13.

Miryem écoutait les bruits légers des allées et venues dans la maison, le murmure des femmes, parfois même leurs rires. Vibrant à travers les murs, résonnaient les coups réguliers du pilon qui réduisait les grains de seigle et d’orge en farine. Ils ressemblaient aux battements d’un cœur paisible et puissant.

Elle eut envie de se lever, de rejoindre les servantes et d’aider aux travaux. Elle n’éprouvait plus de fatigue. Sa faiblesse ne provenait que du peu de nourriture qu’elle avait avalé depuis quelques jours. Cependant, sa colère était encore immense.

Elle ne se résolvait pas à accepter les mots prononcés par Joseph. La seule pensée du corps d’Abdias sous la terre lui mettait le cœur en feu. Elle devait serrer les poings pour ne pas crier.

En outre, il lui restait assez de raison pour sentir qu’elle n’était pas la bienvenue dans cette communauté. Le regard du frère qui accompagnait Joseph le lui avait clairement fait comprendre. La sagesse lui conseillait de réunir ses forces et sa volonté afin de quitter Beth Zabdaï et de rejoindre son père, comme elle l’avait décidé à Magdala.

Seulement, cette pensée ravivait sa colère. Partir, quitter cette maison et Damas, c’était pour de bon abandonner Abdias, s’éloigner de son âme et peut-être même avancer vers l’oubli.

— Cette fois, es-tu vraiment réveillée ?

Miryem sursauta et se retourna. Debout près de son lit se tenait une femme à laquelle on eût été bien en peine de donner un âge. Ses cheveux étaient blancs comme neige, des centaines de rides fines jouaient autour de son sourire et de ses paupières. Pourtant, sa peau paraissait aussi fraîche que celle d’une jeune femme. Ses yeux, très clairs, brillaient d’intelligence et peut-être de ruse.

— Réveillée et très en colère, ajouta-t-elle en entrant dans la pièce.

Miryem s’assit sur la couche. La surprise la rendait muette. Elle ne parvenait pas à deviner si l’inconnue se moquait d’elle avec méchanceté ou l’approchait avec gentillesse.

La femme hésitait également. Elle considéra Miryem, les sourcils arqués, les lèvres arrondies en une moue.

— Etre en colère le ventre vide, ce n’est pas bon. Miryem se leva sans précaution. La tête lui tourna, elle dut se rasseoir et s’appuyer des deux mains sur sa couche pour ne pas chanceler.

— C’est ce que je disais, marmonna la femme. Il est temps que tu manges au lieu de dormir.

Dans son dos, des servantes se pressaient sur le seuil, brûlant de curiosité. Miryem puisa dans son orgueil. Elle pointa le menton, grimaça un sourire.

— Je vais bien. Je vais me lever. Je vous remercie toutes…

— Pour sûr que tu peux nous remercier ! Comme si nous n’avions pas assez de travail sans qu’une pimbêche dans ton genre vienne nous gémir dans les oreilles.

Miryem ouvrit la bouche pour s’excuser, mais la tendresse répandue sur les traits de l’inconnue lui fit comprendre que c’était inutile.

— Je m’appelle Ruth, dit la femme. Et tu ne vas pas bien, non, pas encore.

Elle la saisit sous les bras et l’aida à se redresser. Malgré son appui, Miryem chancela.

— Eh bien, il est temps vraiment que l’on te requinque, ma fille, grommela Ruth.

— Il faut juste que je m’habitue…

D’un regard, Ruth réclama l’assistance d’une servante.

— Cesse de dire des bêtises. Je vais te nourrir et tu vas aimer ça. Notre cuisine est trop bonne pour que l’on fasse la fine bouche devant.

*

* *

Plus tard, alors que Miryem dégustait à petites bouchées une galette de sarrasin fourrée de fromage de chèvre qu’elle trempait dans une écuelle d’orge bouilli dans du jus de légumes, Ruth déclara :

— Cette maison n’est pas comme les autres. Il faut que tu en apprennes les règles.

— C’est inutile. Dès demain, je partirai chez mon père. Ruth fronça les sourcils. Elle demanda où demeurait son père. Quand Miryem lui eut expliqué qu’elle venait de Nazareth, dans les montagnes de Galilée, Ruth fit la moue.

— C’est une longue route pour une fille toute seule… Dans un geste inattendu, elle caressa le front de Miryem et glissa ses doigts usés dans la masse de sa chevelure. Miryem tressaillit, émue. Cela faisait longtemps qu’une femme ne l’avait caressée d’un geste empli de tendresse maternelle.

— Ote-toi cette idée de la tête, ma fille, reprit Ruth avec douceur. Tu ne nous quitteras pas demain. Le maître a ordonné que tu restes ici. Nous lui obéissons tous et toi aussi, tu vas lui obéir.

— Le maître ?

— Maître Joseph d’Arimathie. Qui d’autre serait le maître, ici ?

Miryem ne répliqua pas. Elle savait que l’on appelait Joseph ainsi. Même à Magdala, certaines femmes le désignaient sous ce titre respectueux. Et, de toute évidence, ici, à Beth Zabdaï, Joseph était un homme différent de celui qu’elle avait connu à Nazareth et qui l’avait conduite chez Rachel.

— Je dois aller sur la tombe d’Abdias, dans le cimetière. Je dois aller lui dire au revoir, chanter les prières, dit-elle.

Ruth parut surprise, puis inquiète.

— Non ! Tu ne le peux pas. Tu n’es pas en état de jeûner. Il faut que tu manges… Le maître le veut !

Ses joues rosissaient, elle parlait précipitamment.

— Y a-t-il des frères sur sa tombe ? insista Miryem. Sinon, je dois y aller. Abdias n’a que moi pour l’accompagner chez les morts.

— Ne t’inquiète pas. Les hommes de cette maison font leur devoir. C’est pas à nous, les femmes, de le faire à leur place. Toi, tu dois manger.

Le vacarme des pilons résonna derrière elles, les réduisant au silence un instant. Le réfectoire des femmes était tout en longueur et bas de plafond. Sur les côtés étaient alignés des sacs et des couffins contenant les fruits et les légumes séchés, ainsi que des sortes de bancs troués soutenant des jarres d’huile. Le mur du fond s’ouvrait en grand sur les mortiers, les billots et le foyer de la cuisine, où des braises rougeoyaient en permanence.

Quelques servantes broyaient les grains pour la farine sur une pierre à l’aide d’une masse en bois d’olivier, tandis que quatre femmes pétrissaient et étiraient la pâte des galettes. De temps en temps, elles relevaient le front et jetaient des regards curieux vers Miryem.

Dolente, rassasiée, celle-ci achevait son écuelle. Ruth s’empressa de la remplir à nouveau.

— Tu es bien trop maigre. Il faut t’arrondir si tu veux plaire aux hommes.

C’était dit avec tendresse, ainsi que ces choses sont dites, toujours, entre une aînée et une cadette. Ruth fut stupéfiée par la raideur de Miryem, par la violence de son ton et la dureté de son regard :

— Comment peut-on désirer qu’un homme pose ses regards sur vous quand on sait combien ceux qui vivent ici nous détestent ?

Ruth jeta un coup d’œil prudent vers la cuisine.

— Les frères esséniens ne nous détestent pas. Ils nous craignent.

— Nous craindre ? Et pourquoi ?

— Ils craignent ce qui fait de nous des femmes. Notre ventre et notre sang.

Il s’agissait là d’une réalité que Miryem ne connaissait que trop bien. Elle avait eu l’occasion d’en débattre quantité de fois à Magdala, avec les compagnes de Rachel.

— Nous sommes comme Dieu l’a voulu et cela devrait suffire.

— Sans doute, approuva Ruth. Mais pour les hommes de cette maison, ça nous éloigne du chemin qui nous permettrait de rejoindre l’île des Bienheureux. Ce qui compte le plus au monde pour eux, c’est ça : atteindre l’île des Bienheureux.

Miryem lui adressa un regard d’incompréhension. Jamais elle n’avait entendu parler de cette île.

— Ce n’est pas à moi de te l’expliquer, fit Ruth, embarrassée. C’est trop savant et je dirais des bêtises. Nous ne recevons pas d’enseignement, ici. On entend parfois les frères parler entre eux, on grappille des mots par-ci, par-là, pas plus. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut suivre la règle de la maison. C’est le plus important. Grâce à elle, les frères se purifient afin d’entrer dans l’île… La première règle, c’est de demeurer dans la partie de la maison qui nous est réservée. Les cours, on peut s’y rendre, mais le reste nous est interdit. Ensuite, il est interdit de parler à un frère s’il ne nous adresse pas d’abord la parole. Nous devons prendre des bains avant de cuire le pain, ce qui a lieu tous les jours avant l’aube…

Les tâches consistaient à préparer de la soupe de semoule et à confectionner des galettes fourrées au fromage deux fois par jour, à laver le linge des frères et à se débrouiller pour que le lin de leurs pagnes et de leurs tuniques soit d’une blancheur immaculée.

— Autre chose importante : il ne faut rien gâcher. Ni la nourriture ni les vêtements, insista Ruth. Pour la nourriture, il ne faut cuire que le nécessaire, ni trop ni trop peu. Pareil pour le tissage. Les vêtements ordinaires, les tuniques brunes du travail, même s’il y a des trous, les frères ne veulent pas les jeter. Ils ne s’en séparent que quand ils sont en charpie. Ce qui n’est pas plus mal, c’est toujours moins de travail pour nous.

Elle prodigua encore bien d’autres conseils. Surtout, il ne fallait pas approcher du réfectoire des frères. C’était un lieu sacré, réservé aux hommes, car le repas était comme une prière pour les esséniens. Boire et manger était un don du Tout-Puissant et il fallait L’aimer en retour pour ce bienfait. Aussi, avant chaque repas, les frères quittaient-ils leurs tuniques brunes de gros drap et enfilaient-ils des pagnes de lin blanc. Après quoi, ils se baignaient dans une eau absolument pure pour se laver des souillures de la vie.

— Pour sûr, je ne les ai pas vus faire, chuchota Ruth avec un clin d’œil. Mais il y a longtemps que je suis là. On finit par glaner quelques informations… Le bain, voilà ce qui est important. Après le bain, ils peuvent manger. Tous assis à la même table, mais pas avant que le maître ait béni la nourriture. Ensuite, ils reprennent leurs vêtements ordinaires et nous, nous devons laver les tuniques qui ont servi au repas. Quand il neige, l’eau de leur bain peut être glacée, ils s’en moquent. Le puits d’où ils la tirent est dans la maison elle-même. Notre puits à nous, pour la cuisine et la toilette, est dehors. Comme tu vois, ce n’est pas le travail qui manque. Tu vas trouver ta place ici.

Miryem, silencieuse, repoussa son écuelle.

— Mange ! ordonna aussitôt Ruth. Mange encore, même si tu n’en as pas envie. Il faut reprendre des forces.

Mais Miryem ne souleva pas sa cuillère.

— Tu restes, n’est-ce pas ?

L’anxiété n’était pas seulement dans le ton mais aussi sur le visage de Ruth. Miryem l’observa avec étonnement.

— Pourquoi tiens-tu tant à ce que je reste ? Je n’ai rien à faire ici. Cela se voit.

— Tu es têtue, soupira Ruth. Maître Joseph le veut, voilà pourquoi. Il me l’a demandé. A moi. Il m’a dit : « Elle ne voudra pas rester, mais tu dois la convaincre. » Tu vois : il t’aime et ne veut que ton bien. Il n’y a pas meilleur que lui !

— Je suis venue ici pour qu’il soigne Abdias. Il n’a rien fait.

— Oh, tu es folle pour bon ! Tu sais bien que le garçon était mort ! Et depuis un moment déjà. Que pouvait faire le maître ?

Miryem ne parut pas entendre ce reproche. Elle avait fermé les paupières. Ses lèvres tremblaient à nouveau. Elle murmura :

— Je n’aime pas cette maison. Je n’aime pas ces hommes, je n’aime pas ces règles. Je croyais que Joseph pourrait m’enseigner à lutter contre le mal et la douleur, mais ici je n’apprendrai rien car je suis une femme.

Ruth soupira et secoua la tête, navrée.

— Abdias était un ange du ciel, reprit Miryem d’une voix à la fois sourde et violente. Il fallait le sauver. Rien n’est juste, rien ! Barabbas n’aurait pas dû le laisser combattre. Moi, j’aurais dû savoir le soigner, et Joseph aurait dû savoir le ressusciter. Nous sommes tous fautifs. Nous ne savons pas faire régner le bien et la justice.

A présent, Ruth se demandait si le maître ne se trompait pas et si, hélas, le frère Gueouél n’avait pas raison. Cette fille de Nazareth n’était pas guérie. Au contraire, elle avait bel et bien perdu l’esprit.

Miryem lut le doute sur le visage de sa compagne. La colère qui l’avait submergée ces dernières heures lui revint, battant dans ses tempes et sa gorge. Elle se leva brutalement, enjamba le banc comme si elle allait partir.

Dans les cuisines, les servantes avaient cessé leur travail et les observaient, guettant la dispute. Miryem se ravisa. Elle s’inclina vers Ruth :

— Tu me crois folle, n’est-ce pas ? Ruth rougit, le regard fuyant.

— Inutile de décider maintenant. Demain, tu verras. Repose-toi encore et après la nuit…

— Après la nuit, le jour viendra, identique à celui d’aujourd’hui. Je ne suis pas folle et toi, tu es trop satisfaite d’être ignorante. Je vais te dire qui était Abdias.

D’une voix blanche, elle raconta comment elle avait rencontré le jeune am-ha-aretz à Sepphoris, comment il avait, à Tarichée, sauvé son père Joachim de la croix et comment les mercenaires d’Hérode l’avaient tué en épargnant Barabbas.

— Évidemment, c’est un mercenaire qui a planté une lance dans sa poitrine. Bien sûr, c’est Hérode qui paie le mercenaire pour semer la douleur parmi nous. Mais c’est nous, nous tous, qui avons placé la poitrine d’Abdias devant la lance. Par notre faiblesse. Car nous supportons sans réagir ceux qui nous humilient. Car nous nous habituons à vivre sans justice, sans amour ni respect pour les faibles. Parce que nous ne refusons pas le poids du mal qui pèse sur nos nuques. Quand un am-ha-aretz meurt pour nous, le mal est encore plus grand. La faute est encore plus lourde. Parce que personne ne pense à lui, personne ne crie vengeance. Au contraire, chacun se courbe un peu plus avec indifférence.

Miryem avait haussé la voix. Ruth ne s’attendait pas à ce flot de paroles et demeura bouche bée, tout comme les servantes dans la cuisine.

— Où est le bien ? gronda encore Miryem. Ici ? Dans cette maison ? Non, je ne le vois nulle part. Suis-je aveugle ? Où est le bien qu’engendrent ces hommes qui veulent être purs afin de pouvoir rejoindre l’île des Bienheureux ? Le bien qu’ils nous offrent, à nous tous, le peuple de Yhwh, où est-il ? Je ne le vois pas.

Il y avait des larmes dans les yeux horrifiés de Ruth.

— Tu ne dois pas parler ainsi ! Pas ici, où ils viennent par centaines pour que le maître les soulage de leur douleur. Oh non ! Tu ne dois pas. Ils sont là avec leurs enfants, leurs vieux parents, et chaque jour le maître fait ouvrir la porte et les reçoit. Il fait tout ce qu’il peut pour eux. Souvent il les guérit. Mais, parfois, il y en a qui meurent dans ses bras. C’est ainsi. Le Tout-Puissant décide.

Cet argument, Miryem l’avait trop entendu.

— L’Éternel décide ! Mais moi je dis que l’injuste est l’injuste et qu’il n’y a pas à l’accepter en baissant le front.

Avec un grognement de rage elle s’éloigna.

— Attends ! Où vas-tu ?

Ruth avait agrippé sa tunique et la retenait. Miryem tenta de se dégager, mais la poigne de la vieille servante était ferme.

— Je vais au cimetière, sur la tombe d’Abdias. Je suis certaine que nul ne s’y est rendu pour faire le deuil !

— Attends, s’il te plaît, attends !

La supplique, dans la voix de Ruth, intrigua Miryem. Elle cessa de se débattre, se laissa emprisonner les mains par les doigts rêches et usés.

— Ton garçon n’est pas dans le cimetière.

— Que dis-tu ?

— Les frères ne l’ont pas voulu. Les am-ha-aretz ne sont pas…

— Oh ! Tout-Puissant ! Ce n’est pas possible.

— Ne crains rien. Il est en terre mais…

— Joseph n’aurait pas dû le permettre !

— Ce n’est pas lui. Je te le jure ! Ce n’est pas lui, ne crois pas ça ! Il ne savait pas…

Avec un cri, Miryem se dégagea de l’emprise de Ruth.

— Abdias est mort, mais ce n’était qu’un am-ha-aretz ! Qu’il ait vécu ou pas vécu, qui s’en souciera ? Que Dieu vous maudisse !

Ces mots résonnaient encore sous les voûtes de la salle alors que Miryem était déjà sortie.

Ruth ferma les yeux, frappa la table du plat de la main. Des larmes brûlantes franchirent ses paupières. Elle aurait dû courir derrière cette fille pleine de colère et pleine de raison. Car Miryem avait raison, elle le savait. Elle l’avait lu dans les yeux du maître Joseph d’Arimathie quand il lui avait demandé son aide. Lui aussi savait qu’elle avait raison. Lui aussi craignait sa colère.

*

* *

À la tombée du jour, les servantes ne parlaient que de ça, posant mille questions à Ruth qui, de plus en plus renfrognée, ne répondait pas. La fille de Nazareth, disait-on, avait quitté la maison en profitant des allées et des venues des malades dans la grande cour. Elle s’était rendue au petit cimetière, éloigné d’à peine deux ou trois cents pas. Là, elle avait demandé où l’on avait déposé le corps du am-ha-aretz. Elle l’avait trouvé et, maintenant, elle faisait son deuil, déchirant sa tunique, se couvrant les cheveux de cendre et de terre.

Les habitants de Beth Zabdaï, de retour des champs, surpris par la violence de ces plaintes et par la ferveur de ces prières sur une tombe qui n’était pas en terre sacrée, s’étaient arrêtés à bonne distance pour l’observer. Eux aussi devaient se demander si elle n’était pas folle.

Pourtant, elle ne faisait qu’accomplir les rituels des sept journées du deuil. Mais avec tant de dévotion que chacun, en la voyant et en l’écoutant, en avait des frissons. Comme si la douleur de la mort vous pénétrait les os.

Personne ne restait longtemps. Beaucoup baissaient les yeux et s’éloignaient discrètement. Certains venaient près d’elle, le temps d’une prière. Puis ils hochaient la tête avec tristesse et partaient dans un silence craintif.

*

* *

Leur labeur achevé, Ruth et quelques servantes grimpèrent sur le toit. La nuit tombait.

Miryem était loin de la maison, mais on la devinait qui se tenait toujours sur la tombe. Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour la deviner silencieuse et prostrée, sale et solitaire.

A celles qui lui avaient rapporté ce que l’on racontait dehors, Ruth avait demandé si le maître n’avait pas tenté de ramener Miryem à la maison. Les servantes l’avaient considérée avec étonnement. Pourquoi le maître aurait-il contrevenu à la règle ? La porte ne s’ouvrirait plus. Surtout pas pour laisser entrer une femme en deuil, souillée de corps et d’esprit, alors que les frères avaient déjà pris leur bain et le repas du soir qui les purifiaient.

Oui, cela, Ruth le savait. Néanmoins, elle ne cessait de songer à l’insistance de Joseph quand il l’avait priée de veiller sur la fille de Nazareth. Cette demande était si rare, si exceptionnelle, que ces mots tournaient encore dans son esprit : « Ne la laisse pas fuir. Ne la laisse pas écouter sa colère. Elle n’en démordra pas. Elle sera dans une rage terrible et elle a beaucoup de force. Ce n’est pas une fille ordinaire et sa force peut se retourner contre elle. Veille sur elle, si tu le peux… »

Il n’avait pas eu besoin d’ajouter : « Parce que moi je ne le peux pas. » Ce n’était pas la peine. Ruth avait compris.

Pour une raison qu’elle ignorait et ne chercherait pas à connaître, cette fille de Nazareth était chère au cœur du maître. Cela, les frères ne pourraient l’accepter. Ils le condamnaient d’avance. Gueouél, qui se voulait le plus sage, le plus intransigeant, le plus aimé de Dieu, en ferait l’occasion d’un esclandre ou même d’une expulsion. Il n’aimait pas le maître. Chacun le savait, le sentait, et Ruth, quelquefois, avait vu Joseph le craindre.

Mais à elle, Ruth, Joseph d’Arimathie avait assez donné pour qu’à son tour elle donnât. Il s’était adressé à elle, lui faisant comprendre à demi-mot son inquiétude et le besoin qu’il avait de son soutien.

Aussi, maintenant, sur le toit de la maison, dans l’ombre de plus en plus épaisse de la nuit qui montait, Ruth craignait-elle d’avoir failli.

— Elle va passer la nuit dehors, murmura-t-elle, les poings serrés sur la poitrine.

Celles qui l’entouraient haussèrent les épaules. Sans oser le dire à haute voix, elles songeaient que cela pourrait faire du bien à la nouvelle venue, la calmer. Une nuit à la belle étoile n’avait jamais tué personne. Fréquemment, ceux qui accompagnaient les malades dormaient aux alentours de la maison. Certains possédaient des tapis, des couvertures qu’ils tendaient sur des piquets en guise de toit. D’autres se contentaient du pied d’un arbre ou de l’abri d’un muret contre le vent. La fille de Nazareth pourrait en faire autant. Même s’il était triste de la voir se mettre dans un état de deuil aussi excessif pour un gosse am-ha-aretz.

Néanmoins Ruth savait que rien n’était simple avec cette Miryem. Les autres servantes n’avaient pas vu de près ses yeux, sa colère. Elles n’avaient pas reçu ses mots de révolte contre leur poitrine. Des mots qui frappaient et blessaient plus que des coups.

Il suffisait de la regarder, là-bas, sur la tombe, petite silhouette prostrée, pour deviner que, dans la nuit, elle ne se protégerait de rien, ni du froid ni des chiens qui rôdaient dans l’obscurité en quête de charogne. Pas même des hommes malfaisants à la recherche d’une proie.

Et peut-être même serait-elle assez insensée pour vouloir prendre la route de la Galilée à l’unique lumière de la lune. Au risque de se perdre plus qu’elle ne l’était déjà, le ventre à moitié vide, la cervelle en feu.

*

* *

Ruth ne révéla rien de ces pensées. Mais sa décision était prise. Elle ne pouvait agir avant que le repas des femmes ne soit achevé et que chacune rejoigne sa chambrette.

Elle endura cette attente avec impatience, touchant à peine à sa propre écuelle. Elle pria en silence, sans remuer les lèvres, mais du fond du cœur réclamant la mansuétude du Tout-Puissant, Sa compréhension, Sa bénédiction. Que Miryem ne s’éloigne pas du cimetière !

Elle feignit de rejoindre sa couche comme ses compagnes. Là, en vitesse, elle noua sa couverture autour de ses reins. Sans un bruit, dans la dense obscurité des couloirs, elle retourna à la cuisine. Plus tôt, elle avait discrètement préparé un balluchon contenant quelques galettes et une gourde de lait de chèvre. Elle connaissait si bien l’endroit qu’elle ne perdit pas trop de temps à le retrouver.

Frôlant les murs du bout des doigts, elle entra dans le grand cellier derrière la cuisine. Une trappe y était aménagée, qui permettait de décharger de l’extérieur le grain dans un grand bac. Cela évitait quantité de va-et-vient dans la cour et préservait la tranquillité de la maison.

Butant de-ci, de-là, elle finit par trouver la murette ceinturant le bac. Elle la franchit maladroitement, piétina les grains qui se mirent aussitôt à couler sous ses pieds, près de l’ensevelir. Affolée, désorientée, elle chercha la trappe un moment. Ses doigts heurtèrent enfin le bois du volet et le métal de la serrure, qui ne s’actionnait que de l’intérieur.

Elle soupira de soulagement, tâtonna encore pour déverrouiller le mécanisme d’ouverture qui n’avait pas été actionné depuis des mois. Il lui sembla provoquer un vacarme propre à réveiller tout le quartier des femmes.

Les gonds grincèrent enfin. Le cœur battant à tout rompre, Ruth inspira une grande bouffée d’air. Elle songea qu’elle était folle. Qu’allait-il lui arriver quand on découvrirait ce qu’elle avait fait ? Car on le découvrirait. Rien, dans cette maison, ne demeurait secret. Et jamais, de toutes les années qu’elle y avait vécues, elle ne s’était livrée à pareille désobéissance.

Terrifiée par son audace, elle glissa le buste dans la lucarne, juste assez grande pour elle. Après l’obscurité absolue, la clarté de la demi-lune lui parut diffuser une lumière à peine réelle, mais si violente qu’elle distinguait les plus menus détails alentour.

La trappe s’avéra être plus loin du sol que Ruth ne l’aurait cru. Avec l’âge, elle avait perdu sa souplesse et son agilité. Serrant les mâchoires, le souffle court, elle agrippa le rebord du mur et bascula en avant. La trappe retomba brutalement et elle s’affala avec un petit cri.

Elle était tombée dans une position si grotesque que, à un autre moment, elle en aurait ri. Par chance, la couverture qui lui serrait la taille avait amorti le choc et le chemin était désert.

Elle se remit debout en maugréant. Le balluchon avait roulé sous elle, les galettes s’étaient brisées et éparpillées sur le sol. Elle en ramassa quelques morceaux qui ne paraissaient pas souillés avant de s’écarter de la maison pour rejoindre le sentier conduisant au village.

Tout n’était qu’ombres et bruits étranges. Comme s’ils étaient vivants, les choses, les arbres, les pierres du chemin changeaient subtilement de contour tandis qu’elle avançait. Ruth savait que c’était là l’effet de la lune, mais elle n’était plus accoutumée aux illusions de la nuit. Les années ne se comptaient plus depuis la dernière fois qu’elle avait marché ainsi, à l’heure où les démons se jouent de vous.

Elle murmura le nom du Tout-Puissant, réclama Son pardon et Le supplia une fois encore de retenir la fille de Nazareth sur la tombe du am-ha-aretz.

Elle y était.

Ruth ne l’aperçut pas d’emblée. Elle se confondait avec les arbustes espacés entre de mauvaises tombes privées d’une pierre ou d’un quelconque signe indiquant le nom du mort qu’elles abritaient. Puis Miryem eut un léger balancement. La lune éclaira sa tunique déchirée sous sa chevelure défaite et lourde de terre.

Ruth laissa son souffle s’apaiser avant de s’approcher. Son cœur battait si fort qu’elle crut que Miryem allait l’entendre.

Mais la fille de Nazareth ne parut pas se rendre compte d’une présence à côté d’elle. Ruth retint son désir de la prendre dans ses bras.

— C’est moi, Ruth, murmura-t-elle seulement.

— Si tu viens me demander de rentrer, tu ferais mieux de retourner te coucher.

Les mots de Miryem étaient si tranchants que Ruth recula d’un pas.

— Je croyais que tu ne m’avais pas entendue, chuchota-t-elle.

— Si tu es venue faire le deuil d’Abdias avec moi, tu es la bienvenue. Sinon, tu peux repartir, répéta Miryem tout aussi durement.

Ruth dénoua la couverture de ses reins, la déposa sur le sol, se défit de la gourde de lait et s’accroupit.

— Non, je ne suis pas venue pour te faire rentrer. Je le voudrais que ce serait impossible. La porte est close pour la nuit. Moi aussi, je dois attendre demain. Si jamais ils me laissent revenir.

Elle attendit que Miryem réagisse, mais comme pas un mot ne franchissait ses lèvres, elle ajouta :

— J’ai apporté du lait et une couverture. L’aube sera fraîche. J’avais aussi des galettes, mais je suis tombée et elles se sont brisées.

A présent, elle en souriait. Mais Miryem, sans tourner la tête, déclara :

— Je fais le jeûne. Je n’ai pas besoin de ta nourriture.

— Boire du lait n’est pas interdit pendant le deuil. La couverture non plus. Et, dans ton état, jeûner est stupide.

De nouveau, Miryem ne répliqua pas. Le silence, autour d’elles, était parcouru de jacassements, de frottements, des frôlements de la brise et des stridulations des insectes. Ruth s’assit sur le sol, essaya de trouver une position à peu près confortable.

Elle avait peur. C’était plus fort qu’elle. Sentir toutes ces tombes autour d’elle, ces morts qui n’avaient pas été bénis par les rabbis, la terrifiait. Elle osait à peine tourner la tête, de crainte de voir surgir un monstre. Cette seule pensée lui donnait la chair de poule. Il fallait être cette fille de Nazareth pour ne pas trembler de peur au cœur de ce silence plein de bruits.

— Je ne sais pas si je suis venue faire le deuil avec toi, soupira-t-elle. Je n’aime pas ça, faire le deuil. Mais je ne pouvais pas te laisser toute seule dehors.

Elle espérait que Miryem allait lui demander pourquoi, mais aucune question ne vint. Pour que le silence ne dure pas, elle dit, presque machinalement :

— Bois un peu de lait, au moins. Cela te donnera la force d’attendre le matin. Et aussi de lutter contre le froid…

Elle n’acheva pas sa phrase. Maintenant qu’elle avait entendu la voix nette et dure de Miryem, ses conseils lui paraissaient inutiles et même légèrement ridicules. La fille de Nazareth savait ce qu’elle voulait et faisait. Elle n’avait pas besoin de sermon.

Ruth serra les dents et les poings, guettant les bruits au cœur du silence. Cela dura longtemps. Ni l’une ni l’autre ne bougeaient, les muscles des cuisses et des reins gagnés par l’engourdissement. Il semblait que, de temps à autre, les lèvres de Miryem bougeaient, comme si elle murmurait une prière. Ou des paroles. A moins que ce ne fût qu’un effet de la lumière de la lune à travers les feuillages du grand acacia qui les surplombait.

Soudain, Ruth saisit les coins de la couverture, la déploya et l’étendit sur les jambes de Miryem comme sur les siennes. Miryem ne protesta pas et ne la retira pas. Cela décida Ruth à parler.

— Je suis venue parce qu’il le fallait. A cause de maître Joseph. Pour te confier quelque chose. Tu dis que le maître est injuste, mais ce n’est pas vrai.

Le front baissé, elle considéra ses mains posées bien à plat sur la laine rêche qui couvrait ses jambes. De part et d’autre de son visage, sous les éclats intermittents de la lune, ses cheveux blancs brillaient comme de l’argent.

— J’ai eu un époux. Il travaillait le cuir. Avec une seule peau de chèvre il était capable de fabriquer une outre de deux boisseaux si parfaite qu’elle ne laissait pas transpirer une goutte d’eau au soleil de l’été. C’était un homme simple et doux. Son nom était Josué. Ma mère l’avait choisi pour moi sans que je le connaisse. J’avais juste l’âge des épousailles. Quatorze ans, peut-être quinze. Quand j’ai vu Josué pour la première fois, j’ai su que je pouvais l’aimer comme on doit aimer son époux. Durant dix-huit années nous avons été heureux et malheureux. Nous avons eu trois filles. Deux sont mortes avant les quatre mois de vie. L’autre est devenue grande et belle. Elle est morte aussi. C’est depuis ces jours-là que je n’aime pas faire le deuil. Mais il me restait mon Josué et je pensais qu’on aurait un autre enfant. On avait l’âge et on savait faire.

Elle eut envie de rire de sa propre plaisanterie. Le rire ne vint pas. À peine un sourire.

— Un jour, Josué a décidé qu’il aimait l’Éternel plus que moi. Cela le prit comme un vent qui se lève et massacre un champ d’orge. Il est venu vivre dans cette maison. Les frères ont été longs à l’accepter. Ils n’acceptent pas facilement des nouveaux. Ils se méfient. Ils craignent qu’ils n’aient pas la force de devenir assez purs… Mais moi, j’ai été encore plus longue à vouloir le perdre. Chaque jour, je m’installais devant la porte de la maison. Je ne pouvais pas croire qu’il resterait, qu’il ne changerait pas d’avis. Le Tout-Puissant m’avait pris mes filles. Il ne pouvait pas me prendre mon Josué aussi. Quelle était ma faute ? Où était Sa justice ?

La voix de Ruth était à peine audible. Elle ne le voulait pas, mais les larmes perlaient à ses paupières. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas tiré cette histoire de son cœur.

— Il ne m’est jamais revenu.

A travers l’épaisseur de la couverture, elle se frappa la cuisse de la paume de la main et respira fort pour repousser la boule dans sa gorge.

— Celui qui est venu vers moi, un jour, c’est maître Joseph. J’étais dans l’ombre du grand figuier à gauche de la maison. Je regardais la porte mais, à force de la regarder, je ne la voyais plus. Quand il s’est adressé à moi, j’ai eu aussi peur que si un scorpion me piquait les fesses.

Elle sourit à nouveau. C’était un peu exagéré, mais assez vrai, et d’y penser ainsi lui permettait de se sécher les yeux. Cela dut plaire à la fille de Nazareth, car elle demanda, de sa voix sèche :

— Que t’a-t-il dit ?

— Que mon Josué ne me reviendrait jamais car il avait choisi la voie des esséniens. Que cette voie lui interdisait de fréquenter son épouse comme avant. Que l’Eternel me pardonnerait si je voulais bien me considérer comme une femme sans époux. Que j’étais encore jeune et belle. Il me serait facile de trouver un homme bienheureux de m’aimer.

Comme il était étrange de prononcer de telles phrases aujourd’hui !

— J’aurais eu une pierre assez grosse sous la main, je lui aurais fracassé le crâne. Changer d’époux, et sans que ce soit une faute ! Il faut bien être un homme, sage ou pas, que le Tout-Puissant me pardonne ! pour avoir des idées pareilles. Une lune plus tard, j’étais toujours devant la maison. On entrait dans l’hiver. Il pleuvait et pleuvait. Les gens du village me donnaient de quoi manger, mais contre la pluie et le froid, ils ne pouvaient rien. Maître Joseph est venu une nouvelle fois devant moi. Cette fois, il m’a dit : « Tu vas mourir de froid à rester ici. Josué ne te reviendra pas. » J’ai répondu : « Alors, c’est moi qui reviendrai ici, chaque jour. Si l’Éternel veut que j’en meure, j’en mourrai, et tant mieux. » Il n’était pas content. Il est resté là un long moment sous la pluie à côté de moi, sans prononcer une parole. Puis d’un coup il m’a annoncé : « Tu peux entrer et considérer notre maison comme la tienne. Mais tu devras respecter nos règles et elles pourraient ne pas te plaire. Il te faudra devenir notre servante. » Ce n’était pas le pire ! J’en avais le souffle coupé. Maître Joseph a ajouté : « Au gré de tes travaux, tu verras ton époux aller et venir, mais lui, il ne te verra pas. Ce sera comme si tu n’étais pas là. Et tu ne pourras ni lui parler ni faire quoi que ce soit pour qu’il te revienne. Cela pourrait devenir pour toi une douleur plus grande que celle que tu portes aujourd’hui. » Je me suis dit tant pis. J’étais prête à tout pour être sous le même toit que Josué. Mais le maître a insisté : « Si la douleur est trop grande, tu devras partir. Ni Dieu ni moi ne te voulons du mal. » Il avait raison. C’était terrible de voir mon époux et de n’être qu’une ombre. Une plaie que tu retailles chaque jour. Pourtant je suis restée.

Elle se tut, le temps que s’apaise le feu qui brûlait encore sa poitrine.

— C’était il y a longtemps. Vingt années peut-être. J’ai eu mal et mal. J’ai supplié le Tout-Puissant de me laisser mourir. Parfois, la douleur était si grande que je ne pouvais plus bouger. Le maître venait me voir. Le plus souvent, il ne parlait pas. Il me prenait la main et s’asseyait un moment près de moi. Ce qui est contraire à la règle. Mais Gueouél n’était pas encore là. Et un jour il m’a dit : « Ton Josué est mort. Son corps est poussière, mais tous nos corps seront poussière. Son âme est éternelle. Elle vit près de Yhwh et je sais qu’elle vit près de toi. Ta maison est ici. Tu y vivras aussi longtemps que tu le souhaites, comme une sœur vit dans la maison de son frère. » Je n’ai pas pleuré. Je ne pouvais pas. Mais j’ai su que mon amour pour Josué était toujours aussi fort. Un jour, beaucoup plus tard, maître Joseph m’a dit : « La bonté et l’amour que l’on a dans le cœur n’ont pas toujours besoin de voir un visage pour exister et même pour recevoir à leur tour de l’amour. Vous, les femmes, vous avez le cœur plus ample et plus simple que le nôtre. Il vous faut faire moins d’efforts pour vouloir le bien de ceux que vous aimez. Vous êtes grandes pour cela et, bien que vous soyez nos servantes, je vous envie. Aussi longtemps que tu vivras, ton Josué sera avec toi. »

L’expression de Miryem changea, mais Ruth ne sut pas ce qu’elle devait en penser. Elle pouvait y lire la colère, la tristesse et même une sorte de dégoût. Ou c’était l’effet de lune.

Ruth éprouva le besoin d’ajouter :

— C’est après que j’ai compris le sens des mots de maître Joseph. Sur le moment, ce qui comptait, c’est qu’il m’ait dit : « Ton Josué ».

Elle se tut. Miryem avait tourné son visage vers elle, mais se taisait toujours. Sous ce regard, Ruth se sentit bizarrement embarrassée. Ce qu’il se passait dans la cervelle de cette fille, on ne parvenait jamais à le deviner ni même à le comprendre.

— Je te raconte mon histoire pour que tu cesses de te fâcher contre le maître. C’est le meilleur homme que la terre ait porté. Ce qu’il accomplit, en paroles comme en actes, nous fait du bien. Ce n’est pas sa faute si cette tombe n’est pas dans le cimetière. Il est le maître, mais il n’est pas seul à décider. Il peut faire beaucoup, mais pas des miracles. Moi aussi, j’ai voulu qu’il fasse un miracle pour mon Josué. Mais c’est le Tout-Puissant qui fait les miracles. C’est ainsi. Ce qui est sûr, c’est que le maître sait ce que nous ressentons, nous, les femmes. Il ne nous méprise pas. Et il t’aime beaucoup. Il ne peut pas le dire et le montrer dans la maison. À cause de la règle. Mais il te veut du bien. Et même, il attend quelque chose de toi.

Ruth fut surprise par ses propres mots. Il n’était pas dans ses habitudes de parler ainsi. Simplement, cette nuit, cela lui venait. Et elle avait besoin de les dire. Pas seulement pour rétablir la justice envers maître Joseph.

Elle fut stupéfiée par la question de Miryem :

— Ton Josué, depuis qu’il est mort, tu le vois ? Ruth hésita.

— En rêve, souvent. Mais plus depuis des années.

— Abdias, je le vois. Pourtant, je ne dors pas et j’ai les yeux ouverts. Je le vois et il me parle.

Un frisson parcourut l’échine de Ruth. Ses yeux scrutaient l’obscurité autour d’elles. Au cours de sa longue existence, elle avait entendu quantité d’histoires de ce genre. Des morts qui quittaient leurs tombes et erraient. Vraies ou fausses, elle les détestait. Surtout à les écouter assise sur une tombe, dans le noir, sur une terre qui n’était pas bénite par les rabbis !

— La faim te joue des tours, déclara-t-elle d’une voix aussi ferme que possible.

— Non, je ne le crois pas, répondit calmement Miryem. Ruth ferma les yeux. Mais quand elle les rouvrit, elle ne vit rien de plus qu’avant.

— Qu’est-ce qu’il te dit ? murmura-t-elle.

Miryem ne répondit pas, mais elle souriait. Un sourire aussi difficile à comprendre que sa colère.

— Ne me fais pas peur, la supplia Ruth. Je ne suis pas une femme courageuse. Je déteste la nuit et les ombres. Je déteste que tu voies des choses que je ne vois pas.

Elle poussa un petit cri de terreur car la main de Miryem buta contre son bras avant de trouver la sienne et de l’agripper.

— Il n’y a pas de raison d’avoir peur. Tu as eu raison de venir. Pour Joseph aussi, tu dois avoir raison.

— Alors, tu restes ?

— Il n’est pas encore temps que je parte.


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