6.

Durant quelques semaines, ils oublièrent le drame qui les réunissait et la bataille qui les attendait. Les journées s’écoulèrent, douces et calmes, émaillées de petits bonheurs trompeurs comme le silence avant l’orage.

Miryem se chargea du soin des enfants. Halva s’accorda enfin le repos qui lui était nécessaire. Ses joues reprirent des couleurs, ses vertiges s’espacèrent et, chaque jour, son rire retentissait à l’ombre des grands platanes.

Joachim ne quittait plus l’atelier de Yossef. Il effleurait de la paume les outils, portait des copeaux à ses narines, caressait le poli du bois comme il avait, dans l’émerveillement de sa jeunesse, esquissé ses premières caresses amoureuses.

Lysanias, discrètement prévenu par Hannah, accourut, balbutiant de bonheur, bénissant Miryem, lui baisant le front. Il apporta de bonnes nouvelles de la vieille Houlda. Elle ne se ressentait plus des coups qu’elle avait reçus, retrouvait son allant et même son sale caractère.

— Elle me traite en vieux mari, gloussa-t-il avec ravissement. Aussi mal que si nous avions toujours vécu ensemble.

Le travail en commun lui manquait si fort qu’il se mit aussitôt à l’ouvrage avec Yossef et Joachim. En quelques semaines, à eux trois, ils réalisèrent l’ouvrage de quatre mois.

Chaque soir, rangeant ses outils comme il en avait l’habitude depuis des lustres, Lysanias déclarait avec satisfaction :

— Eh bien ! Voilà qui te fait gagner un bout de chemin. Yossef, qui d’ordinaire approuvait d’un sourire reconnaissant, avant d’inviter tout le monde au repas, déclara un jour :

— Ça ne peut pas continuer ainsi. Je paie son dû à Lysanias, mais toi, Joachim, tu travailles sans accepter de salaire. C’est d’autant plus injuste que l’on me passe des commandes du fait que ton atelier est fermé. Je me fais honte. Il nous faut trouver un arrangement.

Joachim rit de bon cœur.

— Allons donc ! Le gîte, le couvert, le plaisir de l’amitié et la paix, le voilà, notre arrangement, Yossef. Cela me suffit. Ne t’inquiète pas, mon bon ami. Le risque que tu prends en m’accueillant ici avec Miryem est bien assez grand.

— Ne parle pas de Miryem ! Elle travaille autant qu’une servante.

— Que non ! Elle soulage ton épouse. Paie Lysanias comme il se doit, Yossef. Pour ce qui est de moi, n’aie aucun scrupule. Le bonheur à travailler avec toi me suffit. Dieu seul sait quand je pourrai récupérer mon atelier, et rien ne me comble davantage que de pouvoir m’agiter dans le tien.

Yossef protesta sans se départir de son sérieux. Joachim n’était pas sage. Il devait songer au lendemain, penser à Miryem et à Hannah.

— Désormais, que tu le veuilles ou non, à chaque commande payée je mettrai de côté de l’argent pour toi.

Lysanias interrompit la discussion.

— Surtout, Yossef, impose des délais à tes clients, et des retards, aussi. Sinon, ils vont croire que tu as pactisé avec les démons pour travailler aussi vite !

Seul Barabbas demeurait d’humeur sombre. Impatient, sur le qui-vive, il restait persuadé que les mercenaires allaient fondre sur Nazareth pour se venger de la disparition de Joachim. Qu’ils s’en abstiennent le troublait et il craignait un mauvais coup. Pour ne pas être pris par surprise, il décida de faire le berger.

Du matin au soir, enveloppé d’une vieille tunique de lin aussi brune que la terre, il s’aventurait sur les pentes d’herbe folle autour de la maison, au milieu des têtes de petit bétail que Yossef avait réussi à soustraire à la rapacité des percepteurs. Il s’éloignait assez pour surveiller les allées et venues autour du village. Il prit tant de plaisir à cette liberté, à ces longues marches dans les parfums des collines exaltés par la chaleur de fin de printemps, qu’il lui arriva plus d’une fois de dormir à la belle étoile.

Son impatience, sa rage d’en découdre avec les mercenaires atténuèrent sa vigilance. Si bien qu’il ne s’aperçut pas du retour d’Abdias, plus discret qu’une ombre.

*

* *

La nuit n’allait pas tarder. Miryem venait d’embrasser les enfants après leur avoir raconté une dernière histoire. Halva dormait déjà. De l’atelier derrière la maison lui parvenaient de joyeux éclats de voix. Voilà que de nouveau Joachim, Lysanias et Yossef manifestaient leur joie à travailler ensemble, songea-t-elle. Et, comme d’habitude, ils s’installeraient autour de la table, aussi avides de nourriture que de paroles.

Leurs discussions pouvaient durer des heures quand Barabbas était présent. Pourtant, elle ne parvenait pas à les prendre réellement au sérieux.

— Ne croirait-on pas des enfants qui veulent refaire le monde que le Tout-Puissant a créé ? avait-elle confié à Halva.

Toutes les deux plaisantaient en cachette, complices, de ce spectacle offert par l’orgueil des mâles. S’amusant encore à cette pensée, Miryem passa dans la pièce principale de la maison. Il faisait déjà sombre. L’odeur d’un tilleul embaumait, poussée par la brise du soir.

Elle alla chercher les lampes et une jarre d’huile afin de les remplir. A son retour, elle crut percevoir un souffle, une présence derrière elle. Elle scruta la pénombre du crépuscule autour d’elle. Celle-ci ne recelait aucune surprise. Aucune silhouette ne se tenait sur le seuil, découpée sur le ciel rougeoyant.

Elle se remit à la tâche. Mais, quand elle battit le briquet, des doigts légers lui ôtèrent la pierre des mains. Miryem s’écarta en poussant un cri, lâchant la mèche d’amadou. Un murmure s’éleva :

— C’est moi, Abdias. Pas la peine d’avoir peur !

— Abdias ! Quel sot ! Tu m’as effrayée. En voilà des manières de voleur !

Elle rit, attirant le garçon contre elle. Abdias s’abandonna en frissonnant à son étreinte avant de s’écarter non sans rudesse.

— Je ne voulais pas te faire peur ! chuchota-t-il, ému, en enflammant l’amadou. C’était bien de te regarder, après tout ce temps. Je suis drôlement content de te voir.

Les flammes des mèches grandirent assez pour dissiper l’ombre. Miryem devina la gêne soudaine du garçon après cet aveu. Elle ébouriffa sa chevelure sauvage d’un geste maternel.

— Moi aussi, je suis contente de te voir, Abdias… Es-tu revenu seul ?

— Non.

Abdias désigna l’atelier de Yossef d’un pouce négligent.

— Ils sont là. Les deux grands sages esséniens, comme dit ton père. Celui de Damas, pas de problème. Peut-être bien que c’est un vrai sage. Mais l’autre, Guiora de Gamala, c’est un fou. Il ne voulait même pas me voir. Alors m’écouter et prendre la lettre de Joachim, tu penses ! Je suis arrivé à Gamala blanc de poussière et la langue pendante. Crois-tu qu’ils m’auraient donné quelques gouttes d’eau ? Rien du tout.

Abdias grogna de dégoût.

— Les copains voulaient repartir, parce qu’il y avait un grand marché où l’on pouvait trouver de quoi se nourrir et faire nos affaires.

Miryem leva un sourcil accusateur.

— Tu veux dire voler ?

Abdias eut une grimace magnanime.

— Après toute la route et un pareil accueil, fallait bien qu’ils s’amusent. Moi, j’y suis pas allé. Je me suis arrangé à ma manière pour faire passer le message de Joachim à ce vieux poilu.

La fierté illumina son visage, estompant la bizarrerie de ses traits. La braise obscure de ses pupilles scintillait.

— Pendant trois jours et trois nuits, j’ai pas bougé de devant l’espèce de ferme où il habite avec ceux qui le suivent, expliqua-t-il. Tous avec la même tunique blanche, une barbe si longue qu’ils pourraient marcher dessus. Toujours un air furieux comme s’ils allaient te couper en morceaux. Toujours en train de se laver et de prier. Ils prient, ils prient, ils prient ! J’ai jamais vu des gens prier autant. Mais, quand même, en trois jours, ils ont eu tout le temps de me voir. Et ça les agaçait. Le quatrième jour, surprise ! j’étais plus là. Plus de am-ha-aretz pour souiller leurs regards. Ils ont couru raconter la bonne nouvelle à Guiora. Mais le soir, nouvelle surprise ! Quand Guiora entre dans sa chambre, qu’est-ce qu’il voit ? Moi, assis sur sa couche ! Le bond qu’il a fait, le cri qu’il a poussé, le sage essénien…

Abdias s’esclaffa de bon cœur au souvenir de la scène.

— J’aurais voulu que tu l’entendes, ameutant toute sa clique. Et moi, calme alors qu’ils étaient tous autour de moi à me houspiller. Il a fallu attendre qu’ils se fatiguent et j’ai pu raconter. Ça lui a demandé encore deux ou trois jours pour se décider. Quand même, nous voilà. Le retour a pris du temps parce qu’on s’arrêtait vingt fois par jour pour les prières… Si on doit faire la révolte avec Guiora, ce sera pas drôle.

Lorsqu’elle découvrit Guiora à son tour, Miryem songea qu’Abdias n’avait pas tort. Elle aussi fut impressionnée par l’apparence et le caractère du sage de Gamala.

L’homme était si petit, si barbu, qu’on ne pouvait lui donner d’âge. Sa silhouette paraissait fragile. Pourtant, il possédait une formidable énergie. Il ponctuait chacune de ses phrases d’un mouvement sec des mains, tandis que sa voix modulait les mots avec une gravité frissonnante. Ses yeux, lorsqu’il captait votre regard, ne vous lâchaient plus, vous donnant envie de baisser les paupières comme on se protège d’un éclat coupant.

Le soir même de son arrivée, il exigea que ni elle, ni Halva, ni Abdias ne partagent son repas. Cela eût été impur, expliqua-t-il, car les femmes et les enfants portent par nature faiblesse et infidélité. Seul Yossef et Joachim purent rompre le pain à sa table ainsi que, bien sûr, l’autre nouveau venu qui se nommait Joseph d’Arimathie et avait fait tout le chemin depuis Damas. Il y dirigeait, lui aussi, une communauté d’esséniens. Pourtant, s’il portait la même tunique d’un blanc immaculé que Guiora, il en était tout le contraire.

Grand et large, la barbe courte, le crâne chauve, les traits empreints de gentillesse, des manières accueillantes et douces. Il n’eut aucun regard désagréable pour Abdias. Miryem se sentit portée vers lui par une sympathie immédiate, sans autre raison que la sérénité lumineuse qui émanait de sa personne. Sa présence paisible parut, comme par magie, modérer la virulence de Guiora.

Le repas fut cependant un moment insolite. Le sage de Gamala réclama le silence absolu. À Joseph d’Arimathie, qui suggérait qu’en voyage la parole pouvait être tolérée, il répliqua, la barbe frémissante :

— Souillerais-tu notre Loi ?

Joseph d’Arimathie céda sans s’offusquer. Un bizarre silence emplit la maison. On n’entendit plus que les bruits des cuillères de bois dans les écuelles et celui des mâchoires.

Dégoûté, peut-être effrayé, Abdias attrapa une boulette de sarrasin et des figues. Il alla les déguster sous les arbres de la cour, bercé par les stridulations nocturnes des grillons et le bruissement des feuillages.

Par bonheur, le dîner ne se prolongea pas. Guiora annonça qu’après ses ablutions Yossef et Joachim devaient le rejoindre pour une longue prière. Joseph d’Arimathie, fatigué par la route, sut habilement leur épargner cette corvée. Il convainquit le sage de Gamala que la solitude de sa prière serait plus plaisante à l’Éternel.

*

* *

Le jour suivant ne fut pas moins riche en surprises. Dès la première lueur du jour, Barabbas arriva, poussant son troupeau. Trois hommes couverts de poussière l’accompagnaient.

— Je les ai trouvés à la nuit tombante qui se perdaient dans les chemins creux, annonça Barabbas, goguenard, à Joachim.

Joachim esquissa un sourire en s’empressant de se joindre à Yossef pour accueillir les nouveaux venus. L’un d’eux, trapu et le teint mat, avait un large poignard griffé dans la ceinture de sa tunique.

— C’est moi, Lévi le Sicaire, annonça-t-il d’une voix forte. Derrière lui, Joachim reconnut Jonathan de Capharnaüm.

Le jeune rabbin inclina timidement la tête. Le plus âgé des trois, Eléazar le zélote de Jotapata, se précipita pour serrer Joachim dans ses bras en balbutiant son bonheur de le voir bien vivant.

— Dieu est grand de ne pas t’avoir fait monter près de Lui trop tôt ! s’exclama-t-il avec ravissement. Béni soit-Il !

Les deux autres approuvèrent bruyamment tandis que Barabbas, railleur, racontait qu’il les avait découverts dans la forêt. Épuisés, ils se dirigeaient vers la Samarie, à l’opposé du village, par crainte de trouver des mercenaires dans Nazareth.

— Je les ai laissés dormir quelques heures avant de nous mettre en route en nous guidant sur les étoiles. Pour de futurs combattants, ce n’est pas une mauvaise expérience.

Joseph d’Arimathie, attiré par le bruit, apparut dans la cour. Sa réputation de sagesse et de grand savoir médical, associée à la renommée des esséniens de Damas, le précédait en tout lieu. Aucun des nouveaux venus, cependant, n’avait déjà eu l’occasion de le rencontrer.

Joachim les lui présenta. Joseph d’Arimathie enveloppa leurs mains des siennes avec une simplicité qui les mit aussitôt à l’aise.

— La paix soit avec toi, répéta-t-il tour à tour à Lévi, Eléazar et Jonathan. Béni soit Joachim d’avoir voulu cette rencontre.

Un instant plus tard, Yossef les convia à s’asseoir autour de la grande table sous les platanes. Commença un long bavardage où chacun narra les aventures de sa vie et les malheurs de sa région, malheurs dont Hérode, toujours, était le responsable.

Tout ce temps, Halva et Miryem s’affairaient, garnissant la table de gobelets de lait caillé, de fruits et de galettes qu’Abdias, les joues rouges, décollait habilement des pierres brûlantes du four.

— J’ai passé une demi-année chez un boulanger, confia-t-il fièrement à Halva qui s’étonnait de sa dextérité. J’aimais bien.

— Et pourquoi n’es-tu pas devenu boulanger à ton tour ? Le rire d’Abdias fut plus moqueur qu’amer.

— As-tu déjà vu un am-ha-aretz boulanger ?

Miryem avait entendu l’échange. Elle croisa le regard d’Halva. L’une et l’autre ne purent s’empêcher de rougir. Halva allait adresser une parole amicale à Abdias, quand un brusque éclat de voix dans la cour la fit se retourner. Le sage Guiora était devant les nouveaux venus, si raide et si tendu qu’on en oubliait sa petite taille.

— Pourquoi un tel vacarme ? J’entends vos cris jusque derrière la maison et je ne peux plus étudier ! s’exclama-t-il en gesticulant.

Tous le contemplèrent, stupéfaits. Joseph d’Arimathie dressa sa taille robuste et s’approcha assez de Guiora pour que leur différence physique soit frappante. Il sourit. Un sourire aimable, amusé et curieusement glacial. Sur ses traits, Miryem devina une force difficile à ébranler.

— Nos cris expriment notre joie d’être réunis, cher Guiora. Ces compagnons sont arrivés ici après une dure marche dans la forêt. Dieu les a guidés jusqu’à notre ami, qui les a conduits jusqu’à nous en se fiant aux étoiles.

— Se fier aux étoiles !

La barbe de Guiora s’agita. Ses épaules tremblèrent de fureur.

— Quelle ineptie ! glapit-il. Toi, un fidèle des sages, tu oses répéter de pareilles sornettes ?

Le sourire de Joseph d’Arimathie s’accentua tout en restant glacial.

Abdias avait quitté son four et se tenait tout près de Miryem. Elle devina qu’il retenait un quolibet. Là-bas, les nouveaux venus s’étaient levés, embarrassés par la colère de Guiora. Si Joachim paraissait amusé par la situation, Yossef observait les deux esséniens avec inquiétude. Sans répondre à l’agression de Guiora, Joseph d’Arimathie indiqua une place libre sur le banc.

— Guiora, mon ami, dit-il paisiblement, joins-toi à nous. Prends place autour de la table et bois un verre de lait. Il est bon que nous fassions connaissance.

— C’est inutile. La seule connaissance que nous devons cultiver, c’est celle de Yhwh. Moi, je retourne à ma prière pour la parfaire.

Il pivota brusquement, lança un regard furieux vers Miryem, Abdias et Halva qui se trouvaient sur son chemin, puis il se retourna encore, tout aussi brusquement.

— À moins de commencer cette réunion pour laquelle nous sommes là et qu’on en finisse ?

Joachim secoua la tête.

— Nicodème n’est pas encore arrivé. Il vaudrait mieux l’attendre.

— Le Nicodème du sanhédrin ? grinça Guiora avec dégoût.

Joachim hocha la tête.

— Il vient de Jérusalem. La route est longue, il doit la suivre avec prudence.

— Ainsi sont ces pharisiens ! Ils feraient attendre Dieu Lui-même.

— Laissons-lui la journée pour nous rejoindre avant de lancer notre discussion, intervint Joseph d’Arimathie, ignorant comme à son habitude les invectives de Guiora. D’ailleurs, nos amis doivent prendre un peu de repos. La pensée n’est claire que dans un corps en paix.

— Du repos ! Un corps en paix ! ricana Guiora. Balivernes de Damas ! Priez et étudiez, si vous voulez avoir l’esprit clair. Voilà ce qui est utile. Le reste n’est que foutaise et faiblesse !

Cette fois, il disparut derrière la maison sans se retourner. Abdias eut un grognement satisfait. Il effleura la main de Miryem.

— Je l’ai peut-être mal jugé, ce Guiora. Pas besoin de bataille ni de révolte. Il suffirait de le mettre devant Hérode. En moins d’un jour, ce fou d’Hérode serait encore plus fou et plus malade qu’il ne l’est déjà. « Guiora, notre arme secrète », voilà comment on devrait l’appeler !

Il avait dit cela à haute voix et avec un sérieux si comique qu’Halva et Miryem éclatèrent de rire.

Là-bas, autour de la table, les hommes les observèrent en fronçant les sourcils, le reproche aux lèvres. Barabbas lui-même foudroya Abdias du regard. Mais Joseph d’Arimathie, qui avait entendu comme les autres, rit lui aussi, quoique avec mesure. Alors, tous furent saisis d’un fou rire qui leur fit grand bien.

*

* *

Au cœur de l’après-midi, tandis que le soleil de fin de printemps chauffait déjà, les camarades d’Abdias, éparpillés à des postes de guet sur les chemins, déboulèrent dans la cour.

— Il y en a un qui arrive par le chemin de Tabor !

— Le sage du sanhédrin ?

— On dirait pas. Ou alors il est déguisé. On croirait plutôt une ombre.

En compagnie de Barabbas et des enfants de Yossev, Joachim se porta à la rencontre du nouvel arrivant. Dès qu’il en aperçut la silhouette, il comprit que ceux-ci avaient raison. Ce n’était pas Nicodème. Vêtu d’un manteau de lin brun, la capuche lui voilant le visage, l’homme avançait vite et son ombre paraissait courir derrière lui tel un fantôme.

— Qui peut être ce bougre ? grommela Joachim. Crois-tu que nous l’ayons invité ?

Barabbas se contenta de suivre l’inconnu du regard. À l’instant où ce dernier bascula son capuchon, il s’exclama :

— Matthias de Guinchala !

L’homme poussa un cri chevalin, agita des mains scintillantes de bagues d’argent. Barabbas lui agrippa les épaules, ils s’enlacèrent avec force démonstrations d’amitié.

— Joachim, je te présente mon ami, un frère, autant dire. Matthias a conduit la révolte de Guinchala l’an dernier. S’il en est un, en Galilée, qui peut faire montre de courage contre les mercenaires d’Hérode, le voilà.

En vérité, ce courage lui avait sculpté la face, songea Joachim en le saluant. Le front de Matthias était barré de deux larges cicatrices traçant un vide pâle et disgracieux dans sa chevelure. Sous sa barbe grisonnante, on devinait des lèvres couturées et des gencives aux dents rares. Pour l’ensemble, un visage terrible et qui expliquait pourquoi Matthias préférait le cacher sous une capuche.

— J’ai appris que tu te baladais par ici, dit-il à Barabbas. L’envie m’a pris de venir te féliciter pour ton exploit à Tarichée ! Et causer de votre révolte…

Barabbas rit avec une jovialité excessive qui dissimulait mal son embarras, alors que Joachim s’étonnait :

— Tu l’as su ? Et comment ?

— Je sais tout ce qui se passe en Galilée, rigola Matthias. Il saisit le poignet de Barabbas de ses doigts bagués.

— Tu aurais pu m’inviter avec un beau message, comme les autres.

— Tu sais aussi pour les messages ? s’étonna froidement Joachim. En effet, on ne peut rien te cacher.

— Tu as attrapé un des gosses, c’est ça ? marmonna Barabbas, avec une grimace offusquée, mais peu convaincante.

— Celui qui allait porter ton message à Lévi le Sicaire, déclara Matthias avec un clin d’œil appuyé. Il ne faut pas lui en vouloir. Devant moi, le pauvre gamin a eu la trouille. Devant un autre, il aurait tenu sa langue. Mais bon, je lui ai donné une jolie bourse pour prix de son dévouement. Je voulais te faire la surprise.

Joachim les observait, entre ironie et colère. La comédie que lui jouaient les deux compères de brigandage ne le trompait pas. Pas un instant il ne douta que Barabbas se fût débrouillé pour prévenir Matthias… Et sans confier à quiconque cette invitation, de crainte que Joachim ne s’y opposât. Ce dont il se serait abstenu, car ce n’était pas une mauvaise idée.

— Une surprise qui devrait plaire à nos amis, approuva-t-il d’un ton narquois qui fit comprendre aux deux larrons qu’ils ne l’avaient pas abusé.

*

* *

Assurément, l’entrée de Matthias dans la cour de la maison fit son effet. Abdias ne cacha pas enthousiasme.

— Voilà un vrai guerrier, souffla-t-il à Miryem, très excité. On dit qu’il s’est battu seul contre trente-deux mercenaires. Ils sont tous morts et lui… Tu as vu son visage ? Ça, c’en est une, de balafre !

Yossef, Eléazar et Lévi accueillirent Matthias sans préjugé. Joseph d’Arimathie se montra aimable et surtout curieux de ses cicatrices. Jonathan parut désemparé d’avoir en face de lui deux vrais brigands sur lesquels couraient des rumeurs peu flatteuses. Tous, cependant, guettèrent avec un peu d’anxiété la réaction de Guiora. Mais Matthias, à qui Joachim et Barabbas avaient dépeint le caractère sourcilleux du sage essénien, s’inclina devant lui avec un respect qui parut magnifiquement sincère.

Guiora le considéra un moment. Puis il haussa les épaules et se contenta d’exhaler un soupir d’impatience entre ses lèvres sèches.

— En voilà un de plus, grommela-t-il à l’adresse de Joachim et de Joseph d’Arimathie. Ce n’est toujours pas votre pharisien de Jérusalem. À quoi bon attendre encore ? Il ne viendra pas. Il ne faut jamais se fier aux serpents du sanhédrin, vous devriez le savoir.

Barabbas approuva avec une chaleur qui plut à Guiora. Néanmoins Joachim, soutenu par Joseph d’Arimathie, demanda que l’on patiente encore.

Finalement, alors que la lumière annonçait le crépuscule, les jeunes guetteurs am-ha-aretz prévinrent de l’approche d’un petit équipage.

— Un équipage ? s’étonna Barabbas.

— Un gros type sur une mule claire et un esclave perse qui trotte derrière lui. De l’or dans la tunique et des colliers qui suffiraient à nous payer une dizaine de beaux chevaux.

Assurément, Nicodème, le pharisien du sanhédrin, arrivait. Il y eut des sourires, mais personne n’émit de remarque.

Lorsque Nicodème entra dans la cour, tous, même Guiora, l’attendaient. C’était un homme que l’embonpoint rendait avenant et sans âge. Il portait sa tunique brodée de soie avec une aisance sans afféterie. Il avait aux doigts autant de bagues d’or que Matthias en possédait d’argent.

Toutefois, ses manières n’avaient rien d’arrogant et sa voix possédait un charme confortable qui le rendait agréable à écouter. Il accueillit avec simplicité le respect qui lui était dû. Couvrant Guiora d’éloges pour ses vertus et ses prières, avant même que ce dernier puisse prononcer un mot, il fit preuve d’autant d’habileté que de sagesse. Il poursuivit en racontant qu’il avait dû s’arrêter en chemin dans de nombreuses synagogues.

— Dans toutes je répète cette vérité : que nous autres du sanhédrin, à Jérusalem, nous ne nous rendons pas assez souvent dans les villages d’Israël afin d’y respirer l’air de notre peuple. Et ainsi, ajouta-t-il avec un sourire, chacun peut voir que seul un souci ordinaire me conduit jusqu’en Galilée. C’est aussi la raison, mes amis, pour laquelle il me faut voyager avec un esclave et une mule, sinon, cela paraîtrait suspect. D’ailleurs, je ne vais pas rester longtemps chez toi ce soir, Yossef. J’ai promis au rabbin de Nazareth de dormir chez lui. Je vous retrouverai ici demain matin et nous pourrons parler autant que vous le désirez.

Il prit à peine le temps de boire un gobelet avant de reprendre le chemin du village. Ce qui, au fond, soulagea chacun. En particulier Halva et Miryem, qui craignaient, outre le nombre croissant de bouches à nourrir, de devoir affronter des manières dont elles ignoraient tout.

Toutefois, lorsque Nicodème, sa mule et son esclave eurent quitté la cour, un silence embarrassé s’installa. Matthias le rompit avec un petit grognement amusé.

— Si demain les mercenaires sont là pour nous prendre, nous saurons pourquoi.

Les autres le dévisagèrent, alarmés.

— J’ai toujours été opposé à sa venue, intervint Barabbas avec un regard de reproche à Joachim.

Le jeune rabbin Jonathan protesta :

— Vous avez tort de dire cela. Je connais Nicodème. Il est honnête et plus courageux que son apparence ne le laisse supposer. En outre, il n’est pas mauvais d’entendre l’opinion d’un homme qui connaît les coulisses du sanhédrin.

— Si tu le penses… soupira Barabbas.

*

* *

Au soir, alors que la nuit était bien avancée et qu’Halva et elle tombaient de fatigue après avoir rangé et lavé la maison dans la lumière chiche des lampes, Miryem, incapable de s’expliquer clairement son intuition, eut soudain la conviction que toutes les paroles qui seraient prononcées le lendemain n’aboutiraient à rien.

Allongée dans le noir près des enfants, dont le souffle régulier était comme une caresse, elle se reprocha durement cette pensée. Son père Joachim avait eu raison de convier ces hommes. Joseph d’Arimathie avait raison de soutenir la présence de Nicodème. Même la présence « du Guiora », comme le nommait Abdias, était une bonne chose. Barabbas se trompait. Plus les hommes étaient différents, plus ils devaient se parler.

Mais, de ces paroles, que feraient-ils ?

Ah ! Pourquoi toutes ces questions ? songeait-elle. Il était trop tôt pour se forger une opinion.

Elle se trouva bien prétentieuse de porter le moindre jugement sur des choses, pouvoir, politique ou justice, qui étaient depuis toujours l’affaire des hommes. D’où tenait-elle son assurance ? Certes, elle savait aussi bien réfléchir que son père ou que Barabbas. Mais de manière différente. Eux possédaient l’expérience. Elle n’avait que son intuition.

Elle devait se montrer modeste. D’ailleurs, douter en un pareil moment équivalait à trahir Barabbas et Joachim.

Elle s’endormit en se promettant de demeurer désormais à sa place, souriant dans le noir à la pensée que Guiora de Gamala saurait sans nul doute l’y contraindre.


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