Le club des veilles Dames
LE CLUB DES VEILLES DAMES
I
Où le personnage le plus sémillant de l'Agence O est en
passe de devenir le chouchou des vieilles dames, et où un
orage sur la campagne produit de curieux effets
Une fois qu'il se présentait, au Lavandou, à un Hollandais qui avait fait appel à l'Agence O, Emile avait été accueilli par un méprisant:
— Je vous croyais plus gros que ça...
Car on l'avait pris pour le bon Torrence. Il en fut à peu près de même, en beaucoup plus gentil, chez Mme Pitchard. Quand Emile pénétra dans son douillet appartement du quai de Passy, elle ne put s'empêcher de manifester sa surprise, puis son ravissement, et elle murmura enfin avec un délicieux accent qu'il était difficile de reconnaître:
— Je ne me serais jamais imaginé que vous étiez si jeune, monsieur Torrence...
— C'est que je ne suis pas M. Torrence, mais un de ses employés...
— Cela ne fait rien... Asseyez-vous... Mon Dieu! Je suis encore toute bouleversée par cette histoire...
Un quart d'heure plus tard, Emile avait conquis Mme Pitchard par son petit air bien élevé, par l'attention plus que polie avec laquelle il savait écouter, par les hochements de tête dont il soulignait le récit de son interlocutrice.
— Un garçon absolument étonnant, ma chère, devait-elle téléphoner à la présidente. D'ailleurs, je vous l'ai envoyé... Vous serez bien gentille, ensuite, de le faire entrer en rapport avec notre amie Renaudin... Mais si!... Il faut que toutes ces dames le connaissent...
L'excellente Mme Pilchard, dont le défaut le plus apparent était un goût trop prononcé pour la couleur mauve, un mauve presque agressif qui la vêtait de la tête aux pieds — quand elle sortait, elle portait un chapeau mauve et une voilette à pois blancs! — l'excellente Mme Pilchard, dis-je, ne se douta jamais que, pendant tout son récit, Emile avait enduré le supplice du monsieur qu'on chatouille et qui n'a le droit de rire sous aucun prétexte.
— Figurez-vous, monsieur... je devrais presque dire jeune homme, étant donné votre âge... figurez-vous que, chaque semaine, j'ai l'habitude d'inviter, pour le week-end, une de ces dames du club...
— Voulez-vous me permettre de vous demander, madame, de quel club il s'agit?
— Du Club des vieilles dames... Vous n'en avez pas entendu parler?... Vous voyez que, contrairement à ce qu'on pense, toutes les dames d'un certain âge ne cherchent pas à se rajeunir... Nous avons choisi tout exprès ce titre sans ambiguïté, et l'article premier des statuts précise que ne peuvent faire partie du club que les dames de la bonne société qui ont atteint l'âge de cinquante ans...
Elle ajouta en minaudant:
— J'en ai cinquante-deux...
— Je ne l'aurais jamais cru, fit Emile avec conviction.
— C'est un club très fermé... Nous sommes une cinquantaine de membres à Paris, soit des Parisiennes, soit des personnes de la colonie étrangère... Enfin, nous avons en province un certain nombre de membres correspondantes qui, lorsqu'elles viennent à Paris, trouvent un foyer à notre club... Je disais donc que chaque semaine j'ai l'habitude...
— Pardon, madame, pouvez-vous préciser le but de cette association?...
— Ce n'est pas une association... C'est un club... Les hommes ont bien leurs cercles, n'est-ce pas?... Nous avons franchi le cap de la cinquantaine, c'est entendu... Dans les réunions mondaines, les jeunes ne s'occupent pas de nous et les messieurs préfèrent se retirer au fumoir... Nous avons donc décidé de nous réunir pour passer le temps aussi agréablement que possible, car nous n'avons pas renoncé à la gaieté... Nos locaux, un vaste appartement, se trouvent avenue Victor-Hugo, à deux pas de l'Etoile, et ce n'est pas un hasard s'ils sont situés au-dessus d'un des meilleurs pâtissiers-traiteurs de Paris...
» Nous jouons au bridge, à d'autres jeux de société... Nous donnons des thés, des déjeuners et des dîners... Bref, nous passons entre nous des heures agréables...
» Inutile d'ajoutez qu'aucun homme n'est admis dans nos salons, pas même un maître d'hôtel... Le service est fait exclusivement par des femmes, et celles-ci doivent aussi avoir dépassé la cinquantaine...
» J'en reviens à mon récit... Chaque semaine, j'ai l'habitude d'inviter une de ces dames à passer le week-end dans ma villa de Triel... Mon choix ne se fait pas au hasard mais, afin de ne pas provoquer de jalousies, je suis la liste alphabétique des membres...
» Samedi dernier, c'était le tour de Mme Sacramento...
— Mme Sacramento est Espagnole? Questionna Emile
— Non... Elle appartient à la haute société panaméenne... Son père, son beau-père ou un de ses oncles, je ne sais plus au juste, a été président de la République de Panama... Une personne très gaie, très distinguée aussi... Elle a un de ces accents!... Bref, je lui ai transmis mon invitation, mais elle l'a en partie refusée... Elle m'a objecté qu'elle devait passer la nuit à Paris, à cause de sa nièce Rosita qui ne pouvait l'accompagner, car elle était invitée ce soir-là à une soirée officielle...
» — Eh bien! Ma chère, venez dîner samedi et vous rentrerez le soir à Paris... Triel n'est pas loin, et avec votre voiture...
— Voulez-vous me donner l'adresse de Mme Sacramento?
— Volontiers... Elle occupe un magnifique appartement avenue Foch, tout près du bois de Boulogne... Si je n'aimais pas autant la vue de la Seine, je...
Emile est si sage qu'on pourrait croire qu'il a passé toute sa vie dans les jupons des vieilles dames.
— J'en viens à la soirée de samedi... Mme Sacramento est arrivée à huit heures du soir avec sa voiture et son chauffeur... Nous avons fait en tête à tête un petit dîner tout à fait charmant... Je suis gourmande et j'ai un des meilleurs chefs de Paris... Bref, nous nous sommes fort bien amusées... Même Sacramento est impayable lorsqu'elle raconte des histoires, et elle en connaît d'extraordinaires...
» Il était peut-être dix heures et nous dégustions un petit verre de liqueur quand un terrible orage a éclaté... Vous avez dû en recevoir une partie à Paris...
» Malgré la pluie diluvienne, à dix heures et demie, Mme Sacramento fait avancer sa voiture... Quelques instants plus tard, son chauffeur annonce que celle-ci est hors d'état de repartir... Je ne me souviens plus ce qu'il y avait de détraqué, car je ne connais rien à la mécanique...
» Mme Sacramento paraît extrêmement contrariée... La gare est loin... Je lui annonce, d'ailleurs, qu'il n'y a plus de train pour Paris...
» Après de longues discussions avec le chauffeur, celui-ci promet d'avoir remis l'auto en état pour le lendemain matin de très bonne heure...
» — A condition que l'auto soit prête dès six heures du matin! Insiste Mme Sacramento... II faut absolument que je sois à Paris au petit jour... A condition aussi, chère amie, que vous me promettiez de ne pas vous lever... Je ne veux pas être cause de dérangement...
» Et patati... Et patata...
» Nous bavardons encore pendant une heure... Vers onze heures et demie, Mme Sacramento téléphone à sa nièce pour lui annoncer qu'elle ne rentrera que le lendemain matin...
» Je la conduis moi-même dans sa chambre, qui est voisine de la mienne... Nous l'appelons la chambre bleue... Chaque chambre a un nom de couleur... A Cannes, où j'ai une villa, les chambres portent chacune un nom de fleur... Charmant, n'est-ce pas?...
» Nous dormons... J'ai un excellent sommeil, mais, par contre, j'ai l'habitude de me réveiller tôt...
— Pardon, madame, permettez-moi de vous demander si, dans votre villa, vous gardez de fortes sommes d'argent?
— Jamais... Quelques milliers de francs pour les dépenses courantes...
— Y a-t-il des objets de valeur?
— Est-ce que je sais?... De vieilles choses que M. Pitchard collectionnait...
— Et rien n'a disparu?
— Pourquoi me demandez-vous cela?
— Je croyais que, puisque vous avez fait appel à l'Agence O...
— Mais non! Mais non! C'est bien plus extraordinaire que ce que vous pensez... Ecoutez-moi... Vous pouvez fumer une cigarette... Pas la pipe, mais une cigarette...
Donc, vers cinq heures et demie du matin, je m'éveille et j'entends Mme Sacramento qui va et vient dans la chambre bleue... Devant la barrière, j'entends aussi le bourdonnement du moteur de l'auto, que le chauffeur est parvenu à réparer...
» Je sais bien que j'avais promis de ne pas me lever... Mais, puisque je ne dormais pas... Je passe donc une robe de chambre... Je descends sans bruit... Quelques instants plus tard, mon amie descend à son tour et, en m'apercevant dans le hall, elle a un mouvement de recul.
» J'ai eu à ce moment l'impression très nette qu'elle hésitait à remonter dans sa chambre...
» Etonnée, je m'avance...
» Alors, elle est prise d'une grande agitation.
» — Vous m'excuserez... Il faut que je me dépêche... Je suis déjà en retard...
» Elle courait presque... Elle évitait de me regarder en face...
» Et moi, monsieur, je restais là, les yeux écarquillés... Je ne trouvais pas un mot à dire... Je ne sais même pas si j'ai eu la présence d'esprit de balbutier des paroles de politesse...
Je venais de m'apercevoir que, pendant la nuit, la barbe de Mme Sacramento avait poussé...
Emile avala sa salive et, grâce à ce petit exercice plusieurs fois répété, il put garder son sérieux.
— Comprenez-vous maintenant pourquoi Mme Sacramento insistait tant pour repartir le samedi soir?... Comprenez-vous pourquoi elle devait absolument quitter la villa de très bonne heure, avant mon réveil?...
» Elle n'avait pas son rasoir avec elle!...
» Un homme venait bel et bien de passer la nuit dans la chambre bleue, tout à côté de la mienne, et je n'avais même pas fermé la porte de communication!
» Plus grave encore, pendant des mois, pendant presque une année, un homme a fait partie du Club des vieilles dames et a vécu parmi nous...
» Encore bouleversée par l'émotion, j'ai téléphoné à la présidente, qui m'a fait jurer de garder le silence jusqu'à ce que nous puissions envisager ensemble la situation...
» Elle est venue me voir le dimanche... Assises au fond du jardin, nous avons discuté longuement la question... Nous avons décidé de ne rien révéler au club avant qu'une enquête approfondie ait été menée...
» Et c'est pourquoi, monsieur, je me suis adressée à l'Agence 0, dont nous connaissons l'habileté et la discrétion...
— Je vous demande pardon... Vous m'avez dit tout à l'heure que rien n'avait disparu de chez vous?
— C'est exact...
— Des vols ont-ils eu lieu récemment dans les locaux du club?
— Jamais! A quoi pensez-vous?
— Vous jouez au bridge et à d'autres jeux... Jouez-vous au baccara aussi?
— De temps en temps... Jamais de fortes sommes...
— Mme Sacramento avait-elle de la chance au jeu?
— Elle perdait tout ce qu'elle voulait...
Un petit rire.
— Voyez-vous, il faut que je vous avoue que Mme Sacramento était la plus sympathique de nos amies... D'une drôlerie!... D'un esprit!... Je vous ai déjà parlé de ses histoires... Si j'avais le temps, je vous en raconterais... Elle avait tant de succès que des dames venaient rien que pour elle... On demandait en entrant:
» — Mme Sacramento est ici?
» Et, si elle n'y était pas, il y en avait qui s'en allaient...
— Vous pourriez me la décrire?
— C'est difficile... Plutôt petite que grande... Très brune, avec quelques fils d'argent sur les tempes... A peu près comme moi... Des traits fins, mobiles, spirituels... toujours de bonne humeur, toujours drôle, toujours riant et faisant rire...
— A-t-elle profité de sa présence au club pour se faire inviter chez ces dames?
— Jamais... Je pensais même qu'elle refuserait mon invitation... Nous savions qu’elle vivait seule avec sa nièce Rosita...
— Vous la connaissez, cette nièce?
— Elle n'a jamais mis les pieds au club, puisque c'est contraire aux statuts... Mais il m'est arrivé de les rencontrer rue Saint-Honoré, ou rue Royale... Une admirable créature, brune comme sa tante, éclatante de santé... Ne s'habillant que dans les meilleures maisons...
On était le lundi matin. C'était donc la veille que Mme Pilchard s'était aperçue que les joues de son amie s'étaient, pendant la nuit, couvertes de poils drus et courts.
— Il me reste, madame, une petite question à vous poser. Que désirez-vous exactement de l'Agence O?
Mme Pitchard parut stupéfaite par cette question, et ses idées sur l'intelligence d'Emile furent sur le point de se modifier.
— Mais, monsieur... Pensez que, pendant des mois, un homme, un homme qui n'a même peut-être pas cinquante ans, s'est introduit au Club des vieilles dames!... Pensez qu'il a assisté à toutes nos réunions!... Si cela se savait, ce serait un scandale sans précédent...
— Sait-il... Je veux dire, Mme Sacramento sait-elle que vous vous êtes aperçue que sa barbe avait poussé?
— Je ne le pense pas... Elle a mis tant de précipitation à courir vers sa voiture... Elle est capable de revenir au club... Que pouvons-nous faire?... Nous ne pouvons quand même pas, Mme la présidente et moi, lui demander de nous fournir la preuve que... Enfin, vous me comprenez?... Nous ne pouvons pas non plus la rayer sans raison de la liste de nos membres...
» Enfin, nous désirons, la présidente et moi, savoir pourquoi cet homme a éprouvé le besoin de faire partie de notre groupe et si...
— Je vous avoue, madame, que votre proposition est assez inattendue et que c'est la première fois que l'Agence O se voit chargée d'une mission aussi... comment dirai-je?... aussi originale...
— La présidente, à qui j'ai encore téléphoné avant votre arrivée, est d'accord avec moi en ce qui concerne les frais... Le club est riche... je vous ai déjà dit que nos membres appartiennent à la meilleure société... J'ai ici la liste des dames et leur adresse... Je suis chargée de vous en remettre confidentiellement une copie, ainsi que ce chèque pour vos premiers frais... Mais, mon Dieu! Que vous êtes jeune... Il faudra absolument que vous voyiez la présidente...
Quand Emile arriva à l'Agence 0, cité Bergère, Torrence, plongé dans l'étude de dossiers ennuyeux, leva la tête et s'étonna de l'air particulièrement émoustillé de son employé.
— Cette Mme Pitchard?
-- Charmante... Figurez-vous, patron, que Mme Pitchard, d'accord avec la présidente du Club des vieilles dames...
— Hein? s'écria Torrence, persuadé qu'Emile se moquait de lui.
Mais Emile posa sur le bureau un chèque de cinq mille francs.
— C'est une avance... Nous sommes chargés de découvrir si Mme Sacramento, Lélia Sacramento, est un homme ou une femme... Nous sommes chargés aussi de découvrir pourquoi cette personne, mâle ou femelle, s'est fait inscrire au Club des vieilles dames, dont elle était un des membres les plus spirituels...
Emile était l'homme des annuaires. Son cagibi, derrière le bureau officiel de Torrence, était encombré d'annuaires de toutes sortes, d'indicateurs de chemin de fer et de lignes de navigation de tous les pays du monde. Le chapeau sur la tête, une cigarette éteinte aux lèvres, il compulsa un certain nombre de bouquins poussiéreux.
— Eh bien! Conclut-il, il y a eu, en effet, un Sacramento qui a été pendant six mois président de la République de Panama, et il répondait au doux prénom de José... y a dix ans de cela... D'après le Bottin mondain de son pays, il existait une Mme Sacramento... Je vois enfin que ce président de la République est mort en fonctions... Donc, Mme Sacramento est veuve depuis une dizaine d'années...
— Vous trouvez ça passionnant? grogna Torrence, qui, habitué aux recherches criminelles de la Police judiciaire, ne s'intéressait à une affaire que si elle comportait au moins un cadavre.
-- Passionnant? C'est palpitant qu'il faudrait dire... Ce n'est pas tout, patron!... Voici la collection complète du Figaro... Jetez un coup d'œil sur le carnet mondain... Vous constaterez que Mme Sacramento et sa nièce Rosita sont invitées à toutes les réceptions d'ambassades et à toutes les fêtes mondaines, où on souligne, dans chaque compte rendu, la beauté et la grâce de Mlle Rosita...
— Qu'est-ce que cela prouve?
Alors Emile eut un regard amusé à l'épaisse silhouette de Torrence.
— Vous seriez capable, vous, patron, pendant plus d'un an, de vivre plusieurs heures presque quotidiennement au Club des vieilles dames?... Vous seriez capable d'assister pendant des années, vêtu d'une robe de soie noire, à des réceptions mondaines?... Hein?... Répondez...
— C'est idiot...
— Ce n'est pas idiot: c'est tout bonnement admirable... Et l'homme qui est arrivé à ce résultat n'est pas le premier venu, je vous jure...
— Je ne vois pas où vous voulez en venir...
— On n'a rien volé, paraît-il, au Club des vieilles dames On n'a rien volé chez mon excellente amie Mme Pitchard... On n'a rien volé au cours de ces soirées mondaines dont je vous parle, car le Figaro en ferait mention...
— Et après?
— Mais, sacrebleu, patron, je me demande ce que vous avez aujourd'hui... Il est très difficile, très pénible, pour un homme, de vivre un certain temps sous des atours féminins sans se trahir Cela demande non seulement un physique approprié, mais une exceptionnelle maîtrise de soi et une volonté au-dessus de la moyenne... N'oubliez pas qu'il ne s'agit pas d'un bal travesti, ou d'une soirée ou deux, mais de longs mois, de plusieurs années, peut-être?... Les Sacramento sont des gens connus... Ils ne fréquentent pas des milieux quelconques, mais le monde international et fermé des ambassades... Il y a d'autres Panaméens à Paris...
— Evidemment, c'est assez curieux...
— Dites que c'est renversant, et que la fausse Mme Sacramento, si vraiment sa barbe a poussé et si vraiment c'est une fausse Mme Sacramento, a accompli un tour de force extraordinaire... Enfin, cet homme, puisqu'on nous affirme qu'il s'agit d'un homme, vit depuis des années dans l'intimité d'une jeune fille qui passe pour sa nièce... Si celle-ci, de son côté, ne s'est aperçue de rien?... Pensez, patron, à l'intimité qui règne entre une tante et sa nièce vivant dans le même appartement... Pensez à certains déshabillés, à certaines...
Emile avait rougi, car Emile était un chaste.
— Réfléchissez à tout ce que je viens de vous dire, et vous en arriverez à la même conclusion que moi, à savoir que cette affaire, si ridicule en apparence, est peut-être une des plus troublantes dont l'Agence ait eu à s'occuper... Maintenant, je me demande comment je vais m'introduire dans l'appartement de l'avenue Foch... Un homme de cette force ne doit pas manquer de flair, et ce n'est pas en me coiffant d'une casquette d'employé du gaz ou en me déguisant en livreur des Galeries...
— Je croyais, murmura Torrence, qui avait à se venger, que vous parliez l'espagnol comme Don Quichotte lui-même et que vous aviez vécu deux mois à Panama...
Emile hésitait encore.
-- Vous semblez oublier, poursuivit le gros Torrence avec férocité, que cette gracieuse Mme Sacramento est la femme ou la proche parente d'un ancien président de la République... Maintes fois on vous a pris pour un étudiant plutôt que pour un policier sagace... Il y a des étudiants pauvres...Il y a maintes choses qu'on peut demander à une personne influente dans son pays...
Et voilà comment Emile devint ce jour-là, grâce à quelques transformations plus ou moins habiles, l'étudiant panaméen pauvre.
Ses cheveux roux passèrent au noir. Son teint devint olivâtre. Son veston trop étroit le rajeunit encore et ses lunettes d'écaille faisaient très Quartier latin.
Il n'était quand même pas rassuré quand, à trois heures de l'après-midi, il se présenta au concierge d'un somptueux immeuble de l'ex-avenue du Bois, devenue avenue Foch.
— Mme Sacramento, s'il vous plaît?
— Je crois qu'elle vient de sortir... Sa voiture n'est plus devant la porte... Sans doute la trouverez-vous à son club...
— Il n'y a personne chez elle?
— Mlle Rosita doit y être...
Allons! Un peu de courage! Emile prit l'ascenseur et pressa un timbre électrique.
— Je désirerais, dit-il en espagnol au maître d'hôtel en habit qui le reçut, parler à Mlle Rosita Sacramento...
Le maître d'hôtel fronça les sourcils. On sentait qu'il ne comprenait pas l'espagnol et que seul le nom de la jeune fille l'avait frappé.
— Vous voulez parler à Mlle Rosita? Questionna-t-il en français, avec un fort accent anglais ou plutôt américain. De la part de qui?
— Emilio Tessaro...
— Si vous voulez attendre un instant...
Il entendit une voix jeune et joyeuse qui questionnait, derrière une porte:
— Qu'est-ce que c'est, John?
Et, l'instant d'après, il était ébloui par la plus éclatante des apparitions.
II
Où il est prouvé une fois de plus que le monde est petit,
et où Emile se souvient du célèbre cimetière d'Eyoub
Le jeune homme roux de l'Agence O n'avait pas eu le temps d'ouvrir la bouche, sidéré qu'il était par les grands yeux noirs fixés sur lui, qu'une voix joyeuse s'exclamait:
Emile!...
Et Emile, il faut bien le dire, devint aussi pourpre qu'un écolier pris en défaut ou qu'une jeune fille dont la maman découvre la première faute. Il balbutia, sans retrouver sa contenance, et oubliant tout à fait son rôle d'étudiant panaméen pauvre:
— Dora!...
— Quelle idée avez-vous eue de vous faire teindre en brun, chéri?...
Il aurait pu poser bien des questions, lui aussi, mais le sang-froid lui manquait.
A l'Agence O, le personnel aurait juré qu'Emile n'avait jamais eu d'aventure, et Mlle Berthe, la gentille secrétaire, avait en vain vécu quarante-huit heures avec lui au Lavandou, dans une intimité propice.
Le maître d'hôtel s'était discrètement éloigné. Et la jeune fille poursuivait avec une familiarité pleine de bonne humeur et de grâce:
— Qu'est-ce que vous êtes devenu, darling, depuis ce joli cimetière d'Eyoub?... Excusez-moi si je ris... Mais cette idée d'avoir changé de couleur!... Si encore vous étiez une jolie femme!...
L'histoire remontait à cinq ans déjà. Emile était allé passer quelques semaines à Constantinople, devenu Istanbul. Il était descendu au Péra-Palace, et sa vie était à peu près exempte d'aventures quand était arrivé un vieil Américain, M. Simson, en compagnie d'une jeune fille aussi éclatante que libre d'allures.
C'était Dora, Dora qu'on appelait aujourd'hui Rosita. D'Espagnole qu'elle se prétendait alors, elle était devenue Panaméenne.
Le Péra-Palace — ce n'était pas la saison du tourisme — était presque vide. L'Américain et sa compagne prenaient leurs repas à la table voisine de celle où Emile mangeait seul. Que regarder dans une salle à manger vide, sinon une voisine, surtout si elle est jolie?
Emile, pourtant, n'avait pas d'intentions précises et sa timidité naturelle lui aurait enlevé l'idée de toute action audacieuse.
Un soir, comme le dîner finissait, le concierge de l'hôtel était venu lui annoncer:
— Il y a une lune superbe... Si je puis vous donner un conseil, c'est de choisir cette nuit pour votre visite au cimetière d'Eyoub... D'ailleurs, sachant que vous étiez libre, j'ai déjà fait venir la voiture qui a l'habitude de vous conduire...
Contrairement à ce qui se passe en Europe occidentale, les cimetières turcs ne sont pas considérés comme des lieux tristes, mais au contraire, avec leurs allées ombragées, comme des jardins où les amoureux ne dédaignent pas d'égarer leurs pas.
Une heure plus tard, Emile se préparait à quitter le Péra-Palace. Dans le hall, il aperçoit la jeune compagne de l'Américain vêtue comme pour une sortie.
Ils ne se sont jamais parlé, sinon pour se dire: « Pardon, mademoiselle... Passez, monsieur... Je vous en prie... »
Elle s'avance et elle lui dit sans embarras:
— J'ai entendu tout à l'heure que vous allez à Eyoub et que vous avez une voiture... Je suis libre ce soir et il y a huit jours que j'ai envie de visiter ce fameux cimetière... Serait-il indiscret de vous demander une petite place dans votre auto?
C'est une des rares bonnes fortunes d'Emile, la seule, en tout cas, qui lui ait demandé aussi peu de peine.
Dans les allées poétiques bordées de cyprès, Dora n'a pas été avare de confidences. Elle a avoué qu'elle était Espagnole, que M. Simson était un vieil imbécile, mais qu'il était fort riche et qu'il lui faisait des cadeaux somptueux. Pas bégueule pour un sou, la Dora!
— Figure-toi que depuis huit jours j'ai le béguin pour toi et que j'attends une occasion...
Maintes fois, le soir, en s'endormant, ou plutôt en cherchant vainement le sommeil, Emile s'est souvenu des moindres détails de cette nuit-là, qui a été une des plus mouvementées de sa vie.
Le cimetière d'Eyoub et ses coins déserts n'ont pas épuisé l'ardeur de sa compagne, et, de retour à l'hôtel, elle est venue passer deux heures encore dans la chambre du jeune homme avant de se glisser dans l'appartement de Simson.
Le lendemain, Emile se lève tard. Quand il descend, il aperçoit la voiture de l'Américain, chargée de malles, devant la porte de l'hôtel. Pourtant le couple aurait dû rester encore plusieurs jours à Istanbul.
Le concierge lui adresse un clin d'œil. Dora descend, passe devant lui comme sans le voir, suivie de son vieil ami...
Et c'est tout...
Ils ne se sont jamais revus...
— Je vous aurais reconnu, darling, même si vous aviez mis une perruque et une longue barbe grise... Mais comment avez-vous su, après si longtemps, que j'étais à Paris et que je m'appelais maintenant Rosita?...
On avouera que l'embarras d'Emile n'était pas sans cause. Que lui répondre?
— Mademoiselle, je... je...
— John!... John!... appelle-t-elle. Servez-nous un whisky, voulez-vous?... Je suis sûr que mon ami Emile meurt de soif...
Etrange créature, qui est sans doute une aventurière, mais qui peut, d'un instant à l'autre, prendre l'aspect de la plus mondaine des jeunes filles. Un corps admirable. Un visage régulier, sans la moindre trace de vulgarité. Des yeux qui, sous l'action de la passion, deviennent plutôt trop expressifs, mais dont elle sait jouer de telle sorte qu'ils sont aptes à exprimer même les émotions de la vierge.
— Alors, vieil Emile, qu'est-ce que vous racontez et qu'est-ce que vous êtes venu faire ici?... Si ma tante... Elle rit en prononçant ces mots. Il sent que c'est un sondage.
— Vous êtes sûre que ce soit votre tante?
— A peu près comme Simson était mon oncle! lance-t-elle dans un éclat de rire.
C'est lui le plus gêné des deux. Elle joue des yeux, des mains, des pieds, de sa jambe, qui est de toute beauté et qu'elle découvre au-dessus des genoux...
— A nos anciennes amours!... Et vous, ami, que devenez-vous?... Est-ce que vous êtes devenu enfin officier de marine?... Je me souviens qu'à cette époque vous suiviez les cours de l'Ecole navale et que vous étiez venu à Istanbul au cours d'un congé, sur les traces de Loti et de Farrère...
Jamais, au cours de son existence, qui, il est vrai, n'a pas encore été très longue, Emile ne s'est trouvé dans un pareil embarras.
— Vrai!... Je me demande encore pourquoi vous avez fait teindre vos cheveux?... Est-ce que vous aviez honte d'être roux?... D'autant plus que vous êtes très mal teint, darling... Il y a des reflets qui... Posez tout ça là, John... Donnez-moi Passy 22-23... Il faut que je dise à ma manucure de ne pas venir cet après-midi...
— Pourquoi?... Je vous en prie...
— Je suis trop contente de vous voir et de remuer avec vous de bons vieux souvenirs... Passez-moi l'appareil, John!... Allô !... Ici, Mlle Sacramento... Oui... Je suis très occupée aujourd'hui... Voulez-vous dire à Mlle Blanche de ne pas se déranger?... Oui... Un autre rendez-vous... C'est cela... Je téléphonerai...
Elle se tourne vers le maître d'hôtel.
— Laissez-nous, John... Au fait, je crois que vous m'aviez demandé votre après-midi... Eh bien! C’est entendu... Vous pouvez aller au cinéma...
Est-ce une comédie? Si oui, elle est si habilement jouée qu'Emile n'arrive pas à en voir les ficelles.
Et sinon, que va-t-il faire?
— A votre santé, darling!...
Rosita, quand elle était encore Dora, avait déjà l'habitude, comme beaucoup de gens qui voyagent à travers le monde, de mélanger deux ou trois langues.
— Racontez-moi maintenant comment vous avez retrouvé ma trace... Et dites-moi franchement si vous êtes encore amoureux... Après si longtemps, ce serait merveilleux...
Lui répondre: « Mademoiselle, je suis ici parce que votre pseudo-tante, qui fait partie du Club des vieilles dames, n'est en réalité qu'un homme et que...
Il se tait.
— On dirait que vous n'êtes pas content...
En vraie fille d'Eve, elle ne lui donne jamais le temps de se ressaisir.
— C'est à cause de ma tante?... Vous êtes jaloux, Emile?... Avouez que je ne pouvais tout de même pas vous rester fidèle pendant des années sans savoir si je vous retrouverais jamais... Vous savez qu'à Istanbul le vieux Simson s'est aperçu de tout... Il m'attendait dans ma chambre... Il m'a fait une scène!... Il a exigé que nous partions le lendemain... Il voulait aller vous tirer les oreilles, et, s'il ne l'a pas fait, c'est que je lui ai dit...
Bon! Voilà, pardessus le marché, Emile qui devient son obligé! Elle a empêché son vieil amant de lui tirer les oreilles!
N'a-t-il pas raison, depuis lors, d'éviter prudemment les aventures de ce genre?
— Vous ne buvez pas... Souvenez-vous... A Istanbul, nous avons bu ensemble trois verres de raki dans un petit restaurant turc, en mangeant de ces drôles de choses qu'ils servent sur de petites assiettes... J'avais la tête qui me tournait et vous me teniez dans vos bras en me disant...
Soudain, Emile a une inspiration.
— Vous permettez que je donne un coup de téléphone?
— Volontiers... Vous remarquerez seulement que vous ne m'avez même pas embrassée... Sachez que ma tante... hum!... est beaucoup moins jalouse que M. Simson et que... Enfin!... Vous avez l'annuaire sur ce guéridon... L'appareil est branché... Vous permettez que, pendant ce temps, je me mette un peu de poudre?...
Elle disparaît par une porte. Il feuillette l'annuaire des téléphones.
Club... Club... Club... C'est inouï le nombre de clubs' qu'il y a à Paris!... Club des vieilles dames... Passy... Hein?... Passy 22.23...
— Allô!... Allô!... Le Club des vieilles dames?... A qui ai-je l'honneur?... Le vestiaire?... Dites-moi... Je voudrais parler immédiatement à Mme Sacramento... Comment? C'est urgent, oui... Retéléphoner dans deux heures?... C'est impossible... Elle est sortie?... Précipitamment?... A la suite d'un coup de téléphone...
Il fonce vers la porte par laquelle la jeune fille a disparu. Il pénètre ainsi dans une grande chambre où la lumière entre à flots et dont les fenêtres sont ouvertes.
— Mademoiselle Rosita!... appelle-t-il... Quelqu'un!... Holà!... Quelqu'un!...
Personne ne répond. La salle de bains est vide. La salle à manger est vide. Les deux salons sont vides.
— Quelqu'un !... Quelqu'un !...
Il est aussi rouge que quand, tout à l'heure, on lui a rappelé son aventure amoureuse d'Istanbul. Ainsi, il vient d'être joué, en quelques minutes, le plus simplement du monde. Il a marché! Il écoutait. Il se laissait rappeler des souvenirs qui...
Des pas dans l'escalier. On sonne. On resonne. On frappe à la porte violemment.
— Voilà!... Voilà!...
Trois agents en uniforme, sur le palier.
— Où est-il? Questionnent-ils.
— Qui?...
— Le cambrioleur... On vient d'alerter Police-Secours et de nous avertir qu'un cambrioleur était en train d'opérer dans l'appartement...
Un des agents regarde plus attentivement Emile
— Vous êtes le valet de chambre?...
Et, comme Emile ne répond pas tout de suite:
— Vos papiers !... plus vite que ça!... Attention, vous autres, il est peut-être armé...
Emile, comme d'habitude, n'a pas ses papiers d'identité en poche.
— Agence 0... riposte-t-il.
— Tiens! Tiens!... Nous, on connaît les gens de l'Agence 0... A part l'ancien inspecteur Torrence et un certain rouquin...
— Je suis le certain rouquin... Emile... Je vous en prie... Laissez-moi courir à la poursuite de...
Et, c'est l'échec le plus complet, le plus intégral que l'Agence O ait essuyé, d'autant plus cuisant que, cette fois, c'est Emile seul, le grand patron, qui est en cause.
Que lui reste-t-il dans les mains? Quel indice retenir? Rien! Moins que rien!
Le matin, on lui signalait qu'une Mme Sacramento, membre du Club des vieilles dames, était sans doute un homme.
A trois heures de l'après-midi, il apprenait que la pseudo nièce de cette Panaméenne n'était autre qu'une aventurière, dont il avait été l'amant jadis en Turquie.
A trois heures et demie, plus rien! Il se débattait contre la police. Il fallait appeler le bon Torrence. On le relâcherait avec des excuses ironiques.
Mais, le plus grave, c'est qu'il n'y avait plus personne dans l'appartement de l'avenue Foch.
Au nez et à la barbe d'Emile, si l'on peut dire, Rosita avait donné l'ordre à John, le maître d'hôtel, d'aller au cinéma. Il y avait en outre, dans l'appartement, une femme de chambre et une cuisinière. Qu'étaient-elles devenues? Mystère!
Mme Sacramento, elle, avait quitté précipitamment le Club des vieilles dames.
Rosita avait disparu...
A dix heures du soir, Emile et Torrence, en compagnie d'un inspecteur de la Police judiciaire à qui ils avaient bien été forcés de raconter leur histoire, attendaient toujours dans le vaste et somptueux appartement.
Tous ses locataires avaient fui comme des rats.
Et Emile soupirait, lugubre, à l'adresse de Torrence:
— Qu'est-ce que je vous avais dit, patron?
— Qu'est-ce que vous m'aviez dit?
— Que c'était grave... Que c'était une affaire extraordinaire... Que...
— Vous aviez oublié de me dire que cette Rosita avait été votre...
— Chut!...
Mais il y avait plus extraordinaire encore. Ils avaient, bien entendu, fouillé l'appartement. C'étaient des gens du métier. D'habitude, rien ne leur échappait. Et Dieu sait si les lieux où quelqu'un a habité sont éloquents.
Or, on n'avait rien trouvé qui démentît la fable de Mme Sacramento et sa nièce, la belle Rosita, comme disaient les journaux mondains.
Des lettres d'autres vieilles dames à la fausse vieille dame.
Ma chère amie,
Votre thé d'hier a été un éblouissement et j'espère que vous accepterez la semaine prochaine, ainsi que votre charmante nièce...
Tout était de cet acabit. Pas une photographie révélatrice. Rien chez John, le maître d'hôtel, dont on se méfiait.
L'inspecteur de la PJ avait fait venir, par surcroît de précautions, deux spécialistes des empreintes digitales. On en avait repéré sur les meubles et sur les clinches des portes, tant dans l'appartement que dans les chambres de domestiques.
On reçut, un peu avant dix heures, la réponse par téléphone.
Aucune des empreintes relevées ne correspondait à celles existant à l'Identité judiciaire. Autrement dit, ni les maîtres, ni le personnel n'étaient des repris de justice.
— Voyez-vous... Cette Sacramento... Ou plutôt cet homme qui se faisait passer pour Sacramento...
— J'ai compris... grogna Torrence.
— En quittant la villa de Triel, elle a eu un doute... Elle a perçu quelque chose d'anormal dans le regard de la bonne Mme Pitchard... Pas assez pour avoir une certitude... Mais elle... Je veux dire il... Il s'est mis sur la défensive... Il a alerté sa nièce...
— Qui ne doit pas être sa nièce...
— Est-ce que, oui ou non, vous me laisserez finir, patron? Et on sentait qu'Emile était vraiment en colère.
— Alors?
— Tout le monde se tenait sur le qui-vive... Il y avait même un code spécial pour prévenir la vieille dame... enfin le...
— Compris...
— ... pour le prévenir au Club des vieilles dames... Il suffisait d'acheter la complaisance de la demoiselle du vestiaire... Je serais bien heureux d'aller faire un tour de ce côté...
Torrence, de mauvaise humeur, regarda avec insistance les cheveux bruns de son collaborateur.
— Cela vous demandera une nouvelle transformation... D'après ce que vous m'avez appris des statuts de cet étrange club, la présence des hommes et celle des femmes âgées de moins de cinquante ans est strictement interdite, et je ne vois pas... A moins que vous ayez le désir de vous déguiser en vieille femme...
Mauvaise carburation dans le moteur de l'Agence O. Emile, en effet, riposte, vexé:
— Cela me serait plus facile qu'à vous...
Et il fixe intentionnellement le ventre proéminent de l'ex-inspecteur Torrence.
A ce moment, la sonnerie du téléphone retentit.
— Allô !... répond Emile. Chez Mme Sacramento, oui... Elle n'est pas ici, mais...
Et, à l'autre bout du fil, une voix fraîche s'exclame:
— Je le sais bien, patron...
C'est Mlle Berthe, qui monte la garde cité Bergère, dans les bureaux de l'agence.
- Je ne voulais pas vous déranger... Mais voilà déjà trois fois qu'une certaine Mme Pitchard téléphone... Elle voudrait vous parler d'urgence... Je ne lui ai rien dit, naturellement... Je lui ai promis que, dès que vous rentreriez, vous iriez la voir. Elle a ajouté que vous n'aviez pas besoin de faire attention à l'heure et qu'il ne s'agissait pas d'une visite mondaine...
III
Où Emile ne se tient pas pour battu, et où il découvre que
ces dames ne dédaignent pas de s'amuser comme des petites
filles
Mme Pitchard était tout sucre, tout miel. Elle attendait Emile dans son appartement douillet du quai de Passy et elle avait préparé une bouteille d'alcool plus que vénérable.
— Je vous ai beaucoup dérangé, n'est-ce pas?... Mais si! Je me rends compte, maintenant, combien j'ai été sotte...
Emile avait déjà compris, mais il préférait attendre la suite.
— Il ne faut pas trop faire attention à ce que racontent les vieilles dames... Pour nous, un événement sans importance devient tout un monde... Si vous pouviez nous voir, au club!... Il nous arrive de nous amuser un aprè-midi entier avec un rien...
Emile ne manifestait toujours aucun sentiment. Il se tenait assis, bien sage, sur le bord de sa chaise, les mains sur les genoux, et, à vrai dire, s'il écoutait ce que lui disait son interlocutrice, d'autres pensées se superposaient à son discours.
« Voilà, se disait Emile, une cinquantaine de vieilles dames de la plus haute société... La plupart ont eu une vie mondaine et ont élevé une famille... Fils et filles sont maintenant mariés... Les maris, en général, sont morts ou gâteux... Le Club des vieilles dames ressemble plus à un couvent qu'à un cercle et, comme le dit Mme Pitchard, ces dames s'amusent d'un rien et doivent rire comme des petites folles de la plus innocente plaisanterie...
» Or, si on lit la liste des membres du club, on s'aperçoit que ce petit groupe plus ou moins ridicule représente une fortune incalculable... Il n'est pas une de ces dames qui ne puisse signer sans sourciller un chèque d'un million, et certaines d'entre elles sont plus de cinquante fois millionnaires...
Mme Pitchard continuait, en versant du vieil alcool ambré à Emile:
— J'ai eu le tort d'attacher trop d'importance à un incident qui n'en a pas et qui ne doit pas en avoir... Sur le moment, la présidente a été aussi émue que moi, et c'est pourquoi je vous ai appelé... Aujourd'hui, nous avons eu réunion du comité... Je me suis fait taper sur les doigts...
— Pardon, questionna Emile, où était Mme Sacramento pendant cette réunion du comité?
— Dans le grand salon... Nous ne lui avions encore rien dit... Il paraît qu'elle a reçu un coup de téléphone et qu'elle est partie précipitamment... Je disais que nous avons décidé à l'unanimité d'oublier l'incident... Une enquête est inutile et ne servirait qu'à nous ridiculiser... Certaines d'entre nous ont des maris dans la diplomatie ou dans les affaires; ils seraient furieux si leur nom était mêlé à une histoire somme toute sans importance...
Elle lui souriait de toutes ses dents, qu'elle avait fort belles.
— Je vous demande pardon, monsieur Emile, de vous avoir dérangé de la sorte... J'espère que vous voudrez bien conserver en dédommagement le petit chèque que je vous ai remis...
— Vous savez que Mme Sacramento a disparu ainsi que sa nièce?
— Vraiment?
— Il semble que cette fuite était préparée. En effet, on a retrouvé peu de malles dans l'appartement... Comme ces dames voyageaient beaucoup, on aurait dû normalement trouver plus de bagages... En outre, comme par hasard, tout le personnel est absent...
— Vous voyez que j'ai raison et que tout est pour le mieux... Se sentant découverte, la fausse Mme Sacramento a décidé de changer de genre de vie, et nous n'entendrons plus parler d'elle... Encore une fois, je compte sur la discrétion de l'Agence O, que je remercie pour la célérité avec laquelle...
Et encore des phrases, et des minauderies! Drôle de femme! Emile ne s'expliquait pas encore bien l'impression qu'il ressentait devant elle. Il y avait, en effet, chez Mme Pitchard, un mélange de fermeté, de bon sens et d'enfantillage... Ses traits étaient nets, presque volontaires, et parfois son regard trahissait une naïveté inattendue...
— Bonsoir, madame... Je vous promets que, à moins d'un incident nouveau, l'Agence O se taira et...
Torrence, qui l'attendait dans un café proche, en face d'un demi bien tiré, grogna:
— C'est bien fait!... Il n'était pas de notre dignité d'accepter cette enquête saugrenue...
— Dites, patron... Je crois que je vais prendre un jour ou deux de congé...
— Ah!
Et Torrence, qui avait compris, regarda longuement son demi avant de soupirer:
— Tant pis pour vous, mon vieux... J'ai toujours dit que vous aviez une âme d'amateur...
Le premier travail d'Emile, le lendemain matin, consista à se rendre au central téléphonique Passy, où il fit passer sa carte. Après d'assez brèves recherches, on lui annonça que la veille, à 19 h. 43, Mme Pitchard avait reçu un coup de téléphone de Bourg. La communication, qui avait été demandée par l'Hôtel de Genève, à Bourg, avait duré un peu moins de six minutes.
La seconde tâche d'Emile fut de téléphoner à l'Hôtel de Genève, à Bourg. Là, il apprit que la communication avec Paris avait été demandée par un couple de passage. Le couple, dans une puissante automobile, se dirigeait vers la Suisse. Il était composé d'une jeune fille très belle et d'un vieux monsieur petit et maigre qui paraissait Américain.
Autrement dit, la fausse Mme Sacramento semblait avoir repris son apparence masculine.
Emile, alors, hésita à faire le voyage de Bâle. Il était onze heures du matin et il n'avait pas encore mis les pieds à l'Agence O.
Avant de s'embarquer, il décida de téléphoner à tout hasard au poste frontière. Pour cela, il s'adressa au commissaire Lucas, de la Police judiciaire, qui lui permit de se servir d'une ligne officielle.
— L'Agence O continue cette enquête? S’étonna Lucas. Il est vrai que les agences privées ont tous les droits. Pour nous, c'est fini. Il est permis à chacun de quitter en hâte son appartement, et Mme Sacramento ne paraît avoir commis aucun délit. Ce n'est pas parce qu'une vieille folle prétend lui avoir vu pousser de la barbe sur les joues...
Le poste frontière était à l'appareil. Emile se fit lire la liste des voyageurs qui avaient pénétré en Suisse la veille au soir. Lucas le vit sursauter quand il entendit:
— Arthur Simson, de Philadelphie, et sa nièce...
— Du nouveau? S’étonna Lucas.
— Presque rien... Un nom qui me rappelle quelque chose... Vous avez raison, commissaire... Cette affaire ne paraît pas intéressante...
— Vous abandonnez?
— Encore un renseignement ou deux à obtenir, et il est fort probable, en effet, que je m'occuperai d'autre chose...
Emile mentait. Il n'avait jamais été aussi intéressé par cette ahurissante histoire que depuis qu'il avait appris que Mme Sacramento et Simson ne faisaient qu'un.
Ainsi l'homme qui, à Istanbul, quelques années plus tôt, descendait au Péra-Palace en compagnie de Rosita, était le même que la grande dame panaméenne du Club des vieilles dames!
Un quart d'heure plus tard, Emile était à l'Agence O.
— Vous avez besoin de la bagnole, patron?
— Je croyais que vous étiez en congé...
— Justement... Je voudrais aller faire un tour à la campagne...
— Le long de la Seine, je suppose?
Et Torrence soupira.
Le temps était sec, ensoleillé. Emile, au volant de la petite voiture découverte, longea en effet la Seine jusqu'au pont de Triel et là s'informa de la villa de Mme Pitchard. Il s'attendait à trouver une petite villa confortable, mais sans luxe exagéré. Mme Pitchard n'en avait-elle pas parlé comme d'un modeste refuge pour le week-end?
Il fut assez étonné d'apercevoir bientôt un parc de plusieurs hectares entièrement clos de murs. Au-delà d'une magnifique grille d'entrée, deux jardiniers étaient penchés sur des parterres.
Quant au bâtiment principal, il méritait plutôt le nom de château que celui de villa. Il était vaste, de proportions harmonieuses. Dans les communs, on voyait des écuries pour plusieurs chevaux.
Emile évalua grosso modo le nombre de domestiques nécessaire à l'entretien d'une pareille propriété à huit au minimum.
Ce qui l'étonna davantage encore fut d'apercevoir, dans le garage, deux voitures, qu'un chauffeur était occupé à laver au jet.
Afin de ne pas attirer l'attention, Emile alla ranger la sienne dans le village de Triel et il revint sur ses pas, avisa un petit café de campagne situé non loin de la propriété. — Vous pouvez me préparer une omelette, ou n'importe quoi à manger?
— Mais oui, monsieur... Si vous voulez de la poule au pot, il y en a justement aujourd'hui...
Il déjeuna plus confortablement qu'il aurait cru, en bavardant avec le patron.
— Belle propriété, hein!...
— Mais qu'est-ce qu'elle doit coûter comme entretien...
— Qu'auriez-vous dit, alors, du temps de M. Pitchard... Ces étrangers, ça ne regarde pas à l'argent...
— Il y a longtemps que M. Pitchard est mort?
— Une dizaine d'années... C'est à peine si nous l'avons vu dans le pays... Un jour, nous avons appris que la propriété, qui appartenait à un comte ruiné, avait été rachetée par un riche Australien... Il paraît qu'il était dans les laines, et qu'il possédait des dizaines de milliers de moutons, certains disaient des centaines de milliers...
Toujours est-il que des architectes et des entrepreneurs se sont installés à Triel et, pendant un an, les travaux ont été bon train...
Puis des entraîneurs sont venus, des jockeys, et on a parlé d'une écurie de courses...
» Quant au propriétaire, on ne le voyait pour ainsi dire pas... En tout, je me demande si je l'ai aperçu quatre fois, toujours dans une grosse voiture américaine, un cigare au bec...
» Il paraît qu'il était ivre du matin au soir... Il avait un yacht quelque part en Méditerranée, un appartement à Paris, un autre à Londres et, m'a-t-on affirmé, un château historique en Ecosse... Mais c'est à bord de son yacht qu'il vivait la plupart du temps...
»Il y a vraiment des gens qui ne savent que faire de leur argent alors que le pauvre monde a tant de mal à joindre les deux bouts...
— Et Mme Pitchard?
— Voyez-vous, monsieur, ces ménages-là, ça ne vit pas comme nous... Ça va, ça vient... Ça circule séparément à travers le monde et, quand ça se rencontre, ça se salue cérémonieusement, comme si ça ne se connaissait pas... On se demande quand ils trouvent le moyen de faire des enfants!... D'ailleurs, les Pitchard n'en avaient pas...
» Plusieurs mois après la mort de M. Pitchard, qui s'est noyé en Méditerranée, un jour qu'ivre mort il se promenait sur le pont de son yacht, peu de temps après sa mort, dis-je, Mme Pitchard est arrivée je ne sais d'où... Une petite dame bien simple, bien gentille, pas fière pour un sou...
» Depuis, on ne fait plus l'élevage des chevaux de courses... Elle n'a gardé qu'une partie des domestiques et on ne la voit guère que le samedi et le dimanche... Chut!... C'est le maître d'hôtel qui vient faire sa partie de dames...
Un homme d'une cinquantaine d'années, répondant parfaitement au type du domestique de grande maison, entrait au café et, après avoir serré en silence la main du patron, s'installait près de la fenêtre. L'aubergiste s'asseyait en face de lui et la partie commençait aussitôt.
Il fallut à Emile des trésors de patience pour engager la conversation. A quatre heures seulement, alors qu'un certain nombre de petits verres avaient été ingurgités, le jeune homme roux de l'Agence O se risqua à faire allusion à l'orage du samedi précédent.
C'est alors que le maître d'hôtel prononça quelques mots qui firent se dresser les oreilles d'Emile.
- ... Sans compter que ces dames s'amusaient à table comme des petites folles et n'en finissaient pas de dîner... -- Bah! Les vieilles dames sont un peu comme des enfants...
Le domestique haussa les épaules et laissa tomber:
— Il y a des limites... Quand on s'amuse à mordre dans des pommes, en choisissant les plus grosses, et à les tenir ainsi le plus longtemps...
— Ces dames s'amusaient à mordre dans des pommes?
— Il y en avait une quinzaine sur la table... Quand j'ai desservi, il n'en restait que quatre de mangeables... Elles avaient enfoncé leurs dents dans toutes les autres... Moi, je prétends que, quand on en est là, on ferait mieux de se soigner... Et si, après s'être amusées de la sorte pendant une demi-heure, elles remettent ça dans leur chambre...
— Vous n'allez pas me dire que ces dames, une fois montées, ont continué à...
— Pas toutes les deux... Mais la petite maigre... Sacramento, qu'on l'appelle... Elle sonne... Je me demande si j'ai oublié de lui mettre de l'eau minérale...
» — Voulez-vous me monter la corbeille de fruits?... me dit-elle. J'ai l'habitude, quand je me réveille la nuit, de manger des fruits....
» Je descends et, peu après, je lui porte la corbeille, après en avoir retiré les pommes dans lesquelles ces dames avaient mordu...
» — Ce sont les autres pommes que je voulais... J'espère que vous ne les avez pas jetées?... Il y en avait de si savoureuses!
» Parfaitement! Il a fallu que j'aille rechercher à l'office les fruits qui...
» Non, monsieur, vous direz tout ce que vous voudrez, mais ces gens-là feraient mieux de se soigner...
— Avez-vous parlé de cet incident à votre maîtresse?
— Pourquoi? Qu'est-ce que ça peut lui faire?
— En effet... Je ne vois pas ce que... Dites-moi... J'y pense... En mordant ainsi dans des fruits, elle aurait pu y laisser son râtelier...
— Qui vous a dit que c'était un râtelier?... Vous vous trompez... Mme Pitchard n'est plus toute jeune, mais ses dents sont bien à elle, et je paierais cher pour avoir les mêmes... Désiré!... Si on jouait encore une partie?... Vous permettez, monsieur?... Les dames, c'est ma passion, et Désiré vient de me gagner par un coup de chance...
Quand Emile rentra à Paris, ce soir-là, il avait son visage grave et réfléchi de polytechnicien.
Comment répondre à toutes les questions que posait la conduite de ces dames du club?
Et d'abord, pourquoi le nommé Simson, amant de la belle Rosita, avait-il joué pendant plus d'une année le rôle difficile d'une noble et riche Panaméenne?
Que Simson fût un aventurier, c'était à peu près certain. Et un aventurier de grande classe, qui ne fréquentait que les grands palaces mondiaux en compagnie de sa maîtresse, qu'il faisait passer pour sa nièce.
Les gens de cette envergure ne s'amusent pas à des petits coups qui ne rapportent guère et qui sont dangereux. Ils attendent patiemment la belle occasion, celle qui rapportera la grosse somme, et ils mettent tout en œuvre pour réussir.
Quel coup Simson avait-il entrevu à Paris, suffisamment brillant pour expliquer de tels préparatifs et de pareilles dépenses?
Car le loyer de l'appartement de l'avenue Foch avait été régulièrement payé, les meubles aussi, tout au moins en partie.
Pourquoi, une fois dans la peau de Mme Sacramento, l'aventurier s'imposait-il la fréquentation du Club des vieilles dames?
Deux hypothèses se présentaient à l'esprit d'Emile.
Ou bien la pseudo-Sacramento ne s'était introduite au Club des vieilles dames que par hasard, en se disant qu'il y aurait des occasions possibles de ce côté.
Ou bien Simson n'était devenu Mme Sacramento que pour s'introduire au Club des vieilles dames, et ce, dans un but précis...
Ce but...
Soudain, Emile se fit conduire en taxi avenue Victor-Hugo. Il pénétra chez le pâtissier-traiteur en vogue et se fit recevoir par le gérant.
— C'est vous, n'est-ce pas, qui serviez tous les repas pris au club qui se trouve au-dessus de chez vous...
— C'est-à-dire que c'était notre personnel féminin... Car ces dames n'acceptaient pas la présence d'un garçon ou d'un maître d'hôtel... Le plus souvent, c'était Mlle Thérèse qui montait... Elle a l'âge canonique et...
— Pourrais-je échanger quelques mots avec Mlle Thérèse?
On l'appela. C'était une vieille demoiselle toute en noir.
— Je suppose, madame, qu'il vous est arrivé assez souvent de monter des fruits à ces dames du club?
— Presque chaque jour, monsieur...
— Parmi ces fruits, il y avait certainement des pommes... Réfléchissez bien avant de répondre... Avez-vous déjà vu une de ces dames mordre à même une pomme?...
Mlle Thérèse parut choquée par cette supposition.
— Mais, monsieur, ces dames sont bien élevées...
— C'est-à-dire?
— Qu'elles se servent d'un couteau pour peler les fruits... Jamais, au club, une de ces dames ne se serait permis...
— Encore une question... Mme Pitchard invitait une de ses amies, à chaque week-end... Elle suivait, pour ces invitations, la liste alphabétique des membres... A votre connaissance, une exception a-t-elle jamais été faite à la règle?...
— Jamais!
Le lendemain matin, à l'étonnement de Torrence, Emile reprenait sa place dans son cagibi de l'Agence O.
— Je suis à votre disposition, patron... annonçait-il. Il y a du travail?...
— Je croyais que vous poursuiviez votre enquête chez vos vieilles femmes?...
— Mon Dieu, patron, répliqua modestement Emile, je crois que mon enquête est finie...
— Vous avez découvert...
— Rien encore, mais j'ai envoyé un certain nombre de câbles dans différents pays du monde... Combien de moyens connaissez-vous d'identifier quelqu'un?...
— Mais... il y a d'abord les empreintes digitales...
— A condition qu'il s'agisse d'un personnage dont on possède la fiche dactyloscopique...
— Il y a les témoignages...
— A condition que les témoins possibles ne soient pas à l'autre bout du monde...
— Il y a les signes particuliers...
— A condition que la personne à identifier ait une cicatrice, un grain de beauté ou quelque irrégularité facile à repérer...
— Dans ce cas...
— Souvenez-vous du cambriolage qui a eu lieu voilà dix ans dans une villa des environs de Lyon... Le cambrioleur, avant de quitter les lieux, a mangé copieusement, comme c'est de tradition chez ces messieurs...
— Je crois que je me rappelle... Il avait laissé une pomme dans laquelle il avait mordu...
— C'est cela... Vous avez bonne mémoire... Un dentiste, examinant les traces laissées dans la pomme, a retrouvé la marque d'un travail de prothèse assez spécial qui avait été fait à la mâchoire du cambrioleur... Une note adressée à tous les dentistes de France et...
— Vous avez découvert une pomme chez Mme Sacramento?
— Non... Mais Mme Sacramento, qui s'appelle Simson, a travaillé pendant un an dans des conditions coûteuses et difficiles pour se procurer une pomme...
Torrence, qui n'y comprenait rien, soupira en attirant un dossier à lui:
— C'est très intéressant... Dites donc!... Il y a encore eu un vol de bijoux boulevard Bonne-Nouvelle, et la compagnie d'assurances nous demande de...
IV
Où Emile fait preuve d'une patience de plus en plus
angélique, et où, cependant, l'enquête se poursuit sans lui,
comme par la force acquise
Torrence n'en revenait pas. De temps en temps, il regardait Barbet. Barbet le regardait de la même manière, et tous deux échangeaient un clin d'œil.
Depuis huit jours, en effet, on ne reconnaissait pas Emile, qui se chargeait avec le sourire de tous les dossiers ennuyeux de l'Agence O, des enquêtes sans intérêt, des vérifications futiles, qu'en d'autres temps il aurait dédaignés.
Pour un peu, tant était grande sa fièvre de travail, il aurait collé lui-même les timbres sur les enveloppes et porté le courrier à la poste!
Pas un mot du Club des vieilles dames, ni de Mme Pitchard, ni de Mme Sacramento. Pas un mot non plus de la belle Rosita, qui lui rappelait à la fois de si voluptueux et si humiliants souvenirs.
Parfois il recevait une dépêche à son nom personnel. Il y jetait à peine un coup d'œil et la jetait dans un tiroir, qu'il fermait soigneusement à clé.
— Je crois, dit un jour Mlle Berthe, que M. Emile a pris un coup dur... Pauvre garçon!...
On l'observait. On le plaignait. On évitait la moindre allusion à l'enquête qu'il avait si piteusement ratée et qui, si le récit en avait été publié dans les journaux, l'aurait sans doute couvert de ridicule.
Ce fut seulement le quinzième jour qu'Emile, qui s'était pris de passion pour la Bourse et qui lisait chaque jour deux ou trois journaux financiers, montra la cote à Torrence, qui n'y connaissait rien.
— Qu'est-ce que je dois regarder?
— Ici... Les Australian... Depuis trois jours, elles baissent de dix à vingt points par jour...
— Vous avez des Australian?... Vous jouez en Bourse?
— Jamais !... Savez-vous, patron, qui est le gros actionnaire, presque le seul propriétaire de l'Australian, nom sous lequel est connu le plus important trust des laines en Australie?... C'est notre excellente amie Mme Pitchard...
— Tant pis pour elle si les titres baissent...
— Un instant, patron... Si les titres baissent, c'est qu'on en jette de gros paquets sur le marché... Or renseignez-vous dans les différentes Bourses du monde et on vous dira que c'est Mme Pitchard elle-même qui vend ses titres, tout comme si elle avait un pressant besoin de fortes sommes d'argent... Savez-vous à combien se monte la fortune de Mme Pitchard?... A environ soixante millions de francs...
— Et vous dites qu'elle a besoin d'argent?
— C'est-à-dire qu'elle est en train de faire réaliser par ses hommes d'affaires la plus grande partie de ce qu'elle possède... La Bourse est affolée... Le marché des laines s'alourdit de jour en jour... On se demande...
— Je ne comprends toujours pas...
— Supposez que quelqu'un réclame soudain à Mme Pitchard une somme énorme, la moitié par exemple, de ce qu'elle possède... La voilà bien obligée de vendre ses titres...
— Mais qui pourrait lui réclamer une telle...
— Nous y arrivons... Qui?... Pour se permettre de pareilles exigences, il faut naturellement avoir barre sur Mme Pitchard... J'ai tout de suite pensé à Mme Sacramento, qui a disparu voilà quinze jours et qui doit se trouver en ce moment quelque part en Egypte... Non plus sous le nom de Mme Sacramento, mais sous le nom d'Arthur Simson, citoyen des Etats-Unis... Qu'est-ce que la fausse Mme Sacramento a fait à Paris?... Elle s'est introduite au Club des vieilles dames... Elle a attendu patiemment son tour d'être reçue dans la villa de Triel... Et là, elle s'est amusée comme une petite folle, selon les paroles du maître d'hôtel, à mordre dans des pommes et à y faire mordre son hôtesse... Ensuite elle est parvenue à se procurer et à emporter une de ces pommes... Voici un câble que j'ai reçu voilà trois jours de Melbourne, patron, en réponse à une question que j'avais posée à la police de cette ville:
M. Pitchard a épousé Dollie Smits, sœur jumelle de Billie Smits. Stop. Billie Smits décédée au cours voyage en Argentine.
— Est-ce que vous comprenez, maintenant? Le richissime M. Pitchard, qui ne tarde pas à sombrer dans l'ivrognerie, a épousé Dollie Smits, laquelle a une sœur jumelle. Après une courte lune de miel, le ménage se disloque, comme cela arrive souvent dans ces milieux, et chacun voyage de son côté. Dollie voyage en compagnie de sa sœur Bu lie, qui n'est pas mariée.
» Un beau jour, on apprend à Buenos Aires que M. Pitchard est décédé en Méditerranée...
» Les deux femmes s'embarquent aussitôt pour venir prendre possession de la succession...
» Elles s'embarquent à bord du Mendoza et, à bord, une des deux sœurs succombe à une pneumonie... L'acte de décès est établi au nom de Billie...
» Comprenez-vous?... Billie peut mourir, puisqu'elle n'a pas à hériter... Mais supposez maintenant que la morte soit Dollie... Toute la fortune de Pitchard ira à des héritiers de la famille du mari...
» Deux jumelles se ressemblent généralement... Dollie Smits n'est jamais venue à Paris, où personne ne la connaît...
» C'est pourquoi, Dollie Smits étant morte, c'est Billie qui prend sa place et qui devient Mme veuve Pitchard...
» Cette simple substitution lui vaut une cinquantaine de millions au bas mot...
» La fausse veuve Pitchard vit à Paris, à Triel, à Cannes... Elle s'organise une existence agréable de vieille femme et elle ne se doute pas que quelqu'un, qui se trouvait à bord du Mendoza, a flairé la substitution... Voici, patron, la liste des passagers du Mendoza lors de ce voyage... Tout cela a été long à recueillir... Vous y relevez le nom de M. Simson et de sa nièce...
» M. Simson est un aventurier de haut vol...
» Qu'il parvienne à prouver que Mme Pitchard n'est pas la véritable Mme Pitchard, mais sa sœur, qui, elle, n'a aucun droit à l'héritage, et il pourra exiger la moitié au moins de la fortune...
» Simson n'est pas pressé... Il sait combien ces sortes de preuves sont difficiles à administrer... Il a de l'argent... Il n’hésite pas à faire le voyage de Melbourne et il a l'idée quasi géniale d'aller voir les meilleurs dentistes de la ville où les deux sœurs ont été élevées...
» Là, il apprend enfin que Billie, étant jeune, a porté longtemps un appareil dentaire pour lui redresser les incisives et qu'on peut encore, après tant d'années, repérer les traces de cet appareil...
» En outre, Billie a une canine légèrement déviée, à la suite d'une chute qu'elle a faite tout enfant.
» Avez-vous compris maintenant?
Toute l'Agence O s'est réunie autour d'Emile, qui triomphe modestement. Les yeux de Mlle Berthe, qui cache mal ses sentiments pour son jeune patron roux, sont brillants.
— C'est tout... Simson y a mis le temps... Il est devenu pour la circonstance Mme Sacramento... Il a voyagé toute sa vie... Il sait que la vraie Mme Sacramento, qui a passé la plus grande partie de son existence en clinique et qui a été discrètement internée comme folle, n'est connue ni de la haute société parisienne, ni de la colonie panaméenne... » Il lui faut des empreintes des dents...
» Au club, ces dames ne se permettraient pas de mordre à même une pomme...
» Mais, quand son tour vient d'être invitée à Triel, la fausse Mme Sacramento fait sa petite folle et obtient enfin les empreintes nécessaires...
» Il n'y a plus qu'à quitter Paris... Mme Pitchard ne se doute pas du vol qu'on a commis chez elle: une simple pomme! Mais une pomme qui va lui coûter des dizaines de millions...
» Un coup de téléphone la renseigne, et elle nous demande d'arrêter notre enquête...
» Puis, Simson en sûreté, c'est le chantage... Il exige, pour prix de son silence, des sommes colossales...
» Il faut vendre des titres...
Torrence fume lentement sa pipe, tête basse.
— Qu'est-ce que nous aillons faire?
— J'allais vous le demander, patron...
— En somme, cela ne nous regarde pas...
— C'est bien mon avis... Que ces millions soient dans une poche ou dans l'autre!... dans celle d'une fausse Mme Pitchard ou d'une fausse Mme Sacramento!... Qu'ils reviennent à des héritiers qui n'en ont pas besoin... Car je me suis renseigné... Les héritiers du côté de Pitchard sont aussi riches que leur défunt oncle...
— Dans ce cas...
Un geste vague.
— Parbleu! conclut Emile... Qu'ils s'arrangent, n'est-ce pas?
Ce qui ne l'empêche pas de passer son après-midi à écrire lettre sur lettre. Il est vrai qu'il les jette toutes au panier une fois terminées. Mlle Berthe, qui a la curiosité de vider le panier dès qu'il est sorti, devient sombre en lisant:
Chère Rosita...
Chère amie...
Madame...
Chère Mademoiselle et amie...
Mais non! Emile n'y est pas arrivé ! Il aurait tant voulu faire savoir à la belle Rosita qu'il n'avait pas été dupe et que lui seul, envers et contre tous, avait découvert la vérité sur la curieuse aventure du Club des vieilles dames!
Bah! Le monde est si petit... Peut-être un jour...