16.

Ils arrivèrent en vue des toits de Nazareth. C’était deux jours avant le mois de nisan. Le ciel possédait cette belle lumière annonciatrice du printemps qui permettait d’oublier les aigreurs de l’hiver. Tout au long de la route depuis Sepphoris, le soleil joua entre les futaies de cèdres et de mélèzes et, à l’approche de Nazareth, il creusait des ombres pures sous les haies qui bordaient le chemin. A Ruth et à Mariamne, qui ne connaissaient encore rien de ces collines, Miryem montrait les chemins et les champs qui avaient connu ses joies d’enfant. Elle était si impatiente de revoir son père, Halva et Yossef, que la pensée de sa mère s’estompait dans ce bonheur.

Quand ils furent en vue de la maison de Yossef, elle n’y tint plus. Les mules fatiguées tiraient le char trop lentement. Elle sauta sur le chemin et s’élança vers la grande cour ombrée.

Joachim guettait sans doute son arrivée. Il fut le premier à apparaître et lui ouvrit les bras. Ils s’enlacèrent, les larmes aux yeux, les lèvres tremblantes, joie et tristesse se mêlant.

Joachim répétait sans fin :

— Ah, tu es là ! tu es là…

Miryem lui caressa la joue et la nuque. Elle remarqua ses rides plus creusées et le blanc qui avait envahi sa chevelure.

— Dès que j’ai reçu ta lettre, je suis venue !

— Mais tes cheveux ? Qu’as-tu fait de tes beaux cheveux ? Que s’est-il passé en chemin ? C’est si loin, pour une fille…

Elle désigna le char qui approchait de la cour.

— Non, n’aie crainte. Je n’ai pas fait cette route sans compagnie.

Il y eut un moment de confusion car, à l’instant où elle lui présentait Rekab, Mariamne et Ruth, sortant de la maison de Yossef apparut un couple d’âge mûr.

Lui avait la longue barbe des prêtres, les yeux intenses et un peu fixes, tandis qu’elle était une petite femme ronde, gracieuse, d’environ quarante ans. Elle serrait un nouveau-né contre sa poitrine, un bébé de quelques jours, tandis que, derrière elle, dans son ombre, venait une marmaille pareille à une grappe de petits visages. Miryem reconnut les enfants d’Halva : Yakov, Yossef, Shimon, Libna et sa petite sœur.

Elle les appela, tendit les bras. Mais seule Libna s’approcha avec un sourire timide. Miryem l’attrapa, la hissant dans ses bras en demandant aux autres :

— Eh quoi ? Vous ne me reconnaissez plus ? C’est moi, Miryem…

Avant que les enfants ne répondent, un peu brusquement, encore submergé par l’émotion de ces retrouvailles, Joachim dit en désignant la femme ronde et le prêtre :

— Voici Zacharias, mon cousin chez qui nous étions avec ta pauvre mère, bénie soit sa mémoire ! Et voici la douce Elichéba, son épouse. Elle tient dans les bras Yehuda, le dernier-né de Yossef ! Que le Tout-Puissant le garde en Sa sauvegarde…

— Ah ! C’est ainsi ! s’exclama Miryem, rieuse. Toute malingre qu’elle soit, Halva n’a pas pu s’empêcher de faire un autre enfant. Mais où est-elle ? Encore couchée ? Et Yossef ?

Il y eut un bref silence. Joachim ouvrit la bouche sans prononcer un mot. Zacharias, le prêtre, chercha le regard de son épouse, qui baisait avec ferveur le front du bébé endormi.

— Eh bien, que se passe-t-il ? insista Miryem d’une voix moins assurée. Où sont-ils ?

— Je suis ici.

La voix de Yossef la surprit, provenant de l’atelier derrière elle. Elle se retourna vivement. Avec une exclamation de joie, elle déposa Libna au sol pour l’accueillir entre ses bras. Puis elle remarqua ses yeux rouges alors qu’il passait entre Ruth et Mariamne sans leur accorder d’attention.

— Yossef ! balbutia-t-elle, la poitrine serrée, devinant déjà. Où est Halva ?

Les derniers pas, Yossef les fit en chancelant. Il agrippa Miryem par les épaules, la serra contre lui pour étouffer les sanglots qui cognaient dans sa poitrine.

— Yossef ! répéta Miryem.

— Morte en donnant naissance à l’enfant.

— Oh non !

— Il y a sept jours aujourd’hui.

— Non ! Non ! Non !

Les cris de Miryem furent si violents que tous baissèrent la tête, comme s’ils recevaient des coups.

— Elle était si heureuse à la pensée que tu allais arriver, murmura Yossef en hochant la tête. Seigneur Tout-Puissant, comme elle s’en faisait une joie ! Elle prononçait ton nom à tout bout de champ. « Miryem est comme ma sœur… Miryem me manque… Miryem enfin de retour. » Et puis…

— Non ! gronda Miryem en reculant, le visage levé vers le ciel. Oh, Dieu, non ! Pourquoi Halva ? Pourquoi ma mère ? Tu ne peux pas faire ça.

Elle agita les poings, se frappa le ventre comme pour arracher la douleur qui l’empoignait. Puis, soudainement, elle cogna Yossef à la poitrine.

— Et toi ? Pourquoi lui as-tu fait cet enfant ? cria-t-elle. Tu savais qu’elle n’était pas assez forte ! Tu le savais !

Yossef ne tenta même pas d’esquiver les coups. Il opina de la tête, les larmes roulant jusqu’à ses lèvres. Mariamne et Ruth se précipitèrent d’un même mouvement pour écarter Miryem, tandis que Zacharias et Joachim tiraient Yossef par les bras.

— Allons ! Allons, fille, fit Zacharias, choqué.

— Elle a raison, marmonna Yossef. Ce qu’elle dit, je me le répète à chaque instant.

Elichéba avait reculé, protégeant les enfants de la colère de Miryem. Entre ses bras le bébé s’était réveillé. Elle dit avec reproche :

— Nul n’est à blâmer. Tu sais qu’il en va ainsi pour les femmes plus souvent qu’à leur tour. Telle est la décision de Dieu.

— Non ! gronda encore Miryem en se dégageant des mains de Ruth. Ça n’a pas à être ainsi ! Il n’est pas une mort à laquelle on doit s’accoutumer, surtout pas celle d’une femme qui donne la vie !

Cette fois, le nourrisson se mit à pleurer. Elichéba, le berçant contre sa poitrine, alla se réfugier sur le perron de la maison. Libna et Shimon pleuraient en se cramponnant à sa tunique, tandis que Yakov, l’aîné, tenait fermement ses cadets et contemplait Miryem avec de grands yeux. Brisé par un sanglot qui l’étouffa, Yossef s’accroupit, la tête entre les bras.

Zacharias posa une main sur son épaule et se tourna vers Miryem.

— Tes mots n’ont pas de sens, ma fille. Yhwh sait ce qu’il fait, déclara-t-il sans masquer le blâme qui durcissait son ton. Il juge, Il prend, Il donne. Il est le Tout-Puissant, Créateur de toute chose. Nous, nous devons obéir.

Miryem sembla ne pas l’entendre.

— Où est-elle ? Où est Halva ?

— Près de ta mère, murmura Joachim. Presque dans la même terre.

*

* *

Quand Miryem s’élança vers le cimetière de Nazareth, ils hésitèrent à la suivre. Les traits tirés par le chagrin, Yossef la regarda disparaître dans l’ombre du sentier. Sans un mot, il alla se cloîtrer dans son atelier. Au même instant, Elichéba poussa les enfants dans la maison en tentant de calmer le petit Yehuda.

Finalement, Joachim n’y tint pas. Il suivit sa fille à bonne distance, entraînant les autres. Mais, à l’entrée du cimetière, Ruth posa la main sur le poignet de Mariamne pour la retenir. Rekab s’arrêta derrière elles, tandis que Zacharias s’avançait d’autorité derrière Joachim. Cependant, eux aussi s’immobilisèrent à une dizaine de pas de la terre meuble qui recouvrait Hannah et Halva.

Jusqu’au crépuscule, Miryem demeura au cimetière. Selon la tradition, celui qui venait s’incliner sur une tombe y déposait un caillou blanc en signe de son passage. Cependant, Miryem, inlassablement, allait les puiser par dizaines dans le sac rangé à cet effet à quelques pas. Elle en recouvrait la tombe. Peu à peu celle-ci devint d’une blancheur aveuglante sous le soleil d’hiver. Quand elle n’en avait plus, elle retournait vers le sac et recommençait son manège.

Une fois encore, Zacharias voulut protester. D’un regard, Joachim l’en empêcha. Zacharias soupira en secouant la tête.

Durant tout ce temps, Miryem ne cessait de parler. Ses lèvres bougeaient sans que nul n’entende un mot. Plus tard, Ruth leur dit que Miryem ne parlait pas véritablement. Il en avait été de même sur la tombe d’Abdias, à Beth Zabdaï, raconta-t-elle.

— C’est sa manière à elle de converser avec les défunts. Nous autres, nous n’en sommes pas capables.

Lançant un regard vers Zacharias qui roulait des yeux offusqués, elle ajouta avec un peu d’humeur :

— À Beth Zabdaï, le maître Joseph d’Arimathie ne s’en est jamais étonné et ne le lui a jamais reproché. Pas plus qu’il ne l’a déclarée folle. Et pour ce qui tient de la folie, il en a vu des vertes et des pas mûres. S’il en est un qui s’y connaît en maladies, de l’esprit comme du corps, c’est bien lui ! Je peux même certifier que, s’il y a une femme qu’il admire, qu’il juge l’égale d’un homme malgré sa jeunesse, c’est Miryem. Il l’a assez répété aux frères de la maison qui s’étonnaient, comme toi, Zacharias : elle est différente des autres, disait-il, et il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle fasse comme tout le monde.

— Elle a raison de se révolter devant tant de morts, ajouta Mariamne avec douceur. Depuis Abdias, elle a subi trop de deuils ! Elle et vous tous. Je ne sais que dire pour vous consoler.

Mais à leur surprise, ce soir-là, au retour à la maison de Yossef, Miryem parut calme et apaisée. Elle annonça à Joachim :

— J’ai prié ma mère de me pardonner tous les chagrins que je lui ai causés. Je sais que je lui ai manqué et qu’elle aurait voulu que je reste près d’elle. Je lui ai expliqué pourquoi je n’avais pu lui accorder ce bonheur. Peut-être bien que là où elle est, sous l’aile éternelle du Tout-Puissant, elle comprendra.

— Tu n’as rien à te reprocher, ma fille, protesta Joachim, les yeux brillants d’émotion. Rien n’est de ta faute, mais bien plus de la mienne. Si j’avais su me contenir, si je n’avais pas commis la folie de tuer un mercenaire et de blesser un percepteur, ta mère serait parmi nous, bien vivante. Notre existence ne ressemblerait pas à celle-ci.

Miryem lui caressa la barbe et l’embrassa.

— Si je n’ai rien à me reprocher, alors tu es encore plus pur que moi, assura-t-elle tendrement. Tu as toujours agi au nom de la justice, ce jour-là comme tous les autres jours de ta vie.

A nouveau, ils baissèrent la tête en entendant ses paroles. Cette fois, ce n’était pas la colère de Miryem qui les impressionnait, mais son assurance. Même Zacharias inclina le front sans protester. Mais d’où tenait-elle cette force qu’ils lui découvraient, ils auraient été bien en peine de l’expliquer.

Ce soir-là, aussitôt après avoir embrassé son père, Miryem alla rejoindre Yossef dans l’atelier. Quand elle en franchit le seuil, il la regarda approcher avec crainte.

Elle vint assez près de lui pour lui prendre les mains. Elle s’inclina.

— Je te demande de me pardonner. Je regrette mes paroles de tout à l’heure. Elles étaient injustes. Je sais combien Halva aimait être ton épouse et combien elle aimait enfanter.

Yossef secoua la tête, incapable de sortir un son. Miryem lui sourit avec douceur.

— Mon maître, Joseph d’Arimathie, m’a souvent reproché mes mouvements de colère. Il avait raison.

La légèreté de son ton apaisa Yossef. Il reprit son souffle, s’essuya les yeux avec un chiffon qui traînait sur l’établi.

— Rien de ce que tu as dit n’est faux. Nous savions, elle et moi, qu’une nouvelle naissance pouvait la tuer. Pourquoi n’avons-nous pas su nous abstenir ?

Le sourire de Miryem s’accentua :

— Pour la meilleure des raisons, Yossef. Parce que vous vous aimiez. Et qu’il fallait que cet amour engendre une vie aussi belle et aussi bonne que lui.

Yossef l’observa avec autant de stupeur que de reconnaissance, comme si cette idée ne l’avait jamais effleuré.

— Là-bas, sur sa tombe, reprit Miryem, j’ai promis à Halva que je n’abandonnerai pas ses enfants. A partir d’aujourd’hui, si tu le veux bien, je m’occuperai d’eux comme s’ils étaient les miens.

— Non ! Ce n’est pas une bonne décision. Tu es jeune, tu vas bientôt fonder ta propre famille.

— Ne parle pas pour moi. Je sais ce que je dis et à quoi je m’engage.

— Non, répéta Yossef. Tu ne te rends pas compte. Quatre fils et deux filles ! Quel labeur ! Tu n’as pas l’habitude. Halva y a laissé sa santé. Je ne veux pas que tu y ruines la tienne.

— Que de bêtises ! Compterais-tu te débrouiller seul ?

— Elichéba m’aide.

— Elle n’est plus en âge de le faire encore longtemps. Et elle n’a jamais été l’amie d’Halva.

— Plus tard, quand il sera temps, je trouverai une veuve à Nazareth.

— Si c’est une épouse que tu veux, c’est autre chose, admit Miryem un peu sèchement. Mais d’ici là, laisse-moi t’aider. Je ne suis pas seule : j’ai Ruth avec moi. Elle abat la tâche de deux personnes et, avant de venir, je l’avais prévenue que nous aiderions Halva.

Cette fois, Yossef s’inclina.

— Oui, admit-il en fermant les yeux sous l’effet de la timidité, elle aurait aimé que tu prennes soin des enfants.

Quand elle l’apprit, Ruth approuva sans réserve la proposition de Miryem.

— Aussi longtemps que Yossef et toi le voudrez, je vous aiderai.

Joachim parut heureux, l’esprit allégé pour la première fois depuis des jours. Il travaillait avec Yossef à l’atelier. A eux deux, ils engrangeraient assez de travaux pour nourrir cette grande famille.

— Ainsi va la vie selon la volonté de Yhwh, marmonna sentencieusement Zacharias. Il nous escorte entre la mort et la naissance pour nous rendre plus humbles et plus justes.

Cependant, Joachim ne le laissa pas poursuivre sur ce ton. Mis en joie par la décision de Miryem, il annonça :

— Le fait est que Zacharias a une bonne nouvelle à vous annoncer. Sa pudeur l’empêchait de le faire en ces jours de deuil. Alors, c’est moi qui vous l’apprend : en route pour Nazareth, Elichéba s’est découverte enceinte. Qui l’eût cru ?

— Ni toi ni moi, répliqua plaisamment Elichéba. Oui, grosse d’un enfant, je le suis par la volonté de Yhwh. Béni mille fois le Tout-Puissant qui S’est penché sur moi ! À mon âge !

Elichéba, qui devait avoir le double de l’âge de Mariamne et Miryem, se montrait radieuse et ne dissimulait pas sa fierté. Les jeunes filles la contemplèrent, ébahies.

— Ça, vous avez bien raison d’être étonnées. Qui l’aurait cru possible ?

— Tout est possible si Dieu étend la main sur nous. Loué, mille fois loué soit l’Éternel !

— Il faut le croire : moi qu’on disait plus stérile qu’un champ de cailloux pendant toutes ces années où une femme doit enfanter… Et voilà que cela nous est venu en un rêve, gloussa Elichéba en clignant des yeux vers Ruth.

— Moi, je le dis, renchérit Zacharias avec le plus grand sérieux, c’est un ange de Dieu qui m’a poussé à faire cet enfant. Un ange qui m’a déclaré : « C’est la volonté de Dieu, tu seras père. » Et moi, plein d’orgueil, j’ai protesté, je lui ai répondu que c’était impossible. « Tu n’es pas si vieux, Zacharias. Et ton Elichéba est presque jeune si tu la compares à la Sarah d’Abraham. Ils étaient plus vieux que vous deux, beaucoup plus. »

— En vérité, je me suis moquée de son rêve. Je n’y croyais pas, pas du tout ! gloussa Elichéba. « Regarde-nous, mon pauvre vieux Zacharias, lui ai-je dit. Pour un rêve, c’est un rêve, et maintenant que tu as les yeux grands ouverts, tu vas l’oublier. » En effet, comment pouvais-je le croire encore capable d’une si belle œuvre ?

Le rire d’Élichéba résonna haut et fort.

Elle se reprit aussitôt, lorgnant vers Yossef et Joachim pour s’assurer que cette gaieté qu’elle ne parvenait pas à réprimer ne les choquait pas.

— Tu as raison d’être joyeuse, l’encouragea Joachim. Les jours de peine, un tel événement vous réjouit le cœur.

Elichéba caressait son ventre comme si déjà il était gonflé par le futur enfant. Ruth, qui était demeurée froide pendant ce moment d’excitation, l’observa avec suspicion :

— En es-tu sûre ?

— Une femme ne saurait pas quand elle attend un enfant ?

— Une femme se trompe plus d’une fois, et plus d’une fois prend ses rêves pour la réalité. Surtout pour ces choses-là.

— Je sais ce que Dieu m’a commandé ! s’indigna Zacharias.

Miryem, s’interposant avec douceur, posa la main sur l’épaule de Ruth.

— Bien sûr qu’elle est enceinte. Ruth rougit, embarrassée.

— Je suis sotte, pardonnez-moi. Je viens d’un endroit où les gens sont malades et pris par la folie. Si on les écoutait, le ciel serait un encombrement d’anges, et les prophètes pulluleraient sur la terre d’Israël. Cela a fini par me rendre un peu trop suspicieuse.

À un autre moment, Joachim et Yossef se seraient laissés aller à sourire.

Plus tard, Mariamne demanda à Miryem :

— Veux-tu que je reste près de toi quelque temps ? Bien que j’ignore tout des enfants, je peux me rendre utile. Je sais que ma mère ne refuserait pas. Nous renverrons Rekab avec un message pour elle. Elle comprendra.

— Pour les enfants, non, je n’ai pas besoin de toi. Mais pour mon moral et pour échanger des paroles que je ne saurais confier qu’à toi, oui, je le voudrais bien. Tu as des livres de la bibliothèque de Rachel avec toi. Il faudra me les lire.

Mariamne rougit de plaisir.

— Ton amie Halva était comme une sœur pour toi. Mais nous, nous le sommes aussi, n’est-ce pas ? Même si nous ne nous ressemblons plus comme avant, maintenant que tes cheveux sont courts.

Ainsi, la maison de Yossef renaquit à la vie. Chacun y trouva sa place dans la multitude des tâches quotidiennes, chacun avait de quoi s’occuper et se distraire de sa tristesse. La joie de Zacharias et d’Elichéba dans l’attente de leur enfant inclinait à la légèreté et des journées nouvelles commencèrent, semblables à une convalescence.

Après une lune, il se confirma qu’Élichéba était bien enceinte. Souvent, elle s’approchait de Miryem et lui confiait :

— Sais-tu que l’enfant dans mon ventre t’aime déjà ? Je le sens quand je viens près de toi : il s’agite et on croirait qu’il bat des mains.

Agacée, Ruth, incapable de se résoudre à cette naissance miraculeuse, lui faisait remarquer que son ventre était à peine gonflé. L’enfant ne devait être encore qu’une petite boule pas plus grosse qu’un poing.

Elichéba répliquait avec satisfaction :

— C’est bien ce que je sens. Un tout petit poing qui frappe quand je ne m’y attends pas.

— Eh bien, soupirait Ruth en levant les yeux au ciel, s’il commence ainsi à une ou deux lunes, qu’est-ce que ce sera quand il tiendra debout !

*

* *

Bientôt, à l’aube, avant le lever des enfants, Miryem prit l’habitude de s’éloigner de la maison. Dans la lumière naissante entre nuit et jour, elle empruntait le chemin qui descendait vers Sepphoris à travers la forêt et errait au hasard.

Lorsque le soleil s’annonçait à l’horizon, elle était de retour. Elle traversait la cour, la mine pensive.

Mariamne et Ruth notèrent qu’elle devenait de plus en plus silencieuse et même un peu lointaine. Ce n’était qu’une fois les travaux de la journée accomplis qu’elle se montrait attentive aux bavardages des uns et des autres. Elle cessa peu à peu de s’intéresser à la lecture que lui faisait Mariamne à l’heure de la sieste des enfants, bien qu’elle l’eût elle-même réclamée.

Un soir, alors qu’elles achevaient ensemble de pétrir la pâte pour le pain du lendemain, Mariamne demanda :

— Cela ne te lasse pas de te promener le matin comme tu le fais ? Tu te lèves si tôt que tu vas finir par t’épuiser.

Miryem sourit et lui adressa un regard amusé.

— Non, cela ne me lasse pas ni ne me fatigue. Mais toi, cela t’intrigue. Tu voudrais bien savoir pourquoi je m’en vais ainsi presque chaque matin.

Mariamne rougit et baissa le front.

— Ne sois pas confuse. Il est bien normal d’être curieuse.

— Oui, je suis curieuse. Et de toi plus que de tout. Elles coupèrent la pâte en silence pour en faire des boules. Alors qu’elle formait la dernière, Miryem s’immobilisa.

— Quand je suis ainsi sur les chemins, murmura-t-elle, je sens la présence d’Abdias. Aussi proche que s’il était encore vivant. J’ai besoin de ses visites comme de respirer ou manger. Grâce à lui, tout s’allège. La vie n’est plus aussi pénible… Mariamne la dévisagea en silence.

— Tu me crois un peu folle ?

— Non.

— Parce que tu m’aimes. Ruth aussi déteste que je parle d’Abdias. Elle est convaincue que je perds la tête Mais comme elle m’aime, elle aussi, elle prétend le contraire.

— Non, je t’assure. Je ne te crois pas folle.

— Alors comment expliques-tu que je ne cesse de sentir la présence d’Abdias ?

— Je ne l’explique pas, fit Mariamne avec franchise. Je ne comprends pas. Et l’on ne peut pas expliquer ce que l’on ne comprend pas. Néanmoins, ce que l’on ne comprend pas existe tout de même. N’est-ce pas ce que nous avons appris à Magdala en lisant les Grecs qui plaisent tant à ma mère ?

Miryem tendit ses doigts pleins de farine pour frôler la joue de Mariamne.

— Tu vois pourquoi j’ai besoin que tu restes près de moi ? Pour que tu me dises des choses pareilles, qui m’apaisent. Parce que moi, souvent je me demande si je ne délire pas.

— Quand Zacharias affirme avoir vu un ange, nul ne se demande s’il est fou ! protesta Mariamne, en ajoutant avec malice : mais peut-être bien que, sans cet ange, nul ne croirait qu’il a fait un enfant à Elichéba.

— Mariamne !

Malgré son ton grondeur, Miryem s’amusait. Se masquant la bouche de ses mains blanches de farine, Mariamne fut prise d’un fou rire.

Cette fois, son rire espiègle entraîna celui de Miryem. Ruth apparut sur le seuil de la pièce, le petit Yehuda dans les bras.

— Ah ! s’exclama-t-elle, on entend enfin des rires dans cette maison où même les enfants sont sérieux ! Voilà qui fait du bien.

*

* *

Quelques jours plus tard, alors que Miryem cheminait à moins d’un mille de Nazareth, la silhouette de Barabbas surgit sous un grand sycomore.

Le soleil était à peine un disque incandescent. Miryem reconnut son corps élancé, son épaisse tunique de peau de chèvre, sa chevelure. Rien, dans la silhouette de Barabbas, n’avait changé. Elle l’aurait distinguée entre mille. Elle ralentit le pas et s’arrêta à bonne distance. Dans la lumière indécise de l’aube, elle discernait à peine ses traits.

Lui aussi se tenait immobile. Sans doute l’avait-il vue venir de loin. Peut-être fut-il intrigué par cette femme, ne la reconnaissant pas immédiatement à cause de ses cheveux courts.

Ils ne se saluèrent pas. Ils s’observèrent ainsi, à plus de trente pas l’un de l’autre. Aucun des deux ne sachant faire le premier geste ni prononcer une parole qui pût les rapprocher.

Soudain, incapable de soutenir plus longtemps le regard qu’elle portait sur lui, Barabbas se détourna. Il contourna le sycomore, franchit un muret de pierres et s’éloigna. Il boitait assez nettement, plaquait une main sur sa cuisse gauche pour asseoir son effort.

Miryem songea à la blessure qu’il avait reçue au bord du lac de Génézareth. Elle le revit dans la barque, portant le corps d’Abdias dans ses bras. Elle se remémora leur cruelle dispute dans le désert sur la route de Damas. Elle le revit la jambe en sang, hurlant sa rage contre elle et contre tout, alors que le jour venait de révéler le corps sans vie du am-ha-aretz.

Sans doute, ce jour-là, après qu’elle l’eut abandonné, Barabbas avait-il dû marcher des heures avec sa plaie saignante avant de recevoir des soins.

Elle avait effacé ces souvenirs de sa mémoire, comme elle en avait presque effacé Barabbas. Elle éprouva pour lui de la compassion et même un peu de remords.

Pourtant, déjà, elle regrettait de l’avoir rencontré. Elle déplorait qu’il se fût approché d’elle et qu’il soit si près de la maison de Yossef de Nazareth. Sans comprendre pourquoi, elle craignait qu’à le voir, à lui parler, la présence d’Abdias qu’elle maintenait près d’elle ne la fuie.

C’étaient des idées absurdes, inexplicables. Tout autant que les chuchotements d’Abdias qu’elle croyait entendre depuis des mois. Toutefois, Mariamne avait raison : peu importait que l’on comprenne. L’âme voyait ce que les yeux étaient impuissants à distinguer. Et Barabbas n’était-il pas de ceux qui ne voulaient voir qu’avec les yeux ?

Elle se détourna et rentra à la maison beaucoup plus tôt que d’habitude.

Vers le milieu du jour, elle annonça à Joachim :

— Barabbas est par ici. Je l’ai aperçu ce matin. Joachim épia son expression, mais comme elle lui présentait un visage neutre, il avoua :

— Je sais. Il était ici il y a peu. Il m’a bien aidé après la mort de ta mère, Dieu la garde en Son sein. Il lui a fallu s’éloigner de Nazareth pour quelque temps, mais il comptait revenir. Il a des choses à te dire.

*

* *

Il se passa deux jours. Miryem s’abstint de toute allusion à Barabbas. Ni Joachim ni Yossef ne prononcèrent son nom.

À l’aube de la troisième journée, comme elle s’éloignait de la maison, avant le réveil des enfants, il apparut. Debout sur le chemin, il l’attendait. Cette fois, à son attitude, elle comprit qu’il voulait lui parler. Elle s’arrêta à quelques pas de lui, cherchant son regard.

Le jour était à peine levé. La lumière sourde creusait ses traits sans pour autant altérer la douceur de son expression. Il eut un geste de la main qui trahissait son embarras.

— C’est moi, annonça-t-il, un peu gauche. Tu devrais me reconnaître. J’ai moins changé que toi.

Elle ne put retenir un sourire. Cela l’encouragea.

— Ce n’est pas seulement ta chevelure qui a changé, c’est toi tout entière. On le voit au premier coup d’œil. Voilà très longtemps que je veux te parler.

Elle continuait de se taire, mais elle ne le décourageait pas. En dépit de tout ce qu’elle avait pensé de lui, elle était heureuse de le voir, d’entendre sa voix, de le retrouver bien vivant. Il le lut sur ses traits.

— Moi aussi, j’ai changé, dit-il. Je sais maintenant que tu avais raison.

Elle approuva d’un signe.

— Tu n’es pas bavarde, s’inquiéta-t-il. Tu m’en veux encore ?

— Non. Je suis contente de te voir bien en vie. Il se massa la jambe.

— Je ne l’oublie jamais. Pas un jour sans que je pense à lui. Pour un peu, je demeurais estropié.

Elle inclina lentement la tête.

— C’est ta plaie d’Abdias, ton souvenir de lui. Pour moi aussi, il s’est arrangé afin que je ne passe pas une journée sans lui.

Barabbas fronça les sourcils, sur le point de demander ce qu’elle entendait par là. Finalement, il n’osa pas.

— J’ai eu de la peine pour ta mère. J’ai proposé à Joachim de châtier les mercenaires qui l’ont tuée, mais il a refusé.

— Il a eu raison. Barabbas haussa les épaules.

— Ce qui est vrai, c’est que nous ne les tuerons pas tous. Il n’en est qu’un avec qui il faut en finir : Hérode. Les autres, ils peuvent aller en enfer seuls…

Elle ne contesta ni n’acquiesça.

— J’ai changé, répéta-t-il d’une voix plus dure, mais pas au point d’oublier qu’Israël est toujours à libérer. Pour ça, je suis toujours le même, et ce jusqu’à la fin de mes jours. Je ne changerai pas.

— Je m’en doute, et c’est bien.

Il parut soulagé à ces mots.

— Avec les zélotes, nous montons des coups. Hérode s’obstine à flanquer des aigles romaines sur le Temple et les synagogues, et nous, nous les détruisons. Ou, quand il y a trop de gens affamés dans un village, nous vidons les réserves des légions. Mais terminées, les grandes batailles ! Il n’empêche, je n’ai pas changé d’avis. Il faudra bien s’y résoudre. Avant qu’Israël soit détruit en entier.

— Moi non plus, je n’ai rien oublié. Mais près de Joseph d’Arimathie j’ai appris le pouvoir de la vie. Seule la vie engendre la vie. Aujourd’hui, il faut tenir la vie dans une main et la justice dans l’autre. Voilà ce qui nous sauvera. Seulement, c’est plus difficile que de se battre avec des lances et des épées. C’est à ce prix que la justice régnera sur nos terres.

Elle parlait bas, avec beaucoup de calme. Dans la lumière montante, Barabbas la scruta attentivement. Peut-être était-il impressionné par sa détermination plus qu’il ne se l’avouait.

Ils se turent un instant. Puis Barabbas sourit. Un grand sourire qui fit briller ses dents. Il déclara très vite, d’une voix un peu hachée.

— Moi aussi, je songe à la vie. Je suis allé voir Joachim. Je lui ai dit que je voulais te prendre pour épouse.

Miryem tressaillit sous le coup de la surprise.

— Cela fait longtemps que j’y pense, reprit Barabbas avec précipitation. Je sais que nous ne sommes pas toujours d’accord. Mais aucune femme au monde ne te vaut et je n’en veux aucune autre.

Miryem baissa les yeux, soudain intimidée.

— Que t’a répondu mon père ? Barabbas eut un petit rire tendu.

— Qu’il est d’accord. Et que tu devais l’être aussi.

Elle releva le visage, offrant à Barabbas tout ce qu’elle pouvait de tendresse, et secoua la tête.

— Non, je ne le suis pas.

Barabbas frotta nerveusement sa cuisse et se raidit.

— Tu ne l’es pas ? chuchota-t-il, comprenant à peine le sens des mots qu’il prononçait.

— Si je devais prendre un homme pour époux, oui, ce serait toi. Je le sais depuis longtemps. Depuis le jour où je t’ai découvert sur la terrasse de notre maison tentant d’échapper aux mercenaires.

— Eh bien, alors !

— Jamais je ne serai l’épouse d’un homme. Cela aussi, je le sais depuis longtemps.

— Et pourquoi ? C’est stupide. On ne dit pas des choses pareilles. Toutes les femmes ont un époux !

— Pas moi, Barabbas.

— Je ne comprends pas ce que tu racontes. Ça ne tient pas debout.

— Ne sois pas fâché. Ne crois pas que je ne t’aime pas…

— C’est encore à cause d’Abdias ! Je m’en doutais. Tu m’en veux toujours !

— Barabbas !

— Tu racontes que tu aimes la vie, que tu veux la justice ! Mais tu ne sais pas pardonner. Ne crois-tu pas que je souffre toujours ? Abdias me manque autant qu’à toi… Mais non, tu veux encore te venger !

— Non, non ! Tu te trompes…

Déjà il lui tournait le dos, s’éloignant vite, sans plus rien entendre, la fureur et la douleur accentuant son boitement. Le soleil affleurait à présent les collines et, dans le contre-jour, Barabbas semblait une ombre qui fuyait.

Miryem secoua la tête, la gorge nouée. Bien sûr qu’il était plein de rage et de tristesse. D’humiliation, aussi. Comment aurait-il pu en être autrement ?


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