Le Docteur Tant-Pis


I

Où l'on voit Emile jouer aux échecs, Barbet reprendre une

fois de plus son métier de monte-en-l'air, et un cadavre

se déplacer comme par magie


L'homme aux cheveux gris coupés court sur la tête, au visage carré, aux épaules carrées, aux paupières lourdes mais aux prunelles mobiles, se renversa avec un soupir sur la banquette de moleskine grenat et laissa errer son regard sur cette salle de café, au premier étage, qui servait de siège social au Club des échecs de Paris.

Là seulement on pouvait voir autant d'hommes réunis garder un pareil silence, et c'est dans une atmosphère stagnante comme une mare que montait lentement la fumée des pipes et des cigarettes, tandis que des disques de carton amortissaient le choc des verres de bière sur les tables.

L'horloge à cadran doré suspendue entre les deux salles marquait dix heures vingt. L'homme qui venait de faire deux parties d'échecs se donnait quelques instants de répit, comme de rêverie. Dans quelques instants il se lèverait, endosserait avec un soupir son lourd pardessus et, de la place du Théâtre-Français, où il se trouvait, il se dirigerait à pas égaux vers le boulevard Beaumarchais.

-- Pardon, docteur... Permettez que je vous présente un camarade... Il ne fait pas partie du cercle, mais il est venu ce soir en invité et il vous a vu jouer tout à l'heure...

Un regard filtra, étonnamment aigu, des lourdes paupières et se fixa sur un jeune homme maigre, aux cheveux roux, aux lunettes d'écaille, qui avait l'air d'un jeune universitaire.

Quant à celui qui parlait, c'était le vice-président du cercle.

— Mon ami Tallandier, poursuivait-il, m'a fait part de son désir de jouer une partie contre vous et il est disposé à vous rendre une tour et un fou...

Le docteur Maupin était un des plus redoutables joueurs d'échecs du cercle. Il venait de gagner sans effort deux parties contre un Russe pourtant célèbre. Et voilà qu'un jeune inconnu le défiait, lui rendait deux pièces aussi importantes qu'une tour et un fou!

Le regard du docteur alla à l'horloge, au pardessus accroché à la patère, puis enfin au jeu encore sur la table. Le vice-président eut l'impression qu'un combat se livrait en lui, disproportionné avec la situation, qu'il y avait de la rancœur, peut-être même de la haine dans sa voix quand il laissa enfin tomber:

— Soit!... Asseyez-vous, monsieur...

Ce fut là une étrange partie. Certes, Emile, l'animateur de l'Agence O, était d'une certaine force aux échecs, mais pas, cependant, au point de rendre une tour et un fou à un adversaire comme le docteur.

Pour lui, toute la question était de retenir celui-ci dans la salle du premier étage du café jusqu'à ce que certain coup de téléphone...

Or le docteur Maupin paraissait avoir Percé à jour non seulement la véritable identité du jeune homme, mais encore son projet. Plus exactement, 'il réfléchissait, regardait tour à tour 'l'horloge et le jeu, paraissant s'attendre à quelque événement.

Le docteur était un homme massif, assez peu soigné de sa personne et aussi peu sociable que possible. On sentait le misanthrope vivant seul et accordant à la foule qu'il coudoyait une importance très relative.

Entre les deux joueurs, aucune parole ne fut prononcée. Emile s'efforçait de tenir bon, coûte que coûte, aussi longtemps qu'il le faudrait, tandis qu'au 67, boulevard Beaumarchais, Barbet, l'ancien monte-en-l'air devenu garçon de bureau de l'Agence O, fouillait minutieusement l'appartement du docteur situé au troisième étage.

C'était une affaire assez curieuse, assez vague aussi, que celle dont l'Agence O s'occupait ce soir-là. Une quinzaine de jours auparavant, une jeune femme de modeste apparence s'était présentée dans les bureaux de la cité Bergère. C'était le gros Torrence qui l'avait reçue; mais, de son cagibi, Emile, comme d'habitude, l'avait suivie des yeux et avait entendu tout l'entretien.

— Je ne suis pas riche, avait dit la jeune femme, qui s'appelait Marie Delamain. Mon mari n'est qu'un simple employé et gagne tout juste de quoi vivre. On m'a prévenue que vos tarifs étaient très élevés...

— Cela dépend de quoi il s'agit, avait répondu le bon Torrence.

Et, en effet, l'Agence O, imitant en cela les grands chirurgiens, demandait tantôt de fortes sommes pour s'occuper d'une affaire, tantôt oubliait de réclamer ses honoraires. Cela dépendait du client. Cela dépendait aussi de l'intérêt humain que l'enquête présentait.

— J'ai une tante, Mme Elisabeth Goron, qui est veuve depuis longtemps et qui vit seule dans une villa de Joinville. Ma tante a cinquante-cinq ans. Depuis quelques années, elle a fait la connaissance d'un médecin du boulevard Beaumarchais qui a pris sur elle une influence extraordinaire. Il s'agit du docteur Maupin...

» Je suis l'unique héritière de ma tante... Or je sens bien que, sous l'influence du docteur, son attitude envers moi a changé...

» Sous prétexte de soins, elle se rend boulevard Beaumarchais jusqu'à trois fois par semaine, et il lui arrive de rester deux heures entières dans le cabinet de ce Maupin...

» J'ajoute que, plus elle se soigne de la sorte et plus ma tante se porte mal... Je crains le pire... La dernière fois que je l'ai vue, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même...

» Pour vous dire toute ma pensée, j'ai l'impression qu'elle subit à son insu un empoisonnement progressif...

L'Agence O avait l'habitude des accusations de ce genre, mais généralement celles qui les énonçaient étaient de vieilles personnes ou des maniaques de la persécution. Or la jeune femme paraissait très équilibrée.

Ce fut Torrence qui se livra à une rapide enquête, sans trop de conviction. Les renseignements sur le docteur Maupin, qu'on appelait plus communément le docteur Tant-Pis, n'étaient pas fameux.

Il vivait comme un ours dans un appartement crasseux du boulevard Beaumarchais, où une femme de ménage venait deux heures chaque matin, et il ouvrait lui-même la porte à ses rares clients.

La spécialité du médecin était la neurologie, et la concierge se plaignait de ne voir défiler que des vieilles détraquées, selon son expression, ou des jeunes femmes hystériques.

A midi, le docteur Tant-Pis se contentait d'un repas qu'il préparait lui-même sur un réchaud, mais le soir il dînait, seul dans son coin, dans un assez bon restaurant de la Bastille, après quoi, invariablement, il allait faire sa partie d'échecs au club de la place du Théâtre-Français.

Quant à Elisabeth Goron, la tante de la jeune femme, elle répondait assez bien à la description que celle-ci en avait faite.

Sèche, mal portante et fébrile, elle vivait seule, elle aussi, dans une villa ou plutôt dans un pavillon de Joinville, à l'écart de toute autre habitation, sur le bord de la Marne. Elle était veuve d'un colonial qui lui avait laissé une fortune assez importante, mais elle était d'une avarice telle qu'elle vivait presque comme une pauvresse.

De là, cependant, à soupçonner le docteur d'empoisonner peu à peu sa cliente...

Or, la veille de cette partie d'échecs, Mme Marie Delamain avait fait une nouvelle apparition à l'Agence O. Elle était beaucoup plus alarmée que la première fois.

— Je ne sais pas ce qui se passe, dit-elle en tordant son mouchoir. Je me demande s'il n'est pas arrivé malheur à ma tante. Hier, je l'ai vue qui pénétrait comme d'habitude dans la maison du docteur. Comme je voulais lui parler, je l'ai attendue sur le trottoir du boulevard Beaumarchais. A six heures du soir, elle n'était pas encore sortie et je suis rentrée à la maison. Mon mari et moi habitons non loin de là, rue de Turenne.

» Le lendemain, c'est-à-dire hier, je suis allée à Joinville. J'ai sonné chez ma tante et je n'ai pas reçu de réponse...

J'y suis retournée l'après-midi, puis ce matin... Personne n'a vu ma tante et on ne répond toujours pas...

» Je ne peux m'empêcher d'avoir de sinistres pressentiments, car c'est la première fois que ma tante s'absente...

Des précisions sont ici nécessaires.

C'est le lundi, vers trois heures de l'après-midi, qu'Elisabeth Goron, selon sa nièce, avait pénétré dans la maison habitée par le docteur Tant-Pis, boulevard Beaumarchais, et, à six heures, elle n'en était pas sortie.

Le mardi, Marie Delamain sonnait en vain à la porte du pavillon de Joinville.

Le mercredi matin, elle y sonnait encore sans résultat.

Le mercredi après-midi — on était en hiver et la nuit tombait de bonne heure — Barbet, à la faveur de l'obscurité, se servait de ses talents de serrurier et pénétrait dans le pavillon.

Il n'y trouvait pas la propriétaire. Les pièces étaient en ordre, assez bien entretenues. Aucun préparatif ne semblait avoir été fait pour un voyage quelconque. Vêtements et objets de toilette étaient à leur place, comme si Mme Goron n'était sortie que pour quelques heures.

Tels étaient les faits.

Et voilà pourquoi l'Agence O avait décidé, suivant des méthodes assez audacieuses qui créaient souvent des frictions entre elle et la police officielle, de visiter l'appartement du docteur Tant-Pis.

Voilà pourquoi Emile, pour s'assurer que le docteur ne rentrerait pas chez lui pendant que Barbet inspectait les lieux, lui avait lancé un défi aux échecs.

Il s'agissait de faire durer la partie aussi longtemps qu'un coup de téléphone de Barbet n'annoncerait pas que la visite domiciliaire était terminée.

Emile jouait donc au ralenti, s'efforçant par tous les moyens de gagner du temps. Mais ce qui lui enlevait une partie de ses moyens, c'était de sentir le regard de son partenaire posé parfois sur lui, un regard trop aigu, trop intelligent, si intelligent que le jeune homme de l'Agence O avait l'impression très nette que sa ruse était éventée.

— Je crois que c'est moi qui aurais pu vous rendre non seulement une tour et un fou, mais une dame... laissa tomber le docteur, alors que la situation d'Emile devenait périlleuse. Il est près de minuit. Vous tenez à continuer cette partie?

Il y avait un lourd mépris dans sa voix, ce mépris dans lequel ce curieux médecin semblait envelopper l'humanité entière.

— Je défendrai mes chances jusqu'au bout... décida Emile.

A cet instant, un garçon vint le prévenir qu'on le demandait au téléphone. C'était Barbet.

— Ça y est, patron!... J'ai tout fouillé... Je n'ai rien trouvé... Par exemple, dans un coin du cabinet, il y a un placard... Malgré mon expérience, je n'ai pas pu avoir raison de la serrure... Ce placard est assez profond pour qu'on puisse y cacher un corps humain...

Quand Emile sortit de la cabine, il rencontra une fois de plus le regard du médecin et ce fut lui qui détourna la tête.

— Je suppose que, maintenant, articula avec dédain le docteur Tant-Pis, vous ne tenez plus autant à finir cette partie?

Il était tellement sûr de la réponse qu'il se levait et endossait son pardessus, que le garçon l'aidait à passer.

Contrairement à tous les usages, il sortit sans se donner la peine de saluer son partenaire, et Emile en devint rouge jusqu'aux oreilles.

Voici, par ailleurs, les derniers événements de cette nuit qui, malgré un début peu encourageant, devait être décisive.

L'Agence O s'était partagé le travail. Pendant que Barbet était boulevard Beaumarchais, Torrence attendait place du Théâtre-Français, et son rôle consista à suivre le docteur quand celui-ci sortit après sa partie d'échecs.

Le docteur Tant-Pis, comme il le faisait d'habitude, suivit à pied, sans se presser, la rue de Rivoli, puis la rue Saint-Antoine, prit la rue de Turenne et traversa la place des Vosges. Par la rue du Pas-de-la-Mule, il atteignit le boulevard Beaumarchais et rentra chez lui sans avoir adressé la parole à quiconque.

Par contre, il se retourna plusieurs fois, et Torrence eut la certitude que le médecin se savait suivi.

On vit de la lumière au troisième étage du 67. Cette lumière brilla pendant une demi-heure environ et tout s'éteignit.

Il était près d'une heure du matin quand les trois hommes de l'Agence O se retrouvèrent dans un petit café de la place de la Bastille où ils s'étaient donné rendez-vous.

— Je croyais venir à bout de toutes les serrures... grogna Barbet, qui n'était pas fier. Il fut un temps où les coffres-forts eux-mêmes ne me résistaient pas longtemps. Est-ce que je me suis rouillé? Toujours est-il que je ne suis pas arrivé à ouvrir ce placard du cabinet de consultation...

— On va se coucher? Questionna Torrence.

Emile était sombre. Il n'était pas plus fier de lui que Barbet. Cette partie qu'il avait jouée n'avait rien de prestigieux et il se souvenait, avec un poids sur les épaules, du regard de mépris que le docteur lui avait lancé quand il était sorti de la cabine, de la façon désinvolte dont son partenaire avait mis fin à la partie sans le consulter.

— Il savait qui j'étais... dit-il rêveusement.

— Dans ce cas, soupira Barbet, ce gars-là est fortiche, patron!... D'ailleurs, ce sont toujours les vieux solitaires comme lui qui sont les plus durs à cuire...

— Allons faire un tour à Joinville... décida soudain Emile.

Ils n'avaient pas avec eux la bagnole de l'Agence O. Ils hélèrent un taxi, et vingt minutes plus tard, ils longeaient la Marne là où, après le pont de Joinville, des villas se dressent tous les cent ou deux cents mètres.

— Vous croyez que le docteur viendra cette nuit? Questionna Torrence, qui avait sommeil, car il avait passé une partie de la nuit précédente à surveiller un banquier qu'on soupçonnait d'être sur le point de lever le pied.

— Il ne viendra certainement pas; il se doute que la villa sera surveillée.

— Alors?

Comment Emile aurait-il pu expliquer ce qu'il ressentait? Il y avait dans cette affaire quelque chose de troublant qui le gênait. Il ne pouvait pas oublier le regard du docteur.

— Nous allons arrêter la voiture à cent mètres et Barbet va, une fois de plus, jeter un coup d'œil dans la maison...

A quoi bon, puisque, à cinq heures de l'après-midi, cette maison ne contenait rien d'anormal?

Emile espérait-il qu'entre-temps Mme Goron était rentrée chez elle?

Barbet, prudent, commença par sonner. Il carillonna plusieurs fois sans obtenir de résultat. Ni lumière, ni bruit dans la maison.

Le chauffeur de taxi, inquiet, n'était pas loin de penser qu'il conduisait une bande de cambrioleurs.

On vit Barbet se pencher sur la serrure et on fut bien étonné de le voir revenir quelques instants plus tard.

— Qu'est-ce qu'il y a?

— Il se passe quelque chose de curieux, patron... Cet après-midi, la porte n'a pas résisté... Or, maintenant, il y a un verrou intérieur...

— Et cependant personne ne répond?

Les trois hommes se dirigèrent vers la villa, après avoir recommandé au chauffeur de les attendre. C'était une construction banale, datant d'une trentaine d'années, en briques rouges, avec un jardin tout autour.

Après quelques minutes, Emile appela:

— Par ici!...

Une petite porte, derrière, celle qui donnait sur le poulailler vide de poules, était entrebâillée.

Torrence, par prudence, tira son revolver de sa poche et on entendit le déclic du verrou de sûreté. Barbet sortit, lui, sa lanterne sourde.

Dans le corridor, quelqu'un accrocha au passage des balais dressés contre le mur et déclencha un vacarme. Ils attendirent. Aucun écho...

Rien d'extraordinaire au rez-de-chaussée... Un petit salon à gauche, meublé en série, avec partout des bibelots sans valeur... A droite, une salle à manger rustique donnant sur une cuisine en partie vitrée...

Ils gravirent l'escalier.

— Voici la chambre... annonça Barbet.

Et là, sur le lit, ils eurent la stupeur de découvrir le cadavre d'Elisabeth Goron... Le lit était défait... La vieille dame semblait être morte pendant son sommeil, car elle était en tenue de nuit...

— Ecoutez, Barbet... Il s'agit peut-être de la tête d'un homme... Quand vous êtes venu, cet après-midi, combien de fois vous êtes-vous arrêté en route?

— Une seule fois, patron...

— Qu'est-ce que vous avez bu?

— Un petit vin blanc de rien du tout... Je vous jure que je n'étais pas ivre, que je suis entré dans cette chambre, que le lit n'était pas défait et qu'il n'y avait personne...

Vous sentez, patron?...

Parbleu! A tel point qu'Emile fut obligé d'ouvrir la fenêtre. On tourna le commutateur électrique. Torrence, plus habitué que les autres après tant d'années passées à la Police judiciaire, se pencha sur le cadavre.

— Vous verrez que le médecin dira que cette femme est morte depuis deux jours au moins!...

— Qu'est-ce qu'on fait?

Il n'y avait pas le téléphone. Impossible de prévenir la police.

— Savez-vous ce que je vous conseille, patron?... Vous allez rentrer seul à Paris... Vous me laisserez Barbet... Je ne serais pas fâché, avant l'arrivée de ces messieurs, de visiter la maison à fond... Il nous reste quelques heures devant nous... Au petit jour, vous irez gentiment prévenir votre ancien collègue Lucas et ce sera l'envahissement habituel par la PJ et le Parquet...

— Vous ne trouvez pas que c'est hallucinant?

— Qu'est-ce qui est hallucinant? répliqua Emile? Qui avait repris son sang-froid comme il le faisait chaque fois que les événements devenaient plus graves.

— A cinq heures, il n'y avait rien sur ce lit... Depuis cette heure-là, le docteur Tant-Pis est surveillé par nos soins... Si cette femme est morte chez lui, au cours de sa visite de lundi, et qu'il l'a cachée jusqu'ici dans le fameux placard à la serrure si mystérieuse, comment se fait-il... Ou alors, il faut supposer qu'un complice...

Emile ne répondait pas.

— Regardez le bras de cette femme... On y relève la trace de nombreuses piqûres... Je me demande si elle était morphinomane ou si le docteur lui faisait suivre un traitement... Toujours est-il que c'est pendant que ce docteur était avec vous que le cadavre...

— Qui sait? Soupira Emile. Maintenant, patron, j'ai besoin de travailler tranquillement et de réfléchir... Barbet va aller voir à la cave s'il n'y a rien à boire...

Barbet ne découvrit que des bouteilles d'eau minérale et de bière des Familles. Il fallut s'en contenter.

Torrence se dirigeait déjà vers le taxi, dont le chauffeur hésitait fort à s'en aller sans ses inquiétants clients, quand Emile le héla.

— Dites, patron... Tant que vous y êtes... Venez demain avec la voiture et amenez la jeune femme, Marie Delamain... Elle pourra peut-être nous dire s'il manque quelque chose dans la maison...



II

Où il est démontré que Mme Elisabeth Goron a bien été

tuée quelque part, mais où il est plus difficile d'établir

comment elle a été transportée d'un endroit dans un autre


Malgré son insistance et malgré le vif désir d'Emile, Torrence fut seul admis à assister à l'interrogatoire du docteur Maupin, plus connu dans les environs du boulevard Beaumarchais sous le surnom de docteur Tant-Pis.

La Police judiciaire était inquiète. Pour employer un mot de Barbet, c'était un crime de solitaire, et ce n'était pas la première fois que, dans ce genre d'affaires, la police officielle se heurtait à de grosses difficultés.

Ce fut librement, si l'on peut employer ce terme, que le docteur fut amené quai des Orfèvres et, officiellement, c'est au titre de témoin qu'il fut interrogé par le commissaire Lucas, assisté d'un de ses collègues. Il pleuvait, ce jour-là. On voyait, à travers les vitres, les hachures de pluie, et un brouillard humide montait de la Seine, que sillonnaient les trains de péniches.

Le docteur, pâle d'habitude, paraissait, dans cette lumière, presque verdâtre. A plusieurs reprises, il prit, dans une petite boîte qu'il avait en poche, une pastille blanche et la porta à ses lèvres. La première fois, Lucas faillit s'interposer, mais le docteur, devinant sa pensée, le rassura, du geste, puis de la parole:

— Ne craignez rien. Je n'ai nullement l'intention d'attenter à mes jours, quoi qu'il m'arrive... Je vous écoute, messieurs...

Et il sembla à Torrence qu'en prononçant ce messieurs, il se tournait plus particulièrement vers lui, alors que pourtant le directeur en titre de l'Agence O se tenait modestement dans un coin et évitait de prendre la parole.

— Depuis un certain nombre d'années, vous aviez pour cliente Mme veuve Elisabeth Goron. Pouvez-vous nous dire pour quelle maladie vous lui donniez vos soins et en quoi consistaient ceux-ci?

— Malgré le secret professionnel, je suis disposé à vous répondre. Mme Goron, comme tant d'autres de nos contemporains et surtout contemporaines, était une malade imaginaire... C'était le moral, chez elle, qui était atteint... Vivant seule, sans but, elle s'ennuyait... La maladie était pour elle comme un refuge, et son chagrin une compagnie, presque une famille...

— Voilà donc pourquoi elle vous rendait de si nombreuses et aussi longues visites?...

— Ces visites, en effet, duraient parfois deux heures...

— Pouvez-vous nous dire à quoi ces deux heures étaient employées?

II y eut, sur les lèvres peu colorées du docteur, le même sourire méprisant qu'il affichait au cercle d'échecs lors du départ d'Emile.

— Ma cliente me racontait ses malheurs, des histoires sans queue ni tête... Cela la soulageait... C'était, si vous voulez, la première partie du traitement... Ensuite, comme elle tenait absolument à être malade, comme elle se serait indignée si je lui avais dit qu'elle n'avait aucun organe atteint, je lui faisais une piqûre...

— Une piqûre de quoi?

— D'eau de mer... C'est fréquemment employé, pour fouetter les constitutions débiles, sous le nom de Plasma Quinton... Cela ne pouvait lui faire aucun tort... Par contre, sa manie était satisfaite et elle s'en allait, persuadée qu'elle venait de faire un grand pas vers la santé...

Lucas, qui avait tout un dossier devant lui, laissait passer quelques minutes et reprenait:

— Vous êtes originaire de Saint-Amand-Montrond, docteur...

— C'est exact...

— Vous avez cinquante-huit ans... Or, je m'aperçois que Mme Goron, elle aussi, était originaire de Saint-Amand, où elle a passé toute son enfance... Il serait assez curieux que vous ne vous fussiez pas connus dans cette petite ville...

— Nous nous sommes connus, en effet...

-- Je vous remercie de votre franchise... Voyons!... J'ai ici une déposition... Je vous demande de ne pas en prendre ombrage, mais le devoir de la police est de recueillir le plus de renseignements possible, quitte, ensuite, à faire un tri sévère... Je disais donc que, selon certaines personnes, il y a eu jadis entre Mme Goron et vous, alors qu'elle était encore jeune fille et qu'elle s'appelait Elisabeth Pardon, des relations assez intimes... Des gens y ont même vu l'amorce d'un mariage...

Le docteur répliqua par un sec:

— C'est possible!...

Et, plus que jamais, son visage était impénétrable.

— Je ne vous demande pas pourquoi ces relations ont été rompues...

— Je puis cependant vous répondre... C'est, je pense, l'histoire de nombreux jeunes gens et jeunes filles... Nous nous aimions ou croyions nous aimer... Un autre est venu, Georges Goron, et Elisabeth s'est aperçue...

— Vous ne l'avez retrouvée à Paris qu'une fois veuve?...

— C'est exact...

— Aviez-vous une raison quelconque de penser qu'elle vous laisserait sa fortune par testament?

— Aucune! D'autant moins qu'il n'est pas dans les habitudes d'un médecin d'hériter d'une de ses clientes...

— Votre situation, docteur, est assez précaire... Votre clientèle est peu nombreuse... Vous arrivez [péniblement à joindre les deux bouts...

— Je n'ai pas de grands besoins...

— Sauf les courses... Il y a, non loin de chez vous, au coin de la place de la Bastille, une agence du PMU, où vous aviez l'habitude de jouer assez gros sur les chevaux...

— C'était en effet ma seule distraction...

— Avec les échecs...

— Les échecs ne me coûtaient rien...

— N'empêche que vous aviez, dans cette agence du PMU où on vous faisait confiance, une ardoise de plusieurs milliers de francs...

Le docteur ne broncha pas. Son teint, de blanc qu'il était, devenait terreux, et il évitait de regarder en face ses tortionnaires.

Pourtant, on continuait à le traiter en témoin beaucoup plus qu'en inculpé et Lucas ne manquait jamais, en lui parlant, d'appuyer sur son titre avec un certain respect.

--- Je vous demande pardon de vous poser toutes ces questions, mais l'enquête à laquelle nous nous livrons est une des plus difficiles et des plus délicates qui se soient présentées à nous. Nous ne doutons pas de votre bonne foi ni de votre désir de nous aider...

Le sourire froid du docteur montrait clairement qu'il appréciait fort peu ces phrases destinées à l'« endormir » , pour employer le langage du métier.

— Connaissiez-vous la nièce de Mme Goron?

— Pas personnellement, mais ma cliente m'en avait parlé...

— Saviez-vous que cette nièce était son héritière naturelle?

— Je vous avouerai, messieurs, que je ne me suis jamais inquiété de ces questions d'héritage... Pour une bonne raison, d'ailleurs, c'est que je ne considérais pas les jours de Mme Goron comme en danger...

— Avait-elle, à votre avis, le cœur solide?

— Assez solide... Un peu fatigué, certes, mais à moins d'une émotion très violente ou de...

— Savez-vous de quoi elle est morte?

— J'attends que vous me l'appreniez...

— Madame Goron est morte d'une des piqûres que vous lui faisiez, tantôt à l'avant-bras gauche, tantôt à l'avant-bras droit...

— C'est absolument impossible... De mémoire d’homme, personne n'est mort d'une piqûre d'eau de mer, eût-il le cœur le plus délabré de la création...

— Etes-vous certain que l'ampoule dont vous vous êtes servi contenait de l'eau de mer?... Où l'avez-vous prise?...

— Dans le placard aux médicaments qui se trouve dans mon cabinet...

— Pourquoi ce placard est-il muni d'une serrure de sûreté tout comme un coffre-fort?

— Parce qu'il contient des poisons...

— Vous avouez qu'il contient des produits extrêmement toxiques... Certains de ces produits sont-ils en ampoules comme l'eau de mer que vous appelez Plasma Quinton?

— Il y en a...

— N'avez-vous pas pu commettre une erreur et injecter à votre cliente autre chose que...

— C'est rigoureusement impossible...

— Et pourtant, Mme Goron, qui est entrée chez vous lundi dernier vers trois heures, est morte moins de deux heures après, entre trois et cinq heures, selon les experts, d'une injection massive de morphine...

— Dans ce cas, elle n'aurait pu quitter mon appartement...

— Personne, en effet, ne l'a vue quitter votre appartement... A quelle heure, selon vous, Mme Goron est-elle partie lundi?

— Vers quatre heures... Peut-être quatre heures et demie?...

— La concierge déclare qu'elle ne l'a pas vue... Il est vrai qu'il lui arrive de ne pas apercevoir toutes les personnes qui passent sous la voûte... Cependant, elle avait vu monter Mme Goron...

— Si celle-ci avait été tuée chez moi, monsieur le commissaire, car je suppose que c'est là ce que vous voulez insinuer, voulez-vous me dire comment je l'aurais transportée dans sa villa de Joinville?...

Il se tourna vers Torrence.

— Ce monsieur vous dira que, pour des raisons qui m'échappent, il me surveille, lui et ses agents, depuis une dizaine de jours... Il pousse le souci de ma surveillance au point de me faire lancer des défis par de méchants joueurs d'échecs et jusqu'à envoyer des cambrioleurs dans mon appartement... Dans ces conditions...

C'est ce que Torrence attendait, mais il ne broncha pas, se contentant d'échanger avec son ex-collègue Lucas un coup d'œil d'intelligence.

— Cette question que vous soulevez, docteur, n'a pas manqué d'attirer notre attention... Tout d'abord, il est exagéré de dire que l'Agence O, car c'est d'elle qu'il s'agit, n'a pas cessé de vous surveiller... Il est exact qu'elle a fait une enquête à votre sujet... Il est exact aussi que, mercredi après-midi, et pendant la soirée, vous avez été sans cesse sous la surveillance de cette agence... Mais il s'agit de lundi, docteur, de lundi, date de la mort de votre cliente... Vous me demandez comment vous auriez pu la transporter à Joinville?... Je suis au regret de vous annoncer que nous avons découvert un moyen, un moyen qui a sans doute été employé, de faire sortir un corps de cet immeuble... Lundi, vers cinq heures et demie, en effet, des déménageurs sont venus prendre livraison de deux grandes caisses appartenant à la locataire du quatrième, Mme Carmen Pedretti... Le témoignage de la concierge est formel... Ces deux caisses, dont chacune était assez grande pour contenir un cadavre replié, ont été conduites à l'Hôtel des Ventes...

Le regard que le docteur lança à Torrence était lourd, non seulement de mépris, mais de haine.

— Qu'avez-vous à dire?

— Rien...

— Vous admettez donc que vous avez pu faire sortir le cadavre de la maison par ce moyen...

— Je ne vois pas en quoi le déménagement de Mme Pedretti...

— Faut-il, docteur, que je vous lise d'autres témoignages? Mme Pedretti, femme d'une quarantaine d'années, n'était pas, elle, de vos clientes, mais toute la maison sait qu'elle était votre maîtresse et que vous passiez fréquemment la nuit chez elle...

— Dans ce cas... s'efforça de balbutier le médecin avec un sourire jaune.

— Tout à l'heure, quand je vous ai parlé de votre budget en déséquilibre, j'ai fait allusion aux courses de chevaux et, par discrétion, je ne me suis pas permis...

— Vous vous rattrapez maintenant, n'est-ce pas?

— Toujours est-il que Mme Pedretti est sans ressources, ou à peu près, et que vous subveniez à ses besoins. En langage plus cru, vous l'entreteniez...

— Je l'entretenais si fastueusement qu'elle a été obligée d'envoyer les quelques bibelots de valeur qu'elle possédait à la Salle des Ventes...

— Tiens! Vous étiez donc au courant de l'expédition de ces deux caisses?...

Le docteur baissa la tête sans répondre.

— Supposez qu'une de ces caisses, au lieu de contenir des bibelots...

— Pardon, monsieur le commissaire... Vous savez fort bien que le corps de mon amie et cliente, Elisabeth Goron, n'était pas dans sa villa ce soir-là, ni le lendemain...

— Ce que je me demande, c'est comment vous le savez, vous!

Et le docteur, froidement:

— Parce que je me suis rendu à Joinville...

— Vous avouez que vous vous êtes rendu à Joinville et que vous avez pénétré dans la villa de votre cliente? Vous aviez donc une clé?

— En effet, elle m'en avait remis une... C'était l'an dernier, quand je lui ai conseillé un séjour au bord de la mer et qu'elle m'avait prié d'aller m'assurer, de temps en temps, que tout allait bien chez elle... Lorsque, à son retour, j'ai voulu lui rendre cette clé, elle m'a prié de la garder en me disant que j'en aurais sans doute encore besoin... Ne fût-ce, a-t-elle ajouté, que quand je mourrai seule dans mon coin et qu'après quelques jours, étonné de ne plus me voir, vous viendrez découvrir mon cadavre...

Les trois auditeurs de cette étrange confession frissonnèrent malgré eux et ils ne purent s'empêcher d'évoquer une affaire à peine vieille de cinq ans, un docteur, comme le docteur Tant-Pis, entre deux âges, comme lui, puissant et misanthrope, comme lui, qui avait froidement assassiné deux femmes, avait dilué leur corps dans de l'acide sulfurique et qui, à l'instruction, avait gardé un tel sang-froid, une telle habileté, qu'il avait été impossible, malgré la certitude de sa culpabilité, de le condamner à mort.

— Quand êtes-vous allé à Joinville?

— Mercredi matin...

— Pourquoi?

— Parce que j'étais inquiet...

— Quelle raison aviez-vous d'être inquiet?

— Mme Goron m'avait dit que des individus suspects rôdaient depuis quelque temps autour de sa villa... Je suppose maintenant — il désigna dédaigneusement Torrence du doigt — que c'étaient ces messieurs...

— Vous affirmez donc que le corps de Mme Goron n'était pas dans la villa à ce moment et c'est exact... Il n'en est pas moins vrai qu'elle était morte et que son cadavre se trouvait quelque part...

— C'est invraisemblable...

— Or, deux caisses volumineuses ont quitté le boulevard Beaumarchais au moment, à peu près, que les experts fixent pour l'heure de la mort de Mme Goron...

— Vous savez bien que ces caisses sont allées directement rue Drouot...

— Pourquoi dites-vous que nous le savons bien?

— Parce que je ne comprendrais plus le rôle de la police s'il en était autrement... Vous vous êtes livrés à une enquête... Il est facile de suivre le chemin pris par des caisses aussi importantes et transportées, en outre, par une grande entreprise de déménagement dont les voitures sont d'un jaune agressif...

Nouvel échange de coups d'œil entre Lucas et Torrence. Décidément, le docteur avait réponse à tout! C'était exact: les caisses, chargées par une grosse société de déménagement, avaient été acheminées par les moyens les plus rapides vers la Salle Drouot, où elles étaient arrivées le soir même. En route, les déménageurs ne s'étaient arrêtés que deux fois, une fois place de la République, où ils avaient chargé un piano, une autre fois rue de Bondy, d'où ils avaient emporté les lampadaires d'une maison en liquidation.

Les meilleurs inspecteurs du Quai des Orfèvres avaient été lancés sur ces deux pistes. Ils avaient interrogé un nombre considérable de gens. Evidemment, on ne pouvait écarter à priori l'idée qu'à un de ces arrêts quelqu'un était monté dans la voiture et s'était emparé du corps...

Mais comment l'emporter?... Et comment savoir où s'arrêterait la voiture après le boulevard Beaumarchais?...

Lucas, pourtant, ne se considérait pas encore comme vaincu.

— Ne retenons pas, pour le moment, cette histoire de caisses, si vous voulez...

— Vous savez, moi, ce sera comme il vous plaira...

— Il n'en est pas moins vrai que le mercredi, vers la fin de l'après-midi, il n'y avait aucun cadavre dans le pavillon de Joinville... Or, à une heure du matin, le corps de Mme Goron était étendu sur son lit... Il y avait par conséquent été apporté par quelqu'un...

— Je pense, murmura doucement le docteur, que cela coïncide avec les heures pendant lesquelles ces messieurs — nouveau geste vers Torrence — ont daigné s'occuper de moi de façon toute particulière... Ils vous diront s'il m'a été matériellement possible de me rendre à Joinville sans être vu...

— Un instant, docteur... Je n'ai jamais prétendu que vous étiez allé personnellement à Joinville...

Il sembla à Torrence que les joues du docteur Tant-Pis se coloraient légèrement, que ses doigts se crispaient. Il attendait la suite avec impatience. Il paraissait la deviner.

— Eh bien?

— Supposez que, ce soir-là, le cadavre ait été dans votre placard... Supposez qu'une personne assez intime avec vous pour posséder la clé de votre appartement, comme vous possédiez celle de Mme Goron...

— Dites!... Dites vite!... gronda-t-il, les dents serrées.

— Une pareille personne existe précisément dans la maison... C'est Mme Pedretti qui...

On put croire que les poings du docteur allaient marteler avec force le crâne de Lucas, tant la colère fut rapide à lui monter au visage.

— Répétez...

— Calmez-vous, je vous en prie... Il est de notre devoir d'envisager toutes les hypothèses, même les plus...

— Les plus répugnantes, oui!... C'est la première fois, messieurs, que j'ai le triste honneur de comparaître dans vos bureaux... Je ne croyais pas aux récits que...

— C'est à mon tour de vous prier de vous taire... Oui ou non, Mme Goron a-t-elle été tuée?... Oui ou non, son corps, déjà à demi décomposé, a-t-il été transporté à Joinville dans la soirée de mercredi?... Il faudra bien pourtant que nous établissions qui a pu:

» 1° Lui faire, sans qu'elle proteste, une piqûre hypodermique;

» 2° Garder le cadavre, pendant deux jours, à l'abri des indiscrets;

» 3° Transporter le corps à Joinville et l'installer dans le lit de la chambre à coucher.

» Je vous prie, docteur, de mesurer vos paroles et de me dire tout ce que vous savez. J'ai sur mon bureau un mandat d'arrêt en blanc. Je ne vous cache pas qu'il se pourrait que, d'une minute à l'autre...

— Je ne sais rien!

— C'est votre dernier mot?

— Je ne sais rien!

Dans le bureau envahi par la pénombre, et où personne ne songeait à allumer les lampes, il se dressait, court et solide, dur et gris comme un sanglier traqué, comme le solitaire dont Barbet avait parlé.

Et on pensait malgré soi aux terribles coups de boutoir que les solitaires sont capables de donner avant de s'abattre. Sa tête était en jeu. Il faisait front, tout seul, les muscles bandés, la gorge sèche, les yeux durs.

— Vous ne savez rien... reprenait Lucas d'une voix plus douce en compulsant son dossier. Il y a cependant un détail sur lequel vous pourriez peut-être nous renseigner... Qu'est devenu le testament de Mme Goron?...

Le vieux lutteur leva la tête et son cou était si court que sa tête paraissait en partie enfoncée dans ses épaules.

— Le testament? Questionna-t-il avec lenteur.

— Celui par lequel elle vous faisait son légataire universel...

Les taureaux ont le même mouvement pour secouer les banderilles des torréadors.

— Je ne comprends pas...

— Et pourtant, à plusieurs reprises, Mme Goron a parlé de ce testament... Elle en a parlé, entre autres personnes, à sa nièce, et celle-ci en a parlé, voilà plusieurs semaines déjà, à d'autres personnes... Il s'agit d'une petite fortune, vous le savez... D'une fortune qui vous aurait permis de vivre paisiblement avec Mme Pedretti, alors que, maintenant, celle-ci est obligée de vendre ses bibelots à la Salle Drouot pour vous aider...

Etait-ce le coup final? Le docteur, en tout cas, s'assit lourdement sur le siège dont il avait dédaigné se servir. Il se prit le front à deux mains et resta immobile.

— Docteur Maupin, avouez-vous avoir tué votre amie et cliente Elisabeth Goron?

Un lourd silence.

— Docteur Maupin, avouez-vous avoir caché le corps de votre victime dans le placard de votre cabinet de consultation?

Pas de réponse.

— Docteur Maupin, avouez-vous que votre complice, Mme Pedretti, a été chargée par vous, tandis que l'Agence O vous surveillait, de transporter à Joinville le cadavre compromettant?

Lentement, si lentement que cela apparaissait comme une scène de cinéma au ralenti, le docteur redressa sa grosse tête. On aurait pu croire qu'il avait pleuré, tant ses yeux étaient brillants. Par contraste, des poches presque noires les soulignaient. Il avait vieilli de plusieurs années et il eut un geste machinal pour glisser une petite pastille entre ses lèvres.

— Mme Pedretti est dans le bureau voisin et, dès que votre interrogatoire aura pris fin...

Alors, au moment où on s'y attendait le moins, le médecin, faisant volte-face, fonça sur Torrence, tête première, et, malgré la taille de l'ancien inspecteur, il le saisit à la gorge.

Ses doigts étaient aussi durs que des étaux. Torrence, qui ne s'y attendait pas, n'avait eu aucune riposte.

— Lâche!... Lâche!... Lâche!... hurla par trois fois le vieux médecin.

Pendant ce temps, Lucas et un inspecteur s'efforçaient de lui faire lâcher prise. Quand on y arriva, Torrence avait deux marques violettes à la gorge et son faux col était en piteux état.

Lucas, encore essoufflé par l'effort, articula les mots fatidiques:

— Au Dépôt!

Et, se penchant sur son bureau, il mit un nom sur le mandat d'arrêt en blanc.

— Dès qu'il sera parti, introduisez la Pedretti...





III

Où Carmen Pedretti fait de troublantes confessions

cependant qu'Emile, à Joinville, parle tout seul


Evidemment, Carmen Pedretti, quand elle pénétra dans le bureau de Lucas, ne se doutait pas de l'arrestation de son amant, sinon sans doute n'aurait-elle pas gardé ce calme presque souriant qui faisait partie de son caractère.

Elle n'était, malgré son nom et son prénom, ni Espagnole, ni Italienne, mais originaire des environs de Nîmes. C'était une grande belle femme, bien en chair sans être grasse, le type de ce qu'on aurait appelé jadis une beauté opulente.

Elle ne se laissa pas troubler par ces trois hommes qui l'attendaient en guettant ses réactions. De même ne s'était-elle pas impatientée malgré une longue attente qu'on lui avait fait subir à dessein.

— Croyez-vous vraiment, messieurs, que je puisse vous être de quelque utilité?

Du regard, elle cherchait le docteur Maupin et elle parut étonnée qu'il fût parti sans l'attendre. Elle l'eût été bien davantage si elle avait pu le voir remplissant les pénibles et humiliantes formalités d'écrou.

— Vous connaissiez Elisabeth Goron? Questionna Lucas à brûle-pourpoint.

Elle hésita. Elle n'essaya pas de cacher son hésitation. Elle sourit.

— Je vais peut-être vous dire le contraire de ce que vous a déclaré le docteur, mais je la connaissais...

— Depuis quand?

— Depuis lundi... J'étais chez le docteur Maupin, qui est mon ami, quand elle est arrivée. Jusqu'alors, j'avais souvent entendu le docteur parler d'elle. Je l'avais même guettée de ma fenêtre, car je suis curieuse. Mais j'habite le quatrième étage, si bien que je connaissais davantage son chapeau que son visage.

— Vous aviez autant de curiosité à l'égard de toutes les clientes de votre amant?

Le mot ne la choqua pas et elle regarda Lucas avec indulgence, en femme qui a beaucoup vécu et qui sait que les hommes ne peuvent comprendre certaines nuances.

— Mme Goron n'était pas seulement une cliente, répondit-elle sans se départir de sa douceur sereine. C'était une vieille amie du docteur. Jadis, ils avaient été presque fiancés. Il subsistait encore entre eux une amitié non exempte de tendresse et il m'est arrivé d'en être presque jalouse...

— Soupçonniez-vous certaines relations plus étroites entre le docteur et Mme Goron?

— Mais non, monsieur le commissaire... Vous m'avez mal comprise... Le docteur avait près de soixante ans... Mme Goron en avait cinquante-cinq... A cet âge-là, l'amitié se colore presque toujours d'une grande tendresse et moi, qui n'ai que quarante-deux ans, je me suis surprise à en prendre ombrage...

— Si nos renseignements sont exacts, vous êtes sans fortune personnelle?

— Je suppose qu'on peut tout dire à la police, n'est-ce pas? Pendant vingt ans, j'ai été la maîtresse d'un homme marié qui m'a entretenue confortablement, pour employer le terme banal. Il m'aimait et je l'aimais. Je n'ai jamais voulu penser à mon avenir. Quand il est mort, je suis restée sans ressources, avec seulement quelques bijoux de prix, des meubles, des bibelots... C'est alors que j'ai rencontré le docteur... Il m'a aidée à vivre... Mais c'est un bohème, lui aussi, et il a trop le mépris de l'argent pour en mettre de côté...

» Les gens ne croient pas toujours nécessaire de payer leur médecin... Il y avait des moments difficiles... Il était naturel qu'à ces moments-là je fasse bouillir la marmite, comme on dit vulgairement... C'est ainsi que, lundi, j'ai envoyé quelques bibelots à la Salle des Ventes...

— Et, comme par hasard, alors que les caisses étaient prêtes dans votre appartement, vous êtes descendue chez le docteur peu avant l'arrivée de Mme Goron...

-- C'est exact... Le docteur m'a présentée à elle... Nous nous sommes regardées avec curiosité, car, si je savais son histoire, elle était au courant de la mienne et de mes relations avec Maupin...

- Etiez-vous comme deux rivales?

--- Plutôt comme deux femmes qui vont devenir amies...

— Le docteur a-t-il fait une piqûre hypodermique à Elisabeth Goron?

— Je l'ignore... Il a pénétré avec elle dans, son cabinet et je ne les ai pas suivis...

— Avez-vous revu ensuite Mme Goron?

— Oui... Quelques instants...

- Etait-elle toujours dans son état normal?

— Je n'ai rien remarqué de particulier...

— Lorsque vous êtes remontée chez vous, le docteur et sa cliente étaient-ils toujours ensemble?

— Oui...

— Ce n'est qu'une heure plus tard environ qu'on est venu chercher les caisses... Vous paraissez vigoureuse... Vous auriez été capable, n'est-ce pas, de porter une de ces caisses?

— Peut-être, mais pas de descendre quatre étages avec...

— Qu'avez-vous fait, une fois les caisses parties?

— Je me suis rendue rue Drouot, à la Salle des Ventes.

— Pourquoi, puisque, la vente de vos bibelots ne devait avoir lieu que le surlendemain?

— Parce qu'il y avait des objets fragiles et que je voulais m'assurer qu'ils étaient arrivés en bon état...

— Saviez-vous que le docteur jouait aux courses?

— Oui...

— Saviez-vous qu'il avait des dettes?

— II ne le cachait pas. C'était un philosophe à sa manière et il affectait, je le répète, le plus grand mépris pour l'argent.

— Vous a-t-il parfois dit qu'il comptait hériter d'Elisabeth Goron?

— Je crois qu'il ne l'a jamais pensé... Il n'y avait aucune raison pour cela, puisque cette darne avait une nièce qui était son héritière naturelle...

— Vous êtes-vous rendue à Joinville?

— Jamais...

Alors Lucas, après un coup d'œil d'intelligence à Torrence, se décida à frapper le grand coup.

— J'ai le regret de vous annoncer, madame, que le docteur Maupin, connu dans le quartier sous le nom de docteur Tant-Pis, est sous les verrous et qu'il sera inculpé de l'assassinat de sa cliente, Mme Goron...

Elle tressaillit, fronça les sourcils, mais bientôt le sourire reparut sur son beau visage aux traits pleins.

— C'est trop stupide pour que je puisse le croire.

— C'est pourtant la vérité et le docteur a avoué. Elle secoua la tête, sans se démonter.

— Non, monsieur le commissaire, dit-elle simplement. J'ai lu assez de récits policiers pour savoir que vous plaidez le faux pour savoir le vrai. Jamais Charles... C'est le prénom du docteur... jamais Charles, dis-je, n'a pu faire un aveu pareil...

— Savez-vous que vous serez vraisemblablement poursuivie comme complice?

— Le docteur est innocent et je le suis aussi.

— Vous refusez de nous dire où le cadavre de Mme Goron a été caché entre le lundi à trois heures de l'après-midi et le mercredi soir?

— Je l'ignore...

— Veuillez passer dans le bureau voisin...

Et, resté seul avec un inspecteur et avec Torrence, Lucas se gratta le menton.

— Ils sont forts... murmura-t-il avec humeur. Ils ont tout prévu, minutieusement, et vous remarquez que leurs réponses à l'un et à l'autre s'emboîtent parfaitement... Avec cette différence que le docteur ne nous a pas indiqué que sa maîtresse était présente quand il a reçu pour la dernière fois Mme Goron... Qu'est-ce que vous en dites, vous?

Ce que Torrence pensait, c'est qu'il aurait bien aimé savoir ce que faisait Emile et si celui-ci avait découvert du nouveau.

— J'hésite à arrêter cette femme. Si je le fais, nous n'en tirerons plus rien. Si, au contraire, je la relâche, et si je la fais surveiller étroitement, nous pouvons espérer qu'elle commettra quelque imprudence... Allons! Je vais demander conseil au chef...

Un quart d'heure plus tard, Carmen Pedretti était relâchée et elle quittait le Quai des Orfèvres, non sans qu'un inspecteur lui emboîtât le pas.

— Vois-tu, mon petit Emile, il ne faut pas se laisser emballer... Le cadavre était ici, étendu de tout son long sur le lit...

Emile parlait tout seul, à mi-voix, en hochant parfois la tête et en suçant son éternelle cigarette non allumée.

Il n'était pas seul dans la villa de Joinville. Trois spécialistes de l'Identité judiciaire, des gens de laboratoire, fouillaient avec lui la maison, minutieusement, s'attachant à des détails en apparence insignifiants.

Peu leur importaient, à eux, les interrogatoires et l'aspect moral de l'affaire. C'étaient des techniciens et leur rôle consistait à découvrir des indices matériels et à les interpréter.

Gens ordonnés, tatillons, ils avaient parfois un regard étonné pour ce jeune homme roux qui travaillait en dépit du bon sens, allant et venant, soliloquant, saisissant un objet par-ci, un autre par-là, leur posant soudain une question toujours inattendue.

— Montrez-moi donc la photographie du corps tel qu'il était quand on l'a découvert sur le lit...

Aucun doute n'était possible: le corps était bien étendu de tout son long. La photographie étant tirée sur papier spécial, quadrillé à une certaine échelle, on pouvait établir la taille exacte de la morte: un mètre soixante-huit centimètres.

Là-dessus, Emile quitta la villa pour quelques instants et se rendit à un bistrot situé en face du pont de Joinville. Là, il donna plusieurs coups de téléphone.

Tout d'abord, à la Salle Drouot, où il put se faire confirmer que les caisses, qui avaient servi à emballer les objets appartenant à Mme Pedretti, étaient loin de mesurer un mètre soixante-dix de long. Il s'en doutait.

Ce fut ensuite au tour du médecin légiste d'être appelé au bout du fil.

Pendant plusieurs minutes, il fut question de rigidité cadavérique, du temps que met un cadavre à acquérir cette rigidité et du temps qu'il met ensuite à la perdre.

Quand il rentra à la villa, ces messieurs du laboratoire étaient toujours là. Torrence venait d'arriver, assez impressionné par les scènes qui s'étaient déroulées au Quai des Orfèvres.

— Voyez-vous, patron, commença Emile, je suis à peu près certain que, contrairement à une idée que nous avons acceptée, je me demande encore pourquoi, le corps de Mme Goron n'a jamais été enfermé dans une caisse. Sinon, il faudrait supposer une caisse d'au moins un mètre soixante-dix de long. Des caisses de ce genre sont rares et elles attirent l'attention. En outre, elles sont fort peu maniables et elles exigent au moins deux hommes pour les transporter...

» Si le corps avait été ployé en deux pour entrer dans une caisse de dimensions plus réduites, il aurait été impossible, par la suite, le docteur est formel à cet égard, de l'étendre à nouveau sur ce lit dans une position normale...

» D'autre part, quand le corps a été amené ici, il portait encore ses vêtements de ville... Nous en avons la preuve puisque, non seulement ses vêtements, ainsi que les chaussures, sont ici dans la chambre, mais aussi le corsage qui a dû être coupé à l'aide de ciseaux...

Les hommes de l'Identité judiciaire s'étaient approchés et écoutaient avec intérêt ce discours qu'Emile prononçait d'un ton détaché.

— Je ne vois pas ce que cela change à l'affaire... objecta Torrence.

— Je vais vous le dire tout de suite... Pour transporter le corps dans une caisse, il faut au moins deux personnes... Pour transporter le cadavre sans aucun emballage, si je puis employer ce mot, une personne vigoureuse suffit, car Mme Goron ne devait guère peser plus de cinquante kilos...

— De sorte que le docteur a pu effectuer seul ce transport, si c'est ce que vous voulez dire?

— Une autre personne aussi...

— Par exemple, Carmen Pedretti, qui est grande et forte...

Emile ne répondit pas. Il paraissait abîmé dans de profondes pensées et il prit une nouvelle cigarette, car il avait dévoré presque entièrement la précédente.

— Ce qu'il faut établir, reprit Torrence, c'est quand et comment le corps de Mme Goron a quitté le 67, boulevard Beaumarchais, et a été transporté ici... Vous prétendez que ce n'est pas le lundi après-midi à la faveur de l'enlèvement des deux caisses... Soit!... La piste était trop facile... Mais n'oubliez pas que Mme Pedretti n'a jamais été surveillée... Au cours des deux journées, elle a pu, à n'importe quel moment...

Les petits yeux brillants d'Emile étaient fixés sur son patron. Torrence toussa, gêné par ce regard, où il croyait sentir de l'ironie. Or, le gros Torrence avait l'ironie en particulière horreur.

— Si vous aviez une autre hypothèse à proposer...

— Je voudrais n'en avoir qu'une, soupira alors Emile. Le malheur, c'est que j'en ai cent, que j'en ai mille... Du moment que nous abandonnons la piste des deux caisses, toutes les hypothèses sont permises... Cela vous ennuierait-il, messieurs, que j'emporte ces vêtements et ces chaussures au laboratoire?... Vous devez avoir avec vous des sacs spéciaux...

Chacun des vêtements que portait Mme Goron, lors de sa mort, fut glissé dans un sac de papier qu'on ferma ensuite hermétiquement. Les sacs furent numérotés et, une heure plus tard, Emile, suivi de Torrence, montait l'étroit escalier qui conduit, sous les combles du Palais de Justice, au laboratoire de la Police judiciaire.

Entre-temps, Emile avait eu le temps de donner à Barbet de mystérieuses instructions.





IV

Où Emile apprend qu'il existe des douzaines de sortes de

colle forte, et où la tête d'un homme et celle d'une femme

dépendent de la qualité de ces colles


Les journaux du soir avaient déjà annoncé l'arrestation du docteur Tant-Pis, dont le visage peu engageant était reproduit en première page.

Au laboratoire, le travail se poursuivit pendant toute la nuit, avec un court entracte, vers dix heures du soir, pendant lequel Emile, Torrence et deux spécialistes allèrent casser la croûte à la Brasserie Dauphine.

A deux heures du matin, Torrence, qui avait retiré son faux col et qui s'était installé dans un fauteuil, commençait à ronfler. Le fauteuil, d'ailleurs, n'était pas un fauteuil ordinaire mais, comme tout ce qui se trouve au laboratoire, une pièce à conviction qui, dans un récent procès, avait fait condamner son propriétaire.

Dans le calme des combles du Palais de Justice, tandis que Paris dormait, les sachets de fort papier qui contenaient les vêtements de Mme Goron étaient secoués et battus les uns après les autres, afin d'extraire du tissu les moindres parcelles de poussière. De même les chaussures étaient-elles grattées avec soin et tout ce qui en tombait recueilli religieusement. Ce travail accompli, on se trouvait devant de petits tas numérotés, que des chimistes examinaient les uns après les autres, à l'aide d'instruments divers, et sur lesquels ils essayaient de nombreuses réactions.

C'est ainsi, par exemple, qu'on eut la preuve que Mme Goron descendait souvent dans sa cave, vêtue de sa robe de laine noire, car on retrouvait sur cette robe des traces de salpêtre et de chaux, mélange absolument semblable à celui qui avait été recueilli dans la villa.

Un des employés du laboratoire s'était même rendu à l'Institut médico-légal, nom de la nouvelle morgue, où, d'un tiroir métallique qui s'emboîtait dans une immense glacière, on avait extrait, à son intention, le corps de la morte.

L'employé avait alors retiré les plus minuscules parcelles de matière se trouvant sous les ongles et il avait coupé un certain nombre de cheveux.

Tout cela, maintenant, avait perdu son aspect macabre. Ce n'était plus qu'éléments d'examens chimiques. Et on n'en parlait plus que par numéros.

C'est ainsi que, vers quatre heures du matin, celui qui confrontait les différents résultats put annoncer:

— Il y a une substance que nous retrouvons, invariable, dans trois des numéros: les 3, 7 et 11...

— Quels sont les numéros 3, 7 et 11?...

Torrence entrouvrit les yeux mais ne tarda pas à se rendormir.

— Le 3 n'est autre que le manteau noir que portait la victime, un manteau de drap à col de martre... Dans le dos, une petite tache luisante a été grattée et il est démontré que c'est de la colle forte... Le 7, c'est la chaussure droite... On y a relevé des traces de colle forte sur l'arrière du soulier... Le 11, enfin, ce sont les poussières retirées de dessous les ongles de la morte... On y retrouve le même produit, mais en quantité infime. Il s'agit maintenant d'établir de quelle colle il 's'agit...

Et comme Emile était un peu surpris, le chimiste qui dirigeait les opérations lui fit, tout en travaillant, un cours complet sur les différentes espèces de colles fortes et sur leur composition...

On paraissait loin du drame de Joinville et du sombre docteur Tant-Pis, et pourtant c'est du travail qui se faisait cette nuit-là que dépendait la preuve du crime et le châtiment de l'assassin.

Emile apprit ainsi qu'un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, qui ne fabrique que des sièges Louis XV, ne se sert pas de la même qualité de colle qu'un menuisier de quartier ou de campagne. La colle pour la marqueterie, d'autre part, n'est pas non plus la même et...

— D'ailleurs, trancha bientôt le spécialiste, il ne s'agit pas, en l'occurrence, de colle de menuisier...

Il fut encore près d'une heure plongé dans ses recherches avant d'affirmer:

— La colle que je viens d'analyser est de la colle dont se servent les cartonniers... Elle est encore assez fraîche, c'est-à-dire qu'il n'y a pas plus de quatre jours qu'elle a été employée... Je ne sais si cette découverte peut vous servir, mais, pour ma part, je suis absolument affirmatif...

La place des taches de colle... Une dans le dos du manteau de drap noir... Une à l'arrière de la chaussure droite... Enfin, des traces dans les ongles...

— Patron!... appela Emile, en secouant Torrence. Il est cinq heures du matin...

— On a découvert quelque chose?

—. Vous qui avez visité l'appartement du docteur, y avez-vous vu de la colle de cartonnier?

— De la colle de quoi? S’étonna Torrence, les yeux ronds.

— De cartonnier... Peu importe!... Rien de semblable, je suppose?... Je ne vois pas ce qu'un médecin... Allons donc jeter un coup d'œil chez Mme Pedretti... A moins qu'elle ne nous laisse pas pénétrer chez elle...

Un inspecteur de garde les accompagna afin de donner à l'opération un aspect plus légal. Mme Pedretti se leva à leur coup de sonnette et les laissa fouiller son appartement.

— Je vous jure, messieurs, que vous vous trompez sur le compte du docteur... Que ce soit un homme bourru et qu'il n'éprouve pas une grande tendresse pour ses semblables, soit!... Mais de là à...

A huit heures, en l'absence de Barbet et de Mlle Berthe, Emile allumait tranquillement le poêle de l'Agence O, mais se gardait d'allumer la cigarette qu'il venait de glisser entre ses lèvres. Torrence était toujours aussi endormi et d'assez mauvaise humeur.

— Vous espérez vraiment faire une découverte?

— Je suis à peu près sûr que Barbet en aura fait une... Voyez-vous, patron, nous sommes partis sur une idée fixe, ce qui ne donne jamais rien de bon... Nous sommes partis de l'idée que le cadavre de Mme Goron avait dû être transporté du boulevard Beaumarchais à Joinville, et nous avons cherché comment avait pu se faire ce transport... Eh bien! En dehors des deux caisses, ce transport n'a pu se faire... Or, il n'a pas pu se faire non plus à l'aide des caisses en question... Donc...

— Donc?

— Donc, ce transport n'a jamais eu lieu... Voilà ce que nous aurions dû admettre dès le début... Et maintenant, réfléchissez à ceci: pourquoi avons-nous établi, comme article de foi, que ce transport avait eu lieu?

— Mais...

— Souvenez-vous des débuts de l'affaire...

Torrence commençait à sortir des limbes du demi-sommeil et il manifestait une certaine inquiétude.

— D'abord, nous avons été prévenus contre le docteur Tant-Pis... Par qui?

— Par la nièce, Mme Delamain...

— Laquelle nièce, quinze jours avant la mort de sa tante, appréhendait déjà le drame... Il était donc évident que, quand ce drame se produirait, nous penserions aussitôt au docteur Maupin... Qui a vu Mme Goron sortir de la maison du boulevard Beaumarchais?

— Personne...

— Exact! Mais qui nous affirme qu'elle n'en est pas sortie?

— Marie Delamain...

— Qui nous a dit qu'il existait un testament de Mme Goron en faveur du docteur, ce qui rend celui-ci suspect?

— Marie Delamain... Je ne peux pas croire...

— Vous avez bien cru que le docteur était coupable... Or vous savez comme moi que, le mercredi soir, il lui a été matériellement impossible d'aller coucher le cadavre sur le lit de la villa...

— Sa maîtresse aurait pu...

— Marie Delamain aussi... Ou son mari... Ou... Voyez-vous, patron, je me méfie toujours des gens qui veulent trop prouver... Supposez le crime accompli ailleurs... Supposez qu'on ne nous ait jamais parlé du docteur... Qui hérite?

— Marie Delamain...

— Qui soupçonne-t-on par conséquent?

— Marie Delamain...

Cela ressemblait à des litanies.

— Tandis que, grâce à la démarche qu'elle a faite à l'Agence O, on n'a pensé qu'au docteur, on y a si bien pensé que, malgré une impossibilité matérielle, pour lui, de transporter le corps, on l'a inculpé... Et que je me demande avec une certaine angoisse comment il pourrait établir son innocence...

— Et vous?

— Cela va dépendre de Barbet...

— Je ne comprends pas...

— J'ai chargé Barbet de se renseigner sur ce point... Comment les Delamain, qui ne sont pas riches, ont-ils pu disposer d'une voiture ou d'une camionnette?...

— Et la colle forte?... Espérez-vous que c'est chez eux que vous trouverez de la colle de cartonnier?

— Probablement pas... Les Delamain occupent un petit logement à un sixième étage de la rue de Turenne, et je ne crois pas que ce soit dans ce logement qu'ils ont gardé pendant deux jours le cadavre de leur tante...

Il ne leur restait plus qu'à attendre. A neuf heures et demie, Barbet arriva, assez excité par les verres de rhum qu'il venait d'ingurgiter pour se réchauffer.

— Charmante nuit! grogna-t-il en se laissant tomber sur une chaise.

— Qu'est-ce qui vous arrive, Barbet?

— Que j'ai été enfermé et que voilà seulement que j'arrive à me faufiler hors de ce sale atelier...

— Quel atelier?

— Celui du frère de Delamain... La concierge m'avait dit que les Delamain ne voyaient pas beaucoup de monde... Seulement le frère du mari, un certain Nestor Delamain, qui venait les chercher presque chaque dimanche pour aller à la campagne avec sa voiture... Il a une camionnette transformable... C'est lui qui fabrique, dans le quartier Saint-Antoine, ces petites boîtes en carton, à compartiments, dans lesquelles on expédie à Paris les œufs du jour...

» A tout hasard, je me suis introduit dans son atelier pour voir s'il n'y avait rien d'anormal... C'est dans une cour de la rue Saint-Antoine... Le logement est au fond de la cour... Est-ce que le Nestor a entendu du bruit quand j'ai fait dégringoler une pile de boîtes?... Toujours est-il qu'il est venu refermer la porte à clé et qu'il a lâché le chien dans la cour... C'est seulement ce matin, quand les ouvrières sont venues prendre leur travail, que je suis parvenu à filer...

Emile bâilla et, ce qui lui arrivait rarement, alluma sa cigarette, puis murmura:

— Je vais me coucher... Je crois, patron, que vous pouvez continuer, n'est-ce pas?

C'était tellement simple! Le couple qui vivait chichement en ne pensant qu'à la tante riche. Cette tante qui pouvait encore tenir le coup pendant dix ou vingt ans. Le beau-frère, le cartonnier, qui faisait d'assez mauvaises affaires...

Ils s'étaient crus malins, tous les trois... Ils savaient que la police, quand elle ne tient pas un coupable, n'abandonne pas facilement une piste et qu'elle y met le temps qu'il faut...

Le coupable était tout désigné... Le docteur Tant-Pis!... On préparait le terrain par la petite comédie que Marie Delamain venait jouer à l'Agence O...

Marie guettait sa tante, le lundi... Quand celle-ci sortait, elle parvenait à l'attirer chez elle ou chez son beau-frère...

Sous quel prétexte lui faisait-on une piqûre? Avec une femme qui se croyait toujours malade et sur le point de mourir, ce n'était pas difficile à trouver...

Il ne restait qu'à se débarrasser du corps, qu'à guetter le moment favorable...

Les criminels pouvaient-ils se douter que, ce soir-là, le docteur Tant-Pis avait le meilleur des alibis?

Torrence arriva à midi au quai des Orfèvres et entra pesamment dans le bureau du commissaire Lucas, qui s'exclama:

— Alors, tu as des preuves?...

— Contre qui?

-- Contre le docteur, parbleu!... On ne me fera pas croire que cet homme-là...

Il fallut bien le croire, pourtant, et le soir même le docteur Tant-Pis faisait la dînette en tête à tête, dans l'appartement du quatrième, boulevard Beaumarchais, celui de la douce et calme Carmen Pedretti, qui ne s'était pas un instant démontée.

Le docteur avait une raison de plus de mépriser ses semblables.


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