10.

La nuit suivante, comme tant d’autres auparavant, Miryem se réveilla au cœur de l’obscurité. Elle ouvrit les yeux. Près d’elle, Mariamne dormait, la respiration régulière. Une fois encore, elle envia le sommeil paisible de son amie.

Pourquoi, à peine ouvrait-elle les paupières, était-elle saisie par le sentiment coupable de n’avoir pas droit au repos ? L’angoisse l’oppressait. Il lui semblait qu’on avait glissé un chiffon mouillé dans sa gorge.

Elle regrettait d’avoir promis à Rachel de demeurer une journée de plus à Magdala. Il aurait mieux valu prendre le chemin de Nazareth ou de Jotapata dès les premières lueurs de l’aube nouvelle.

Silencieuse, elle quitta sa couche. Dans la pièce suivante, elle contourna le lit où dormaient deux servantes pour atteindre le grand vestibule.

Pieds nus, un châle épais jeté sur sa tunique, elle sortit de la maison, foula sans hésiter l’herbe humide de la nuit. Un quartier de lune découpait des silhouettes imprécises sur la rive du lac. Elle s’en approcha avec prudence. Ces dernières semaines, ses nuits avaient été si souvent ponctuées par cette promenade nocturne qu’elle parvenait à se repérer aux seuls froissements des feuillages dans la brise et aux clapotis des vagues.

Elle se dirigea vers le muret d’appontage où l’on arrimait les barques de la maison. De la main elle frôla les pierres, en trouva une plus large et s’y assit. Devant elle, les joncs dressaient des murs opaques, s’avançant dans le lac à la manière d’un couloir. Le ciel, en contraste, paraissait clair. Sur l’autre rive, on devinait cette teinte bleue qui colore la nuit avant la venue de l’aube.

Immobile, elle s’apaisa. Comme si l’immensité du ciel peuplé d’étoiles la soulageait du poids pesant sur sa poitrine. Les oiseaux demeuraient encore silencieux. On n’entendait que la houle s’affalant sur les galets du rivage ou se déchirant entre les joncs.

Elle demeura ainsi un long moment. Immobile. Ombre parmi les ombres. Son angoisse, ses doutes et même ses reproches la quittaient. Elle songea à Mariamne. A présent, elle était heureuse de passer la journée à venir auprès d’elle. Leurs adieux seraient pleins de tendresse. Rachel avait eu raison de l’empêcher de partir trop brutalement.

Elle tressaillit. Un bruit régulier résonnait à la surface du lac. Le frappement sourd du bois contre le bois. Le heurt d’une rame contre le plat-bord d’une barque, voilà ce que c’était. Un mouvement régulier, puissant mais discret. Elle scruta les eaux.

Qui pouvait mener une barque à une heure pareille ? Les pêcheurs, profitant de la brise que levaient les premiers rayons de soleil, ne s’aventuraient jamais sur le lac avant l’aube accomplie.

Inquiète, elle hésita à filer réveiller les servantes. Se pouvait-il qu’un mari jaloux ait envoyé des canailles tenter un mauvais coup ? Cela était déjà arrivé. Plus d’une menace avait été proférée contre Rachel et sa « maison des mensonges » par des hommes qui découvraient son influence sur leurs épouses.

Avec prudence, Miryem recula le long du mur d’appontement, se dissimula sous les branches d’un tamaris. Elle n’eut pas à attendre longtemps. Bien visible sur la surface du lac où miroitait le ciel éclairci de l’est, une barcasse étroite apparut.

Le bateau glissait sans à-coups. Un seul homme, debout à la proue, maniait la longue rame. Parvenu au centre du couloir de joncs qui conduisait à l’appontement, il s’immobilisa. Miryem devina qu’il cherchait à repérer le ponton.

D’un coup habile, plus violent, plus long, il fit pivoter le bateau, le dirigeant droit sur Miryem.

Une fois encore elle songea à s’enfuir. Mais la peur l’immobilisa. Tandis qu’elle cherchait à mieux le distinguer, quelque chose dans sa silhouette, dans sa chevelure, dans sa manière de rejeter la tête en arrière lui parut familier. Pourtant, c’était impossible…

Bientôt, l’homme cessa de pousser la barque et la guida seulement de l’aviron. Un choc signala que la proue avait buté contre le mur. L’homme fut effacé par l’ombre. Puis soudain il se redressa avant de s’incliner pour lier un cordage à l’anneau du pontage. La barque tangua. Il eut un mouvement vif, agile, pour se maintenir. Son profil se dessina dans l’aube naissante. Miryem comprit qu’elle ne se trompait pas.

Comment était-ce possible ?

Elle sortit de sa cache, s’avança.

Il perçut la légère foulée de ses pas. D’un bond, il sauta sur le muret. L’éclat d’une lame de métal griffa la pénombre. Elle prit peur, étouffant un cri, craignant de s’être trompée. Un instant, ils demeurèrent immobiles, se méfiant l’un de l’autre.

— Barabbas ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible. Il ne bougea pas. Il était si près qu’elle entendait son souffle.

— C’est moi, Miryem, reprit-elle, tâchant de se donner un peu d’assurance.

Il ne répondit pas, se retourna vers la barque, s’accroupit pour vérifier le lien qui la retenait. A nouveau, la lueur pâlissante du ciel éclaira son profil. Elle n’eut plus de doutes.

Elle avança, les mains tendues.

— Barabbas ! C’est vraiment toi ?

Cette fois, il lui fit face. Quand elle fut assez près pour le toucher, d’une voix rauque, épuisé, il s’exclama comiquement :

— Mais qu’est-ce que tu fais ici en pleine nuit ?

Cela la fit rire. Un rire nerveux et plein de bonheur. Une joie longtemps disparue qui l’emporta. Elle l’attira contre elle, lui baisant la joue et le cou.

Elle le devina tremblant et craintif sous ses caresses. Il se raidit, la repoussa et dit avant qu’elle ne puisse l’interroger :

— J’ai besoin de ton aide. Abdias est avec moi.

— Abdias ?

Il montra la barque. Elle distingua des paquets noirs dans le fond du bateau, une forme sous une peau de mouton.

— Il dort, fit-elle en souriant.

Barabbas se laissa glisser dans l’embarcation.

— Il ne dort pas. Il est blessé. Et salement.

La joie qui avait envahi Miryem reflua. Barabbas souleva le corps inerte du jeune am-ha-aretz.

— Que s’est-il passé ? C’est très grave ? demanda-t-elle. Barabbas rejeta la question d’un geste agacé.

— Aide-moi.

Elle s’accroupit, glissa les mains sous le dos d’Abdias. Une humidité chaude poissa ses paumes et ses doigts.

— Doux seigneur ! Il est plein de sang.

— Il faut le sauver. C’est pour ça que je suis venu.

Il ne fallut pas longtemps pour que la maison s’éveille. On apporta des lampes et des torches pour éclairer au mieux la pièce où Barabbas venait de déposer Abdias.

Rachel, Mariamne, les servantes, même le cocher Rekab, tous se pressaient autour de la couche. Le corps livide du am-ha-aretz y paraissait aussi fragile que celui d’un enfant de dix ans, mais son curieux visage figé par l’inconscience ou la douleur était plus vieux et plus dur encore que d’ordinaire. Noirci de sang, sale de poussière coagulée, un bandage de fortune lui serrait la poitrine.

— On s’est débrouillés comme on pouvait pour qu’il ne se vide pas comme un mouton, murmura Barabbas. Mais sa plaie s’ouvre sans cesse. Je ne sais rien des emplâtres. Là où nous étions, nul ne pouvait nous aider. Ce n’était pas tellement loin d’ici…

Il n’acheva pas sa phrase, esquissa un mouvement incertain. Rachel approuva d’un signe. Elle lui assura qu’il avait bien agi, bouscula les servantes qui dévisageaient le bandit dont elles avaient si souvent entendu parler. Le visage de Barabbas, maintenant que les lampes l’éclairaient, était gris de fatigue, tourmenté par la tristesse. Son regard ne contenait plus rien du feu et de la rage que Miryem y avait tant de fois contemplés. De larges croûtes dues à des blessures mal cicatrisées recouvraient ses bras et, dès qu’il le pouvait, il soulageait une de ses jambes de son poids.

— Tu es blessé, toi aussi ? s’inquiéta Rachel.

— Ce n’est rien.

Les servantes apportèrent de l’eau chaude et des linges propres. Miryem hésita à défaire le pansement. Ses doigts tremblaient. Rachel s’agenouilla et glissa la lame d’un couteau sous les tissus malpropres. A petits coups, elle défit le bandage que Miryem écartait, révélant peu à peu la blessure.

Sous la cage thoracique, en haut du ventre, la plaie était assez large pour laisser apparaître les entrailles. Le coup d’une lance que le mercenaire avait retournée afin d’aggraver la blessure. Des servantes gémirent, se voilant les yeux et se couvrant la bouche. Rachel les rabroua. Courageusement, Mariamne s’installa près de Miryem, les lèvres tremblantes. Elle trempa un linge dans l’eau et le tendit à son amie, qui, le visage dur, sans larmes, commença à nettoyer le pourtour de la plaie.

Quand elle eut retiré les bandages souillés, Rachel fit face à Barabbas.

— C’est pire que ce que je pensais. Aucune de nous n’est assez savante pour soigner une blessure aussi profonde.

Barabbas l’interrompit par une plainte sauvage.

— Il faut le sauver ! Il faut fermer la plaie, mettre des emplâtres…

— Depuis combien de temps est-il dans cet état ?

— Deux nuits. Il n’était pas si mal, au début. La douleur le tenait éveillé. J’aurais dû venir plus tôt. Mais j’avais peur d’agrandir la plaie. Il faut le sauver. J’en ai vu qui ont survécu à pire…

Les mots lui venaient mécaniquement, comme s’il se les était répétés mille fois, à chaque coup de rame qui l’avait rapproché de Magdala.

Rachel le vit qui esquissait un geste vers l’épaule de Miryem tandis que sans un mot elle lavait le visage d’Abdias. Il laissa retomber son bras, la bouche amère.

— Va te reposer, lui dit-elle avec douceur. Tu as besoin de soins, toi aussi. Va au moins manger et dormir. Ici, tu ne nous es d’aucune utilité.

Barabbas se tourna vers Rachel comme s’il ne comprenait pas. Elle soutint son regard. Des yeux hantés par les horreurs d’un massacre. Elle maîtrisa le frisson qui lui serrait la nuque et trouva la force d’un sourire.

— Va, insista-t-elle. Va te reposer. Nous soignerons Abdias.

Il hésita, jeta encore un regard vers Miryem. Il quitta la pièce sans qu’elle ait un signe pour lui.

*

* *

Tout le temps où elles s’occupèrent de lui, Abdias demeura sans connaissance. Son étrange visage ne trahissait aucune souffrance, plutôt un grand abandon. Plusieurs fois Miryem approcha sa joue de la bouche du garçon pour s’assurer qu’il respirait. Tandis qu’elle le lavait des saletés coagulées par la sueur, ses gestes ressemblaient de plus en plus à des caresses.

Le corps du garçon était constellé de coups. Des hématomes noircissaient ses cuisses et la peau sur ses hanches était arrachée. Sans doute l’avait-on traîné sur le sol, peut-être depuis un cheval et sur une grande distance.

Sans se l’avouer, Miryem craignit qu’on lui eût également brisé des os. Rachel fit le même raisonnement. En silence, avec une douceur extrême, elle palpa les jambes et les bras d’Abdias. Jetant un regard à Miryem, elle secoua la tête. Rien ne semblait cassé. En revanche, pour ce qui était de la hanche, il était impossible de savoir.

Les servantes revinrent avec une grande quantité de linge propre. Le cocher était allé réveiller une femme du voisinage connue pour sa science des plantes et qui faisait, à chaque naissance, office de sage-femme.

Quand elle aperçut Abdias, elle eut un haut-le-cœur et commença à geindre. Avec sécheresse, Rachel lui intima le silence et lui demanda si elle était capable de fabriquer des emplâtres pour soigner les plaies et, surtout, pour empêcher l’hémorragie.

La femme se calma. Mariamne lui tendit une lampe, qu’elle approcha de la blessure. Elle examina le garçon avec soin, toute crainte disparue.

— Faire un emplâtre, je le peux sûrement, marmonna-t-elle en se redressant. Et même un bandage qui empêchera que ça pourrisse trop vite. Et aussi lui concocter un breuvage qui soutiendra ce pauvre gamin, si vous êtes capables de le faire boire. Mais jurer que tout ça le soignera et le guérira, je ne m’y avancerai pas.

Avec l’aide de Mariamne et des servantes, la sage-femme prépara un emplâtre composé de glaise et de sénevé broyés avec des piments et de la poudre de clous de girofle. Elle envoya les servantes cueillir quantité de feuilles duveteuses des consoudes et des plantains qui bordaient les allées du jardin. Elle les ajouta à la préparation, malaxa le tout jusqu’à obtenir une pâte d’une texture visqueuse.

Entre-temps, sur ses indications, Mariamne faisait bouillir de l’ail et une racine de serpolet, du thym et des graines de cardamome dans du lait de chèvre additionné de vinaigre. Avec cette mixture on soutenait d’ordinaire les vieilles personnes dont le cœur peinait à battre.

Aidée de Rachel, Miryem la fit difficilement boire à Abdias, après que la sage-femme eut recouvert ses blessures de l’emplâtre et à nouveau bandé la plaie. Dans son inconscience, il régurgitait sans cesse le liquide. Elles durent le lui faire patiemment avaler goutte après goutte.

Cela eut-il quelque effet ? Pendant qu’elles le retournaient pour mieux nouer son bandage, Abdias gémit si fort qu’elles en demeurèrent interdites. N’osant plus un geste, elles virent ses doigts qui s’agitaient, comme s’il cherchait à agripper quelque chose. Alors qu’elles le replaçaient délicatement sur le dos, sa respiration s’accéléra. Il souleva les paupières. Son regard sembla d’abord ne rien voir. Puis elles devinèrent qu’il reprenait conscience.

Ses yeux glissèrent sur les visages inconnus de Mariamne et de Rachel. La surprise, la douleur, la crainte se mêlaient sur son visage aux traits creusés et prématurément vieillis. Il découvrit Miryem. Un soupir ténu glissa entre ses lèvres. Il se détendit, bien que sa respiration fût difficile.

Approchant son visage tout près du sien, Miryem lui serra doucement la main. Elle chuchota :

— C’est moi, Miryem. Tu me reconnais ?

Il battit des paupières. L’esquisse d’un sourire illumina ses prunelles. Il paraissait si faible qu’elle craignit qu’il ne perde conscience à nouveau. Mais il lutta, trouva la force de murmurer :

— Barabbas m’avait promis… Te voir avant…

Les mots paraissaient se déchirer sur ses lèvres. Il ne parvenait pas à achever sa phrase. Mais ses yeux disaient ce qu’il ne pouvait prononcer.

— Ne te fatigue pas, fit Miryem en pressant les doigts sur sa bouche. Inutile de parler. Garde tes forces : nous allons te guérir.

Abdias eut un signe de dénégation.

— Pas possible… Je sais…

— Ne dis pas de sottises.

— Pas possible… Le trou est trop grand… J’ai vu… Dans un sanglot, Mariamne se leva et quitta la pièce.

Miryem saisit la cruche contenant le breuvage.

— Tu dois boire.

Abdias ne protesta pas. Miryem humecta d’abord ses lèvres craquelées avec un linge, puis inséra avec délicatesse le bord d’un gobelet entre ses dents. Il but un peu, tremblant sous l’effort. Mais à peine absorbait-il un peu de mixture qu’il devait reprendre son souffle.

Après quelques gorgées, Miryem éloigna le gobelet et lui caressa tendrement la joue. Abdias chercha sa main, l’agrippa de ses doigts secs.

— J’ai promis au père Joachim… J’ai promis… Etrangement, l’ironie brilla dans son regard.

— … Etre ton époux…

— Oui ! s’exclama Miryem avec ferveur. Vis, Abdias ! Vis et tu seras mon époux !

Cette fois, un véritable sourire glissa sur les lèvres d’Abdias. Ses paupières battirent à nouveau. Ses doigts serrèrent un peu ceux de Miryem. Puis ses yeux se fermèrent. Il ne demeura qu’une grimace sur ses lèvres.

— Abdias ? questionna doucement Miryem. Elle n’obtint pas de réponse.

— Vit-il encore ?

C’était Barabbas, debout sur le seuil de la pièce, qui avait posé la question. Miryem, recroquevillée au pied de la couche, pressant les doigts d’Abdias contre ses lèvres, ne répondit pas. Rachel s’inclina près d’elle, posa la paume sur la poitrine du garçon.

— Oui, dit-elle. Il vit. Son cœur bat comme un marteau. Que le Tout-Puissant le prenne en Sa miséricorde.

*

* *

Au milieu du jour, Abdias vivait encore. En proie à la fièvre, le corps brûlant, pas un instant il n’avait repris connaissance. Miryem le veillait sans relâche.

La sage-femme prépara de nouveaux emplâtres, une nouvelle mixture, fit bouillir des linges dans une infusion de menthe et de clous de girofle, afin que les pansements ne pourrissent pas la plaie, expliqua-t-elle. Mais quand Mariamne lui demanda si Abdias allait survivre, elle se contenta d’un soupir. Elle montra Barabbas d’un air rogue et déclara :

— Celui-là aussi, il faut le soigner.

Barabbas protesta avec mépris. La femme ne se laissa pas intimider.

— Aux autres, tu peux le cacher, mais moi je le vois : la fièvre te prend. Tu caches une plaie. Elle te ronge. Dans un jour ou deux, tu ne vaudras pas mieux que ce pauvre gosse.

Barabbas, obstiné, la traita de folle. Rachel les poussa hors de la pièce.

— Évitez de faire tant de bruit près d’Abdias, intima-t-elle avant d’insister pour que Barabbas accepte les soins de la sage-femme. Nous allons avoir besoin de toi pour sauver ton compagnon. Alors ne te retrouve pas dans le même état que lui.

De mauvaise grâce, Barabbas souleva sa tunique. Un morceau de drap déchiré sanglait sa jambe droite. La sage-femme l’écarta et grimaça de dégoût devant la plaie. La pointe d’une flèche avait traversé le gras de la cuisse. C’était une blessure bénigne à l’origine, mais si mal soignée qu’une humeur jaune et malodorante en suintait.

— Plus crasseux qu’un pou, voilà ce que tu es ! soupira-t-elle.

D’un geste sec, le prenant par surprise, elle déchira la tunique de Barabbas, révélant son torse couturé et semé de croûtes.

— Regardez-moi ça ! Balafres, plaies et bosses… Et tu ne t’es pas lavé depuis quand ?

Barabbas la repoussa avec colère, des insultes à la bouche. Mais la femme lui empoigna la nuque avec force et le contraignit à l’écouter, leurs visages si près l’un de l’autre qu’on eût cru qu’ils allaient se baiser sur la bouche.

— Tais-toi, Barabbas. Je sais qui tu es : ton nom est venu jusqu’ici. Je sais ce que tu fais et pourquoi tu te bats, ce n’est pas la peine de me prouver ton courage. Inutile aussi de mourir de bêtise parce que ton cœur saigne de voir ton petit compagnon devant la grande porte de la mort. Sois intelligent. Laisse-toi soigner, repose-toi quelques heures, et tu pourras l’aider.

La tension qui nouait les muscles de Barabbas céda d’un coup. Il jeta un regard vers la pièce où se tenaient Miryem et Abdias. Ses épaules s’affaissèrent. Si aucune larme ne passa ses paupières, Rachel et la sage-femme comprirent ce que signifiait le tremblement de ses lèvres. Elles détournèrent pudiquement la tête.

Un peu plus tard, il se coulait dans le bain préparé par les servantes et s’y endormait, rompu jusqu’à l’âme. La sage-femme sourit et chuchota à l’oreille de Rachel que l’application de sa médecine pourrait attendre.

Si Miryem avait entendu la dispute, les protestations de Barabbas, elle n’en montra rien. Pas plus qu’elle ne s’inquiéta de l’état du guerrier.

Près d’elle, Mariamne observait son visage et ne le reconnaissait pas. Les traits sérieux mais accueillants avaient laissé place à une face dure et violente, emplie d’une colère qui la creusait autant que la tristesse. Le regard fixe semblait ne pas voir le corps d’Abdias. On devinait, sous les plis de la tunique, la tension extrême du dos. Le souffle était aussi ténu que celui du garçon inconscient.

Déconcertée, Mariamne n’osait prononcer un mot. Pourtant, elle brûlait de savoir qui était ce jeune am-ha-aretz qui bouleversait tant son amie. Jamais Miryem ne lui en avait parlé, alors qu’elles s’étaient moquées ensemble, et plus d’une fois, de Barabbas, dont Miryem aimait à décrire le courage, la détermination, mais aussi le grand orgueil.

Hésitante, elle finit par lui effleurer la main.

— Va prendre du repos toi aussi. Tu as à peine dormi cette nuit. Je resterai près de lui. Tu n’as rien à craindre. S’il ouvre les yeux, je t’appelle tout de suite.

Miryem ne réagit pas immédiatement. Mariamne crut qu’elle ne l’avait pas entendue. Elle allait répéter quand Miryem releva la tête et la regarda. Curieusement, elle sourit. Un sourire sans joie mais d’une tendresse immense et qui brisa la dureté de ses traits comme se brise une poterie trop fine.

— Non, dit-elle avec effort. Abdias a besoin de moi. Il sait que je suis là et il a besoin de moi. Il puise ses forces dans mon cœur.

*

* *

Barabbas se réveilla alors que le soleil n’était pas encore bien haut. Il s’inquiéta aussitôt de savoir si Abdias avait repris conscience. La sage-femme secoua la tête et ne lui laissa pas le temps de poser d’autre question avant de le soigner. Quand elle en eut fini, lui contraignant la cuisse dans un épais bandage qui lui raidissait la jambe, il s’approcha de Miryem.

Elle n’eut pas même l’air de prendre garde à sa présence. D’un geste qui n’était jamais machinal, de temps à autre elle épongeait le front d’Abdias ou déposait quelques gouttes de breuvage sur ses lèvres. À d’autres moments elle lui caressait les mains, la joue ou la nuque. Ses lèvres bougeaient comme si elle prononçait des paroles que ni Rachel ni Mariamne, accroupies de l’autre côté de la couche, ne parvenaient à comprendre.

Tout à coup la voix de Barabbas s’éleva, sèche et rêche. Le visage tourné vers Miryem, comme s’il s’adressait à elle uniquement, il commença à raconter.

— Matthias, celui qui nous avait rejoints à Nazareth, chez Yossef, est venu un jour près de Gabara, où l’on se cachait des mercenaires. Il m’a demandé : «Jusqu’à quand tu comptes faire le rat ? Nous avons besoin de gens pour nous battre contre Hérode et lui faire beaucoup de mal. Tu as mille hommes prêts à te suivre. Moi, la moitié seulement, mais j’ai beaucoup d’armes. Surtout, je n’ai pas changé d’avis. Il faut se battre. Et s’il faut mourir, autant que ce soit en plantant un glaive dans la panse de ces porcs ! » Il avait raison et j’étais fatigué de me cacher. Et aussi de repenser sans cesse à tes reproches, Miryem. Peut-être bien que tu as raison et qu’il nous faut un nouveau roi. Mais il ne viendra pas juste parce que tu le souhaites. Alors, j’ai serré les mains de Matthias et j’ai dit oui. C’est ainsi que tout a commencé.

D’abord, la surprise avait été leur meilleure arme. Ils étaient assez nombreux pour organiser des attaques simultanément en plusieurs endroits. Sur un chemin, au passage d’une troupe, contre les campements et les petits forts dressés aux abords des villages… Les mercenaires d’Hérode, ne s’attendant pas à leurs assauts, se défendaient mal et fuyaient en laissant beaucoup de morts sur le terrain. Ou si, supérieurs en nombre, ils résistaient, Matthias et Barabbas sonnaient des retraites trop rapides pour que leurs ennemis soient capables de les poursuivre. Le plus souvent, il était facile de piller les réserves ou de les incendier.

Si bien qu’en peu de mois l’inquiétude avait commencé à ronger les troupes d’Hérode. Les mercenaires craignirent de se déplacer en petit nombre. Plus aucun campement de Galilée n’était assez sûr pour eux. Les vols et les incendies des dépôts désorganisaient l’intendance des légions. Les officiers romains si pleins de morgue qui commandaient les places fortes manifestèrent eux-mêmes de l’inquiétude.

— Mais chez Hérode, la folie règne. Les Romains le redoutent et n’osent lui dire la vérité, reprit Barabbas. Dans les palais, plus personne ne sait faire la différence entre une vérité et un mensonge. Tout s’est passé exactement comme je l’avais prévu. Il n’y avait pas de meilleur moment pour la révolte.

Chaque jour, des hommes venaient les rejoindre pour se battre à leur côté. Dans les villages de Galilée et du nord de la Samarie, on les accueillait à bras ouverts. Les paysans ne se faisaient pas prier pour leur donner de la nourriture et, au besoin, les cacher. En retour, lorsque les coups contre le tyran et ses suppôts rapportaient un butin suffisant, c’était avec joie qu’il était partagé entre tous, combattants et villageois.

Encouragés par leur force nouvelle, Barabbas et Matthias avait décidé de porter leurs attaques de plus en plus loin, hors de Galilée. Jamais de grandes batailles, mais des combats rapides, meurtriers. D’abord en Samarie, puis dans le port de Dora, en pays phénicien, où ils avaient capturé une belle cargaison d’armes forgées de l’autre côté de la mer. Ils en avaient profité pour libérer un millier d’esclaves. Des Barbares du Nord, dont certains étaient demeurés avec eux. Ils attaquèrent Sichem et Acrabéta, aux portes de la Judée, narguant les fils survivants d’Hérode réfugiés dans la forteresse d’Alexandrion.

— Ceux-là, nous n’avons pas eu besoin de les combattre puisque Hérode, à la dernière lune, les a assassinés lui-même !

Après chaque victoire, l’enthousiasme grandissait dans les villages.

— Même les rabbins ont cessé de nous dénigrer dans les synagogues, ajouta Barabbas d’une voix blanche. Et quand on entrait dans des bourgs non surveillés par les mercenaires, les habitants nous accueillaient en chantant et en dansant. C’est peut-être ça qui nous a joué un sale tour.

Il parlait et parlait, comme s’il lui fallait nettoyer son esprit de ce qu’il avait vécu d’intense et d’extraordinaire au cours des derniers mois. Miryem cependant ne détournait pas son regard d’Abdias. Elle ne montrait aucun signe qu’elle écoutait alors que, le visage levé vers Barabbas, Rachel et Mariamne ne perdaient pas une de ses paroles.

Il désigna Abdias d’un geste douloureux, presque caressant.

— À lui aussi, ça lui plaisait. Il a toujours aimé se battre. Dans les mêlées, quand on en est à se cogner les uns contre les autres, la lame à la main, que ça taille et gueule à tout va, il est à son aise. Il tire avantage de sa petitesse. De son apparence d’enfant. Mais faut pas s’y fier. Il est plus malin qu’un singe et plus courageux que nous tous. Oui, ça, il aime se battre. Il prend sa revanche…

Barabbas se tut. Suivit en silence la main de Miryem qui caressait le bras d’Abdias, humectait ses tempes. Il secoua la tête.

— L’idée de revenir en Galilée pour attaquer la forteresse de Tarichée, c’est la sienne. Il voulait accomplir un exploit. Non par orgueil, mais pour démontrer enfin à tous que les légionnaires de Rome comme les mercenaires d’Hérode étaient à notre merci. Même là où ils se croyaient les plus forts.

« Il fallait trouver un lieu réputé invincible. On avait songé aux forteresses de Jérusalem ou de Césarée. Mais Abdias m’a dit : « C’est Tarichée que nous pouvons prendre. On l’a déjà presque fait. »

C’était vrai. L’attaque durant laquelle ils avaient délivré Joachim avait exposé les faiblesses de la forteresse. Les Romains étaient trop bêtes et trop sûrs d’eux-mêmes pour les avoir corrigées. Stupidement, ils avaient reconstruit les baraques du marché et les bâtiments en bois qui entouraient les murs de pierre. Comme la première fois, il s’agissait d’y mettre le feu.

Mais cette fois, au lieu de profiter de la confusion engendrée par l’incendie pour fuir, ils forceraient les portes. Ils pensaient avoir assez d’hommes pour investir l’endroit.

En outre, Barabbas et Matthias ne doutaient pas que, une fois les combats engagés et devant le fléchissement des mercenaires et des légionnaires, les gens de Tarichée prendraient les masses, les faux, les haches pour se battre à leur tour.

— La seule difficulté, poursuivit Barabbas, c’était de ne pas éveiller la suspicion des espions d’Hérode. On ne pouvait se trouver à plus de mille dans la ville du jour au lendemain.

Les deux bandes s’étaient donc disséminées en petits groupes de trois ou quatre. Déguisés en marchands, paysans, artisans et même en mendiants, les rebelles avaient trouvé refuge dans les hameaux des collines, dans les villages de pêcheurs entre Tarichée et Magdala. Cela prit du temps : presque un mois entier.

— Bien sûr, certains ont deviné, soupira Barabbas. Mais nous pensions…

Il eut un geste las.

Qui s’était laissé soudoyer ? Un traître de la bande de Matthias ou de la sienne ? Un pêcheur ? Un paysan trop craintif ou un infâme qui voulait gagner quelques deniers au prix du sang ?

— On ne le saura jamais, mais je pense que c’est un de chez nous. Sinon, comment auraient-ils appris où nous dormions, Matthias et moi ? Abdias était avec nous. C’est ce que le traître a sans doute raconté : que nous étions dans ce village, Matthias et moi. Qu’il suffirait de nous prendre pour que les autres n’osent plus se battre.

Deux nuits avant l’attaque, à la première lueur de l’aube, alors que le village dormait encore, un déluge de feu s’était abattu sur les chaumières. Dans la nuit, une grande barque de guerre s’était placée sur le lac à hauteur du petit port. Les balistes installées à bord avaient projeté des dizaines de javelots enflammés sur les toits. Tandis que les familles fuyaient dans la panique, une cohorte de cavaliers romains était entrée dans le village par le nord et le sud. Enfants, femmes, vieillards ou combattants, les cavaliers massacrèrent sans distinction.

— Pour eux, c’était facile, reprit Barabbas. La panique était si grande. Les enfants et les femmes hurlaient, couraient en tous sens avant que les sabots des chevaux ne les renversent. Les Romains jubilaient. On pouvait à peine se battre. Et nous n’étions que cinq. Matthias et deux des siens, Abdias et moi. Matthias est mort tout de suite. Abdias m’a aidé à fuir…

Barabbas ne pouvait en dire plus. Sa main glissa sur son visage, en une vaine tentative d’effacer ce qu’il voyait encore.

Le silence qui s’ensuivit était si intense, si terrible, que l’on perçut la respiration rauque du jeune am-ha-aretz.

Mariamne, sans s’en rendre compte, se tenait depuis un moment agrippée à la main de sa mère. Elle se laissa glisser contre le mur, pleurant sans un bruit, accroupie.

Comme si elle était de pierre, Miryem ne bougeait toujours pas. Rachel devina combien Barabbas attendait un mot d’elle. Mais rien ne vint. Simplement, elle déclara d’une voix sèche :

— Entre nos mains, Abdias ne vivra pas. Rachel frissonna.

— Que veux-tu faire ? La sage-femme dit qu’elle ne peut rien faire de plus. Et ici, à Magdala, personne ne sait soigner mieux qu’elle.

— Il n’y en a qu’un qui peut lui redonner la vie. C’est Joseph. À Beth Zabdaï, près de Damas. Il sait soigner, lui.

— Damas est bien trop loin ! À trois jours au moins. Tu n’y songes pas.

— Si, c’est possible. Un jour et demi, au maximum, devrait suffire si on ne s’arrête pas la nuit et si les mules sont bonnes.

La voix de Miryem était coupante, froide. Il était clair que, durant tout le discours de Barabbas, elle n’avait songé qu’à une seule chose : le moyen d’atteindre Damas au plus vite. Elle leva le visage vers Rachel.

— Veux-tu m’aider ?

— Bien sûr mais…

Il n’était plus temps de tergiverser. Cela se voyait : s’il le fallait, Miryem porterait Abdias dans ses bras jusqu’à Beth Zabdaï. Rachel se mit debout sans prendre garde au regard stupéfait de Barabbas.

— Oui… Tu peux prendre mon char. Je vais demander à Rekab de le préparer.

— Il faut qu’il le rende plus confortable, dit Miryem. Il faut prévoir des pansements, de l’eau, des emplâtres. Et aussi une deuxième personne pour conduire les mules. Nous en changerons en route. Nous devons partir tout de suite…

Les phrases sonnaient comme des ordres, mais Rachel hocha la tête sans s’offusquer. Mariamne se leva en essuyant ses larmes avec un pli de sa tunique.

— Oui, il faut se dépêcher. Je vais t’aider. Je vais aller avec toi.

— Non, dit Barabbas. C’est à moi de l’accompagner. Il faut un homme pour conduire les mules.

Pas plus qu’auparavant Miryem ne lui adressa un regard, n’approuva ou ne refusa son aide.


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