudrais en avoir le cœur net... Si cela ne sert à rien, ma foi...

Torrence avait accepté. Tous deux s'étaient rendus chez un entrepreneur spécialisé de Maisons-Alfort.

— Inutile de demander une autorisation qu'on nous refuserait, avait décidé Emile. D'ailleurs, je doute qu'on vienne nous déranger...

A trois heures de l'après-midi, le lendemain, une puissante motopompe, qui servait d'habitude à des fins plus crûment utilitaires, était amenée non loin de la maison de Lagny. Des ouvriers bottés jusqu'à la ceinture descendaient à la cave, et une heure plus tard celle-ci était vidée de son eau.

Ainsi qu'Emile l'avait prévu, cela n'attira pas un curieux. Il est vrai qu'il pleuvait toujours à verse.

— Et maintenant? Questionnaient les ouvriers.

On avait apporté des pelles et des pioches et, pendant une heure encore, on fouilla le sol de la cave. Emile était nerveux.

— Je me demande ce que vous espérez découvrir, lui avait dit Torrence. Vous avez affirmé vous-même qu'on n'avait pu enterrer le vieux dans cette cave puisque, depuis qu'il nous a écrit, l'inondation en a rendu l'accès impossible...

— Ce n'est pas à lui que je pense... C'est trop vague pour que je vous en parle, patron... Voyez-vous, je pars du principe que les hommes n'inventent rien, que les mêmes causes produisent les mêmes effets, que les mêmes hommes commettent à peu près les mêmes crimes... Je ne sais pas pourquoi, à bord de la péniche, j'ai pensé à une affaire vieille de cinquante ans...

Un des ouvriers venait de pousser une exclamation. Cinq minutes plus tard, on exhumait avec précaution du sol de la cave un cadavre dans un état de décomposition tel qu'il était méconnaissable.

Chose étrange, cette découverte rendit à Emile tout son sang-froid et son allant habituel.

— Donc, il tue! conclut-il.

Et on aurait pu croire qu'il en était satisfait.

— Remarquez que la police ne peut à peu près rien contre lui. Il prétendra que cette maison n'a jamais été régulièrement habitée par lui, qu'elle est isolée et que n'importe qui pourrait y pénétrer... Comme il sera à peuprès impossible d'identifier le cadavre... Je vous laisse vous occuper de ça, patron...

— J'avertis le Parquet?

— C'est indispensable, évidemment... Mais ne vous pressez pas trop... Arrangez-vous pour que nous ayons quelques heures devant nous... Les communications, d'ici, ne sont pas faciles... Pas d'excès de zèle!... Ces messieurs ne se dérangeront sans doute pas cette nuit et se contenteront d'envoyer des policiers... Vous irez d'autant moins vite que je suis obligé d'emmener la bagnole...

Et Emile, au volant de la petite auto découverte que la pluie transformait toujours en baignoire, contourna Paris et arriva avant la nuit au pont de Saint-Cloud.

Il y avait de la lumière derrière les rideaux de la péniche. Non loin de là, Barbet, une goutte d'eau tremblant au bout de chaque poil de son visage, se morfondait sur un seuil où il n'était guère à l'abri.

— Il est à bord?

— Il n'a pas quitté le bateau... La petite Japonaise est partie...

— Et la jeune fille brune?

— Toujours à bord...

— Dites-moi, Barbet, cela vous ennuierait beaucoup si, par hasard, vous étiez obligé de faire quelques jours de prison?

— Mon Dieu, patron, cela me rappellerait des souvenirs désagréables, mais si c'est nécessaire...

Alors, Emile donna à voix basse des instructions au garçon de bureau de l'Agence 0 et, montant en voiture, regagna les locaux de la cité Bergère.

— Vous êtes trempé, remarqua Mlle Berthe. Vous feriez mieux d'aller vous changer...

Il préféra se faire sécher devant le feu, et une vapeur grisâtre ne tarda pas à monter de ses vêtements. Deux heures s'écoulèrent. L'heure du dîner approchait.

— Je vais vous chercher des sandwiches?

— Si cela ne vous ennuie pas...

Elle était à peine sortie qu'on entendait dans l'escalier des pas précipités. C'était Barbet, une manche de son pardessus déchirée.

— Ouf!... J'ai bien failli, patron... Voilà!...

De dessous son manteau, il tira un sac à main, qu'il lança sur la table.

— Vous aviez raison... Il n'y a pas de domestique à bord de leur sacré Cupidon... Il paraît qu'une femme de ménage vient chaque matin pour le gros ouvrage... Bref, un peu avant 'l'heure du dîner, la jeune femme est sortie et s'est dirigée vers la rue la plus commerçante de Saint-Cloud... Cela a été si vite fait que je n'ai pas eu le temps d'agir avant qu'elle pénètre dans une charcuterie, où elle a acheté des petits plats tout préparés... Elle a pris de l'argent dans son sac à main... Je l'ai suivie chez l'épicier... Je n'avais qu'une peur, c'est que le peintre vienne à sa rencontre...

» Bref, quand elle s'est dirigée vers l'endroit où le bateau est amarré, j'ai sorti mon rasoir... D'un coup sec, j'ai coupé la poignée de son sac à main... Nous étions dans l'obscurité du quai... Je me suis mis à détaler, mais la jeune fille criait et quelqu'un m'a saisi par la manche...

» Heureusement que j'avais laissé tomber le rasoir... J'ai pu frapper du poing, sans lâcher le sac, de l'autre main...

» Ils étaient six ou sept à courir après moi... Il y avait surtout un gamin qui devrait s'inscrire dans les cross pédestres, car c'est un véritable lièvre... Tant pis pour lui!... J'ai été obligé de lui envoyer un de ces directs...

» Bref, après une poursuite assez mouvementée, qui a mis Saint-Cloud sens dessus dessous, je suis parvenu à sauter dans un autobus en marche... J'en suis descendu en plein bois de Boulogne... Métro à la Porte Dauphine... Puis...

Emile, qui ne paraissait pas écouter ce récit, qui rappelait tant de souvenirs à Barbet, examinait le contenu du sac, et il poussa un soupir de soulagement quand, dans une petite poche, il découvrit un passeport.

La photographie qui figurait sur le document était bien celle de la jeune fille brune de la péniche.

Germaine Chauffier-Mignot, 24 ans, née à Moulins (Allier), sans profession...

Le passeport portait un visa de la frontière autrichienne, où il était probable que la jeune fille était allée faire du ski deux ans auparavant.

— Vous êtes content, patron? Vous trouvez ce que vous vouliez?

Mlle Berthe rentrait avec des sandwiches et Emile partageait en frère avec Barbet.

— Demandez-moi vite le 187 à Moulins, mademoiselle Berthe...

Emile était grave, beaucoup plus grave que d'habitude.

— Allô!... Je suis bien chez M. Chauffier-Mignot, le sénateur?... Qui est à l'appareil, s'il vous plaît?... Le maître d'hôtel? Je voudrais parler à M. le sénateur... Vous dites... Il est en voyage?... Ne coupez pas, je vous en prie... C'est très important... Mme Chauffier-Mignot?... Comment?... Elle est morte depuis vingt ans?... Je vous demande pardon.... Mais non, monsieur, je ne suis pas journaliste... Il s'agit peut-être de la vie de votre maître... Comment?...

Pouvez-vous me dire depuis quand il est en voyage?... Deux mois?... Fort bien... Avez-vous reçu de ses nouvelles depuis lors?... Savez-vous où il se trouve? En Angleterre?... Vous avez des lettres?... Pardon, je ne comprends pas très bien... Ne mettez pas la bouche si près de l'appareil... Ah! bien!... Vous avez reçu des télégrammes... De Londres?... Attendez... ce n'est pas tout...

» Je désirerais savoir de qui est composée la famille de M. Chauffier-Mignot... Hein?... Mlle Germaine?... Ah! Elle vivait à Paris chez sa tante... Vous avez l'adresse de cette tante?... 21, quai de Passy... Mme Mignot... Pas de frère?... Pas de sœur?... Avez-vous entendu dire que Mlle Germaine devait se marier?... Oui?... Vous ne savez pas avec qui?... Ne coupez pas, sacrebleu!...

Emile avait le sang aux joues, les yeux brillants. Jamais peut-être, au cours de sa carrière, il ne s'était senti à la fois si loin et si près d'une importante découverte. Il tenait un fil, mais si ténu!...

— Je vous en supplie, monsieur... Restez à l'appareil et répondez-moi en toute franchise... Je vous répète qu'il s'agit peut-être de la vie de votre maître...

Il imaginait le maître d'hôtel tout en noir dans le hall d'un sévère hôtel particulier de province.

— Lorsqu'il a quitté Moulins, est-ce que M. Chauffier Mignot savait déjà qu'il partait pour l'Angleterre?... Non?... Il vous a dit qu'il se rendait à Paris?... Comment?... Il descendait au Continental?... Attendez... Ce n'est pas tout... Vous rappelez-vous lui avoir remis des lettres venant d'Angleterre?... Quoi?... Il en a reçu une?... Qui portait le timbre de Londres?... Et il a pris le premier train?... Soyez donc assez aimable pour ne pas vous coucher cette nuit... Oui... Qu'en tout cas vous restiez à proximité du téléphone...

Emile ne songeait plus à achever son sandwich. Il s'était précipité dans son cagibi, qui contenait tous les annuaires imaginables. Il ne tarda pas à y découvrir un petit volume qui donnait la biographie de la plupart des hommes politiques français, ainsi que leur photographie.

— Il porte une barbe blanche! cria-t-il triomphalement. Tenez! Voici M. Chauffier-Mignot... Quelle heure est-il?

— Huit heures...

— Mon Dieu! Le bureau de poste de Saint-Cloud est fermé... Demandez-moi au téléphone Mme Mignot, quai de Passy... Allô! Mme Mignot?... Comment?... Oui... Ici, l'Agence 0... Ne vous inquiétez pas... Mais répondez vite, car les minutes sont comptées... Pouvez-vous me dire quand vous avez reçu pour la dernière fois la visite de votre beau-frère?... Il y a cinq mois?... Vous êtes sûre qu'il n'est pas venu chez vous voilà deux mois environ?... Il vous a téléphoné?... Bien... Du Continental, n'est-ce pas?... Il était très surexcité... Mais oui, je sais que ce sont des affaires de famille... Je suis déjà au courant, madame...

» C'est M. Chauffier-Mignot lui-même qui a fait appel à nous... Mais non! Il n'est pas mort... Non, je n'ai pas le temps de faire un saut jusque chez vous... Il vous a dit, au téléphone, qu'il avait des nouvelles dramatiques à vous apprendre?... Oui, évidemment, il ne pouvait s'agir que de sa fille... Comment?... Nous sommes discrets, croyez-moi!... Répétez... Il y avait déjà trois jours que... oui, j'entends... qu'elle vivait à bord de la péniche et qu'elle n'était pas rentrée chez vous?... Oui... Vous dites qu'elle avait fait prendre ses affaires par un commissionnaire?...

» Et depuis?... Un télégramme de Londres... Voulez-vous m'en dire la teneur, aussi exactement que possible?... Je prends note... Si court?...

» Vous inquiétez pas. Stop. Retenu à Londres plusieurs semaines. Stop. Situation Germaine arrangée.

» Je vous remercie, madame... Ne soyez pas trop inquiète si le téléphone vous réveille au cours de la nuit...

» En route, Barbet!...

— Où allons-nous?

— A Saint-Cloud...

— Mais, si des gens me reconnaissent?...

— Peu importe... Vite!...

Les deux hommes, sans prendre congé de Mlle Berthe, qui avait déjà compris qu'elle devait rester à l'agence toute la nuit, sautaient dans l'auto et filaient vers Saint-Cloud. Une heure plus tard, ils sonnaient à une adresse que leur avait donnée le receveur des postes. C'était celle d'un modeste facteur, celui qui avait le quai dans sa tournée et qui, par conséquent, portait le courrier à bord du Cupidon. Il était en bras de chemise et jouait de l'accordéon à ses gosses.

— Des lettres, bien sûr qu'il en reçoit... Et même des tas!... Surtout des lettres de femmes... C'est inouï ce que ce type-là peut recevoir de lettres de femmes!... Il y en a de si parfumées qu'elles empestent ma boîte...

— En reçoit-il de l'étranger?

— Quelques-unes... Surtout de la dame de Londres...

— Quelle dame de Londres?

— Je ne sais pas... Je l'appelle ainsi parce que, tous les deux jours, il y a une lettre qui vient de Londres et qui porte la même écriture féminine... Et tenez!... Il y a un autre détail... Ça me revient tout à coup... Pendant une quinzaine, de jours, les lettres de Londres avaient l'adresse écrite par une main d'enfant...

Emile, ce soir-là, vibrait des pieds à la tête, comme un fil trop tendu.

— Pourvu que nous arrivions à temps!... soupira-t-il en sortant de la chaude maison du facteur.





IV

Où, en dépit des accusations d'Emile, l'homme aux yeux

froids tient tête à ces messieurs


L'atmosphère, au Quai des Orfèvres, était si dramatique qu'elle rappelait les plus mauvais jours de l'affaire Landru. Quant à la situation d'Emile, elle devenait plus hallucinante à mesure que les minutes s'écoulaient.

Certes, le jeune homme roux de l'Agence O avait remporté une victoire. Il avait été trouver chez lui le directeur de la PJ et lui avait parlé avec tant d'éloquence qu'à dix heures du soir le commissaire Lucas, accompagné de trois inspecteurs, faisait irruption à bord de la péniche et emmenait Jean Dassonville ainsi que Germaine Chauffier-Mignot.

Il était maintenant minuit. Tout le monde était là, dans les locaux surchauffés de la Police judiciaire. Torrence était accouru de Lagny.

Le plus calme de tous était sans doute Dassonville, qui regardait Emile avec des yeux plus glacés que jamais et qui fumait des cigarettes à bout doré.

— Nous attendons vos preuves, monsieur Emile?... disait avec une certaine humeur le directeur de la PJ, qui s'était dérangé en personne.

— Messieurs, je n'apporte aucune preuve... Mais je vous demande de ne pas perdre de vue qu'un homme, un vieillard honorable et honoré, est peut-être en train de mourir... J'ignore où il est, je l'avoue... J'ignore si, dans sa nouvelle prison, on a pris soin, comme à Lagny, de lui laisser des provisions de nourriture...

— Des faits, s'il vous plaît, monsieur Emile...

— Il y a un fait, en tout cas, qui est établi. Les médecins légistes sont d'accord pour affirmer que le cadavre découvert dans la cave de la briqueterie est le cadavre d'une femme très blonde, de vingt-huit ans environ... Des témoignages établissent que, vers l'époque à laquelle ce décès a eu lieu, le Cupidon était amarré devant la maison de Lagny et qu'une jeune femme blonde, probablement une Suédoise, était la maîtresse du peintre... L'enquête établira messieurs, j'en ai la certitude, qu'il s'agissait d'une jeune fille ou d'une jeune femme riche...

» Voyez-vous, nous nous trouvons en présence d'un de ces hommes qui n'hésitent pas à se servir de leur attrait sur certaines femmes...

Un sourire, froid comme le regard, étirait les lèvres minces de Dassonville.

— Cette atmosphère voluptueuse de la péniche... Cette ambiance d'amour ou plutôt de vice... Je n'ai pas besoin d'insister... Vous savez comme moi que des jeunes filles, des jeunes femmes qui se disent modernes sont attirées par...

— Nous vous avons demandé des faits, monsieur Emile... Torrence souffrait pour son collaborateur, dont le front était couvert de grosses gouttes de sueur.

— Pourquoi Dassonville a-t-il éprouvé le besoin de se débarrasser de sa maîtresse nordique?... La famille de celle-ci s'était-elle émue?... La jeune femme avait-elle découvert que son amant était marié et avait un enfant?...

— Vous avez des preuves?

— Aucune, monsieur le directeur... Mais le temps presse et les preuves, j'en suis sûr, viendront plus tard...

— En somme, vous échafaudez des hypothèses...

— ... basées sur le caractère des personnages et sur des indices qui ne trompent pas... Vous verrez que nous découvrirons à Londres une jeune femme qui a cru en Dassonville, qui s'est mariée avec lui — c'est si facile en Angleterre! — et qui a un enfant... Vous avez remarqué qu'on n'a retrouvé à bord de la péniche aucune lettre de Londres, alors que le facteur affirme qu'il en apportait tous les deux ou trois jours... Si on prenait la peine de brûler cette correspondance...

— Monsieur est romancier? Questionna Dassonville sans se départir de sa féroce ironie.

— Non, monsieur... Mais il voudrait sauver la vie à un vieillard... Il vous faut de l'argent, beaucoup d'argent pour mener l'existence paresseuse pour laquelle votre titre d'artiste n'est qu'un paravent... Après la petite Suédoise, Mlle Germaine Chauffier-Mignot... Celle-ci vit chez sa tante, à Paris... Dieu sait où elle vous rencontre... Un peintre peut pénétrer dans tous les milieux... Elle s'emballe... Elle devient votre maîtresse... Et vous vous dites qu'il serait plus profitable, étant donné la fortune du père, d'en faire votre femme légitime...

» M. Chauffier-Mignot est sur le point d'accepter, car, sans doute, lui avez-vous donné des preuves de votre intimité avec sa fille...

» Mais votre femme de Londres ne l'entend pas de cette oreille-là...

— C'est tout ce que vous avez trouvé?

— Pour le moment! fait sèchement Emile, qui ne veut à aucun prix se laisser impressionner.

Jamais, au grand jamais, il n'a joué une partie aussi dure.

— Votre femme de Londres, qui a un enfant de vous, ne veut pas de ce mariage... Vous aime-t-elle encore?... Je n'en sais rien... Mais elle en sait long sur vous et elle révèle à M. Chauffier-Mignot, dans la lettre que celui-ci reçoit à Moulins, un soir, un certain nombre de choses sur votre compte...

» Il accourt à Paris... Il va reprendre sa fille... Il vous menace peut-être de révéler à la police ce qu'est devenue votre maîtresse suédoise...

» Le tuer serait dangereux... Sa fille ne sait rien de cette histoire...

» Vous parvenez à emmener le sénateur à Lagny et à le séquestrer...

» Ainsi, vous espérez que, sous la menace, il finira par céder... Que le mariage se fasse, et vous êtes tranquille... Le père de votre femme reculera devant un scandale et se taira...

» Or, il se fait que ce vieillard ne cède pas... Malgré la condition misérable que vous lui réservez, dans une chambre sordide, il tient bon et, un beau jour, il s'adresse à nous...

» Avez-vous eu vent de cette lettre ramassée sur la berge par un gamin?... Vous êtes-vous aperçu que du papier avait disparu de la chambre?

» Vous craignez qu'on découvre votre victime et vous venez la chercher... Pour le cas où quelqu'un apercevrait le vieillard dans votre auto — car vous n'oubliez pas que, comme homme politique, il a eu souvent sa photographie dans les journaux — vous lui coupez la barbe...

» Une seule question se pose... Tout le reste est sans importance... Où avez-vous transporté M. Chauffier-Mignot?... Dans quel nouveau cachot se trouve-t-il à l'heure qu'il est?...

— Monsieur le directeur de la Police judiciaire, dit froidement le peintre, non seulement je nie, bien entendu, mais j'ai l'honneur de porter plainte entre vos mains pour diffamation, violation de domicile et vol d'un sac à main... Veuillez faire appeler, si vous comptez me garder ici, Me Henry-Robert, que je choisis comme avocat...

Pendant toute cette scène, Germaine Chauffier-Mignot est restée comme prostrée, et il serait bien difficile de deviner ce qu'elle pense.

— Vous n'avez aucune déclaration à faire, mademoiselle? Elle articule avec effort:

— Ce n'est pas possible... J'ai reçu plusieurs télégrammes de mon père...

— Datés de Londres, n'est-ce pas?

— Il me disait qu'il était en voyage d'études...

— Aucune lettre?

— Non...

— Voyez-vous, mademoiselle, n'importe qui peut signer un télégramme de n'importe quel nom... Tandis qu'une lettre!... Avez-vous, depuis deux mois, reçu une seule lettre de la main de votre père?...

— Je ne crois pas... Non... Pauvre papa !...

Elle pleure.


Le directeur de la PJ arpente son bureau à grands pas saccadés.

— Mon cher Torrence... Monsieur Emile... Je n'ai pas besoin de vous dire que vous nous avez mis dans une situation... hum!... une situation extrêmement délicate... M. Dassonville est l'ami de hautes personnalités, et si vos hypothèses ne reposent sur aucune preuve...

Emile est à la torture. C'est presque avec des larmes dans la voix qu'il s'écrie:

— Mais, sacrebleu, ce vieillard est peut-être en train de mourir!

— Il est peut-être tranquillement installé dans un hôtel de Londres...

Barbet vient d'entrer. L'Agence O, cette fois encore, n'a pas regardé aux frais. Barbet a été chargé de donner dans la capitale anglaise un nombre considérable de coups de téléphone. Non seulement le sénateur français n'est descendu dans aucun des grands hôtels en harmonie avec sa situation et sa fortune, mais les quelques personnalités politiques avec lesquelles il était en relations ne l'ont pas vu et n'ont pas entendu parler de ce voyage.

— Dassonville, messieurs, ne dira rien... Souvenez-vous de Landru... Et Landru était un homme de mince envergure en comparaison de celui-ci... Landru, si je puis dire, faisait dans le vulgaire, dans le facile, tandis que Dassonville...La question qui se pose de toute urgence est celle-ci: le séquestré dispose-t-il de vivres?... En empêchant Dassonville d'aller le ravitailler, n'est-ce pas nous qui décidons sa mort?...

Emile est presque hagard. Rarement il a pris une affaire tellement à cœur. Il est vrai que, cette fois, il en est littéralement le seul deus ex machina...

— Messieurs... Il me vient une idée... Je ne sais pas ce qu'elle vaut... Nous avons l'exemple de la maison de Lagny... Dassonville était à Lagny voilà deux ans et il a loué une bicoque, à la fois pour travailler plus à l'aise, pour garer sa voiture et le gros matériel du bord... L'été dernier, il était à Honfleur... Je me demande...

'On a Honfleur au bout du fil. Le commissaire de police en personne à été tiré de son lit.

— Je m'en souviens parfaitement... Ils avaient loué, au bout de la ville, une petite maison de deux pièces qui...

Un ordre du directeur de la PJ. Et on attend dans l'angoisse. Emile dévore cigarette sur cigarette. On lui annonce que Mlle Germaine demande à lui parler en particulier.

— Je vous écoute...

— Ce n'est pas possible, n'est-ce pas?... Depuis que vous avez fait votre récit, je cherche en vain... Et pourtant...

— N'ayez pas peur, mademoiselle...

— C'est aux lettres d'Angleterre que je pense... Une fois, j'ai voulu en lire une... Il y a eu une scène comme jamais il n'en avait éclaté entre nous... J'ai cru que... Non! Je ne peux pas penser qu'un homme comme lui...

— Vous avez un père admirable, mademoiselle...

Elle s'effondre. Ses nerfs ne la soutiennent plus. Et Emile qui entend dans le bureau voisin la sonnerie du téléphone, se précipite.

— Eh bien! Messieurs?...

Le directeur est à l'appareil. Son visage est pâle. Il retire sa pipe de ses lèvres.

— Comment?... Oui... Deux heures au moins?... J'attends, bien entendu...

Quand il redresse la tête, son regarde se fixe sur Emile, dont les genoux tremblent.

— Monsieur...

Il cherche ses mots. Il ne les trouve pas.

— Je... je suis... Je vous demande pardon... Vous venez de...

Et, soudain en colère:

-- Qu'on mette les menottes à cette crapule!...

Il y a un instant de flottement. Les inspecteurs se demandent s'ils ont bien compris et se tournent vers Emile.

— Une pareille canaille, voyez-vous...

Ouf!... C'est de Dassonville qu'il parlait!

— Messieurs, on vient de découvrir M. Chauffier-Mignot dans la bicoque que cet homme, qui décidément ne change guère de tactique, comme la plupart des criminels, a louée à bail, pour une somme infime, dans les environs immédiats de Honfleur... M. Chauffier-Mignot est hors d'état de parler... Voilà deux jours, en effet, qu'il n'a pas été alimenté, et la pièce dans laquelle il était enfermé contenait juste assez d'air pour...

Alors on assiste à l'événement le plus curieux, qui prendra place dans l'histoire de l'Agence O.

Emile a fait deux pas de côté, il a saisi le dossier d'une chaise. Il s'y assied si maladroitement qu'il glisse, qu'il tombe par terre et que Torrence, qui ne le quitte pas des yeux, s'écrie:

-- Mais il est évanoui...

Quand même pas... Emile sourit... Un sourire pâle...

— Ça va mieux, patron... J'ai eu si peur!... Voyez-vous, j'avais confiance dans mon raisonnement, mais en même temps...

Deux heures plus tard, le commissaire de police de Honfleur a une longue conversation avec le directeur de la PJ.

— Mais non, monsieur! hurle celui-ci dans l'appareil. Je ne vous ai jamais donné de pareilles instructions... Il a raison, M. le sénateur... Une confirmation verbale... Il l'a faite?... Eh bien! Ça suffit... Pour le reste, le cadavre de Lagny suffit et je vous assure que notre homme ne s'en tirera pas facilement... Qu'est-ce que vous dites, monsieur Emile?... Qu'on dise... Comment?... Qu'on dise à M. Chauffier-Mignot que sa fille est ici?... Oui!... Et que... Comment, monsieur Emile?... Que tout va bien... Que tout ira très bien...

» Là-dessus, messieurs, je crois...

Malgré l'horloge de la cheminée, le directeur tira sa montre de sa poche et grommela:

— Il est cinq heures du matin et il serait peut-être bon que nous allions nous reposer un peu... Demain... Ou plutôt tout à l'heure...


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