17.

— Je ne comprends pas. Tu ne veux pas d’époux ? Mais pourquoi ?

Il n’avait guère fallu de temps avant que Joachim n’apprenne le refus de Miryem. En secret dans la nuit, malgré la pluie drue qui inondait la Galilée, trempé et plus livide qu’un mort, le cœur en révolte, Barabbas avait déposé son chagrin entre ses mains.

Maintenant, à l’heure du repas matinal, alors que venait de s’achever la prière et que chacun était assis autour de la grande table, Joachim ne pouvait retenir sa colère. Impossible d’attendre un moment plus propice. Il pointait sa cuillère de bois vers Miryem et répétait :

— Ça, non ! Je ne te comprends pas. Pas plus que Barabbas ! Dis qu’il ne te plaît pas, si c’est la vérité. Mais pas que tu veux être sans époux.

Il en avait la voix tremblante, l’incompréhension lui écarquillait les yeux.

— La vérité est ainsi. Ce que j’ai à faire dans ce monde, ce n’est pas d’être l’épouse d’un homme, répondit Miryem.

Son ton était celui de l’humilité, mais aussi de la fermeté.

Joachim frappa la table de la paume. Ils sursautèrent. Yossef ou Zacharias, Elichéba ou Ruth, ils évitèrent de le regarder. C’était la première fois qu’on le voyait ainsi s’emporter contre sa fille tant aimée.

Mais les mots, le refus de Miryem, les embarrassaient plus encore. Qui était-elle pour oser s’opposer au choix de son père, quel qu’il fût ?

Seule Mariamne se tenait prête à prendre la défense de Miryem. Elle, elle n’était pas surprise. Combien de fois sa mère Rachel n’avait-elle pas répété qu’il n’y avait pas d’obligation à ce que la vie d’une femme échoue entre les bras d’un homme ?

« La solitude n’est pas une faute ou un malheur, assurait-elle. Au contraire, c’est lorsqu’elle sait vivre seule qu’une femme peut donner au monde ce qui lui manque et que les hommes s’obstinent à refuser en la contraignant à l’unique rôle d’épouse. Nous devons savoir être nous-mêmes. »

Comme si ces mots lui avaient été adressés, Joachim frappa à nouveau sur la table, faisant trembler les écuelles et le pain.

— Et si tu es seule, sans époux, qui t’aidera, te fera vivre et t’assurera un toit quand je ne serai plus là ? demanda-t-il.

Miryem le considéra avec chagrin. Elle tendit le bras par-dessus la table, voulut saisir la main de Joachim. Mais il la retira, comme s’il voulait mettre son cœur et sa colère hors de portée de la tendresse de sa fille.

— Je sais que ma décision te peine, mon père. Mais, pour l’amour de l’Eternel, ne sois pas impatient de me donner à un homme. Ne sois pas pressé de me juger. Tu sais que je veux le bien autant que toi.

— Cela veut dire que tu vas changer d’avis ? Miryem soutint son regard, secoua la tête sans répondre.

— Alors, que veux-tu que j’attende ? Le Messie ? gronda Joachim.

Yossef posa une main sur l’épaule de son ami.

— Ne te laisse pas dominer par la colère, Joachim. Tu as toujours eu confiance en Miryem. Pourquoi douter d’elle aujourd’hui ? Ne peux-tu lui laisser un peu de temps pour qu’elle puisse s’expliquer ?

— Parce qu’il y a quelque chose à expliquer, selon toi ? Barabbas est le meilleur garçon qui soit. Je sais combien il tient à elle. Et ce n’est pas d’aujourd’hui.

— Oh, murmura Elichéba en glissant un regard affectueux vers Miryem. Dire que Barabbas est le meilleur garçon qui soit, c’est un peu exagéré, Joachim. On ne peut pas oublier que c’est un larron. Je comprends un peu Miryem. Devenir l’épouse d’un larron…

Zacharias l’interrompit :

— Une fille doit épouser celui que son père lui a choisi. Sinon, où irait l’ordre des choses ?

— Si c’est vraiment l’ordre des choses, alors cet ordre n’est peut-être pas aussi bon qu’il y paraît, intervint Mariamne, non moins péremptoire que Zacharias.

Chacun vit la main que Miryem posa sur le poignet de Mariamne, lui imposant le silence, tandis que Joachim foudroyait Elichéba du regard. Il désigna les pentes de Nazareth où l’on pouvait imaginer que Barabbas errait en ce moment, malgré le temps qui transformait les chemins en ruisseaux de boue.

— Ce larron, comme tu dis, m’a sauvé la vie au risque de sa vie ! Et pourquoi ? Parce que cette fille qui est ma fille le lui a demandé. Moi, je m’en souviens. Je n’ai pas la mémoire courte. Ma reconnaissance ne s’efface pas avec la fraîcheur de l’aube !

Il tourna sa cuillère vers Miryem. Il ne maîtrisait plus sa voix.

— Moi aussi, je suis triste de la mort d’Abdias. Moi aussi, je porte pour toujours dans mon cœur celui qui est venu défaire mes liens sur la croix. Mais je te le dis, ma fille, tu te trompes depuis le début en reprochant sa mort à Barabbas. Ceux qui l’ont tué, ce sont les mercenaires. Comme ils ont abattu ta mère. Eux et Hérode. Personne d’autre. Sauf qu’Abdias combattait. En gamin courageux qu’il était. Une belle mort, si tu veux mon avis. Pour la liberté d’Israël, pour nous ! Une mort qui me conviendrait. Il fut un temps où tu étais la première à le dire, Miryem.

À bout de souffle, il abattit une nouvelle fois son poing sur la table avant de reprendre, le menton haut et l’œil dur :

— Et je vous le dis à tous une bonne fois : qu’on ne traite plus Barabbas de larron devant moi ! Rebelle, combattant, résistant… Comme ça vous chante. Il y en a peu qui lui arrivent à la cheville, lui qui a le courage de faire ce que les autres n’osent faire et qui est fidèle à ceux qu’il aime. Et quand il me demande ma fille, je vous le répète, je suis fier de lui dire oui. Nul autre ne la mérite, sinon ce larron.

Un silence de glace suivit la violence de ces propos. Miryem, qui n’avait pas quitté Joachim des yeux, approuva d’un petit hochement.

— Ce que tu dis est juste, père. Ne crois pas que mon refus soit dû à la rancune. Je sais qu’Abdias, là où il est, aime Barabbas comme lui l’aimait. Moi aussi, je dis que Barabbas vit dans le courage. Pour cela il faut l’admirer. Je sais comme toi qu’il est bon, doux et tendre sous la violence apparente. Je lui ai dit : « Si je devais épouser un homme, ce serait toi. »

— Alors fais-le !

— Je ne peux pas.

— Tu ne peux ! Et pourquoi donc, bon sang de bois ?

— Parce que je suis moi et qu’il en va ainsi.

Elle se leva, sans précipitation, calme, assurée. Elle ajouta, offrant à son père toute sa douceur :

— Moi aussi, je suis une rebelle, tu le sais depuis toujours. Et demain ne s’accomplira pas avec la mort d’Hérode et le sang des mercenaires. Demain s’accomplira avec la lumière de la vie, avec un amour des hommes que Barabbas ne pourra jamais engendrer.

Elle se détourna et quitta la table. Sans un mot de plus, elle disparut pour rejoindre les enfants qui jouaient dans la maison, laissant derrière elle leurs visages abasourdis.

Ruth, la première, brisa l’embarras qui les avait saisis. S’adressant à Joachim, elle dit :

— Je ne connais pas ta fille depuis bien longtemps. Mais ce que je sais d’elle pour l’avoir vu à Beth Zabdaï, c’est qu’elle ne cède jamais. Quoi qu’il lui en coûte. Même le maître Joseph d’Arimathie a dû l’admettre. Mais ne te trompe pas : elle t’aime et te respecte autant qu’une fille peut aimer son père.

Sous le coup de l’émotion Joachim hocha la tête, abattu.

— Si c’est cela qui t’inquiète, fit soudain Yossef, Miryem aura toujours un toit ici. Tu as ma promesse, Joachim.

Joachim se raidit, le regard plus aigu, fronçant les sourcils et opposant une moue suspicieuse.

— Sans qu’elle soit ton épouse, tu la garderais près de toi ? Yossef rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Tu as compris ce que je dis, murmura-t-il. Miryem est chez elle ici. Elle le sait.

*

* *

Dans les quelques jours qui suivirent, l’humeur de Joachim ne changea pas et contamina celle des autres. Joachim fuyait autant qu’il le pouvait la présence de Miryem. Les repas étaient l’occasion de pesants silences. Il arrivait aussi qu’il se montre tout aussi avare de mots et d’attentions pour Yossef, tandis qu’ils travaillaient ensemble.

Yossef ne s’en offusquait pas. Le grand abattement qui avait suivi la mort d’Halva semblait l’avoir quitté pour laisser place à une sérénité, une paix que les autres ne partageaient pas.

Barabbas, on ne le revit pas. Nul n’osa demander à Joachim s’il rôdait toujours autour de Nazareth.

Puis le temps fit son œuvre. Les beaux jours du printemps s’installèrent pour de bon. Sa douceur, l’exubérance des champs et des bosquets en fleurs gagna d’abord les enfants, qui reprirent leurs jeux et leurs rires loin de la maison.

Il y avait du pardon dans le regard de Joachim. On l’entendit plus d’une fois plaisanter avec Yossef dans l’atelier. A la fin d’un repas, il prit la main de Miryem. Les autres échangèrent un sourire discret et soulagé. Joachim garda la main de Miryem tout le temps que Ruth et Mariamne racontèrent, en pouffant de rire, comment le petit Yakov s’était mis à jouer les prophètes devant ses frères et sa sœur.

— Ton fils a des dispositions, s’amusa Ruth en s’adressant à Yossef. Même ceux de Beth Zabdaï ne faisaient pas mieux. Où est-il allé pêcher ça, je me demande.

— Un homme haranguait à la synagogue, l’autre jour, lorsque j’y suis allé avec Yakov, raconta Zacharias, qui ne riait qu’à demi. Cela lui a beaucoup plu. Tu railles, femme, mais il a peut-être de vraies dispositions.

Ruth gloussa, moqueuse, glissant un regard vers Miryem. Elle et son père, toujours main dans la main, eurent le même rire.

Une autre fois, Elichéba saisit leurs mains pour les unir sur son ventre. Elle aimait toujours autant donner à sentir l’enfant qui lui arrondissait la taille. Une fois encore elle affirma :

— Ce garçon s’agite dès qu’il devine la main de Miryem, ne le sentez-vous pas ?

— Et quand les autres posent la main sur ton ventre, il galope tout autant, plaisanta Joachim. Tous les bébés font ainsi.

Elichéba protesta.

— Lui, c’est différent. Il m’annonce quelque chose. Peut-être que le temps n’est pas si loin où tu deviendras grand-père toi aussi, fit-elle en clignant de l’œil. Cela arrivera, j’en suis sûr.

Joachim leva la main de Miryem avant de la lâcher, mimant un accablement désabusé.

— Tu es bien savante, si tu peux dire ce qui m’attend avec une fille pareille.

Dans sa voix, cependant, on devinait de la tendresse et même de l’amusement.

*

* *

Mariamne fut la seule à le remarquer : malgré l’humeur désormais apaisée de Joachim, Miryem demeurait distante. Elle avait des nuits agitées, lourdes de rêves qu’elle se refusait à confier le lendemain. D’autres fois, elle se réveillait très tôt. Non plus comme auparavant à la pointe du jour, mais bien avant que quiconque dans la maison ne se lève. Mariamne se mit à la guetter. Dans le noir, elle la devinait qui quittait silencieusement leur chambre. Elle attendait son retour en gardant les yeux grands ouverts sur l’obscurité. Elle put ainsi mesurer que l’aube était encore bien loin.

La troisième fois, elle lui dit :

— N’est-ce pas dangereux d’aller dehors comme tu le fais, en pleine nuit ? Tu pourrais faire de mauvaises rencontres. Ou alors te blesser à cheminer ainsi dans le noir.

Miryem sourit, lui caressa la joue.

— Dors et ne te soucie pas de moi. Je ne risque rien. Cela ne fit qu’aiguiser la curiosité de Mariamne. La fois suivante, elle voulut la suivre. Mais la lune était à peine un fil d’argent. Les étoiles ne suffisaient pas à faire luire un caillou. Quand Mariamne parvint dans la cour, il n’y avait que des ombres épaisses, et aucune ne bougeait. Mariamne s’immobilisa, scrutant le noir, l’écoutant. Elle s’habitua au grésillement des grillons, devina le vol d’une chouette, mais aucun bruit de pas.

Inquiète, déconcertée, elle se résolut à confier le secret à Ruth. L’ancienne servante de la maison des esséniens prit son temps, avant de lui répondre :

— C’est Miryem, que veux-tu. Toutefois, mieux vaut que les autres ne s’aperçoivent pas qu’elle passe la moitié de ses nuits dehors. Garde ce que tu sais pour toi.

De son côté, elle attendit d’être certaine que nul ne les entende pour dire à Miryem, dans un murmure de reproche :

— J’espère que tu sais ce que tu fais.

— De quoi parles-tu ?

— Des nuits que tu passes loin de ta couche. Miryem la regarda avec de grands yeux, puis se mit à rire.

— Ce ne sont pas des nuits. Tout au plus des aubes.

— L’aube, c’est quand le jour se lève, grommela Ruth. Pas quand il fait nuit noire. Toi, tu files avant qu’on y voie goutte.

Miryem se figea, l’amusement encore sur les lèvres, mais plus dans les yeux.

— Que crois-tu donc ?

— Oh ! rien. Avec toi, je ne crois rien de rien. Mais suis mon conseil. Évite que ton père, Elichéba ou Zacharias apprennent tes fugues.

— Ruth ! Qu’es-tu en train d’imaginer ? Ruth agita les mains, rougissante d’embarras.

— Ce qui te rend si bizarre ces derniers temps et te pousse ainsi dehors, je ne veux pas le savoir et encore moins l’imaginer. Suis mon conseil, cela vaut mieux.

Un peu plus tard, Miryem s’assit près de Mariamne.

— Ne t’inquiète pas, dit-elle. Ne crains rien. Dors et ne cherche pas à m’espionner. C’est inutile. Tu sauras quand il le faudra.

Mariamne grillait de curiosité. L’envie lui vint d’aller visiter l’atelier de Yossef en pleine nuit, mais elle résista. Sans que cela fût dit, elle savait qu’elle ne devait plus céder à aucune tentation de l’imagination ou de la défiance si elle voulait conserver l’amitié de Miryem. Elle se contenta, selon les matins, d’échanger un regard entendu avec Ruth.

Une lune s’écoula presque entière. Et soudain, alors que l’on entrait dans le mois de sivan, cela les frappa comme la foudre.

Miryem vint devant son père alors qu’il était seul. Elle lui dit, montrant un visage heureux et confiant :

— Je suis enceinte. Un enfant grandit dans mon ventre. La face de Joachim devint semblable à un bloc de craie. Comme il se taisait, Miryem ajouta gaiement :

— Il y avait du vrai dans ce que racontait Elichéba : tu vas être grand-père.

Joachim voulut se lever, mais n’y parvint pas.

— Avec qui ? souffla-t-il. Miryem secoua la tête.

— N’aie crainte.

Un bizarre grondement ronfla dans la poitrine de Joachim. Ses lèvres se tordirent. Il parut vouloir mâcher les poils de sa barbe.

— Ça suffit. Réponds. Avec qui ?

— Non, mon père. Je te le jure devant la foudre de l’Éternel.

Joachim ferma les paupières et se frappa la poitrine. Quand il rouvrit les yeux, le blanc en était devenu rouge.

— C’est Yossef ? Si c’est Yossef, dis-le. Je lui parlerai.

— Personne. C’est ainsi.

— Si c’est Barabbas, dis-le.

— Non, père. Ce n’est pas Barabbas non plus.

— S’il t’a prise de force et que tu n’oses pas l’avouer, je le massacrerai de mes mains, tout Barabbas qu’il est.

— Écoute-moi : ni Barabbas ni aucun autre. Joachim finit par entendre ce que Miryem lui disait. Ses mots le glacèrent. Il laissa filer un petit gémissement et pour la première fois regarda sa fille comme une étrangère.

— Tu mens.

— Pourquoi mentir ? Cet enfant, on le verra naître. On le verra grandir. On le verra devenir le roi d’Israël.

— Qu’est-ce que tu racontes ! Ce n’est pas possible.

— Si. Cela est possible. Parce que je le voulais plus que tout. Parce que je l’ai demandé à Yhwh, béni soit Son nom pour l’éternité.

A nouveau Joachim ferma les paupières. Ses mains tremblaient, palpaient sa poitrine, glissaient sur son visage comme s’il pouvait en ôter la pellicule des paroles que venait de prononcer Miryem.

— Ce n’est pas possible et c’est un blasphème. Tu es folle. Passe encore l’ange de Zacharias, mais ça, non.

— Pourtant cela est. Tu le verras.

Joachim secoua fortement la tête, les yeux toujours clos.

— Pourquoi te faire souffrir quand c’est une bonne et une grande nouvelle ? demanda Miryem sans abandonner son calme. N’est-ce pas ce que nous savons, toi, moi, Joseph d’Arimathie et quelques autres : c’est la vie des hommes qui change la face du monde. Ce n’est pas la mort ni la haine. Pour abattre Hérode, il n’y a que la lumière de la vie et l’amour. Tout ce que Rome et les tyrans méconnaissent.

Joachim agita violemment les bras comme s’il voulait chasser les paroles de Miryem ainsi que l’on chasse les mouches importunes.

— On ne parle pas d’Hérode et d’Israël ! On parle de ma fille souillée ! s’écria-t-il. Et ne me raconte pas que c’est une bonne nouvelle.

— Père, je ne suis pas souillée. Tu peux me croire. Maintenant, il la regardait comme une ennemie. Miryem s’agenouilla devant lui, enserra ses mains entre les siennes.

— Joachim, mon père, comprends. Que peut une femme pour libérer Israël du joug romain, sinon donner naissance à son libérateur ? Souviens-toi. Souviens-toi de la réunion convoquée par Barabbas qui devait décider de la date de la révolte. J’ai parlé du Libérateur. Déjà. De celui qui ne connaîtra d’autre autorité que celle de Yhwh, maître de l’univers. De celui qui rappellera Sa parole et qui imposera Sa loi.

Depuis, j’ai beaucoup réfléchi, père. J’ai vu des prophètes. Tous des hommes souillés par le sang et le mensonge. Pas un d’entre eux ne parlait d’amour. Pourtant, notre sainte Thora dit : Aime ton prochain comme toi-même.

Pour vous tous, la femme n’est là que pour enfanter. Enfanter des hommes soumis ou des hommes rebelles. Et si l’une d’elles donnait la vie à celui que nous attendons tous depuis si longtemps ? Toi autant que moi et que tout le peuple d’Israël ?

Donner naissance au Libérateur. Personne n’y a songé. Moi, si. Et c’est ce que je vais faire. Moi, Miryem, je t’ai dit qu’il en serait ainsi. Alors, pourquoi t’inquiéter, pourquoi te tourmenter, pourquoi poser toutes ces questions ?

Les lèvres de Joachim s’agitèrent, des larmes s’agrippèrent à sa barbe.

— Qu’ai-je fait pour que l’Éternel ne cesse de me frapper ? gémit-il. Qu’ai-je fait d’impardonnable ?

Il considéra les mains de Miryem refermées sur les siennes. Il eut une grimace, comme à la vue d’un animal répugnant. Il se libéra brutalement, se dressant en chancelant, tout entier dans l’effort de ne pas hurler les mots terribles qui lui noyaient la bouche.

*

* *

Il lui fallut toute la moitié de la journée pour rassembler son courage et aller se mettre en face de Yossef. Il voulait scruter chaque trait du visage de son ami et ne rien perdre de ses expressions alors qu’il le questionnerait.

— As-tu pris ma fille ?

Yossef eut la mine éberluée de celui qui ne comprend pas le sens des paroles qu’il entend.

— Ta fille ?

— Je n’en ai qu’une. Miryem.

— Qu’est-ce que tu me demandes là, Joachim ?

— Tu m’as compris. Miryem dit qu’elle est grosse. Elle dit aussi que pas un homme ne l’a touchée.

Yossef demeura sans voix.

— Ça n’est pas possible, gronda Joachim C’est une folie ou un mensonge. Il dépend de ta réponse que ce soit l’un ou l’autre.

Yossef n’eut pas l’air fâché par l’insistance de Joachim. C’était bien pire. Son visage exprimait l’intense tristesse, l’immense douleur de celui qui est trahi par la suspicion de son ami.

— Si je voulais prendre Miryem pour épouse, je n’aurais pas à me cacher. J’irais tout droit vers toi pour te demander ta bénédiction.

— Il ne s’agit pas de la prendre pour épouse mais de coucher avec elle et de lui faire un enfant.

— Joachim…

— Bon sang de bois, Yossef ! Tu ne dis pas les mots que j’attends ! À moi, son père, tu dois dire oui ou non.

Le visage de Yossef se durcit d’un coup. Ses joues, ses tempes se creusèrent, sa bouche s’étrécit. C’était une face que Joachim ne lui avait encore jamais vue.

L’attitude hostile de Yossef ébranla Joachim. Il détourna son regard un bref instant. Puis de nouveau il demanda :

— Alors, tu le crois, toi, qu’elle est grosse ?

— Si elle le dit, je le crois. Je crois ce que dit Miryem et le croirai jusqu’à la fin de mes jours.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu m’as compris.

Maintenant, Yossef se renfermait dans la grande blessure de l’orgueil. Joachim gémit et passa ses doigts noueux sur son visage.

— Je ne sais pas, je ne sais pas ! Je ne comprends plus rien de rien, gémit-il.

Yossef ne lui vint pas en aide. Il se détourna, lui offrit son dos tandis qu’il occupait ses mains à ramasser des outils traînant sur l’établi.

Joachim s’avança et le saisit par l’épaule :

— Ne m’en veux pas, Yossef. Il fallait que je t’interroge. Yossef se retourna et le toisa d’un air qui signifiait qu’il n’y avait rien à demander, seulement à faire confiance.

— Yossef, Yossef ! s’exclama Joachim avec des larmes sur les joues.

Il saisit son ami et le serra contre lui.

— Yossef, tu es comme mon fils. Je te dois tout ce que j’ai aujourd’hui. Tu voudrais Miryem, je te la donnerais avant de la donner à Barabbas…

Il s’interrompit avec un râle, s’écarta de Yossef pour scruter ses traits. Il n’y trouva aucune mansuétude.

— Mais maintenant qu’elle est grosse, ce n’est plus possible. Pour l’un comme pour l’autre, n’est-ce pas ?

— Écoute ce que dit ta fille. Écoute-la, au lieu de toujours la soupçonner, ce que tu fais depuis qu’elle est revenue.

Fut-ce le ton ou les paroles de Yossef : la suspicion de Joachim revint brutalement.

— Tu sais quelque chose que tu veux me cacher. Yossef haussa les épaules. Il faillit se détourner, mais se contraignit à supporter le mince filet brillant qui passait entre les paupières de Joachim. Il rougit comme cela lui arrivait parfois, dans la tendresse de l’émotion.

— Je n’ai rien de plus à ajouter. Mais j’aime Miryem et je fais ce qu’elle me demande.

*

* *

Après que Miryem leur eut annoncé son état, Ruth erra dans la maison, désemparée, incapable de s’occuper des enfants qui choisirent d’aller jouer loin des cris et des visages sans joie.

— Cesse donc de tourner en rond ainsi, finit par grogner Mariamne. C’est agaçant.

Ruth s’assit, obéissante, le regard dans le vague.

— Eh bien, vide ce que tu as sur le cœur, bougonna encore Mariamne.

— Je l’avais dit. Je l’avais dit que ça allait arriver.

— Quoi, « ça » ?

Ruth n’accorda qu’une moue à Mariamne. Mais la fille de Rachel se pencha sur elle, des étincelles dans les prunelles.

— Ce qui arrive à Miryem, ce n’est pas « ça » ! Ne le comprends-tu pas ?

— On sait ce que c’est, ce qui lui arrive.

— Seigneur Dieu Tout-Puissant ! Comme ils sont bouchés et ne veulent rien entendre ! Et toi qui te dis son amie fidèle. C’est honteux !

— Bien sûr que je lui suis fidèle. Autant que toi. M’as-tu entendue prononcer une parole de reproche ? Tout ce que je dis, c’est qu’on va la montrer du doigt au lieu de l’admirer. Tu voudrais que je m’en réjouisse ?

— Oui ! C’est ça, exactement. Tu devrais remiser ta peine et te réjouir de la bonne nouvelle.

— Cesse donc avec cette bonne nouvelle !

— Écoute ce que Miryem répète : pas un homme ne l’a touchée.

— Ne dis pas de bêtise ! J’ai l’âge et l’expérience pour savoir comment une femme se retrouve grosse. Pourquoi profère-t-elle cette absurdité, voilà ce que je me demande.

— Si tu l’aimais, tu ne te poserais pas la question ! s’écria Mariamne en se frappant la cuisse de rage. Il n’y a rien d’autre à faire que la croire. Le fils de lumière arrive, il est dans son ventre et elle demeure pure.

— Je ne peux pas, s’énerva Ruth à son tour. Des folies, j’en ai entendu des centaines à Beth Zabdaï. Mais qu’une femme fasse un enfant sans ouvrir les cuisses et accueillir le vit de l’homme, ça, c’est la plus grande idiotie que j’aie jamais entendue !

— S’il en est ainsi, tu ne mérites pas de demeurer près d’elle.

*

* *

Au soir, Elichéba annonça, en pleurs :

— Zacharias ne veut plus parler. Il a tellement honte qu’il ne veut plus prononcer un mot dans cette maison.

— Eh bien, qu’il aille passer sa honte ailleurs, grinça férocement Mariamne.

Comme Elichéba et Ruth la regardaient avec des yeux de deuil, elle ajouta cruellement, en pointant le doigt sur la large poitrine d’Élichéba :

— Toi, tu vas racontant qu’un ange est venu annoncer à ton Zacharias qu’il pourrait redevenir un homme alors qu’un souffle de vent le jette au sol. Et te voilà grosse, alors que tu n’as pu enfanter pendant plus de vingt ans ! C’est un miracle qui vaut bien celui de Miryem.

De manière inattendue, Elichéba approuva à petits coups de tête, sans pourtant tarir ses larmes.

— Oui, moi je veux bien le croire. Mais Zacharias… Zacharias est un homme. Et un prêtre. Et comme Joachim, il n’y croit pas non plus…

Elles se turent, se calmant toutes les trois et toutes les trois perdues, chacune à sa manière.

— Où est-elle ? souffla Ruth. On ne l’a pas revue depuis ce matin.

— On ne la reverra pas tant que Joachim sera incapable de l’accepter dans la maison sans lui reprocher son état, assura Mariamne.

Hélas, Joachim n’en fut jamais capable.

Quand Barabbas vint devant lui, il lui posa les mêmes questions qu’à Yossef. Barabbas lui répondit d’abord avec aigreur :

— Pourquoi irais-je prendre une fille qui ne veut pas de moi ?

— Justement, cela arrive parfois. La déception engendre la colère, et la colère fait perdre la raison.

— J’ai toute ma raison et je n’ai jamais été en manque de femmes au point de la perdre. Les combats, je les aime contre les glaives romains, les mercenaires. Quel plaisir trouverais-je à violenter Miryem ?

Joachim le savait. Il ne doutait ni de la parole de Barabbas ni de l’ahurissement qu’il lisait sur son visage.

Pas plus que Joachim, Barabbas ne pouvait supporter la nouvelle. L’un comme l’autre, ils auraient voulu arracher de leur tête les mots que Miryem y avait gravés.

Barabbas déclara soudain :

— C’est Yossef !

— Comment le sais-tu ?

— Je le sens.

— Il m’a juré que non.

— Pour ce que ça vaut ! Nul ne reconnaît une faute pareille.

— Miryem jure sur la tête de sa mère que ce n’est pas plus lui que toi.

Barabbas balaya d’un geste les assurances de Joachim.

— Elle raconte aussi qu’aucun homme ne l’a touchée, admit Joachim dans un murmure. Pourquoi prétendre des choses pareilles ?

— Elle a honte, c’est tout. C’est Yossef. Je le vois faire depuis un moment. La mort d’Halva lui a excité le sang, il ne sait pas endurer la solitude. Il tourne autour de Miryem comme une mouche autour d’un fruit ouvert. Il lui laverait les pieds avec la langue s’il le pouvait.

— Alors pourquoi Yossef ne m’a-t-il jamais demandé Miryem ? Il le pouvait. Je ne lui aurais pas refusé, pas plus qu’à toi.

— Il la veut, mais il craint son refus. Il se fait sournois.

— La jalousie te fait délirer ! protesta Joachim, accablé.

— J’ai des yeux et une cervelle : je vois ce que je vois. Barabbas ne voulait pas se résoudre à l’impuissance.

Aveuglé par ce qu’il ne pouvait comprendre, il répéta :

— Quand l’enfant naîtra tu verras que je dis vrai : il aura les traits de Yossef.

Devant tant d’insistance, Joachim était saisi de doutes. Barabbas ajouta :

— Mets-les face à face, Miryem et lui. Tu verras le mensonge devant toi.

*

* *

C’est ainsi que, le lendemain, Miryem se présenta devant eux comme devant un tribunal. Ils se tenaient tous les sept dans la pièce commune, debout devant la table des repas : Joachim et Barabbas, Zacharias et Elichéba, Ruth, Mariamne et Yossef.

Joachim avait réclamé sa présence sans savoir où la trouver. Il était allé au bout de la cour en criant son nom, sans succès. Mariamne avait déclaré que personne ne savait où elle était, quand le petit Yakov, l’aîné des fils de Yossef, avait annoncé :

— Moi, je sais. On a joué toute la journée ensemble. Maintenant, elle se baigne dans la rivière avec Libna et Shimon.

Il disparut comme un souffle, revenant avec Miryem, main dans la main. Dès qu’ils virent son visage, ils furent mal à l’aise.

Jamais elle n’avait paru si belle, les yeux si clairs et si sereins. Les mèches de sa chevelure cuivrée, qui maintenant lui couvraient la nuque, jouaient en boucles désordonnées sur ses pommettes.

Elle embrassa Yakov sur le front et le renvoya auprès des autres enfants. Lorsqu’elle se tourna vers eux, elle comprit aussitôt ce qu’ils attendaient. Elle leur sourit. Aucune trace de moquerie dans ce sourire, seulement de la tendresse. De même quand elle leur dit :

— Ainsi, vous n’arrivez pas à me croire.

Ils auraient baissé les yeux si Barabbas n’avait répliqué :

— Même un enfant ne te croirait pas.

— Moi, je te crois ! protesta aussitôt Mariamne.

— Toi, la fille de Magdala, tu dirais n’importe quoi pour la défendre, gronda Barabbas.

— Ne vous disputez pas pour moi, ordonna Miryem d’un ton ferme.

Elle se plaça devant Barabbas.

— Je sais que tu as mal, que mon refus d’être ton épouse te blesse au cœur comme dans ton orgueil. Et je sais aussi que tu m’aimes comme je t’aime. Mais je te l’ai dit : je ne peux pas être ton épouse. La décision est mienne et celle du Tout-Puissant.

— Tu dis une chose et son contraire ! s’écria Barabbas. Comment peut-on te croire ?

Miryem lui sourit, posa la pointe de ses doigts sur ses lèvres pour le faire taire.

— Parce que c’est ainsi : si tu m’aimes, tu me crois. Elle se tourna vers Joachim sans se soucier des protestations de Barabbas.

— Toi aussi, tu doutes, mon père. Pourtant, tu m’aimes plus qu’eux tous rassemblés. Il te faut accepter ce qui est. Un enfant est dans mon ventre. Pourtant, je ne suis pas souillée.

Joachim secoua la tête et baissa le front dans un soupir. Les autres n’osaient parler. Le visage de Miryem se durcit. Elle recula de quelques pas et, soudain, à deux mains, empoigna le bas de sa tunique. Elle la souleva jusqu’à ses genoux, fixant Joachim.

— Il est une preuve, la plus simple de toute. Assure-toi que je suis toujours fille.

Joachim écarquilla les yeux en balbutiant des mots inaudibles. A son côté, Zacharias gémit et, pour la première fois, Barabbas inclina le front.

— Fais-le, ensuite tu auras le cœur en paix. Je suis prête, insista Miryem.

On eût cru qu’elle les avait giflés.

— Bien sûr, tu ne peux le faire toi-même, fit Miryem d’une voix glacée. Elichéba le saura…

— Oh non !

— Alors Ruth.

Ruth se détourna. Elle alla se réfugier au fond de la pièce.

— Ce ne peut être Mariamne : Barabbas dira qu’elle ment pour me soutenir. Allez chercher une sage-femme à Nazareth. Elle saura vous le dire, n’en doutez pas.

Quand elle cessa de parler, le bourdonnement des mouches était pareil au grondement lointain d’un orage.

— N’ayez pas honte, puisque vous doutez de moi. Joachim recula en s’appuyant au bras de Zacharias. Il s’assit sur le banc qui longeait la table.

— Supposons que tu dises vrai, murmura-t-il d’une voix lasse.

Regardant sa fille avec un brin de compassion, comme on regarde une malade, il demanda :

— Sais-tu ce qui arrive aux femmes enceintes sans époux ? Il distillait les mots avec difficulté :

— On les lapide. C’est la loi.

Il posa ses mains calleuses sur la table.

— D’abord, vient la rumeur. Elle naîtra à Nazareth et fera vite le tour de la Galilée. Les gens diront : « La fille de Joachim le charpentier porte le fils d’un inconnu. » Honte. Jugement. Et l’enfant que tu attends ne verra jamais le jour.

Joachim parcourut l’assemblée du regard.

— Parce que nous voulions te protéger, couvrir la faute, nous serons maudits pour toujours.

— Auriez-vous peur ? demanda Miryem d’une voix glacée. Vous pouvez me dénoncer.

Tous baissèrent les yeux, le mépris de soi leur nouant la gorge. Et, dans le silence étrange qui tomba sur l’assemblée comme un rideau, Miryem s’approcha de son père, l’embrassa sur le front comme elle l’avait fait auparavant avec le petit Yakov et quitta la pièce aussi calmement qu’elle était venue. Les laissant désemparés.

*

* *

Jusqu’au soir, ils s’évitèrent. Chacun craignait ses propres pensées et celles des autres.

Au crépuscule, Yossef brisa ce silence et déclencha un tumulte qu’ils redoutaient tous. Il vint devant Joachim et déclara :

— N’accable pas ta fille. Je t’ai dit que mon toit serait toujours son toit, ma famille sa famille. Miryem est chez elle ici, et son fils sera mon fils parmi mes fils. Et si le jour venu les gens de Nazareth lui réclament le nom d’un père pour celui à qui elle donnera naissance, elle pourra dire que nous sommes fiancés et donner le mien.

— Ah ! s’écria Barabbas. Nous y voilà enfin ! Yossef se tourna vers lui, le poing déjà levé.

— Cesse d’insulter celle qui est plus grande que toi !

— Menteur et lâche, voilà ce que tu es. Miryem invente pour ne pas avoir à te condamner !

Yossef bondit sur Barabbas, l’un et l’autre s’empoignant dans un gueulement sauvage et roulant dans la poussière. Joachim parvint difficilement à dénouer les doigts de Barabbas qui serraient la gorge de Yossef.

— Non ! Non !

Il fallut que Ruth et Mariamne lui viennent en aide pour les séparer, tandis que Zacharias et Elichéba s’écartaient avec horreur.

Debout et balayant la poussière de leurs tuniques déchirées, Yossef et Barabbas se dévisagèrent en tremblant, haletants. Joachim leur saisit une main à chacun, mais fut incapable de prononcer une phrase.

Yossef se dégagea et s’écarta. Il reprit son souffle, la tête basse. Quand il la releva, il déclara :

— Ma maison est ouverte à chacun. Mais à aucun de ceux qui refusent d’entendre la vérité dans la bouche de Miryem.

*

* *

Nœud de rage, de fureur et de doutes, Barabbas quitta Nazareth dans l’heure.

Le lendemain, Zacharias attela sa mule au char inconfortable qui les avait menés de la Judée en Galilée et où Hannah avait été assassinée par les mercenaires. Elichéba y monta en pleurs, protestant qu’il n’était pas nécessaire de partir aussi vite. Mais Zacharias, toujours muet, ignora ses plaintes. Les brides et le fouet en main, il attendait que Joachim se décide.

Celui-ci fit trois pas dans un sens, deux dans l’autre, la gorge si nouée qu’il lui semblait respirer du sable. Il s’approcha de Yossef, lui frappa la poitrine du plat de la main et lui souffla au visage :

— Ou tu es fautif et Dieu te pardonnera, ou tu es généreux et Dieu te bénira.

Yossef retint Joachim par le bras et lui dit :

— Reviens, Joachim ! Reviens quand tu veux. Joachim hocha la tête. Il passa devant Miryem sans lui accorder un regard et s’agrippa à la ridelle du char. Il vérifia inutilement que le banc avait été bien nettoyé du sang d’Hannah et finit par s’y installer. Pour la première fois de son existence, il avait la silhouette d’un vieil homme.

Il sursauta en découvrant que Miryem l’avait suivi, qu’elle était tout près de lui, debout à côté du char. Elle lui prit les mains, les baisa avec ferveur avant d’enfouir son visage dans les paumes calleuses.

— Je t’aime. Nulle fille n’a jamais eu de meilleur père que toi.

A cet instant, Joachim hésita. Peut-être s’en serait-il fallu de peu pour qu’il ne redescende du char. Il s’était redressé, le dos droit, la poitrine gonflée. Mais Zacharias fouetta le cul des mules. Les sanglots d’Elichéba se firent plus bruyants, le temps qu’ils s’éloignent et que le roulement des grosses roues de bois sur les cailloux du chemin les recouvre d’un grondement qui s’estompa lentement.

Avec une tendresse craintive et pleine d’égards, Yossef effleura l’épaule de Miryem.

— Je connais ton père. Un jour, il viendra jouer avec son petit-fils.

Miryem lui adressa un sourire de remerciement. Ses yeux brillaient, ses pommettes étaient rouges, mais elle ne céda pas aux larmes.

Mariamne et Ruth l’observaient, debout au milieu des enfants. Dans la nuit, Ruth, les rides creusées par les vacillements de la mèche d’une lampe, était venue la supplier :

— Garde-moi près de toi, Miryem. Ne me demande pas de croire ce que je ne peux croire. Demande-moi seulement de t’aimer et de te soutenir : cela, je le ferai jusqu’à mon dernier souffle, même sans comprendre.

Miryem fit un signe de la main en direction de ses deux amies. Un drôle de geste. Un peu lent, comme si elle les saluait de loin au retour d’un voyage. Ruth et Mariamne eurent pour la première fois un sentiment qu’elles éprouveraient souvent dans les longues années à venir : la conscience d’être étrangères à celle qu’elles croyaient si bien connaître.


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