Le chantage de l’Agence O
I
Où le bon Torrence, effondré, est emmené au quai des
Orfèvres entre deux de ses anciens collègues
Cette affaire à laquelle fut mêlé un homme célèbre dans le monde entier est, sans doute, dans les annales criminelles, une de celles sur lesquelles fut gardé le silence le plus absolu, et je me demande si, à l'heure qu'il est, on en retrouverait encore des traces dans les archives du Quai des Orfèvres.
Pourtant, tous les détails ci-dessous sont, je puis le garantir, d'une exactitude rigoureuse.
C'était un jeudi, dix minutes avant cinq heures de l'après-midi. L'heure était facile à contrôler, car il y a une horloge pneumatique au coin de la rue Tronchet, derrière la Madeleine, et on pouvait la voir de ce petit café d'habitués. Un café bien sympathique, Au Rendez-Vous-des-Limousins, avec, pour les casse-croûte, des jambons et des saucissons qui pendaient au plafond, des piles de pain noir sur un coin du comptoir.
A cinq heures moins dix, donc, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, au visage très pâle, aux yeux fatigués, comme s'il avait passé plusieurs nuits, poussa la porte d'un autre bistrot, situé, celui-ci, à l'angle de la rue Tronchet.
Debout près du comptoir, le jeune homme commanda un café crème et ne quitta pas des yeux la devanture du Rendez-Vous-des-Limousins.
Quelques instants plus tard, deux hommes sortaient du métro Madeleine et, tout en flânant, se dirigeaient vers l'établissement. Un habitué de la Police judiciaire, et le jeune guetteur .semblait en être un, pouvait reconnaître dans ces promeneurs, à l'air trop innocent, les inspecteurs Janvier et Bertrand.
Le jeune homme, qui avait froncé les sourcils, demanda à la caissière un jeton de téléphone, mais ne se dirigea pas encore vers la cabine.
A ce moment, en effet, un taxi s'arrêtait au coin de la rue Tronchet. L'homme qui en descendait ne pouvait nulle part passer inaperçu. D'abord, il mesurait plus d'un mètre quatre-vingts et, malgré sa barbe blanche en éventail, il se tenait aussi droit qu'un homme de trente ans. Sous les épais sourcils en broussaille, les yeux trahissaient une vie intense. Enfin, sur ses larges épaules, il portait une cape grise qui lui descendait jusqu'aux genoux.
Quelques passants se retournèrent sur lui. Deux ou trois d'entre eux, seulement, reconnurent le sculpteur T..., sans doute le plus célèbre sculpteur de l'époque.
Comme les deux inspecteurs de police l'avaient fait, il pénétra au Rendez-Vous-des-Limousins. Son regard aigu fit le tour des habitués, ne marqua aucune surprise en reconnaissant les policiers. Mais, sans leur adresser la parole, le sculpteur s'assit près de la fenêtre et commanda un verre de vin.
C'est alors que, dans le café du coin, le jeune homme pâle se précipita vers la cabine téléphonique. Quelques instants plus tard, il avait l'Agence O à l'appareil.
Il était à ce moment cinq heures moins trois minutes. Torrence était assis à son bureau, occupé à bourrer une pipe. Emile, dans le cagibi voisin, pouvait, non seulement voir ce qui se passait chez son patron, mais entendre tout ce qui s'y disait. La sonnerie du téléphone retentit. Torrence décrocha. Emile, de son côté, comme c'était la coutume à l'agence, saisit un appareil branché sur le même fil.
— Allô!... C'est M. Torrence?... Ici, T... Je suis à Paris pour une heure encore... Il faut que je prenne le train de 5 h. 57 à la gare Saint-Lazare... J'ai réfléchi depuis notre entretien d'il y a quinze jours... Voulez-vous me rapporter les documents que je vous ai confiés dans un petit bar, où je vous attends, derrière la Madeleine?...
Le visage de Torrence exprima quelque surprise.
- Allô!... C'est évidemment votre droit de... Allô!...
— Je suis très pressé, monsieur Torrence, et je vous expliquerai ça tout à l'heure de vive voix... Je suis au Rendez-Vous-des-Limousins et je vous demande une fois de plus de sauter dans un taxi avec les papiers que vous savez...
Torrence, grognon, raccrocha, ouvrit le coffre-fort et y prit une large enveloppe jaune pleine de papiers. L'instant d'après, il avait son chapeau sur sa tête et, au coin de la rue Montmartre, il sautait dans un taxi.
Emile, lui, était resté quelques instants rêveur. Soudain, il prit une décision.
— Allô! Mademoiselle?... L'Agence O!... Voulez-vous rechercher de toute urgence d'où est parti l'appel que nous venons de recevoir... C'est important, oui... Trois minutes?... Merci...
Et, trois minutes après, en effet, la surveillance lui apprenait que la communication téléphonique n'était pas partie du Rendez-Vous-des-Limousins, mais d'un bar situé au coin de la rue Tronchet.
Il était cinq heures douze minutes. Le sculpteur, près de la fenêtre, regardait sans cesse l'horloge pneumatique, tandis que les deux inspecteurs commençaient à croire qu'ils s'étaient dérangés pour rien.
Enfin, un taxi s'arrête. Torrence en descend, comme un homme pressé, et fonce dans le bar. Il reconnaît aussitôt le sculpteur, s'assied à sa table.
— J'ai cru un moment qu'il s'agissait d'une mauvaise plaisanterie, dit-il en tendant la main.
Son interlocuteur feint de ne pas voir cette main, plonge une des siennes dans sa poche et en retire une autre enveloppe, qu'il pose sur le guéridon de marbre.
— Comptez...
— Qu'est-ce que...
Torrence a entrouvert l'enveloppe qu'on lui tendait. Deux poignes solides, en même temps, se sont posées sur ses deux épaules.
— Monsieur Torrence, veuillez nous suivre à la Police judiciaire...
-- Hein?... Quoi?... Qu'est-ce qui vous prend, Janvier?... Et vous, Bertrand?...
Pendant quinze ans, Torrence a été inspecteur au Quai des Orfèvres, et c'était à cette époque le plus cher collaborateur du commissaire Maigret. Que signifie cette comédie? Pourquoi le sculpteur lui a-t-il tendu une enveloppe qui, le directeur de l'Agence O s'en rend compte maintenant, est bourrée de billets de banque? Et pourquoi cette comédie qui ressemble à une arrestation?
— C'est une mauvaise plaisanterie... dit-il.
— Hélas, ce n'est pas une plaisanterie... Veuillez nous suivre sans faire d'esclandre.
C'est si inattendu, si brutal, que Torrence sent ses jambes se dérober sous lui. Son visage se creuse, ses yeux expriment à la fois le désespoir et l'effroi.
— Mais, messieurs...
Ce n'est pas possible! Il y a là-dedans une tragique erreur. Qu'on lui donne quelques minutes pour s.'expliquer!
— Je vais vous dire...
— Nous avons ordre de vous conduire au Quai des Orfèvres, où vous aurez tout le loisir de parler...
Les quatre hommes prennent place dans un taxi et aucun mot n'est prononcé. On arrive à la PJ. Les yeux de Torrence sont luisants comme s'il allait pleurer, tandis qu'il gravit le large escalier qui lui est si familier.
— Attendez ici... Je vais prévenir le grand patron...
Et, pendant cette attente, on le tient à l'œil comme un malfaiteur vulgaire. Des anciens collègues passent, et sans doute sont-ils déjà au courant, car ils détournent la tête d'un air gêné.
Enfin la porte matelassée du directeur s'ouvre. Le grand patron est assis à son bureau. Il évite de lever la tête, feignant d'avoir à compulser des papiers.
Le discours du chef de la Police judiciaire est empreint d'une solennité de mauvais aloi.
— Ce n'est pas la première fois, monsieur Torrence (il l'a toujours appelé Torrence tout court, ou mon cher Torrence), ce n'est pas la première fois que je vous fais venir dans ce bureau, et il m'est déjà arrivé d'avoir des reproches à vous adresser. Jusqu'ici, par bonheur, ce n'était pas grave. Il est impossible qu'une agence de police privée travaille sans qu'aucune friction se produise avec la police officielle, et vos méthodes ne sont pas nécessairement inspirées par la prudence... Hum!... Aujourd'hui, il n'en est plus de même, vous devez vous en rendre compte...
» Est-ce vous le grand coupable?... Est-ce votre collaborateur que nous ne connaissons guère que sous le nom de M. Emile?... Avez-vous soudain de gros besoins d'argent?... Toujours est-il que vous venez de franchir la frontière d'un côté de laquelle on est un honnête homme et de l'autre côté de laquelle on risque de devoir rendre des comptes à la Justice de son pays...
» Au nom de la loi, monsieur Torrence, j'ai le pénible devoir de...
C'est à peine si le pauvre Torrence a respiré, et ses gros yeux reflètent une incompréhension douloureuse. Le chef est interrompu par une sonnerie de téléphone.
— Allô!... Qui?... M. Emile?... Je regrette de n'avoir pas le temps d'écouter... Vous dites?... Vous avez vérifié le point de départ de l'appel et?... Ecoutez, monsieur Emile... L'affaire est grave et j'aime mieux vous avertir que nous ne nous laisserons pas détourner de notre devoir par des manœuvres qui... Comment?... Le commissariat de police de la Madeleine?... Bien...
Le directeur de la PJ, troublé, décroche à nouveau.
— Donnez-moi le commissaire de police de la Madeleine... Allô!... C'est vous, monsieur le commissaire?... Directeur de la PJ, oui... On me dit... Comment?... C'est exact?... Une chasse à l'homme qui s'est terminée dans le hall de la gare Saint-Lazare?... Perdu sa trace?... Aucun de vos agents ne l'a reconnu?... Je vous remercie... Oui, j'attends votre rapport de toute urgence... Par porteur, s'il vous plaît...
Et le chef de murmurer, en regardant tour à tour le sculpteur T..., qui n'y comprend rien, et Torrence, qui n'y comprend pas davantage:
— Messieurs, j'apprends à l'instant des faits troublants... Il observe Torrence avec étonnement.
— Comment se fait-il que votre collaborateur ait eu l'idée de rechercher l'origine du coup de téléphone que vous avez reçu à cinq heures moins trois minutes?
— Je l'ignore... Il arrive souvent à Emile d'écouter mes communications... C'est entendu entre nous... Quelque chose qui m'a échappé l'a-t-il frappé dans le message que j'ai reçu? Je n'en sais rien...
— Toujours est-il qu'il a alerté aussitôt le commissariat de police de la Madeleine... Deux agents se sont précipités dans un bar du coin de la rue Tronchet... L'homme qui venait de téléphoner et que la caissière a désigné y était encore... Quand il a compris ce qui se passait, il a pris ses jambes à son cou, et les agents l'ont poursuivi... Malheureusement, c'est l'heure de la plus grande affluence dans le quartier, et dans le hall de la gare Saint-Lazare, qu'il est parvenu à atteindre, l'inconnu a disparu... Messieurs, je crois que nous ferions bien de mettre cette affaire au point... Quant à vous, Torrence, supposez que vous soyez à ma place...
Le sculpteur T... est reparti pour la Normandie, où il habite un petit village perché sur la falaise, à quelques kilomètres de Fécamp.
Le chef de la PJ et Torrence sont seuls dans le vaste bureau, qu'éclaire une lampe à abat-jour vert.
— Dites-moi exactement, voulez-vous, ce qui s'est passé...
C'est le seul moyen d'y voir clair dans cette affaire aussi pénible qu'embrouillée... Mais, d'abord, que pensez-vous de cet homme qui vient de nous quitter?...
— Je pense, dit Torrence, que c'est, sans nul doute, un artiste de génie... Je n'y connais rien en sculpture, mais le monde entier déclare que c'est le plus grand sculpteur du siècle... Par contre, j'ai l'impression que c'est un émotif et que, dans la vie courante, il lui arrive de manquer de sang-froid... Un matin, voilà quinze jours exactement, il s'est présenté dans nos bureaux à neuf heures et quart... Je me souviens de l'heure, car Barbet, notre garçon de bureau, venait de rentrer avec le courrier...
— Vous l'avez reçu en tête à tête?
— Oui... Je suis cependant obligé de vous avouer qu'Emile, mon collaborateur, peut tout voir et tout entendre de son bureau situé juste derrière le mien...
— Curieux... murmure le chef.
— Non, patron... Puisque j'y suis obligé, je vais vous confier un secret... Le vrai directeur de l'Agence O, je pourrais ajouter le cerveau de l'Agence O, ce n'est pas moi, mais cet Emile, qui passe aux yeux de tous pour un simple employé, et sans lui, nous n'aurions pas connu le tiers de nos succès...
— Continuez...
— Le sculpteur T... s'est fait connaître à moi... Il était fort abattu... Il a commencé par me poser une question que nous avons l'habitude d'entendre, qui est quasi rituelle chez nous:
» — Vous considérez-vous comme tenu, quoi qu'on vous confie, au même secret qu'un confesseur?
» Je lui ai répondu affirmativement... Sa seconde question était plus embarrassante:
» — La police officielle, dans certains cas, garderait-elle également le secret?
Le directeur esquisse un vague sourire et murmure:
— Question qu'on nous pose souvent aussi!... Qu'avez-vous répondu?
— J'ai répondu que cela dépendait de la confession.... » — Dans le cas d'un crime?M’a-t-il alors demandé.
» Et j'ai répliqué:
» Je ne pense pas que la police officielle puisse être mise au courant d'un crime sans que la machine officielle entre en action...
» Alors cet homme que vous venez de voir, et qui est si impressionnant dans sa simplicité, m'a tenu un discours plus que troublant. En voici à peu près les termes:
» — Supposez qu'un homme comme moi, père de famille, ait tué un de ses semblables dans des conditions telles que tous les tribunaux l'acquitteraient... Supposez, cependant, que le procès ne puisse avoir pour résultat que de déshonorer une jeune fille et de lui rendre désormais l'existence impossible...
» Supposez enfin que le crime ne puisse être découvert...
» Que feriez-vous, monsieur Torrence?
— Qu'avez-vous répondu?
— J'ai demandé à en connaître davantage, sous le sceau du secret... Vous avez dit tout à l'heure, patron, que la police privée ne peut avoir exactement la même ligne de conduite que la police officielle... Notre rôle n'est pas nécessairement de défendre la loi, mais de défendre des humains...
» M. T... m'a fait alors le récit de ce qui s'était passé la veille à Yport...
T..., malgré sa gloire, vit loin de Paris et du monde. Il a fait construire dans son pays natal, à un kilomètre d'Yport, une villa sur la falaise, et il y vit avec sa fille, Eveline, qui a dix-huit ans.
C'est là qu'il travaille. C'est là que, dans son vaste atelier exposé au vent du large, il crée les œuvres qui s'en vont ensuite porter le renom de l'art français dans le monde entier.
Sa femme est morte depuis dix ans. Sa fille est désormais sa seule famille.
Simple et frugal, T... se contente d'un seul domestique, qui est à son service depuis trente ans.
Depuis plusieurs semaines, un homme, un étranger qui habite Fécamp depuis peu, s'est introduit dans la villa du maître, où il rend de fréquentes visites. Il est tellement insinuant qu'il est impossible de lui faire comprendre que ses visites sont indésirables, bien que T... ait flairé en lui l'aventurier.
Deux ou trois fois par semaine, l'après-midi, il vient à pied, de Fécamp, par le sentier du bord de la falaise. Si le maître travaille et a consigné sa porte, il s'arrange pour être reçu par Eveline...
Les pères sont souvent aveugles. Les artistes le sont doublement. Il faut un hasard... Le travail, cet après-midi-là, ne marchait pas au gré du sculpteur... Il pénétra soudain dans le boudoir de sa fille...
C'est pour s'apercevoir que le visiteur a déshonoré le toit sous lequel il était reçu...
Aucun doute n'est possible— Le suborneur, qui s'appelle Evjen, et qui se dit Danois, accepte d'ailleurs la situation avec cynisme...
-- Il n'y a pas de quoi se mettre dans de pareils états, lance-t-il au père. Les jeunes filles sont faites pour...
Alors le sculpteur se saisit d'un chandelier à sept branches, en argent massif. Il est puissant, malgré son âge.
Il frappe, et c'est un cadavre qui tombe à ses pieds.
— Il faut reprendre ici les paroles de T... lui même:
» J'aurais pu appeler la police... Il n'y a pas un jury au monde qui aurait osé me condamner... Mais comprenez-vous, monsieur Torrence, que c'était déshonorer ma fille, que j'ai eu le tort de condamner à une solitude incompatible avec son âge?... Pendant deux heures, j'ai tourné en rond dans mon atelier et j'ai cru que ma vie était finie... Enfin, j'ai pris un parti... Evjen est peu connu à Fécamp... En outre, on savait que, s'il se rendait chez moi, il empruntait le sentier de la falaise où les « cavées » et les éboulements sont nombreux...
» Dans une brouette, qui me sert à transporter la glaise, j'ai conduit le corps jusqu'à un de ces éboulements et je l'ai poussé... La marée était haute...
» Si on retrouve un jour le cadavre, les traces qu'il porte à la tête passeront pour avoir été produites par le choc contre les rochers...
» Je préférerais faire à la police une déclaration officielle.
» J'ai peur qu'on exige que l'action suive son cours... Et je ne veux à aucun prix voir ma fille obligée de confesser sa faute devant la foule réunie dans un prétoire...
» Ma conscience, pourtant...
Le directeur de la PJ écoutait en caressant machinalement sa barbiche grise.
— Voilà toute l'histoire, patron!... Je vous aurais bien envoyé T... Mais, si je connais l'homme sensible que vous êtes, je sais aussi que le fonctionnaire n'a pas le droit de se montrer aussi humain qu'il le voudrait...
» Le sculpteur a insisté pour me dicter une confession complète et pour la signer.
» — On ne sait jamais, dit-il, ce qui peut arriver. A ce moment, il existera au moins un document, que vous garderez dans votre coffre, rétablissant l'exacte vérité...
» C'est ce document, termina Torrence, que j'avais tout à l'heure en poche et que vos inspecteurs ont saisi...
» Je ne comprends pas encore ce qui s'est passé...
— Je vais donc vous mettre au courant en quelques mots, car cette affaire ne fait que commencer... Qui était présent, à l'Agence O, lors de la visite de M. T...?
— Moi, bien entendu... Emile Notre secrétaire,
Mlle Berthe, en qui j'ai aussi confiance qu'en moi-même, et enfin Barbet...
— Ce n'est pas un repris de justice?
— Il a été célèbre en son temps comme voleur à la tire, mais je puis vous jurer que...
— Où Barbet se tenait-il?
— Dans l'antichambre, d'où il ne pouvait rien entendre...
— Et pourtant, affirma le chef, il y a eu une fuite... La preuve en est que, quatre jours seulement après sa visite chez vous, M. T... a reçu une lettre à en-tête de l'Agence O et signée Torrence... Cette lettre, assez cynique, lui donnait rendez-vous dans un petit bar de la Madeleine et lui réclamait vingt mille francs, en prétextant la mauvaise situation financière de l'agence...
» Le sculpteur a cédé... Au Rendez-Vous-des-Limousins, il a rencontré un jeune homme inconnu de lui qui lui a réclamé les vingt mille francs et qui lui a remis un reçu signé de votre nom...
— Mais M. T... ne connaissait pas mon écriture...
-- C'est bien ce que je pense... de même, n'importe qui peut commander chez un imprimeur du papier à lettres portant n'importe quel en-tête... Toujours est-il qu'une première fois M. T... a cédé au chantage...
» La semaine dernière, nouvelle lettre, à peu près rédigée dans les mêmes termes, et réclamant une nouvelle somme de vingt mille francs...
» Le sculpteur a compris alors qu'il s'était fourvoyé et il est venu dans ce bureau me faire ses confidences. Plutôt que d'être, le restant de ses jours, à la merci d'un escroc, il s'est remis entre nos mains...
» Comprenez-vous maintenant pourquoi nous avons organisé une souricière au Rendez-Vous-des-Limousins, et pourquoi, dès que vous avez sorti l'enveloppe de votre poche et saisi l'autre enveloppe qu'on vous tendait, mes inspecteurs se sont précipités et...
Un flot de sang monta au visage de Torrence.
— Vous avez donc pu supposer...
— Mon pauvre ami, vous savez comme moi que, de ce bureau, nous voyons tant de choses malpropres, que... Je me demande encore comment votre collaborateur Emile a eu l'idée de se renseigner sur l'origine du coup de téléphone reçu par l'Agence O...
— Emile est toujours comme ça!... laisse tomber Torrence assez sèchement.
— En tout cas, il est facile, maintenant, de reconstituer les événements. Le maître chanteur, gui paraît être un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, très pâle, nous dit-on, a donné rendez-vous à T... dans le petit bar. Pourtant il n'est pas rassuré et, d'un autre café, il guette les allées et venues dans les environs... Le fait qu'il reconnaît nos inspecteurs semble démontrer qu'il s'agit d'un garçon, qui est déjà venu ici, peut-être d'un repris de justice...
» Il a flairé la souricière... Impossible, désormais, de s'emparer des vingt mille francs...
» Mais pourquoi, au lieu de s'en aller tranquillement, comme il pourrait le faire, s'amuse-t-il à vous téléphoner pour vous faire tomber dans le piège à sa place?...
Le menton sur la poitrine, Torrence réfléchit profondément.
— Il n'y a qu'une explication, murmure-t-il enfin. C'est que, pour une raison ou pour une autre, ce jeune homme pâle ait une vengeance à exercer contre moi... Je me permets de vous rappeler, patron, que, malgré ce que vous insinuiez tout à l'heure, il m'est arrivé assez souvent, tant comme inspecteur de la PJ que comme directeur de l'Agence O, d'envoyer des gens en prison...
— Remarquez que je n'ai jamais prétendu...
— Il n'en reste pas moins vrai que quelqu'un était au courant du secret du sculpteur... Non seulement il connaissait le crime commis à Yport et l'histoire du corps jeté de la falaise, mais encore il savait qu'un document était enfermé dans notre coffre...
— Vous n'avez jamais parlé de cette affaire à...
— A personne, patron!... Je vais plus loin... Il n'en a jamais été question entre Emile et moi, si bien que personne n'aurait pu surprendre notre conversation... Notre coffre n'a pas été visité... Nous avons un certain nombre de moyens de nous en assurer... D'où je conclus que, fatalement, quelqu'un a surpris l'entretien que j'ai eu un matin à neuf heures et quart avec M. T... Or, c'est rigoureusement impossible...
— Reste Mlle Berthe...
— Non!
— Ou encore ce Barbet...
— Non!
— Alors M. Emile...
— Non!
— Dans ce cas, mon pauvre Torrence, il ne reste que vous... Soyez raisonnable... Ne niez pas l'évidence... Il y a eu une fuite, et cette fuite, il nous faut coûte que coûte la découvrir... Certes, aucun journal ne parle et ne parlera de l'affaire... Mais il y a plus de personnes à être au courant que vous ne le supposez... J'ai été, en effet, obligé de faire un rapport confidentiel à mes supérieurs... La question a été débattue en haut lieu, en très haut lieu, et comme le corps de cet Evjen n'a pas encore été rejeté par la mer, comme, d'autre part, personne n'a porté plainte, il a été décidé, jusqu'à nouvel ordre, de garder le silence...
» Ce silence n'est admissible que si toute fuite est désormais impossible...
» Vous devez savoir ce qui vous reste à faire...
» C'est urgent, Torrence, extrêmement urgent, et, si vous ne réussissez pas, une jeune fille sera déshonorée et la vie d'un grand artiste brisée par la faute de l'Agence O... » Bonsoir, mon ami...
Et, cette fois, le chef serra la main de Torrence et endossa son pardessus.
II était neuf heures du soir.
II
Où l'on voit l'Agence O se disposer à vivre « en famille »,
selon le mot de Torrence, les heures les plus pénibles
de son existence
Comme la plupart des gros, Torrence était volontiers sentimental. Et lorsque son émotion devenait trop forte, lorsqu'il ne parvenait plus à l'extérioriser, son attitude tournait, facilement à une solennité pas toujours exempte d'un certain ridicule.
Ce soir-là, du moins, avait-il de bonnes excuses. Il venait de vivre les heures les plus dramatiques de sa carrière et, malgré les paroles, en somme encourageantes, du directeur de la PJ, le souvenir de son arrestation — car il avait été bel et bien arrêté par deux de ses anciens collègues —continuait à lui serrer la gorge.
Quand il arriva cité Bergère et qu'il vit de la lumière derrière les vitres dépolies du second étage, il s'arrêta un instant et esquissa un sourire plein d'amertume. Cette maison, connue et respectée dans le monde entier, était certes avant tout l'œuvre d'Emile, mais elle était un peu la sienne aussi et, pour tout le monde, c'était lui le grand patron.
Or il s'en était fallu de peu, de presque rien, pour qu'à cette même heure toutes les rotatives de Paris fussent en train d'imprimer en caractères gras: Les chantages de l'Agence O. Dramatique arrestation de son directeur...
La boutique du coiffeur, si horriblement peinte en mauve agressif, était fermée. Torrence franchit la petite porte et s'engagea dans l'escalier étroit et mal éclairé. Il traversa le palier du premier étage — qui était plutôt un entresol surbaissé — et continua son chemin, enjamba sans la toucher la huitième marche, qui déclenchait une sonnerie dans l'antichambre de l'Agence O.
Allons! Le malheur était écarté, tout au moins provisoirement, et Torrence posait librement la main sur le bouton de la porte, pénétrait dans la clarté diffuse de l'antichambre, où un journal était étalé sur la table de Barbet.
L'instant d'après, il était dans son bureau, qu'il avait cru ne jamais revoir, et il regardait avec étonnement les trois personnages qui l'attendaient en silence.
C'était Emile qui avait eu l'idée de faire rester après l'heure, ce qui leur arrivait souvent, Mlle Berthe et le garçon de bureau.
— Mes enfants... commença le bon Torrence, saisi par l'émotion, je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, revivre les moments affreux que... que je...
Ne trouvant plus ses mots, il éprouva le besoin, dans un mouvement assez pathétique, de leur serrer longuement la main à tous les trois.
Au lieu de s'asseoir à son bureau, dont la lampe avait le même abat-jour vert que les lampes de la Police judiciaire, il resta debout, le dos au feu, dans une pose plus digne d'une heure aussi solennelle.
— Asseyez-vous, leur dit-il. J'ai toujours considéré notre agence comme une famille... Je le pense à présent plus que jamais... Certes, je savais que nous avions des ennemis... Il est impossible de mener à bien l'œuvre que nous avons entreprise sans soulever de terribles ressentiments... Je ne croyais pas, cependant, qu'ils emploieraient contre nous des moyens aussi vils, aussi perfides...
Emile, dans son coin, les lunettes d'écaille sur les yeux, suçait sa cigarette sans broncher le moins du monde. Mlle Berthe avait à la main un mouchoir roulé en boule et Barbet se tenait humblement le plus près de la porte, tête basse, dans une attitude qui était presque celle d'un coupable.
— Mes enfants... vous permettez, Emile, que je vous appelle ainsi également... je suis beaucoup plus âgé que vous... Mes enfants, quelle que soit l'audace de nos ennemis, une chose est malheureusement certaine: une fuite s'est produite à l'Agence O... Je vous demande pardon de vous dire cela... Je sais que cela rend la position de chacun délicate... Une certitude mathématique existe: les termes d'une conversation qui s'est tenue dans ce bureau certain lundi à neuf heures et quart du matin sont venus à l'oreille d'étrangers...
Torrence aurait bien pleuré d'humiliation. Il connaissait personnellement chacun de ses collaborateurs. Il savait que ses paroles faisaient le même effet dans leur petit groupe que quand soudain, au milieu d'une réunion mondaine, on s'aperçoit d'un vol et que chacun a l'impression d'être suspecté.
— Je me suis porté garant de vous tous auprès du directeur de la PJ. Je lui ai juré qu'aucun de vous n'avait sciemment commis une faute professionnelle. Maintenant que nous sommes entre nous, que nous sommes en famille...
Emile commençait à s'impatienter, car il sentait que le pauvre Torrence n'en sortait pas de son discours.
— Maintenant que... Enfin, vous me comprenez... Je vous dis... Je vous dis: mes enfants... si l'un d'entre vous a, sans le savoir, sans le vouloir, sans se rendre compte de l'importance de son acte, rapporté au-dehors une conversation surprise ici...
Il était en nage et il dut s'essuyer le front, où perlaient des gouttes de sueur. Par contenance, il fourra une pipe non allumée entre ses lèvres.
— Une imprudence n'est pas un crime... Je comprendrais parfaitement, et je suis sûr que M. Emile comprendrait comme moi... Ce qu'il faut, ce qui est indispensable, c'est que nous sachions comment l'individu qui a failli ruiner notre réputation et nous prendre notre honneur a été mis au courant de... Mademoiselle Berthe... Pardonnez ma question... Je m'adresse à vous la première, car vous êtes la dernière venue parmi nous... Vous avez des parents, des amis... Il se pourrait qu'un jour, dans la conversation, vous ayez laissé échapper...
Incapable de parler, elle secoua négativement la tête.
— Réfléchissez avant de répondre... Il s'agit du sculpteur T..., ce vieillard vêtu d'une longue cape grise qui s'est présenté ici un lundi matin...
Mlle Berthe était d'autant plus malheureuse que, depuis certaine enquête au Lavandou, qui restait le plus beau souvenir de sa vie, elle était secrètement amoureuse d'Emile, et que c'est devant celui-ci qu'elle était mise sur la sellette.
— Je jure... Je jure... parvint-elle cependant à balbutier.
— Quant à vous, mon pauvre Barbet...
— Je comprends la situation, allez, patron!... Et je me rends compte de ce qu'on a dû vous raconter au Quai des Orfèvres... Pour eux, je suis toujours un repris de justice... On a dû vous reprocher de m'employer, et c'est naturellement sur moi que...
— Mes enfants, je veux vous donner le temps de réfléchir. Allez chacun dans votre bureau. Nous avons à travailler, M. Emile et moi. Dans un quart d'heure, dans une demi-heure, vous viendrez l'un après l'autre nous dire le résultat de vos réflexions, et je vous garantis, dès à présent, que, quels que soient vos aveux, nous ne... nous... Enfin! Je me comprends...
Il était temps! Torrence était sur le point de sangloter. Jamais il n'aurait cru qu'un jour viendrait où il serait forcé de laisser peser de tels soupçons sur les membres de son personnel. Il lui semblait qu'il était en train, de ses mains, de détruire la belle harmonie de l'Agence O, cette harmonie qui avait permis à un petit groupe d'êtres dévoués de remporter des succès qui faisaient chaque fois l'étonnement de la puissante police officielle.
— Laissez-nous, mes enfants...
Quand il fut seul avec Emile, il se laissa tomber dans son fauteuil et bourra machinalement sa pipe. Il prenait son temps avant de parler, avant d'entreprendre le long récit des événements de l'après-midi. Contre son attente, Emile ne lui laissa pas ouvrir la bouche.
— Je me suis permis, patron, de commencer, en vous attendant, un petit travail qui va nous prendre toute la nuit...
— Mais...
— Je suis au courant de tous les détails par le commissaire de police de la Madeleine et par le chef de la PJ, à qui je me suis permis de téléphoner personnellement... C'était urgent... J'espère que vous ne m'en voudrez pas... Si donc vous voulez m'en croire, nous allons commencer par aller faire tous les deux un dîner aussi copieux que possible, arrosé d'une vieille bouteille de bordeaux... Je vous assure que vous en avez besoin... Ensuite nous reviendrons ici et, tous les deux, nous continuerons l'examen de tous les dossiers de l'Agence O, examen que je viens à peine de commencer...
Ce fut Barbet qui vint le premier au rendez-vous que Torrence avait donné à son personnel.
— Je crois, dit-il avec embarras, qu'il vaut mieux que je disparaisse pour un temps... Si je reste ici, vous n'empêcherez pas la police de croire que c'est par moi que la fuite s'est produite... Et elle vous accusera de me couvrir...
— Vous êtes sûr, Barbet, que...
— Patron! lança Barbet avec indignation.
Et il reprit un peu plus tard:
— Voyez-vous, j'ai ma petite idée... Il y a des chances pour qu'elle ne soit pas la bonne, et je voudrais la poursuivre sans avoir de comptes à rendre... Donnez-moi quelques jours de congé... Pendant ce temps-là, d'ailleurs, je suppose que l'Agence O ne s'occupera de rien d'autre que de ce chantage...
Avant que Torrence ait pu répondre, Emile intervenait:
— A une seule condition, Barbet. D'abord, vous téléphonerez ici deux fois par jour, pour le cas où nous aurions besoin de vous...
— Si vous y tenez...
— Ensuite, vous allez nous promettre de ne pas être armé...
Barbet rougit, prouvant ainsi qu'Emile avait deviné juste,
— Non seulement vous ne serez pas armé, mais si votre idée, comme vous dites, vous conduit à un résultat, voue nous préviendrez avant d'agir...
— C'est que...
— Je croyais, Barbet, que vous nous étiez dévoué corps et âme...
— Bon... Ça va !... Je promets!...
— Jurez...
Et Barbet jura solennellement en crachant par terre.
— J'ai bien réfléchi et je suis sûre de n'avoir parlé du sculpteur à personne... vint dire un peu plus tard Mlle Berthe. Mais je vois que vous avez sorti tous les dossiers de l'Agence O, c'est moi qui les ai classés. Je devine ce que vous allez faire et je vous demande, comme une preuve de confiance, de me permettre de passer la nuit avec vous et...
— C'est impossible, mademoiselle, dans l'intérêt même, de l'agence, car il faut que demain matin, à neuf heures, Il y ait ici quelqu'un de frais... Courez chez vous... Dînez et allez vous coucher...
Un quart d'heure plus tard, les deux hommes, Torrence et Emile, pénétraient dans un bon restaurant des environs des Halles et, bien que Torrence jurât qu'il n'avait pas d'appétit, Emile commandait un menu aussi soigne que s'il eût été en partie fine.
— Laissez-moi faire, patron... Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez...
C'était si vrai qu'après des soles à la dieppoise, arrosées d'un Pouilly de bonne année, le gros Torrence avait retrouvé ses couleurs, commençait à bomber le torse et grommelait en jetant autour de lui des regards terribles:
— Si je tenais ce cochon!...
— Nous parlerons de ça tout à l'heure... Pour le moment, ne songeons qu'à ces perdrix au chou dont je sens le parfum jusqu'ici... Maître d'hôtel.... Envoyez-moi le sommelier, s'il vous plaît...
A onze heures, enfin, Torrence, un havane entre les lèvres, suivait Emile le long du trottoir de la rue Montmartre.
— Voyez-vous, patron, ce problème, comme beaucoup de problèmes d'algèbre, comporte deux inconnues... Celle qui vous inquiète le plus, vous, c'est la première, qui à mes yeux est peut-être la moins importante... Vous vous demandez, en effet, comment un secret aussi important que celui du vieux sculpteur a pu sortir de l'Agence O...
— Il me semble...
— Je sais! Vous êtes un sentimental, et, à l'idée qu'un de vos collaborateurs a pu...
— Avouez que...
— Que c'est ennuyeux... Mais je suis sûr que ce mystère ne tardera pas à être éclairci... Pour cela, il faut éclaircir d'abord le second mystère... Ecoutez-moi un instant avec attention... Supposons que vous soyez un maître chanteur...
Torrence, qui avait été déjà accusé d'un forfait de ce genre l'après-midi, fit la grimace et son cigare lui parut moins bon.
— Je vous demande pardon... Pourtant, il faut se mettre dans la peau de l'homme... Il à découvert un de ces secrets qui valent une fortune, à condition de ne pas trop tirer sur la ficelle... Car, s'il est au courant de la conversation que le sculpteur a eue avec nous, il sait que T... a été à un doigt de tout dire à la police...
» Un premier coup réussit. T... verse les vingt mille francs qu'on lui réclame...
» Eh bien! Patron, je jurerais qu'un maître chanteur digne de ce nom attendrait un certain temps avant de faire une seconde demande d'argent...
» Il faut, comme en chirurgie, laisser le patient reprendre haleine entre deux opérations...
» Remarquez un autre détail... Il s'attend si bien, notre maître chanteur, à ce que sa victime aille se plaindre à la police, qu'il se cache à proximité du rendez-vous...
» Et il ne demande pas l'annuaire pour y chercher notre numéro de téléphone... Il le sait d'avance... Il a prévu que, si T... ne se laissait pas faire, il mettrait l'Agence O dedans...
Emile s'interrompit pour proposer:
— Prenons donc un café à cette terrasse... La nuit est longue...
Après quoi il poursuivit:
— J'en conclus que l'homme qui a fait le coup ne cherchait pas seulement l'argent — pour lui, vingt mille francs paraissent constituer une forte somme — mais qu'il cherchait encore et surtout à exercer une vengeance personnelle... Voilà pourquoi vous avez vu sur votre bureau tous les dossiers de l'Agence O...
» Nous avons un signalement de l'inconnu ou de son complice... Vingt-cinq à trente ans... Vêtu avec une certaine recherche... Enfin, sa pâleur est remarquée par tous ceux qui l'ont approché, même par un des agents, qui ne l'a vu que de loin...
— Vous appelez ça un signalement? Ironisa Torrence, qui n'avait qu'une confiance médiocre dans la méthode exposée par Emile.
— Allons, patron, du cran, nom d'une pipe!... Savez-vous à quoi me fait penser ce teint pâle et ces yeux fatigués décrits par le garçon de café et par la caissière?... A quelqu'un sorti récemment de prison... Souvenez-vous des gars que nous avons vus après deux ou trois ans de Poissy...
Cette fois, l'intérêt de Torrence parut s'éveiller.
— Ce n'est pas tout, et vous allez voir que notre travail devient plus facile à mesure qu'on y réfléchit... Au point que je crains bien que, tout à l'heure, il soit vraiment enfantin... Vous souvenez-vous du genre d'écriture des gars que nous envoyons d'habitude en prison et de leur orthographe?... Bon!... Or, ce gaillard-ci, non seulement a eu l'idée de faire faire par un imprimeur du papier à lettres à en-tête de l'Agence O, ce qui suppose déjà une certaine initiative, mais encore il a écrit au sculpteur d'Yport deux lettres signées de votre nom... Ne croyez-vous pas que T..., si ces lettres avaient été émaillées de fautes, ou si l'écriture avait été par trop primaire, se serait méfié?...
— On peut faire écrire une lettre par un ami...
— Sauf si on s'oblige ainsi à partager une petite fortune avec lui... En admettant même que cette lettre ait été écrite par un ami, cela suppose un ami ayant de l'instruction...
Torrence venait de faire un geste en direction du garçon.
— Non, patron... Vous avez bien dîné... Vous avez eu du vin à discrétion..: Après le café, je vous interdis tout alcool, car le travail ennuyeux va commencer et je ne tiens pas à vous entendre ronfler dès deux heures du matin... Tout ce que je permets, c'est que le garçon nous apporte quelques bouteilles de bière au bureau et des sandwiches pour le cas où...
Il y avait, dans cette recherche parmi les dossiers de l'Agence O par les deux collaborateurs, quelque chose de mélancolique. Des affaires de toutes sortes leur avaient passé par les mains. Beaucoup d'affaires banales, bien sûr, de celles qui ne se racontent pas, recherches dans l'intérêt des familles, enquêtes commandées par les compagnies d'assurances.
S'assurer que tel suicide est un vrai suicide et que telle mort naturelle n'en est pas une; s'assurer de même que tel incendie n'est pas volontaire et que tel vol de bijoux est bien un vol...
Mais, par-ci par-là, émergeaient des affaires qui avaient fait du bruit à leur heure et qui avaient valu à l'Agence O la grande manchette dans les journaux. Il y en avait d'autres, enfin, presque toujours les plus intéressantes, dont le public ne s'était jamais douté et qui dormaient dans leur tombe de toile grise.
Or, maintenant, c'était à l'Agence O de se défendre elle-même!
Chacun des deux hommes avait une énorme pile devant lui. Après son cigare, Torrence avait allumé pipe sur pipe et l'atmosphère du bureau était d'autant plus irrespirable que l'ancien inspecteur de Maigret avait la manie de charger le poêle jusqu'à la gueule.
A la fin, Emile était en manches de chemise.
— Combien en avez-vous trouvé, patron?
— Trois... Mais je vous avoue...
— J'en ai quatre... Je me demande cependant s'ils ont tous des motifs suffisants de haine contre nous pour machiner un pareil coup... Etablissons toujours la liste...
Quand le jour se leva, ils étaient en face d'un aide-mémoire ainsi conçu:
Jean Marchesseau, commis de bijouterie, accusé de vol par Torrence et envoyé pour cinq ans en maison centrale. Vingt-huit ans au moment de sa condamnation.
Léon Gorissen, dit Petit Léon, affaire de mœurs compliquée de chantage. Deux ans.
Germain Vatissard, vingt et un ans, clerc de notaire, amateur de courses, pris la main dans le sac, faux en écritures. Trois ans.
Philippe Durandeau, vingt-quatre ans, fils d'un minotier. Meurtre d'une jeune fille, dans un hôtel meublé de Montmartre, un soir qu'il était ivre mort. Circonstances atténuantes. Dix ans.
Hubert Escalier, vingt-six ans, fils d'un consul en Extrême-Orient. Faux et usage de faux. Bons antécédents. Un an.
Herbert Félix, vingt-quatre ans, enfant naturel, ancien pupille de l'Assistance publique, meurtre d'une sexagénaire à l'aide d'un objet contondant. Dix ans.
Jean-Pierre Defretty, garçon coiffeur. Manœuvres abortives sur la personne d'une jeune fille de bonne famille qu'il avait séduite, et menaces aux parents. Trois ans.
— Maintenant, patron, je vous conseille vivement d'aller dormir quelques heures. Je vais m'étendre sur ce divan et attendre l'arrivée de Mlle Berthe, ainsi que le premier coup de téléphone de Barbet. A propos de Barbet...
— Eh bien? Questionna Torrence, comme Emile restait en suspens.
— J'ai un peu peur, patron...
— De quoi?
— Voyez-vous, quand Barbet suit une idée... Et je suis sûr qu'en nous quittant il avait son idée... Dans ces cas-là, il va jusqu'au bout... Tant pis si... Nous ne pouvions pourtant pas l'enfermer jusqu'à ce que nous découvrions la vérité... Bonsoir, patron!... Filez!... Si je vous vois jamais revenir aussi abattu que tout à l'heure, quand vous êtes rentré du Quai des Orfèvres...
Il fallut pousser Torrence dehors, car l'émotion le reprenait, peut-être à la faveur de la fatigue, et il aurait été capable de s'attendrir à nouveau.
Une fois seul, Emile reprit sa liste et, avec un crayon, fit en marge de longs et patients calculs.
Etant donné l'âge d'Untel à son entrée en prison... Etant donné la peine qu'il a eu à subir... Etant donné d'autre part ses origines et ses antécédents...
Comme tous les familiers de l'Agence O, Mlle Berthe avait 'l'habitude d'enjamber la marche qui déclenchait la sonnerie, et, quand elle entra dans le bureau, elle trouva Emile qui dessinait de jolies arabesques au bas de sa feuille de papier.
— Mon Dieu! Soupira-t-elle. Je parie que vous n'avez pas dormi!
— Et je ne pense pas que je dormirai de la journée...
— Dans ce cas, murmura-t-elle en souriant, vous feriez bien d'aller vous faire raser... Votre barbe a poussé d'un demi-centimètre depuis hier... Voulez-vous que j'appelle Adolphe?
— Non... Je descendrai... Cela me donnera l'occasion de boire un café chaud et de manger un croissant...
III
Où Barbet rejoint un vieillard qui exerce un curieux métier
et où, arrivant au bout d'une piste, il se voit assez mal
accueilli
Dans les premiers temps de l'Agence O, Torrence lui-même s'était maintes fois étonné de la rapidité avec laquelle Emile menait les enquêtes, et Emile lui avait expliqué:
— Voyez-vous, patron, la police officielle est une énorme machine et, comme toutes les choses énormes, elle peut se permettre d'être lente... Elle sait qu'une fois en branle rien ne l'arrêtera... Pour prendre une autre comparaison, la police officielle pêche au filet... C'est un chalut puissant, qui drague perpétuellement le fond, et la plupart des poissons s'y feront prendre un jour ou l'autre...
» Nous, au contraire, nous pêchons au harpon... Cela permet d'atteindre le poisson dans les petits coins de roche où le chalut ne passe pas, mais il faut à cette pêche beaucoup de rapidité...
» Dites-vous bien, patron, que toute enquête que nous ne réussissons pas en un temps record est une enquête perdue pour nous...
Torrence, hélas, se remémorait ces paroles, les jours suivants, en se livrant à un travail pour lequel l'Agence O n'était pas organisée, un travail de vérifications, de recherches minutieuses où il fallait dépenser de longues heures pour le plus petit renseignement.
C'est ainsi qu'il put supprimer cinq noms de la liste. Un des malfaiteurs était mort. Un autre était aux bataillons d'Afrique. Un autre encore... Bref, il fallut trois journées, qui parurent interminables, pour n'avoir plus devant soi que deux noms, celui de Vatissard, l'ancien clerc de notaire, sorti de prison un mois plus tôt, et celui de Jean-Pierre Defretty, le garçon coiffeur, qui avait quitté Fresnes quelques jours après.
Ce qui compliquait les recherches, c'est qu'ils étaient l'un comme l'autre interdits de séjour. Vatissard avait été aperçu à la pelouse d'Auteuil, Defretty dans un musette de la rue de Lappe, mais tous deux devaient prendre des précautions pour ne pas être repérés.
C'était en somme, pour Emile et pour Torrence, le travail d'un inspecteur débutant à la Police judiciaire. Il est vrai que celle-ci aidait honnêtement l'Agence O par tous les moyens possibles.
Ainsi, le troisième jour, remit-elle à Torrence les photographies des deux repris de justice, face et profil, prises sous la lumière implacable de l'anthropométrie.
Ce fut une minute assez émouvante pour Emile que celle-là, tandis qu'on montrait ces photos, mêlées à d'autres, au garçon de café de la rue Tronchet. En effet, il n'était arrivé à ces deux hommes que par le raisonnement. Mais n'y avait-il pas, dans ce raisonnement, une paille quelconque?
— Le voici... déclara sans hésiter le garçon en montrant le visage maigre et tourmenté de Vatissard. Je le reconnais, bien que maintenant il soit encore plus mal portant...
La caissière confirma les dires du garçon. Deux heures plus tard, tous les agents de Paris et de banlieue, ainsi que tous les postes de gendarmerie, avaient le signalement de Vatissard et l'ordre de l'arrêter.
Jusqu'alors, on avait eu régulièrement, deux fois par jour, comme Emile l'avait ordonné, des nouvelles de Barbet. Il est vrai que ces nouvelles étaient des modèles de brièveté.
— Ici, Barbet... Rien au rapport.
Et il raccrochait aussitôt.
Or, le quatrième jour, à neuf heures du matin, alors qu'Emile venait d'arriver au bureau, la sonnerie du téléphone retentit. C'était le poste de police du XVIIIe arrondissement.
— L'Agence O?... Voulez-vous venir de toute urgence?...
Emile sauta dans un taxi. Au poste de police, il eut la stupeur douloureuse de trouver Barbet, comme sans vie, étendu sur un bat-flanc.
Le pauvre Barbet avait reçu un coup de couteau entre les omoplates, et c'était miracle que le cœur n'ait pas été atteint.
— Où l'avez-vous découvert?
— Dans un terrain vague, rue du Mont-Cenis... Il a dû y rester étendu une partie de la nuit... C'est pourquoi il est si faible... Le médecin affirme que la blessure n'est pas grave et votre homme a refusé d'être conduit à l'hôpital...
Ce jour-là était un vendredi. Avant même d'interroger Barbet, qui sommeillait, à la suite d'une piqûre qu'on lui avait faite, Emile téléphona à Torrence, qui ne tarda pas à le rejoindre.
— Vous devriez aller rue du Mont-Cenis avec l'agent qui a découvert Barbet, patron... S'il a été attaqué, c'est que quelqu'un avait de bonnes raisons pour ça...
Une demi-heure plus tard, seulement, l'ancien voleur à la tire était en mesure de commencer un récit assez heurté de ses aventures. Mais, avant tout, il s'était fait transporter en taxi cité Bergère.
— Il y a des choses qui ne regardent pas les flics, vous comprenez?...
— Je peux m'absenter une demi-heure, monsieur Emile? demanda Mlle Berthe. Nous sommes le premier vendredi du mois. J'ai mon rendez-vous chez le coiffeur, et si je passe mon tour... A moins que vous ayez besoin de moi...
— Voyez-vous, patron, quand on a parlé de la gare Saint-Lazare, j'ai eu tout de suite une idée... Seulement, il faut me jurer de ne répéter à personne ce que je vais vous confier... Le passé est le passé... Je suis devenu un honnête homme, mais ce n'est pas une raison pour trahir d'anciens copains, dont certains ont été bons pour moi...
» A la gare Saint-Lazare, y a, en face de la sortie principale, un vieil aveugle qui vend des lacets de souliers... Vous l'avez certainement vu, mais vous n'y avez pas prêté attention... On l'appelle Grand-Père... Il a maintenant dans les soixante-quinze ans et c'est un homme qui a été fameux en son temps... Il « faisait » les trains de banlieue, plus particulièrement de la banlieue ouest... Il était bien rare qu'aux heures d'affluence sa récolte ne fût pas, en peu de temps, de cinq ou six portefeuilles... Il avait du flair... Il se trompait rarement... A première vue, il reconnaissait les gens qui rentraient chez eux la poche bien garnie.
» Eh bien! Grand-Père n'est pas tout à fait rangé des voitures... S'il n'a plus ses jambes pour travailler, il a encore bon œil, sous ses lunettes bleues, malgré son écriteau d'aveugle... Maintenant, il se contente d'indiquer les coups aux copains, aux jeunes qu'il a formés...
» C'est lui que je suis allé voir... C'est bien extraordinaire qu'il se passe quelque chose dans la gare sans qu'il soit au courant...
» Je lui ai parlé du type qui, dans la foule, est parvenu à échapper aux agents qui le poursuivaient...
» — Ce n'est pas un des nôtres... m'a répondu Grand-Père. Pourtant son visage ne m'est pas inconnu... Il faut me laisser réfléchir, mon fils... Je crois que si tu me payais un petit verre...
» Et c'est venu tout doucement... Grand-Père s'est souvenu qu'il avait aperçu une fois le fuyard aux courses, en compagnie de La Ficelle...
» La Ficelle fait à peu près le même métier que Grand-Père à Auteuil, à Longchamp, à Vincennes et à Saint-Cloud...
» — Oui, je suis sûr qu'ils se connaissaient... Celui dont tu parles était habillé comme un monsieur et portait des jumelles. Mais où vas-tu trouver La Ficelle, maintenant?... En dernier lieu, il était avec une certaine Julie, qui se promenait tous les soirs entre la place Blanche et la place Clichy...
Barbet réclama un petit verre de rhum et, malgré l'interdiction du médecin, Emile en prit dans un placard et lui en donna quelques gouttes.
— J'ai retrouvé la Julie... Mais elle n'est plus avec La Ficelle...
» — C'est cette chipie de Clémentine... m'a-t-elle dit.
» Vous voyez le boulot, patron!... Faut savoir nager entre deux eaux pour s'y retrouver, dans ce monde-là...
» J'ai mis la main sur Clémentine et j'ai su qu'on rencontrait La Ficelle au Tout-Va-Bien du boulevard Saint-Martin...
» —Le Clerc de Notaire!... qu'il m'a dit. Celui qui s'est mouillé et qui a passé trois ans à l'ombre?... Comme c'est drôle, la vie... Tu m'en parles et je l'ai justement rencontré hier avec un type qui habite rue du Mont-Cenis, un type pas très franc du collier, qui fait, lui aussi, dans les écritures... C'est une petite bicoque de deux pièces, à côté d'un terrain vague, tout en haut de la Butte-Montmartre...
» Et voilà, patron... Je suis allé là-bas... Je me suis glissé dans le terrain vague... J'ai vu rentrer les deux hommes, qui avaient dîné dans un restaurant voisin...
— Pourquoi ne pas nous alerter?
— Je voulais en savoir davantage, vous comprenez?... Je n'étais pas sûr... Le Grand-Père pouvait s'être trompé... Je me disais que, quand mes lascars seraient endormis, je ferais peut-être une virée dans la bicoque...
» Ils ne m'en ont pas laissé le temps, les salauds!... Faut croire qu'il y en a un des deux qui est ressorti par une fenêtre que je ne voyais pas... En tout cas, j'ai entendu soudain derrière moi des pas rapides... Je n'ai pas eu le temps de me retourner et je recevais une lame entre les côtes...
» J'ai tourné de l'œil... Paraît que ce qui a attiré les flics dans le terrain vague, ce matin, c'est que je poussais des gémissements, comme une bête malade, qu'ils ont dit...
Barbet examina la photographie qu'Emile lui tendait.
— C'est bien lui... Sauf qu'il est plus maigre encore à l'heure qu'il est... Malheureusement, ils ont dû mettre les bouts de bois...
La sonnerie du téléphone retentissait. Emile ne bougeait pas. Ce fut Barbet qui lui rappela:
— Vous oubliez que Mlle Berthe est chez le coiffeur?... Vous feriez peut-être bien de répondre, patron...
— Allô!... C'est vous, Torrence? Faisait une voix au bout du fil.
— M. Torrence est absent... Ici, Emile, son employé... Un gros rire.
— Vous êtes modeste, monsieur Emile, et je voudrais avoir beaucoup d'employés comme vous... Ici, le directeur de la PJ... On me signale à l'instant la présence de Vatissard dans un petit bar du boulevard de Courcelles... Un agent l'a formellement reconnu... Il attend des instructions... J'avais pensé qu'après ce qui s'est passé, Torrence serait heureux de procéder lui-même à...
— Je vais y aller... On le surveille, n'est-ce pas?...
— Ne craignez rien... Aucune chance pour lui de nous échapper... J'ai déjà donné des instructions à mes inspecteurs...
Emile saisit son chapeau, négligea son pardessus, et il se précipitait dehors quand il se heurta à Mlle Berthe.
— Monsieur Emile!... Monsieur Emile!...
— Impossible!...
— Monsieur Emile!... Je vous en supplie!... C'est très important...
Trop tard. Emile était déjà au bas de l'escalier. Il sautait dans le premier taxi venu.
— Boulevard de Courcelles!... En vitesse!... Vous en faites pas pour les contraventions...
Alors Mlle Berthe s'approcha de Barbet à demi étendu sur le divan du bureau.
— Vous avez un revolver, Barbet?
- Chut!... Le patron m'avait fait promettre de ne pas être armé... Il est vrai que, pour ce que ça m'a servi...
Et il tendit à la jeune fille un gros revolver d'ordonnance. — Où allez-vous?... Qu'est-ce que vous faites?...
A son tour, elle avait déjà disparu.
Décidément, ce vendredi-là, l'Agence O était comme prise de folie.
IV
Où le bon Torrence, ému jusqu'aux larmes une fois de plus,
à l'air de présider à une distribution de prix à des élèves
modèles
Quand Emile arriva boulevard de Courcelles, non loin du pont du chemin de fer, il eut une désillusion et il en voulut au chef de la police. En effet, un car officiel était arrêté devant le petit bistrot qu'on lui avait désigné et la foule s'était déjà amassée. Ainsi donc, on ne l'avait pas attendu pour procéder à l'arrestation de Vatissard!
Mais, quand il s'approcha, son humeur se transforma en stupeur. C'était en effet Torrence qui sortait du petit bar, poussant devant lui un jeune homme maigre aux mains chargées de menottes.
— Vous aussi? S’étonna Torrence en apercevant Emile.
— Et vous, patron, comment se fait-il que... Je vous croyais rue du Mont-Cenis...
— J'y étais encore il y a une demi-heure... Figurez-vous que, dans la bicoque d'où les oiseaux s'étaient envolés et que je visitais à tout hasard, j'ai trouvé un vieux dixième de la Loterie nationale... Sur ce billet, il y avait, au tampon, le nom et l'adresse d'un petit café du boulevard de Courcelles... Je me suis souvenu que c'était une agence de pari mutuel et que nos lascars jouaient aux courses... Je suis venu et j'ai trouvé ces messieurs qui nous attendaient...
Il désignait les inspecteurs de la PJ.
— Par exemple, nous avons travaillé trop vite. Vatissard venait de pénétrer dans la cabine téléphonique et de mettre un jeton dans l'appareil... Or nous ne lui avons pas donné le temps de demander son numéro... A qui voulait-il téléphoner?... Pourquoi, avant de fuir, est-il venu ici?... Dans une situation aussi difficile que la sienne, il a fallu un mobile grave... Je suis une vieille bête, Emile!... Quand je pense qu'il suffisait d'attendre quelques secondes derrière la porte de la cabine...
Inspecteurs de la PJ et directeurs de l'Agence O accompagnèrent les deux prisonniers, Vatissard et un vague comparse, jusqu'au quai des Orfèvres.
Le comparse plaisantait avec bonne humeur. De toute évidence, il se croyait tranquille, car il n'avait fait, comme il disait, que donner asile à un copain dans la débine. Savait-il que Vatissard était sorti de la bicoque, la nuit, pour donner un coup de couteau à Barbet?
Les deux hommes furent fouillés et on trouva sur l'ancien clerc de notaire, plus pâle que jamais, un portefeuille contenant quinze mille francs, ce qui restait, évidemment, des vingt mille francs extorqués au sculpteur T...
— Vous voulez l'interroger vous-même, Torrence? proposa aimablement le directeur de la PJ. Dans ce cas, je vous adjoindrai Lucas, afin de donner une consécration officielle à...
— Patron! s'écria soudain Emile.
— Quoi?
— J'y pense tout à coup... Lorsque je suis sorti, Mlle Berthe a essayé en vain de me retenir... J'étais pressé... Elle paraissait fort émue...
— Allez donc cité Bergère...
Emile entra en coup de vent, n'aperçut que Barbet, qui avait, en son absence, vidé la bouteille de rhum et qui ronflait. Il le secoua.
— Où est Mlle Berthe?
— Hein?... Quoi?...
— Où est-elle?... Tout à l'heure elle était nerveuse et...
— Vous en faites pas patron, elle est armée...
— Hein?... Mais vous êtes ivre, Barbet!...
— Je crois bien que oui... Pour ce qui est... enfin de la demoiselle, elle m'a demandé mon revolver et...
— Elle vous a dit où elle allait?
— Non... Elle est partie aussi vite que vous... Ce ne serait pas un effet de votre bonté que de me donner un verre d'eau?...
— Mais, sacrebleu, Barbet, vous ne vous rendez pas compte que Mlle Berthe est peut-être tombée dans un piège?... Ce sera votre faute si...
A ce moment, Emile dressa l'oreille.
— On frappe quelque part... dit-il.
— Vous croyez?
— Silence... Ecoutez...
Ce n'était pas à la porte et il fallut quelques instants pour s'apercevoir qu'on frappait au plancher.
Une fois encore, Barbet resta seul, et il était écrit qu'il attendrait longtemps son verre d'eau. Emile s'était précipité. Il faisait irruption dans le salon de coiffure du rez-de chaussée.
— Qu'est-ce qu'il y a à l'entresol? Questionnait-il. Et Adolphe, qui faisait une barbe, de répondre sans s'émouvoir:
— Je crois que votre secrétaire y est justement... Depuis un mois, j'ai aménagé, au-dessus du salon pour hommes, un salon pour dames, et votre secrétaire est devenue notre cliente...
Un escalier en colimaçon permettait de gagner directement l'étage Emile poussa une porte.
— Ah! Je suis bien contente que vous ayez entendu... murmura Mlle Berthe, qui tenait à la main un gros revolver d'ordonnance. Je ne savais plus que faire, patron... J'espérais bien que vous entendriez les coups que j'ai frappés avec le manche d'un balai sur le plafond... Moi, j'entendais tout ce que vous disiez à Barbet...
Elle rougit et il rougit. Elle rougissait de joie, car elle s'était rendu compte de l'émoi d'Emile, et il rougissait, de son côté, de savoir qu'elle avait pu surprendre cet émoi.
— Mais qu'est-ce que vous faites?...
Un côté de la pièce était composé de petits boxes séparés les uns des autres par des tentures. Mlle Berthe écarta ces tentures. Dans un des boxes, on vit une jeune manucure qui venait de s'évanouir; dans l'autre, le coiffeur pour dames engagé par Adolphe, et qui bégaya:
— Je vous jure que je suis innocent...
— Mais enfin, mademoiselle Berthe, voulez-vous m'expliquer ce que...
Elle lui désigna gravement le plafond. Jadis, au centre de celui-ci, pendait un énorme lustre. Pour aménager les boxes, on avait dû l'enlever, ainsi que le piton qui le maintenait, et on n'avait pas encore eu le temps de boucher le trou.
— J'étais assise dans une de ces petites loges... Mlle Olga, que vous voyez, et qui est manucure, s'était emparée de mes mains, pendant que M. Nestor s'occupait de mes cheveux... Soudain, j'ai entendu...
Elle montra une fois de plus le plafond.
— Vous comprenez, maintenant?... De cette pièce, on peut entendre tout ce qui se dit à l'étage au-dessus, c'est-à-dire dans le bureau du patron... Du moins à certaines heures... Le matin seulement assez tôt... La clientèle est surtout composée de danseuses et de figurantes du Palace, dont l'entrée de service est juste en face... Ces personnes se lèvent tard... Quand elles envahissent la maison, les séchoirs électriques et les divers instruments que vous voyez font beaucoup de bruit...
Emile regardait le coiffeur d'un œil soupçonneux.
— Ce n'est pas lui, patron... Il n'arrive que vers dix heures... La manucure, elle, arrive à neuf heures, parfois avant, et c'est elle qui met de l'ordre dans la pièce... Quand M. T... est venu chez nous, elle était seule ici... Vous comprenez?... Voilà une heure que je la tiens en respect, puisque vous n'avez pas voulu m'écouter et que vous êtes parti en courant... Je craignais que, se voyant découverte, elle...
Confrontation sans résultat, dans le bureau du commissaire Lucas.
-- Je n'ai jamais vu cette jeune fille... affirmait Vatissard.
— Je ne connais pas cet individu, jurait Olga.
Lucas eut l'idée de faire défiler au Quai des Orfèvres quelques douzaines d'habitués des courses. Trois d'entre eux affirmaient avoir vu le jeune homme et la jeune fille ensemble à la pelouse, le dimanche.
De même, le patron de l'hôtel meublé où logeait Olga reconnut Vatissard pour l'homme qui venait assez souvent, les derniers temps, passer la nuit avec sa locataire.
Alors, voyant Torrence qui s'essuyait le front, le directeur de la PJ murmura:
— Content?
Et le directeur de l'Agence O eut le pauvre sourire de quelqu'un qui revient de loin.
Qu'il avait fallu peu de chose pour qu'une agence sérieuse, respectée, fût à deux doigts de sa perte et du déshonneur! La rencontre fortuite d'un repris de justice intelligent et d'une petite manucure! Un crochet enlevé dans un plafond!
— C'est rigolo... Le matin, quand il n'y a pas de clientes, j'entends tout ce qui se dit au-dessus de ma tête...
Et Vatissard, qui a tiré trois ans de prison grâce à l'Agence O, tend l'oreille.
-- Raconte...
— Ainsi, ce matin, un vieux bonhomme est venu s'assurer de...
— Mes enfants... mes chers enfants... Permettez que je vous appelle ainsi après les émotions de ces derniers jours, les émotions qui...
Le gras Torrence a déjà la larme à l'œil avant de commencer.
— Vous avez pu croire un instant que je suspectais l'un d'entre vous, alors qu'en réalité, dans le fond de mon cœur...
Emile suce sa cigarette éteinte. Barbet digère son rhum, Mlle Berthe frémit encore au souvenir de ce revolver chargé qu'elle a brandi... Et si le coup était parti?
— Vous venez, mes chers amis, de donner le plus bel exemple de travail d'équipe, et je me demande à qui revient la palme...
— A M. Emile... risqua Mlle Berthe.
— M. Emile, en effet, grâce à un raisonnement serré, est arrivé patiemment à démêler l'écheveau qui... l'écheveau que...
— Pardon, patron!... C'est Barbet...
— Eh! Oui... Employant d'autres moyens... Des moyens, hum!... Enfin, des moyens à lui... Barbet, dans le même temps, obtenait, au risque de sa vie, des résultats identiques...
— Et le dixième de la loterie, patron?
— Heu!... Peuh!... Je n'arrivais quand même que bon dernier, et si Mlle Berthe n'avait pas eu l'idée d'aller chez le coiffeur...
— J'y vais tous les premiers vendredis du mois, et Adolphe m'avait annoncé qu'il venait de créer un salon pour dames...
— N'empêche qu'en l'absence d'aide, vous avez eu le courage de prendre un revolver et...
— C'était le revolver de Barbet...
Pauvre Torrence! Il aurait voulu leur décerner à tous des bons points. Il revenait de si loin!
— Ce Vatissard était sur le point de téléphoner ici... Je veux dire au salon de coiffure... Il ne voulait pas fuir sans sa maîtresse... Et moi... Je suis très ému, mes enfants... Il y a, dans la vie, des circonstances qui vous montrent à quel point... Nous étions menacés dans notre honneur et dans notre existence... Or chacun d'entre vous en a assez fait, à lui seul, pour nous sortir d'embarras et pour faire éclater la vérité... Mes enfants, en mon nom et au nom de M. Emile, qui est notre vrai patron, je... je...
Tout ce qu'il put faire, ce fut de s'essuyer les yeux.
Des sourires flottaient sur toutes les lèvres, et il n'y avait pas que de l'ironie dans ces sourires-là.
— Je ne sais pas quelle sera désormais la carrière de l'Agence O, mais je ne peux pas laisser passer cette occasion de vous dire... de vous dire à quel point...
— A quel point nous avons faim, patron! conclut Emile. Et je crois, mademoiselle, monsieur, que je puis me permettre, au nom du grand patron Torrence, de vous inviter à dîner...
Torrence devint cramoisi. Il n'avait pas pensé que, depuis quelques jours, les repas du personnel de l'Agence O étaient plutôt illusoires.
— C'est précisément ce que je... ce que je...
Le menu de ce dîner-là existe encore quelque part, portant les signatures de tous les membres de l'Agence O:
Huîtres de Marennes
Médaillons de foie gras
Homard à l'armoricaine
Agneau de Pauillac à la broche
Haricots verts
Bombe glacée Agence O
Fromages
Fruits
Quant aux vins, il vaut mieux n'en pas parler. C'est Emile qui les choisit, et il renvoya le sommelier pour remplir les verres plus à son aise.
Etait-ce prémédité? Le verre de Mlle Berthe, quoi qu'elle fît, était toujours plein, et, à la fin du repas, elle avait les yeux brillants, la poitrine soulevée par une douce émotion.
— Je ne sais pas pourquoi, lui arriva-t-il de dire... Cette soirée me rappelle le Lavandou...
— Que s'est-il passé au Lavandou? Questionna naïvement Torrence, qui n'était pas de cette enquête-là.
Il ignorait qu'au Lavandou, Emile avait été sur le point, certain soir...
— Rien du tout, patron... Une enquête de l'Agence O... Si Mlle Berthe le permet, nous allons quand même boire une coupe de champagne à la soirée du Lavandou...
Hélas! Mlle Berthe avait déjà trop bu et elle se mit incontinent à pleurer.
— Ce n'est pas bien, monsieur Emile... balbutiait-elle. Je n'aurais pas cru ça de vous...
Les deux autres ne comprenaient pas, et ils comprirent encore moins quand Emile répliqua, en essuyant avec soin les verres de ses lunettes d'écaille:
— Mais puisque je vous dis que je vais vous reconduire et que je parlerai à vos parents...
Une heure plus tard, dans un Paris désert, Torrence et Barbet, sérieusement éméchés, faisaient chapelle sur chapelle, en gens qui ont décidé de ne pas se quitter avant le jour. Et Torrence, tapant dans le dos de son employé, dont il oubliait la blessure, affirmait avec force:
— Vois-tu, mon petit Barbet joli, s'il fait ça, l'Agence O est f...! Parfaitement! Elle est f...! Dès qu'un homme comme lui et une femme comme elle se marient...
Un agent faillit les ramasser au coin de l'avenue de l'Opéra et de la rue Daunou, où, pour poursuivre leur entretien, les deux hommes s'étaient assis au bord du trottoir.
— Oh! Pardon, monsieur Torrence... Je ne savais pas que... Est-ce que l'agent le fit exprès? Toujours est-il qu'il ajouta:
- ... que l'Agence O était encore ce soir sur une piste!