L’étrangleur de Moret
L’ETRANGLEUR DE MORET
I
Où deux aubergistes de Moret-sur-Loing tirent profit,
sans le vouloir, de deux crimes commis dans deux
chambres 9
Les faits se passèrent le 7 juin. Quand ils en lurent, comme tout le monde, le récit dans les journaux, Torrence et Emile se contentèrent de froncer les sourcils sans se douter qu'ils auraient à s'occuper de cette affaire.
Les jours passèrent, et chaque matin les manchettes des quotidiens disaient à peu près: « Le mystère de Moret s'épaissit. »
Ces deux crimes, commis en dehors du territoire de Paris, ne regardaient pas le Quai des Orfèvres, mais la Sûreté nationale, où Torrence comptait moins d'amis qu'à la Police judiciaire.
Le mois de juin, cette année-là, était particulièrement beau, si chaud que des gens se promenaient sur les boulevards en portant leur veston sur le bras. L'Agence O ne suivait aucune affaire sensationnelle.
Un lundi matin, en arrivant au bureau, Torrence est assez étonné de trouver Emile vêtu de clair, comme pour une partie de campagne.
— Si cela ne vous ennuie pas, nous allons déjeuner au bord de l'eau, annonce-t-il.
— Mais les affaires?
— Vous savez bien qu'il n'y a rien en ce moment... Les voilà tous les deux dans la petite auto découverte, si petite qu'on se demande comment l'imposant Torrence peut y entrer.
— Quelle route?
— Forêt de Fontainebleau...
Ce n'est qu'en chemin que Torrence pense soudain à la curieuse affaire de Moret.
— Au fait, patron, est-ce que la police a découvert quelque chose? Voilà plusieurs jours que je ne lis pas les journaux...
— Elle n'a rien découvert du tout, et mon avis est qu'elle ne découvrira rien, déclare gravement Emile
Torrence lui lance un petit coup d'œil en coin.
— C'est pour ça que nous allons là-bas?
— J'ai envie, en tout cas, de déjeuner dans une de ces deux auberges...
— Pour le compte de qui travaillerons-nous?
Le brave Torrence ne peut pas imaginer, en effet, qu'une agence de police privée, même la célèbre Agence O, puisse travailler pour l'amour de l'art. Pourtant, Emile lui répond doucement:
— Peut-être pour le plaisir... Vous savez, Torrence, que j'aime beaucoup le bord des rivières... Moret est un coin enchanteur, à deux pas de la plus séduisante forêt du monde...
Et c'est vrai. Ils ont à peine traversé la forêt de Fontainebleau qu'ils découvrent le charmant village planté au bord du Loing. De chaque côté de la grand-rue, une auberge balance son enseigne dans le clair soleil du matin. A gauche, c'est l'Ecu-d'Or. A droite, le Cheval-Pie.
Les touristes qui ont envie de s'arrêter à Moret, fût-ce pour un simple déjeuner, doivent être bien embarrassés, comme le sont Torrence et son inséparable Emile En effet, ces deux auberges sont exactement du même type, de ce type fort sympathique d'ailleurs, qu'on trouve encore un peu partout dans les villages de l'Ile-de-France.
Des tables pimpantes, sur les trottoirs. Le menu tenu par un maître d'hôtel en bois découpé. Des plantes vertes dans des tonneaux peints en vert.
On devine, dans la pénombre, une salle accueillante, sans prétention, une cuisine vaste où des servantes s'affairent tandis que le patron va et vient avec importance.
— Puisque nous sommes à droite, restons à droite... Va pour le Cheval-Pie...
Les deux policiers privés entrent dans la salle où la lumière est orangée, à cause du vélum tendu au-dessus de la terrasse. En face, le vélum est jaune. C'est la plus grande différence entre les deux auberges rivales.
— Bonjour, patron... Est-ce qu'il y aura moyen, tout à l'heure, de déjeuner chez vous et, éventuellement, d'y coucher?
Le patron, la toque blanche sur le crâne, les regarde avec curiosité.
— Quel nom? demande-t-il.
— Comment, quel nom?
— Je suppose que vous avez téléphoné?...
-- Nullement...
— Mais, messieurs... Voyons!... Vous devez bien savoir que depuis... depuis les événements, toutes nos tables sont retenues, toutes nos chambres et jusqu'au moindre canapé...
— Peut-être aurons-nous plus de chance en face?
— Je puis vous affirmer que non. Pensez, messieurs, qu'il y a d'abord la police, qui ne fait qu'aller et venir... Je ne parle pas des cinq ou six pêcheurs à la ligne que je soupçonne fort d'être des détectives amateurs... Il y a, en outre; les gens qui cherchent un vieillard disparu et qui espèrent toujours qu'un de nos deux Parain... Ceux-là passent des heures à nous poser des questions, surtout à Emma, celle qui a servi notre Parain à nous... En face, c'est Geneviève qui a servi l'autre... Enfin, messieurs, il y a les touristes, tous les touristes qui viennent passer la journée dans la forêt ou sur les bords du Loing et qui se croiraient déshonorés s'ils ne déjeunaient ou dînaient chez nous... Le téléphone ne cesse de fonctionner... Vous verrez tout à l'heure!... Peut-être, à la rigueur, pourrai-je, en m'y prenant d'avance, vous réserver un sandwich et un verre de vin du pays... Tenez!... Le téléphone... J'y vais... Si, en attendant, vous voulez prendre le frais à la terrasse... Emma !... Servez donc quand même une chopine à ces messieurs...
Ne dit-on pas qu'un journaliste anglais, connu pour ses enquêtes sensationnelles, a passé la Manche tout exprès et s'est installé, faute de trouver une chambre dans un des deux hôtels, chez une brave femme du pays?
Quand on est assis là, à la terrasse délicieusement ombragée, au bord de cette route qui a gardé son caractère de route royale, on se demande s'il est vraiment possible qu'un soir...
C'était le 7 juin, un dimanche. A cette époque de l'année, les promeneurs sont particulièrement nombreux dans la forêt de Fontainebleau.
— Nous avions fait deux cents couverts à déjeuner et presque autant à dîner... dira tout à l'heure le patron du Cheval-Pie.
Dans cette bousculade, bien entendu, cyclistes, automobilistes, piétons, familles nombreuses, amoureux, pêcheurs à la ligne mélangés, on ne fait guère attention à un client.
Tout ce qu'on sait, c'est que le petit vieux a dû arriver vers six heures du soir. D'où? Comment? Mystère. C'est Emma, la plus accorte des servantes de la maison, qui l'a fait asseoir dans un coin et qui l'a servi.
— Il était bien poli, bien convenable, a-t-elle déjà répété des centaines de fois. Il portait un complet gris et il avait une petite valise, qu'il a posée à côté de lui. Quand je lui ai apporté le dessert, il m'a demandé si la chambre 9 était libre. J'ai pensé qu'il avait déjà couché au Cheval-Pie et qu'il avait été content de la chambre 9. J'ai interrogé la patronne. Je suis venue annoncer que, par hasard, la chambre 9 était libre, et il a paru satisfait.
Au tour de la patronne de dire ce qu'elle sait. Elle était à la caisse quand le petit vieux est venu lui réclamer la clé de la chambre 9.
— Avec les touristes du dimanche, explique-t-elle, nous ne sommes pas très difficiles pour ce qui est de la fiche de voyageur. Je lui en ai tendu une. Je lui ai dit d'écrire seulement son nom et l'endroit d'où il venait. Il a écrit, d'une écriture bien nette: Raphaël Parain, venant de Carcassonne. Je ne sais pas s'il est monté tout de suite. Il y avait des gens qui faisaient du bruit dans la salle, et mon mari à dû intervenir. Le lundi matin...
Pour le lundi matin, il faut en revenir au récit d'Emma. Ce récit, certes, s'enjolive un peu chaque jour, mais on peut dire que, pour le fond, il n'a jamais varié.
— Il était onze heures. J'avais déjà « fait » quatre chambres. Je pensais que tous les locataires étaient sortis. Je n'ai donc pas frappé à la porte du 9. Je l'ai poussée. Elle n'était pas fermée à clé. Le pauvre vieux monsieur était dans son lit, et j'ai failli sortir. Puis, j'ai remarqué que son bras pendait par terre. Je me suis approchée. J'ai crié. Il avait le visage tout violet, les yeux hors de la tête...
» Le docteur Maurice a été appelé d'urgence. Il n'a pu que constater le décès et il a alerté la gendarmerie, car Raphaël Parain avait été étranglé.
— Voilà, messieurs, tout ce que nous pouvons vous dire. J'ajoute que, contrairement à ce que vous pourriez croire, cette affaire ne nous fait aucun plaisir. Certes, cela nous amène des curieux en nombre considérable, si considérable que nous ne savons plus comment nous vivons. Nous sommes tous fatigués, fatigués surtout de répéter cette histoire du matin au soir... Maintenant, si vous voulez aller voir mon collègue d'en face... Bien que sa maison n'ait pas la réputation de la mienne, il en a par-dessus la tête, lui aussi... Pensez que, les premiers jours, il a fallu jusqu'à trois gendarmes sur la route pour contenir les curieux... Le dimanche qui a suivi, nous n'avions plus une goutte de vin, de bière ou de limonade dans les caves...
Torrence et Emile font l'expérience comme tout le monde. Les voilà assis à la terrasse d'en face. Le patron de l'Ecu-d'Or, une serviette nouée autour du cou, leur sert en souriant une chopine de vin blanc du pays.
— Tenez-vous vraiment, messieurs, à ce que je recommence l'histoire d'un bout à l'autre?... Si vous saviez à quel point cela peut devenir abrutissant!...
Car il s'est passé, le dimanche 7 juin, ceci qui semble un défi à l'imagination. Pendant qu'un vieux monsieur en gris disant s'appeler Raphaël Parain et venir de Carcassonne dînait au Cheval-Pie et demandait la chambre 9, un autre petit vieux en gris s'inscrivait, sous le même nom, à l'Ecu-d'Or, et réclamait, dans cette auberge, la chambre 9.
On ne se souvient pas de ce qu'il y a fait entre son dîner et le moment de se coucher. A l'Ecu-d'Or aussi, ce soir-là, il y avait la foule bruyante des beaux dimanches.
Toujours est-il que le lundi, entre onze heures et midi, quand Geneviève, la bonne de l'Ecu-d'Or, est entrée dans la chambre 9, après avoir frappé en vain, elle à découvert sur le lit son locataire, qui avait été étranglé pendant la nuit. Le docteur Maurice n'a eu qu'à traverser la rue. Il était déjà en face. Une heure durant, il a fait la navette d'un cadavre à l'autre.
La première remarque de la police a été:
— Ils ne se ressemblent pas du tout...
Car on avait pensé à deux frères, voire à deux jumeaux. Encore que deux frères, d'habitude, ne portent pas le même prénom.
Deux hommes du même nom, déclarant l'un comme l'autre venir de Carcassonne, réclamant, dans deux auberges différentes de Moret-sur-Loing, la chambre 9 et subissant tous les deux le même sort, la même nuit!
Aussitôt, des commissions rogatoires ont été envoyées à Carcassonne. On a fait des recherches dans les registres de la population, dans les hôtels, dans les meublés de la ville méridionale.
Nulle part on n'a trouvé trace du nom de Parain.
Les journaux ont publié, à la même page, le même jour, les deux photographies.
Or, depuis un mois que ces événements ont eu lieu, personne n'a reconnu l'un ou l'autre des Raphaël Parain.
Aucun chauffeur de taxi ne s'est présenté pour déclarer qu'il les avait amenés à Moret. L'employé de la petite gare a regardé les photographies et a hoché la tête.
— Il a défilé tant de monde ce jour-là!... Sans compter que ces vieux messieurs n'ont rien de fort caractéristique...
Les vêtements des deux morts ont été examinés: ni l'un ni l'autre des costumes ne porte une marque de tailleur. Des vêtements corrects, confortables, mais sans luxe. Dans les poches, de menus objets, canif, mouchoir, blague à tabac, pipe et clés.
Selon les experts, les clés de l'un — on dit, faute de pouvoir les désigner autrement, Parain 1 et Parain 2 — les clés de Parain 1, donc, celui qui a été étranglé au Cheval-Pie, seraient plutôt les clés d'une maison de campagne.
La clé, l'unique de Parain 2, celui de l'Ecu-d'Or, plus moderne, semble être la clé d'une petite maison comme on en bâtit dans les banlieues des villes.
Des lettres sont arrivées d'un peu partout, signalant la disparition de plusieurs vieillards. La police, la gendarmerie sont entrées en campagne Jamais photos ne furent tirées à autant d'exemplaires que celles des deux victimes de l'étrangleur de Moret.
Tout a été sans résultat.
Le docteur Paul, aidé pour la circonstance par deux confrères Illustres, a fait l'autopsie des cadavres. Le résultat est maigre.
Quant à l'heure du crime, elle se situe, pour l'un comme pour l'autre, vers minuit, entre minuit et une heure du matin selon les termes du rapport.
L'âge est sensiblement le même: soixante-cinq ans, autant qu'on en peut juger par l'état des organes.
Un détail, pourtant. Le Raphaël Parain N° 1, celui du Cheval-Pie, souffrait d'une maladie de foie assez grave. Aussi, ce soir-là, n'a-t-il pas pris d'alcool, tandis que le Parain 2 en a bu deux verres.
— Du marc de Bourgogne, monsieur... soupire le patron de l'Ecu-d'Or... Si je vous disais que la plupart des clients, depuis lors, me réclament du marc et que certains exigent que ce soit de la même bouteille!... Je leur réponds que oui, bien entendu!... Le commerce est le commerce!... Mais si vous saviez combien de fois, depuis un mois, il m'a fallu remplir la bouteille!...
Enfin, il semble bien — Geneviève n'est pas si catégorique qu'Emma sur ce point; il est vrai qu'elle est plus étourdie — il semble bien que le Parain de l'Ecu-d'Or avait, lui aussi, une de ces petites valises qu'on emporte avec soi pour un court voyage.
Les deux valises ont disparu.
— Tiens!... Vous voilà sur l'affaire, vous aussi?
Torrence se tourne vers celui qui l'interpelle, un petit gros dont il ne se rappelle pas le nom, mais qu'il a déjà rencontré .dans les couloirs de la Sûreté nationale.
- Inspecteur Bichon... Nous y passons tous... Le grand patron est à cran... Tous les deux ou trois jours, il désigne une nouvelle équipe pour reprendre l'enquête depuis A jusqu'à Z... Mais dites donc!... Si l'Agence O est sur les lieux, c'est que quelqu'un l'a chargée de...
Emile fait un clin d'œil à Torrence et celui-ci comprend.
— Vous croyez? répond-il candidement.
— Tiens! Tiens! Il faudra que je vous surveille, mes amis... Je connais les agences de police privée. Elles ne sont pas assez riches pour se déranger pour rien...
Quand l'inspecteur Bichon s'est éloigné, Emile se contente de soupirer:
— L'imbécile!
— Pourquoi avez-vous préféré que je...
— D'abord, parce que je n'aime pas ce petit bonhomme trop sûr de lui... Ensuite, parce qu'il vaut mieux intriguer les gens... Grâce à cela, ils commettront peut-être une gaffe... Enfin, tant qu'on croira que nous savons quelque chose, on nous respectera... Dites donc, patron, il me semble que les touristes commencent à arriver?
Il est, en effet, onze heures du matin et les autos déjà se rangent des deux côtés de la route, tandis que le garde champêtre s'affaire. Beaucoup d'appareils photographiques. Beaucoup de jolies femmes.
On va d'une auberge à l'autre. On arrête Emma et Geneviève par leur tablier. Certains n'hésitent pas à glisser un bon pourboire afin d'obtenir un récit circonstancié.
Comment ces deux pauvres filles, tiraillées de la sorte, résisteraient-elles au désir d'enjoliver quelque peu leur histoire?
Un grand jeune homme à lunettes d'écaille, descendu de moto, questionne avec assurance — l'assurance que lui donne sans doute la lecture de nombreux romans policiers:
— Il paraissait attendre quelqu'un, n'est-ce pas?
— Peut-être bien, réplique Emma.
— Mais si, voyons!... Vous le savez très bien, mais vous ne voulez pas le dire... Je suis sûr qu'il était nerveux, inquiet...
— Peut-être bien que oui...
— Vous avouez!
Et il est persuadé qu'il vient de faire une importante découverte.
Un grand type maigre, en culottes de golf, s'est installé comme chez lui à une table de la terrasse et semble absorbé dans la contemplation de la maison d'en face.
— Qui est-ce? Questionne Emile, qui a appelé Geneviève.
— M. Norton... Le journaliste anglais... En voilà un qui n'est pas bavard et qui ne se donne pas la peine de poser des questions... S'il espère découvrir quelque chose, ce sera au fond des nombreux verres qu'il avale chaque jour...
N'empêche que le Norton en question a entendu et qu'il a déjà repéré Emile et Torrence.
Allons! Le patron du Cheval-Pie a promis des sandwiches, ce qui n'est déjà pas si mal. Celui de l'Ecu-d'Or s'est arrangé pour céder aux deux policiers de l'Agence 0 une petite chambre sous les toits, une mansarde plus exactement, qui était réservée à la bonne. Où couche la bonne pendant ce temps? Peu importe. Peut-être dans la cuisine? Les affaires sont les affaires.
Un camelot astucieux, qui a photographié les deux auberges, format carte postale, vend ces cartes de table en table.
— Demandez un souvenir du « mystère des deux Parain », le plus troublant mystère du siècle...
C'est vraiment la foire. Les autos arrivent, repartent. On visite les deux chambres 9, comme ailleurs on visite des grottes préhistoriques. Pour un peu, il faudrait établir des tourniquets.
Torrence manque d'entrain. Les sandwiches sont une nourriture dérisoire pour son vaste estomac. Il n'aime pas la foule.
— Vous espérez vraiment découvrir quelque chose? demande-t-il à Emile.
Et Emile de répondre en baissant modestement les yeux sur son verre — c'est extraordinaire comme ce petit vin du pays peut se laisser boire:
— J'ai déjà découvert quelque chose...
— Je serais curieux...
— C'est que quelqu'un a donné rendez-vous ici aux deux Parain, qui étaient sans doute de faux Parain...
— J'avoue que je ne comprends pas.
— Moi non plus... Je constate, simplement... Si ces deux hommes s'appelaient vraiment Parain, quelqu'un se serait inquiété d'eux, à moins de croire que tous deux étaient orphelins, sans famille et vivaient absolument seuls, sans amis, sans relations, sans propriétaire, sans percepteur enfin, ce qui est encore plus rare...
— Je n'avais pas pensé au percepteur... avoue Torrence en fronçant les sourcils.
— Un homme peut n'avoir ni parents, ni amis, à moins que sa situation pécuniaire soit plus que précaire, qu'il n'ait ni maison, ni domicile, il a tout au moins un percepteur... Vous pourriez téléphoner à Mlle Berthe... Qu'elle rédige une note et qu'elle l'adresse ce soir à tous les percepteurs de France... Je suis persuadé, d'ailleurs, que cela ne donnera rien...
— Pardon... Vous disiez à l'instant...
— Justement!
— Je comprends de moins en moins...
— Téléphonez, patron... A la ronéo, des milliers de circulaires pourront partir avant ce soir... J'ignore, je l'avoue, combien il y a en France de percepteurs des contributions directes... Pardon... Vous dites, monsieur?
Emile s'est levé. Le grand diable de journaliste qui répond au nom de Norton vient de s'approcher de leur table et de murmurer avec un sans-gêne étourdissant:
— Vous permettez, messieurs?
Il insiste:
— Je demande si vous permettez... M. Torrence, n'est-ce pas?... Enchanté... Norton... Je crois qu'il serait très utile, pour les deux, que nous... comment dites-vous en français?... que nous bavardions... Yes!... Qu'est-ce que vous buvez?...
Evidemment que Norton a pris Emile, à cause de sa tenue, pour un employé sans importance. Aussi, il l'ignore. C'est tout juste s'il ne le bouscule pas en étendant ses longues jambes.
— Je disais, cher monsieur Torrence... C'est une affaire très excitante, vous ne trouvez pas?... Figurez-vous que j'ai connu jadis un M. Raphaël Parain... Yes... C'était dans le Pacifique, à Tahiti... Un très drôle de vieux monsieur... Seulement, il ne ressemblait à aucun des deux cadavres... Mademoiselle Geneviève... encore un peu d'alcool, s'il vous plaît.
Il prononce alcohol... Et il semble en avoir ingurgité plus que son compte.
II
Où Emile le roux fait la connaissance de la jeune femme
triste tandis que Barbet se voit affecter une autre tâche
— Qu'est-ce que vous pensez de notre journaliste? Questionne Torrence quand l'Anglais, après avoir vidé son verre d'un trait, s'éloigne sur une pirouette.
— Je pense qu'il est trop bavard ou trop peu, et qu'il avait évidemment le désir de faire votre connaissance... réplique Emile, qui suce son éternelle cigarette non allumée. Puisque vous téléphonez au bureau, patron, et puisque Barbet n'a pas grand-chose à faire en ce moment, demandez-lui donc de venir. Qu'il n'ait pas l'air de nous connaître. Et, comme il n'est pas connu ici, qu'il s'occupe de cet Anglais...
— Vous croyez que cette histoire de Tahiti...
— Je pense qu'un des deux Raphaël Parain avait une maladie de foie... Je pense aussi... Mais c'est encore trop vague, patron... J'ai besoin d'aller me promener seul au bord de l'eau... L'alcohol, comme dit notre journaliste, fait quelquefois parler plus que de raison...
Les bords du Loing sont idylliques. Emile se met à flâner, les mains dans les poches, puis, comme un gosse, il coupe une baguette, qu'il commence à éplucher consciencieusement.
Deux ou trois fois, il s'arrête pour regarder des pêcheurs à la ligne. A un coude de la rivière, il se heurte presque à une dame d'une quarantaine d'années, vêtue de noir, qui marche lentement dans les hautes herbes en regardant ses pieds.
— Pardon, madame...
— De rien, monsieur, murmure-t-elle en esquissant un sourire triste.
Il la dépasse. Beaucoup plus loin, il se retourne et la voit qui marche toujours aussi lentement. Il y a un sentier à quelques mètres d'elle, mais elle le dédaigne. Emile s'assied derrière un arbuste pour l'observer plus à son aise.
Une femme en deuil, sans doute. Ses vêtements sont d'une sévérité excessive, ses cheveux coiffés sans coquetterie aucune.
Est-ce qu'elle cherche quelque chose? Jadis, quand il était gamin, il est arrivé à Emile de marcher de la sorte dans la campagne. C'était à l'époque où il s'était mis en tête de réunir une collection d'insectes, en particulier de scarabées, et où, des heures durant, il épiait ainsi la moindre feuille, le plus petit brin d'herbe.
Elle parcourt cent mètres environ, jamais plus; elle fait alors demi-tour, sans revenir directement sur ses pas, mais en suivant une ligne parallèle à un mètre de la précédente.
Si elle cherche quelque chose, que peut-elle chercher de la sorte sur la berge du Loing? Plusieurs fois elle se penche, comme pour cueillir une fleurette, mais elle se contente d'écarter les herbes folles de la main et elle reprend ensuite sa promenade monotone.
A sept heures, Emile est de retour à l'Ecu-d'Or. Torrence a eu le temps de prendre contact avec ses collègues de la police officielle et il apporte les derniers renseignements.
— Ces messieurs de la Sûreté, explique-t-il à Emile, ont relevé la liste de tous les voyageurs qui ont couché dans les deux auberges le 7 juin. Parmi eux, il y a quelques habitués, surtout des pêcheurs enragés qui viennent chaque semaine du samedi au lundi matin. De ce côté, rien d'anormal. D'ailleurs, ils ont tous été questionnés...
— Aucun d'eux, les dimanches suivants, n'a rien remarqué de particulier dans la rivière ou sur les berges?
— Je ne le pense pas. On ne m'a rien dit à ce sujet. Je passe à la seconde catégorie de voyageurs, la plus délicate... Comme dans toutes les auberges situées dans un certain périmètre de Paris, il y avait quelques couples... Des couples plus ou moins réguliers qui s'inscrivent le plus souvent sous des noms de fantaisie... On ne les a pas retrouvés tous... Enfin, le passage?... Des touristes venant du Midi ou s'y rendant et couchant en route... J'ai la liste en poche...
— Je serais curieux de savoir s'il y avait un Anglais ou un Australien, murmure Emile.
— Un Anglais et sa fille... Un certain Walden et... Tiens! C'est curieux que vous m'ayez posé la question comme ça... Il a passé presque toute sa vie en Australie, mais il habite présentement à Cagnes-sur-Mer, près de Nice...
— A quelle auberge était-il?
Torrence consulte sa liste.
— Curieux... grogne-t-il. Sans doute à cause de la cohue... Je vois qu'ils sont arrivés tard, passé huit heures du soir... le père a couché à l'Ecu, chambre 10, la fille au Cheval-Pie, chambre... Dites donc, Emile... Vous devez avoir une idée de derrière la tête, vous!... Etrange que le père ait couché à côté de la chambre 9, à l'Ecu, et qu'à l'hôtel d'en face la fille ait eu la chambre 15, qui est au-dessus de la chambre 9...
Candidement, Emile murmure:
— Vous n'allez pas prétendre qu'une jeune fille est entrée chez son voisin pour l'étrangler?...
Comme ils dînent, Emile voit arriver sa promeneuse en deuil du bord de l'eau. Elle s'assoit seule à une table. Elle a son rond de serviette, ce qui indique qu'elle n'est pas de passage, ainsi que sa bouteille de vin entamée.
— Dites-moi, Emma...
— Je vous écoute, monsieur...
— Cette dame?...
— Mme Séquaris, oui...
— Depuis quand est-elle ici?
— Depuis longtemps, monsieur, plus d'un mois... C'est une personne qui a eu des malheurs et qui a besoin de solitude...
— Elle reçoit beaucoup de visites?
— Je ne lui ai jamais vu adresser la parole à personne, sinon à nous, pour commander ce qu'elle désire.
— Du courrier?
— Vous m'y faites penser... Le facteur n'a jamais laissé de lettres pour elle... Et pourtant... C'est curieux, quand on se met à réfléchir...
Dites-moi ce que vous pensez...
— Je pense que Mme Séquaris, quand elle ne se promène pas, passe des heures entières à écrire des lettres... Généralement, quand on envoie beaucoup de correspondance, on en reçoit beaucoup aussi... C'est cela qui vient de me frapper...
— Rien d'autre?
— Ma foi... Non... Ce n'est rien... Un jour qu'il y avait plusieurs lettres prêtes à être expédiées, sur la table; et que j'allais à la poste, j'ai lancé comme ça:
» — Si vous voulez que je porte votre courrier...
Je me trompe peut-être, mais j'ai eu l'impression qu'elle était comme effrayée...
» — Non, merci... s'est-elle écriée en me reprenant les enveloppes des mains. Je n'ai pas fini...
» Et... Décidément, c'est inouï comme vous me faites penser à des choses... La poste est dans la rue, quelques maisons plus loin... Il m'arrive de passer des journées entières à la terrasse... Quand il y a des pensionnaires, je suis toujours sûre de les voir une fois ou l'autre jeter des lettres ou des cartes dans la boîte... Vous savez, dans un village, on regarde machinalement les gens...
» Eh bien! Je n'ai jamais vu Mme Séquaris poster du courrier...
— Voulez-vous être assez aimable pour aller vérifier la date exacte de son arrivée?
Dix minutes plus tard, Emile et Torrence sont renseignés.
— Le 6 juin, monsieur... Juste un jour avant que... Torrence, très surexcité, regarde Emile avec curiosité.
— Je serais heureux, quand vous aurez le temps, que vous me disiez comment vous avez déniché cette piste et ce que...
— Il n'y a aucune piste, affirme Emile Je vous assure. Je vais, je viens. J'en sais exactement autant que vous. Tenez! Voici votre collègue, l'inspecteur Bichon. Demandez lui donc, pour gagner du temps, qui est cette Mme Séquaris. Il doit avoir, lui, des renseignements circonstanciés sur toutes les personnes qui habitent l'hôtel...
L'inspecteur Bichon, questionné, cligne de l’œil
— Vous n'êtes pas les premiers à y avoir pensé, hé!... Trop facile, messieurs... La dame qui arrive un jour avant les deux Raphaël Parain, n'est-ce pas?... Mais d'abord, si elle était pour quelque chose dans l'affaire, elle n'aurait aucune raison de rester ici. Ensuite, ce n'est pas une femme qui a pu étrangler les deux vieillards, tous deux encore vigoureux. Enfin, nous avons les meilleurs renseignements sur elle... Cette dame, qui est née dans la région...
— C'est étrange que personne ne paraisse la connaître...
— D'abord parce que ses parents n'étaient pas du pays, mais avaient acheté une villa à quelques kilomètres de Moret... Ensuite parce qu'elle a quitté la France dès son enfance... vous voyez que nous avons des renseignements précis... Mme Séquaris a vécu longtemps en Amérique du Sud, où elle était gouvernante dans une famille riche... A la suite d'un deuil, elle est rentrée en France et elle se repose actuellement ici...
— C'est son mari qu'elle a perdu?
— Exactement... Elle était mariée depuis peu, d'ailleurs... Son nom de jeune fille, si vous tenez à le savoir, est Gélis... Irène Gélis... Maintenant, messieurs, il me reste à vous souhaiter bonne chance... La tradition ne veut-elle pas que ce soit la police privée qui dame le pion à ces brutes de policiers officiels?
Là-dessus, il esquisse une grimace et s'éloigne, content de lui.
— Vous vous y retrouvez, vous? Questionne Torrence avec humeur.
Ce n'est pas une affaire pour lui, cela se voit à sa mollesse. En digne élève de Maigret, il aime les enquêtes où on fonce avec plus d'opiniâtreté et parfois de brutalité que de finesse. En outre, cette atmosphère de Moret en été l'amollit. Pour un peu, il passerait toutes ses journées sur la terrasse, en manches de chemise, à fumer des pipes et à boire du petit vin du pays.
— Je me demande, soupire Emile, ce qu'on peut faire disparaître dans l'herbe... Et je suis curieux de voir si, demain, cette veuve au triste regard explorera le même bout de terrain ou si, au contraire, elle changera le champ de ses recherches...
Le garçon de bureau de l'Agence O, Barbet, arrive un peu plus tard. Il a reçu par téléphone des instructions détaillées et il n'a pas l'air de reconnaître les deux hommes. Par contre, à neuf heures du soir, il a engagé avec le journaliste anglais d'interminables parties de billard russe et on se demande avec angoisse lequel des deux hommes succombera le premier aux quantités d'alcool qu'ils ingurgitent.
— Pourvu, remarque Emile, que notre ami Norton soit assez ivre.
— Pourquoi? Vous croyez qu'il parlera?
— Non, mais il pourrait frapper, et ces Anglais font presque tous de la boxe. Or, comme je connais Barbet, il ne résistera pas longtemps au désir de faire l'inventaire des poches de son nouveau compagnon...
Une heure plus tard, Torrence et Emile sont couchés dans la mansarde que leur a cédée la bonne. Emile finit par accepter le lit de fer, trop exigu, d'ailleurs, pour le volumineux Torrence, et celui-ci est installé à même le plancher.
Deux heures plus tard — Emile ronfle depuis longtemps — Torrence appelle à mi-voix:
— Patron... Hé! Patron...
— Il est déjà l'heure?
— Mais non... Chut... Surtout, ne marchez pas... Ne faites pas grincer votre lit... Attendez que je regarde l'heure... Une heure et demie du matin... Eh bien! Il y a des gens qui parlent juste au-dessous de ma tête... Je me demandais ce qui m'empêchait de dormir... Je me disais toujours que ça allait finir... Voilà maintenant deux heures que cela dure... Vous trouvez ça naturel, vous?
— Qui est-ce qui occupe la chambre en dessous de notre mansarde?
— Mais... Tonnerre de Dieu!... Vous avez raison... c'est cette veuve dont vous m'avez parlé pendant tout le temps du dîner... Cette Mme Séquaris... Avec qui peut-elle bien converser la nuit pendant des heures?... Surtout elle qui, pendant la journée, n'adresse la parole à personne?
Quand, le lendemain matin, par un soleil radieux, les deux hommes prennent leur petit déjeuner sur la terrasse que le patron est en train d'arroser en prévision de la poussière, ils ont la surprise d'apercevoir, en face d'eux, Barbet qui boit son café au lait et qui exhibe un magnifique œil au beurre noir et un nez tuméfié.
— Qu'est-ce que je vous avais dit, patron?
Un vélo est prêt au bord du trottoir. Barbet le désigne discrètement. Il vient de le louer. Il a été décidé que, quand il aurait à communiquer avec ses patrons, Il leur donnerait rendez-vous à un des carrefours de la forêt.
C'est. Torrence qui s'y rend avec la petite auto. Quant à Emile, il préfère se promener au bord de l'eau.
Il ne tarde pas à rencontrer Mme Séquaris, plus digne et plus triste que jamais, examinant comme la veille les brins d'herbe à ses pieds.
Mais ce n'est plus à la même place. C'est immédiatement après l'endroit inspecté la veille, comme si elle avait divisé la berge en secteurs et comme si, chaque jour, elle se donnait pour tâche d'explorer un de ces secteurs.
III
Où un gentleman disparaît mystérieusement au moment
même où ses confidences donnent un résultat
Emile était rentré à Moret. Il parcourait le village en attendant l'heure du déjeuner et Torrence n'était toujours pas revenu. Au fait, qu'est-ce qu'il y avait de changé, ce matin-là, dans l'aspect d'une rue déjà familière? Il y a des moments, comme ça, où quelque chose vous choque et où vous êtes incapable de dire quoi.
Un quart d'heure s'était bien écoulé et Emile pensait à autre chose, quand il se frappa le front.
— Norton!...
Il n'avait pas encore aperçu Norton, ce matin-là, alors que le journaliste avait l'habitude d'emplir la rue de sa personne. Emile se renseigna à l'Ecu-d'Or et au Cheval-Pie, où, à pareille heure, le journaliste anglais aurait dû avoir bu déjà un certain nombre de petits verres.
— C'est vrai qu'on ne l'a pas vu ce matin!... remarqua Emma. Pourtant, même quand il a pris la cuite, il est levé de bonne heure, et cela ne le gêne pas pour recommencer.
Emile, pensif, se dirigea vers la petite maison campagnarde où l'Anglais avait loué une chambre. C'était une bicoque sans étage, entourée d'un jardin plein de fleurs. Une brave femme lavait la cuisine, où régnait une fraîche pénombre.
— Dites-moi, madame... M. Norton, s'il vous plaît?...
— Justement... C'était bien ce que j'étais en train de me demander... figurez-vous que je ne l'ai pas vu ce matin... Quand je suis allée pour lui porter son petit déjeuner, .il n'y avait personne dans la chambre et le lit n'était pas défait... Pourtant...
La brave femme se tut, comme si elle regrettait d'en avoir déjà trop dit.
— Cependant?... insistait Emile.
— Rien... Je parlais toute seule...
Emile eut une intuition.
— Je sais ce que vous avez voulu dire... M. Norton n'était pas dans sa chambre ce matin... son lit n'était pas défait et, cependant, vous avez eu l'impression de l'entendre rentrer cette nuit, n'est-ce pas?
— C'est bien ça...
— Quelle heure était-il?
— Très tard... C'était presque le matin...
— Voulez-vous me permettre de jeter un coup d'œil dans sa chambre?... Ne craignez rien... Je ne toucherai à rien... Vous serez là d'ailleurs...
La chambre était au rez-de-chaussée. Elle donnait sur le derrière de la maison et une porte permettait de sortir directement par le jardin.
Dans un coin, une grosse valise de cuir, fermée à clé, comme Emile put le constater. Les objets de toilette étaient encore épars sur une commode. Un complet de tweed pendait au portemanteau.
-- Eh bien! Madame, je vous remercie... J'espère que M. Norton ne tardera pas à revenir... En attendant, je vous conseille de ne laisser pénétrer personne dans cette pièce...
Un quart d'heure plus tard, Torrence arrivait à l'Ecu, où Emile l'attendait.
— Pas grand-chose, expliqua l'ex-inspecteur de la PJ. Notre Barbet et l'Anglais ont ingurgité ensemble, hier au soir, un nombre incalculable de petits verres et de grands. Norton paraissait ivre quand, vers minuit, tous deux sont allés prendre l'air sur la route. C'est alors qu'au moment où Barbet s'y attendait le moins son nouvel ami lui a appliqué froidement un direct du gauche et un crochet du droit en plein visage.
— Barbet n'avait pas essayé, selon son habitude, de lui faire les poches?
— Il jure que non... J'avoue que, par la suite, Barbet a été plus astucieux... Au lieu de riposter, il s'est laissé tomber à la renverse et il est resté un bon moment étendu sur le sol... Cela lui a permis de constater que l'Anglais, se croyant débarrassé de lui, retournait précipitamment à l'Ecu... On venait de fermer les portes de l'auberge, mais Norton s'est glissé dans la maison par les anciennes écuries, et, quelques instants plus tard, il frappait discrètement à la porte de Mme Séquaris... C'est tout... De votre côté, patron?
Emile, maussade, haussa les épaules.
— Il a disparu! Soupira-t-il.
— Norton?... Comment?... Où est-il allé?... Il n'avait pas d'auto... S'il a quitté Moret, il a donc dû prendre le train...
Ce ne fut pas long d'apprendre que l'Anglais, dont la silhouette était devenue familière à tout le village, n'avait pas pris le train. Il ne s'était pas davantage adressé à un garage pour louer une voiture. Il ne disposait pas de bicyclette et on ne signalait la disparition d'aucun vélo.
Les deux hommes achevaient de déjeuner — ils avaient obtenu ce jour-là un déjeuner complet — quand la receveuse des postes appela Torrence à l'appareil.
— C'est la réponse au radiogramme que vous avez adressé à Tahiti... Si vous voulez venir jusqu'ici...
Le chef de la police de Tahiti répondait aux questions de Torrence, furieux de cette correspondance à trente-deux francs le mot:
Raphaël Parain, embarqué le 26 avril à bord paquebot Ville-de-Verdun, a dû arriver Marseille 5 juin. Stop. Agé soixante-quatre ans, taille moyenne, teint frais, cheveux blancs, signes particuliers néant.
Il faisait chaud, ce jour-là. Torrence, pour la première fois, avait l'impression qu'Emile pataugeait.
— Nous voilà bien avancés!... Lequel est-ce des deux?...
D'après les photographies et les rapports de police, ils avaient tous les deux soixante-cinq ans environ, les cheveux blancs et le teint frais... Comment savoir lequel était le vrai?
— Peut-être tous les deux étaient-ils faux? proposa Emile sans sourire.
— Remarquez qu'en arrivant le 5 à Marseille, il avait juste le temps d'être à Moret le 7 juin...
Emile ne se donna pas la peine de répondre. Une heure durant, il resta assis à la terrasse de l'Ecu à grignoter sa cigarette non allumée. Deux fois il dut changer de place, parce que le soleil le rejoignait, et Torrence sentait sa patience lui échapper.
— Eh bien! voilà, conclut enfin le grand jeune homme roux. Maintenant que nous sommes engagés dans les frais... A quelques centaines de francs près, n'est-ce pas?... Venez avec moi jusqu'au bureau de poste...
Là il demanda, par priorité, la communication téléphonique avec le Daily News, à Londres. L'inspecteur Bichon, qui était là pour prendre son courrier, les regarda avec stupeur et s'éloigna rapidement, sans doute pour apporter cette nouvelle à ses chefs.
Emile parlait l'anglais. Il obtint assez facilement le secrétaire de rédaction du journal londonien à l'appareil.
— Pourriez-vous me dire si, depuis hier, vous avez reçu des nouvelles de votre collaborateur William Norton?
— Norton?... Aucune nouvelle depuis plus d'un mois...
— Un instant... Ne coupez pas, s'il vous plaît... William Norton est bien attaché à votre rédaction, n'est-ce pas?
On hésitait visiblement, à l'autre bout du fil.
— Qui parle, s'il vous plaît?
— Ici, l'Agence O... Norton vient de disparaître... Peut-être a-t-il été victime d'un attentat... nous nous occupons de cette affaire...
— William Norton était attaché à notre rédaction, mais uniquement pour les grands reportages... Voilà plus d'un an qu'il a quitté l'Europe pour un long voyage dans le Pacifique... Nous ne savons pas encore quand il rentrera, mais sa dernière dépêche est datée de Panama...
— Quelle date?
— Attendez... Gardez l'appareil...
Ce fut assez long Emile eut le temps de dévorer un bon quart de sa cigarette, et l'amertume du tabac lui fit faire la grimace.
— Allô!... Sa dépêche est du 16 mai... Il annonce simplement son prochain retour, sans dire par quel bateau il rentrera...
— Je vous remercie... Je vous tiendrai au courant... Pouvez-vous me donner son signalement?...
Ce signalement, encore qu'incomplet, correspondait avec celui du journaliste.
— Une dernière question... Il buvait beaucoup?
— Plus que beaucoup...
C'était bien lui.
— Et voilà... murmure Emile en raccrochant. Si, maintenant, vous voulez téléphoner aux Messageries maritimes, je suis persuadé qu'on vous répondra que le Ville-de Verdun faisait escale à Panama le 15 mai... Autrement dit, Norton et le fameux Raphaël Parain voyageaient à bord du même bateau...
— C'est curieux qu'ici il ait prétendu qu'il arrivait d'Angleterre pour se livrer à cette enquête....
Emile ne se donna pas la peine de répondre. Mais, un peu plus tard, il soupirait:
— Mon Dieu, patron, je pense que je vais encore engager de nouveaux frais...
En réalité, c'était son argent qu'il dépensait de la sorte, puisqu'il était à la fois le propriétaire et l'animateur de l'Agence O. Mais Torrence n'en avait pas moins un droit de regard sur les affaires de la maison, d'autant plus qu'il recevait en fin d'année un sérieux pourcentage sur les bénéfices.
— Les Messageries maritimes, à Paris, n'auront pas le renseignement qu'il me faut... C'est le bureau de Marseille qui doit, à l'heure actuelle, posséder les documents... Demandez-moi donc les Messageries, à Marseille...
Jamais la receveuse des postes de Moret n'avait, en si peu de temps, fourni des communications aussi chères.
— Vous avez Marseille, monsieur...
— Les Messageries?... Donnez-moi le service des paquebots de la ligne d'Océanie... Oui... Merci... Allô!... Vous devez avoir en ce moment, en votre possession, la liste des passagers du Ville-de-Verdun à son dernier voyage... Vous dites?... Oui... Je voudrais m'assurer qu'il y avait à bord certaines personnes dont je vais vous donner les noms... D'abord un nommé Raphaël Parain... Comment?... Mais oui...
Le secrétaire général, au bout du fil, venait de sursauter et de demander s'il s'agissait du Parain dont on parlait tant au sujet de l'affaire de Moret.
Pendant qu'il allait chercher les documents dans un bureau voisin, Emile, l'écouteur à l'oreille, expliquait à Torrence:
— Je me doutais de quelque chose dans ce genre... Le Ville-de-Verdun est reparti presque aussitôt après avoir touché Marseille... Le commissaire du bord et les officiers qui ont connu Parain pendant la traversée, et qui savaient donc qu'il est actuellement en France, sont en mer et n'ont pas lu les journaux... Allô!... Oui... Vous dites?... Cabine 2... Comment?... Répétez, car ceci m'intéresse prodigieusement... Il était malade et il n'a pas quitté sa cabine pendant la traversée?... C'est très important, oui... En effet, comme vous dites, cela explique que les autres passagers n'aient pas entendu prononcer son nom... Un instant... Ce n'est pas tout...
» Maintenant que vous avez la liste sous les yeux, veuillez me dire si vous y relevez le nom de William Norton, sujet britannique... Bien... Je m'y attendais... Où est-il monté?... A Tahiti?... Ne raccrochez pas, je vous en prie... Mais non, mademoiselle, je n'ai pas terminé...
» Allô! Un dernier nom... Irène Séquaris... S, comme Simon... Oui... Vous ne voyez pas ça?...
Le visage d'Emile exprimait une soudaine contrariété.
— Attendez, cher monsieur. Je vous en supplie, gardez l'appareil un moment...
Et, se tournant vers Torrence:
— Vous vous souvenez de son nom de jeune fille, vous? Je crois que vous l'avez noté...
Torrence chercha son calepin.
— Gélis...
— Allô!... Voulez-vous voir s'il y a une darne ou demoiselle Gélis sur votre liste de passagers?...
Il s'épongea, car il était en nage et la cabine était surchauffée.
— Comment?... Oui?... Attendez...
Il avait poussé un véritable cri de triomphe.
— Elle est montée à Tahiti, elle aussi?... Elle est descendue à Panama?... Ecoutez, cher monsieur... Je sais que je vous dérange, mais vous ne pouvez imaginer à quel point les renseignements que vous me donnez sont précieux... Vous est-il possible, d'après les documents que vous avez en main, de me dire si cette demoiselle avait un billet pour Panama ou pour Marseille?...
La réponse vint quelques instants plus tard.
— Marseille...
— Ce n'est pas tout... Vous allez me faire gagner encore un temps précieux... Je suppose que vous avez les horaires de toutes les compagnies de navigation françaises ou étrangères?... Je suis ici dans un village où je ne puis me procurer aucun renseignement... Soyez assez aimable pour vous assurer que, le 5 ou le 6 mai, il y avait, à Panama, un autre paquebot pour l'Europe...
— Je vais vous demander trois ou quatre minutes...
— Une communication qui ne sera pas pour rien!... soupira Torrence. Enfin!... Quand on veut faire de l'art pour l'art...
— Allô!... Vous dites?... Le Stella-Polaris?... Qu'est-ce que c'est exactement?... Un bateau norvégien rapide qui revenait du tour du monde avec des passagers de luxe?... Oui... Et où devait-il escaler en premier lieu, en Europe?... Comment? Le 3 juin, à Liverpool?... Je vous remercie... Oui, cette fois, c'est terminé... Hélas! Je comprends votre curiosité, mais je suis confus de ne pouvoir vous répondre... Avec la meilleure volonté du monde, il m'est impossible, en ce moment... Oui... Merci... Vous serez bien aimable de me confirmer ces renseignements par lettre... Torrence, directeur de l'Agence O, poste restante, à Moret-sur-Loing...
Quand Emile sortit de la cabine, il était rouge comme la crête d'un coq et il éprouva le besoin d'aller respirer sur le seuil une grande bolée d'air avant de venir payer la communication.
Torrence, assez vexé, ne put s'empêcher de grommeler:
— Je suppose que, maintenant, vous allez prendre le premier bateau pour Tahiti?
— Ce ne serait pas si bête que çà... Malheureusement, le procédé a le malheur d'être un peu long... D'autant plus que tout ce qui aurait pu nous intéresser à Tahiti ne doit pas être loin de Moret en ce moment... Je me demande, patron, si je ne commence pas à avoir mal à la tête et si nous ne ferions pas bien d'aller boire un demi à l'ombre... Ils trouvèrent, près de la terrasse, Mme Séquaris, qui remplissait des feuilles de papier d'une écriture serrée.
— Deux demis... commanda Torrence.
— Voyez-vous, patron, il était clair que ces deux hommes, que nul ne pouvait identifier, venaient de loin...
— Pourquoi dites-vous les deux?... D'après ce que nous savons, il n'y avait qu'un seul Raphaël Parain à bord... Donc, ici, sur les deux cadavres, il y avait fatalement un vrai Raphaël Parain et un faux.
— Vous croyez?
Torrence serra les dents et ne répondit pas. Il y avait des moments, surtout quand il prenait ce petit air modeste et innocent, où son collaborateur Emile avait le don de l'exaspérer.
— Nous recevrons demain matin la liste complète des passagers, avec tous les renseignements que la compagnie pourra nous fournir sur chacun d'eux... Ce qui m'ennuyait le plus, c'était que cette dame Séquaris fût arrivée à Moret avant le 7 juin... Je ne pensais pas encore à Tahiti... J'ignorais que la ligne française est une ligne assez lente, assurée par des bateaux mixtes, et qu'il était possible, avec un peu de chance, de trouver à Panama un bateau plus rapide pour achever le voyage... De Liverpool, en prenant l'avion... Tenez!... Il y aurait un moyen bien simple de faire la preuve de ce que nous avons découvert... Si Mme Séquaris est arrivée en avion, il ne doit y avoir dans sa chambre que très peu de bagages, alors qu'elle est ici depuis un mois et qu'elle paraît disposée à rester longtemps... Si, pendant que nous la surveillons, Barbet voulait aller faire un tour dans sa chambre...
Torrence s'éloigna, revint un peu plus tard, fit signe que Barbet était là-haut. La jeune femme écrivait toujours et, de temps en temps, quand elle levait la tête, c'était un regard Indifférent qu'elle laissait peser sur les deux hommes.
Soudain, il y eut un brouhaha. Un homme, dans l'hôtel de l'Ecu, dégringolait l'escalier, traversait la salle, les yeux hors de la tête, appelait avec angoisse:
— Patron... Patron...
Mme Séquaris tressaillit. Elle eut même un mouvement pour se lever.
— Patron!... Vite!... Là-haut... Un cadavre...
Emile ne fit qu'un bond jusqu'à la jeune femme, qui, ramassant ses papiers, se disposait sans doute à partir.
— Un instant, madame...
— Mais, monsieur, vous n'avez pas le droit de...
— Que j'en aie le droit ou que je ne l'aie pas, je vous interdis de bouger... Torrence!... Allez-y...
Bousculade. Les curieux qui encombraient la terrasse se précipitaient tous à la fois.
— Je vous en supplie, monsieur... balbutiait Mme Séquaris. Vous ne savez pas ce que vous...
— C'est Norton? Questionne Emile entre ses dents. Il lui avait saisi le bras et il le serrait comme dans un étau. Elle fit oui de la tête.
— C'est vous qui...
Il vit des larmes gonfler ses paupières.
— Vous êtes un démon... balbutia-t-elle. Je ne comprends pas encore comment vous avez pu...
Le patron maintenait les curieux au bas de l'escalier. Geneviève était allée chercher la police. L'inspecteur Bichon accourait, plein d'importance, en répétant:
— Circulez, voyons!... Qu'est-ce que c'est?... Fichez-moi tout ce monde à la porte...
Enfin Torrence redescendait et annonçait à Emile:
— Norton...
— Je sais...
— Empoisonné...
— Hein?
Emile regarda vivement la jeune femme. Celle-ci baissait les yeux.
— On l'a fourré dans l'armoire... Celle-ci était fermée à clé... Barbet n'a pas résisté au désir d'essayer ses talents sur la serrure.
L'inspecteur Bichon descendait à son tour, furibond, s'élançait vers Torrence.
— Vous, hurlait-il, je voudrais bien que vous m'expliquiez votre rôle dans cette affaire... N'oubliez pas qu'il y a belle lurette que vous n'appartenez plus à la police officielle et que, si je vous ai toléré ici...
Torrence ne savait que répondre. C'est Emile qui murmure avec son habituelle aménité:
— Cela ne vous ferait rien, monsieur l'inspecteur, de vous assurer de cette dame?...
— Je vous remercie, jeune homme, mais je n'ai pas besoin de vos conseils... C'est trop fort, à la fin!... Si tout le monde se met à jouer au détective...
A ce moment, Emile eut la surprise d'entendre sa prisonnière lui murmurer quelque chose à l'oreille, très bas, très vite.
— Il ne reste plus qu'une vingtaine de mètres à examiner... Près du petit pont de pierre... Faites vite!... Un tube de métal qu'on a en partie enfoncé dans la terre...
Moret, une fois de plus, était en révolution.
IV
Où Emile, décidément en proie à la folie des grandeurs,
engage des frais de plus en plus considérables
Les automobilistes qui traversent Moret-sur-Loing, ce soir-là, doivent se demander ce qui se passe au bord de la rivière. En effet, des projecteurs sont braqués sur une cinquantaine de mètres de la berge et, dans la lueur des phares, on voit des silhouettes s'agiter.
Ils sont une quinzaine, des hommes qu'Emile a racolés avec quelque peine. La région est riche et les gens n'ont pas envie de travailler après la journée. En outre, il s'agit d'un travail si étrange que quelques-uns, en regardant l'employé roux de l'Agence O, se passent l'index sur le front, dans un geste assez significatif.
Malgré la nuit tombante, Emile n'a-t-il pas eu l'idée de faire venir deux bœufs et d'atteler ces bœufs à des herses?
Pour herser quoi, bon Dieu? Sans compter que la berge est en pente, que les bêtes risquent à chaque instant de dégringoler dans la rivière.
— Si un malheur arrive, je paierai... tranche-t-il.
Un commissaire est venu chercher Mme Séquaris et l'a emmenée à Fontainebleau, où, à cette heure, ils doivent être quelques-uns, des officiels, à essayer de la faire parler.
Torrence est de plus en plus lugubre. Tout cela ressemble si peu à ses bonnes vieilles méthodes!
— Pas si loin!... Pas si loin!... crie Emile de toutes ses forces au petit peuple qui travaille pour lui. Inutile de dépasser le point de départ marqué avec un pieu...
Quarante mètres de long, dix de large, à fouiller en surface et en profondeur.
— Vous croyez maintenant que nous allons trouver quelque chose?
Et Emile, imperturbable, de déclarer:
— J'en ai la certitude...
A onze heures du soir, en effet, on lui apporte un objet qu'on vient de retirer de terre. Il exulte déjà. Il croit être arrivé à ses fins. L'objet n'est autre qu'un tuyau de plomb long d'une trentaine de centimètres.
Malheureusement, il ne contient absolument rien.
— Continuez! Commande-t-il.
Le spectacle est extravagant. Des curieux viennent contempler ces hommes qui, à pareille heure, à la lumière de phares d'autos, fouillent la berge du Loing...
— Voyez-vous, patron, confie Emile à Torrence, j'ai trouvé exactement le même bout de tuyau dans la chambre de la dame...
— Qu'est-ce que cela prouve?
— Peut-être rien?... Peut-être beaucoup .... J'ai ma petite idée là-dessus... Ce bout de tuyau, elle a du le trouver hier... Or c'est cette nuit que Norton lui a rendu visite...
Les choses sont sur le point de se gâter. Des gens ont, en effet, alerté le maire de Moret. Celui-ci accourt. Il ne comprend pas qu'on se permette de bouleverser la berge de sa rivière sans son autorisation. Emile parlemente. Torrence fait ce qu'il peut. Et les travaux seraient sans doute arrêtés si un brave homme ne s'approchait à cet instant. Il est près de minuit.
— Je viens de trouver ça, patron... Est-ce que, des fois, ce serait ce que vous cherchez?
Un morceau de tuyau de plomb encore, de même longueur que le précédent et que celui qu'on a retrouvé chez Mme Séquaris. Seulement, il y a une différence. Celui-ci a été fermé aux deux bouts.
— Je crois, déclare Emile, que nous pouvons rentrer à l'hôtel...
Il a repéré l'emplacement où les deux tubes ont été découverts.
Dix minutes plus tard, dans la mansarde qu'il occupe avec Torrence à l'Ecu-d'Or, Emile, avec des pinces prises dans la voiture, ouvre un des bouts du tuyau.
Ce qui en sort...
— Avouez, grogne Torrence, que vous ne vous doutiez pas...
Mais si! Emile s'en doutait. La preuve, c'est qu'il ne manifeste aucune surprise.
Ce sont des perles, une centaine de perles magnifiques, plus grosses et mieux orientées les unes que les autres.
— Voilà, conclut-il.
— Voilà quoi?... Vous n'allez pas prétendre...
— Ma foi, je n'étais pas sûr de trouver des perles, mais j'étais sûr de trouver une fortune... Or il n'y a pas d'or dans le Pacifique, ni de diamants... Et toute cette affaire a eu son point de départ à Tahiti, en plein Pacifique... Il est donc assez normal qu'à son épilogue nous trouvions des perles... Ce que je me demande...
Il est longtemps à réfléchir.
— Il y a décidément une chose que je ne comprends pas... Norton mort, pourquoi cette femme...
— Vous voulez parler de Mme Séquaris?
— Oui... Pourquoi avait-elle encore peur?... Pourquoi m'a-t-elle demandé de fouiller la berge?... Est-ce que, par hasard, Norton avait un complice?...
V
Où il est question des trois tuyaux de plomb et d'une bien
vieille histoire qui finit mal
Le commissaire de la Brigade mobile est allé chercher Mme Séquaris, qui sommeillait dans un des bureaux. Le jour n'est pas loin de se lever. Emile et Torrence sont couverts de poussière, après la soirée qu'ils ont passée à diriger les fouilles sur la berge du Loing.
— Vous verrez qu'elle ne dira rien...
— Je suis persuadé, au contraire, qu'elle va tout nous raconter, affirme Emile. N'est-ce pas, patron?
C'est une habitude d'Emile de mettre tous les succès de l'Agence O sur le compte de l'ex-inspecteur Torrence. Il y a des cas, et c'en est un, où ce n'est pas facile, car Torrence n'a encore rien compris à cette affaire embrouillée.
— Voici les perles, madame... Il y en a, sauf erreur, pour une somme considérable... Vous seriez bien aimable, maintenant, de nous donner quelques explications... Nous savons déjà un certain nombre de choses... Par exemple, que vous vous êtes embarquée à Tahiti en même temps que le vrai Raphaël Parain et que le journaliste anglais William Norton... Ensuite, que vous êtes arrivée ici avant eux, ayant quitté le Ville-de-Verdun à Panama et ayant emprunté une voie plus rapide... Ensuite, que vous portiez chaque jour, ou à peu près, dans un village voisin, des lettres adressées à une amie qui habite Cristobal... Elle regarde Emile et a de la peine à cacher son admiration.
— C'est bien... déclare-t-elle. Que désirez-vous savoir?
— Comment avez-vous connu Raphaël Parain?
— C'était mon oncle... Notre famille a toujours été assez vagabonde... Mon oncle, dès sa jeunesse, est parti pour le Pacifique et il s'y est si bien acclimaté qu'il n'est jamais revenu en France... sauf pour y mourir...
— C'était celui des deux Parain qui avait une maladie de foie?
— C'était l'autre... Mon oncle, qui n'a jamais commis aucun excès, était aussi solide qu'un jeune homme... Il menait là-bas une existence paisible de petit rentier dans sa maison du bord du lagon... Quant à moi, j'ai épousé un colonial aussi... Nous avons vécu longtemps en Amérique du Sud... Lorsque je me suis trouvée veuve, je suis allée rejoindre mon oncle, qui m'a accueillie...
Pourquoi Emile éprouve-t-il le besoin de se tourner vers Torrence et de murmurer:
— Vous voyez comme c'est simple!...
— J'en arrive, explique la jeune femme, à cette odieuse histoire de perles... Je voudrais que ces perles n'aient jamais été découvertes... Dieu sait si c'est ancien!... Cela date de plus de trente ans... Mon oncle venait d'arriver à Tahiti... Il travaillait avec un ami, un Français, né à Carcassonne, un nommé Hutois, à une plantation de cocotiers... Un jour qu'ils étaient dans les rochers, sur la rive sud de l'île, le hasard leur a fait découvrir, dans une anfractuosité, un tout petit paquet... Mais ce petit paquet avait une valeur énorme... Il contenait, en effet, une centaine de perles de toute beauté...
— Les voici...
— Oui... Je m'en doute... Mon oncle et son ami ont commis une première faute... Ces perles avaient été cachées là par qui?... Par un indigène qui les avait volées dans une pêcherie?... Par quelque aventurier?... De toute façon, ils étaient tenus d'en faire la déclaration et ils ne l'ont pas faite... Hutois a proposé de venir en Europe et de négocier ces joyaux...
— Votre oncle a accepté cette combinaison?
— Mon oncle était assez naïf à cette époque... Depuis, il n'a jamais eu de nouvelles de Hutois... Tout au moins jusqu'à ces tout derniers temps... Comme je vous l'ai dit, il s'est organisé là-bas une vie tranquille, confortable, exempte de soucis... Son seul vrai souci, en somme, c'était moi qui le lui apportais, car il était inquiet pour mon avenir...
— Quand a-t-il reçu la lettre? Questionne Emile, qui ne perd pas le fil de ses idées.
Elle le regarde avec étonnement.
— Vous connaissez donc l'histoire?... Il y a trois mois, mon oncle a reçu une lettre, en effet, écrite par son ancien complice, si je puis employer ce mot... Celui-ci se repentait de ce qu'il avait fait... Contrairement à ce qu'on aurait pu attendre de lui, une fois en Europe, il n'avait pas vendu les perles pour mener la grande vie... Au contraire, il avait été la proie d'une sorte d'avarice, peut-être doublée de peur... Toujours est-il qu'il vivait modestement à la campagne, à moins d'un kilomètre de Moret, et qu'il se contentait de vendre une perle de temps en temps pour subvenir à ses besoins... Dans les derniers mois, se sentant malade, il avait décidé de soulager sa conscience... Il suppliait mon oncle de lui pardonner... Il lui annonçait qu'il allait mourir, mais qu'il laissait un message pour lui à son confesseur, le curé de Moret...
— Voilà, déclara Emile avec assurance, l'explication des deux Raphaël Parain...
» Dans sa lettre, Hutois disait: « II vous suffira de vous présenter à mon confesseur et de lui dire que vous êtes Raphaël Parain, de Carcassonne... J'ai donné, à tout hasard, le nom de ma ville natale... Ce bon prêtre vous dira, sans savoir de quoi il s'agit, où vous trouverez les perles... Encore une fois, il ne sait pas de quoi il s'agit et je lui ai parlé sous le sceau de la confession… »
— Où avez-vous connu Norton? Questionna Emile.
— A Tahiti...
— Il fréquentait chez votre oncle?
— Oui... Il me faisait la cour et...
— Il a jeté un coup d'œil sur cette lettre?
-- Je l'ai toujours pensé...
Alors Emile se tourna vers le commissaire et vers Torrence:
— Voilà, messieurs, l'explication toute simple d'une affaire qui paraissait insoluble...
Pourquoi s'interrompit-il pour ajouter, sans la moindre trace d'ironie, il est vrai:
— C'est mon patron, M. Torrence, qui, dès le début, en a flairé la solution... Parain, à Tahiti, apprend qu'il peut récupérer les perles qu'il croyait perdues... Il a maintenant une nièce à charge... Il s'embarque avec elle pour la France... Ce qui l'inquiète, c'est que certain journaliste anglais, qui devait sans doute suivre une autre route, s'embarque avec lui, et Parain se demande si cet homme n'a pas surpris son secret...
» Pendant toute la traversée, il vit dans sa cabine en prétendant une mauvaise santé... A Panama, il envoie sa nièce au-devant de lui par un autre bateau...
— C'est exact... fait Mme Séquaris.
— Quant à Norton, qui, en effet, a lu la fameuse lettre, il a conçu un plan qu'il croit parfait... Il s'assure de la complicité d'un homme de soixante-cinq ans environ, sans doute d'un compatriote qu'il rencontre au cours d'une escale... Cet homme doit arriver à Moret quelques heures avant le vieillard et voir le prêtre, qui ne connaît pas Parain, en lui déclarant qu'il est le nommé Raphaël Parain, de Carcassonne...
» Il suffit de retarder quelque peu le vrai Parain en route... Quelques minutes suffisent... Je ne sais pas comment Norton s'y est pris, mais...
— Je peux vous le dire, intervient la jeune femme. J'ignore pourquoi mon oncle se méfiait de Norton. Ils devaient voyager ensemble. Norton avait raconté qu'il avait de la famille dans la forêt de Fontainebleau... A Marseille, mon oncle a pris l'avion d'Air-France pour Paris, et, de là, il est venu par le train... Les deux Parain, le faux et le vrai, sont arrivés à Moret à quelques minutes d'intervalle, mais, quand le faux Parain s'est présenté à la cure, mon oncle en sortait... Je l'attendais dehors... Il a aperçu Norton qui tentait de se cacher... Il m'a dit:
» — S'il m'arrivait quelque chose, il vaut mieux que tu sois au courant... Sur la berge du Loing, entre un pieu que tu trouveras en aval du vieux pont de pierre et ce vieux pont, les perles sont enterrées dans un tube de plomb... Il y a trois tubes... C'est celui du milieu qui contient le trésor...
— Voilà, messieurs, conclut Emile. La nuit même, Norton, qui n'avait pas encore pris pension dans le pays et qui était donc inconnu, étranglait les deux vieillards, se débarrassant ainsi du vrai Parain et du faux...
» Il se croyait en sûreté... Il revenait le lendemain comme journaliste et n'attirait pas les soupçons...
» Il voulait, coûte que coûte, retrouver les perles... » Il suivait Mme Séquaris du matin au soir...
» Le moment venu, il était bien décidé à...
— C'est ce qui est arrivé, dit-elle. Je cherchais, chaque jour. Je fouillais la berge. Je ne pouvais que le faire superficiellement, pour ne pas attirer l'attention... Hier, j'ai découvert un morceau de tuyau de plomb, et, cette nuit, Norton a fait irruption dans ma chambre...
» Il voulait partager avec moi... Il a été cynique, menaçant... Je ne savais comment m'en débarrasser... J'avais préparé, sur ma table de nuit, une potion somnifère, car ces derniers temps, à la suite de tous ces drames, j'avais le sommeil difficile... Effrayée, me sentant sans défense, j'ai rusé... Je lui ai laissé croire... Puis je lui ai offert un grog... J'ai triplé la dose de somnifère... Je ne croyais pas le tuer... Il avait déjà beaucoup bu...
Torrence regardait le bout de ses souliers avec attention.
— Et voilà, conclut Emile, ce que mon patron me disait il y a moins d'une heure. Quant au choix de la chambre 9...
— Un post-scriptum de la lettre de Hutois, expliqua Mme Séquaris, conseillait à mon oncle de demander, à l'auberge, la chambre 9, celle, disait-il, dont la fenêtre donne sur l'endroit où le trésor est caché... Hutois était vieux, malade, craintif... Il a seulement oublié de préciser l'auberge dont il s'agissait... Il compliquait tout à plaisir, hanté par l'idée de son trésor et d'un vol possible...
Torrence leva les yeux. Ils étaient lourds de sommeil.
Lorsqu'ils furent dehors tous les deux, Emile, qui était aussi alerte que s'il avait dormi toute la nuit, lança dans le frais matin:
— Une jolie histoire, patron!... On pourrait l'intituler la course aux perles... Et voyez combien elle est morale!... Celui qui, le premier, a eu ces perles entre les mains, les a cachées dans une anfractuosité de rocher où il ne les a jamais retrouvées... Des hommes qui ont mis la main dessus, l'un n'a jamais osé en vendre qu'une de temps en temps, pour mener une petite vie médiocre — que son travail aurait pu lui assurer — et l'autre est venu se faire tuer loin de son cher Tahiti... Un aventurier, Norton, qui, lui, avait envie de mener la vie à grandes guides, s'est endormi à jamais au moment où il croyait toucher au but, et enfin cette jeune femme triste...
Emile s'interrompit, rêveur, donna un coup de pied dans un caillou du chemin et reprit:
— L'Etat va sans doute faire vendre ces perles aux enchères à l'Hôtel Drouot... Eh bien! Patron, je ne voudrais pas les acheter... Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux dire, mais...
Encore quelques pas en silence.
— Ces petits machins-là, qui valent tant d'argent, plus que n'en gagnent d'honnêtes gens dans leur vie, ont souvent une si tragique histoire!... Car enfin, nous ne connaissons l'histoire de ces perles que depuis qu'elles sont tombées par hasard entre les mains d'un certain Raphaël Parain et d'un certain Hutois... Mais avant, patron?... Qu'est-ce qui nous prouve qu'avant...
Les deux auberges, une en face de l'autre, les tables des terrasses, les bonnets blancs des patrons.
— Pour ces messieurs, ce sera?...
La satisfaction, quand même, d'avoir résolu un problème que toutes les polices...
— Un café, patron...
Et puis un lit!... Un bon lit!... D'autant plus qu'il y aura désormais moins de curieux à Moret-sur-Loing et qu'on pourra y dormir tranquille!
Un homme au nez tuméfié, à l'œil bleuâtre, prend son petit déjeuner sous un parasol et Emile soupire:
— Vous savez, patron, qui elle prenait pour un complice de Norton, de quel homme elle avait peur?...
Torrence n'est pas en état de jouer aux devinettes. Il fait, lugubre, le compte de ce que leur coûte en câbles et en téléphone cette enquête qui ne rapportera rien.
— C'est Barbet!... Barbet qui a surgi au dernier moment et qui...
— Si cela ne vous fait rien, grogne Torrence, moi, je vais dormir...