Prologue

Il faisait nuit. Les portes et les volets du village étaient clos, les bruits du jour absorbés par l’obscurité.

Sur son tabouret rembourré d’un peu de laine, Joachim le charpentier, le poing serré sur des ronces enveloppées dans un chiffon, polissait des pièces de bois aux nervures délicates qu’il déposait avec précaution, une fois achevées, dans un panier.

Ses gestes étaient ceux de l’habitude, alourdis par la fatigue et le sommeil. Parfois il s’immobilisait. Ses paupières se fermaient, son menton s’affaissait.

De l’autre côté du foyer, Hannah, son épouse, le visage rosi par les braises mourantes, coula vers lui un regard tendre. Un sourire plissa ses joues. Elle cligna de l’œil vers sa fille Miryem, qui lui tendait un écheveau de laine. L’enfant répondit à sa mère d’une grimace complice. Puis, de nouveau, les doigts agiles d’Hannah tirèrent les brins de laine, les entremêlant et les torsadant si régulièrement qu’ils ne formaient plus qu’un seul fil.

Des braillements les firent sursauter.

Là dehors, tout près.

Joachim se redressa, la nuque tendue, les épaules raides, sans plus trace de sommeil.

Ils entendirent d’autres cris, reconnurent des voix, plus aiguës que des cliquetis de métal, et les rires qui jaillirent soudain, incongrus. Une plainte de femme s’éleva, s’acheva en sanglots.

Miryem scruta le visage de sa mère. Hannah, les doigts noués sur la laine, se tourna vers Joachim. La mère et la fille le regardèrent déposer dans le panier la pièce de bois qu’il travaillait encore. Un geste précis, soigneux. Par-dessus, il jeta la poignée de ronces enveloppées de chiffons.

A l’extérieur, les hurlements enflèrent, plus violents. Toute la ruelle du village s’agitait. Des insultes fusaient, clairement compréhensibles, franchissant les portes et les murs.

Hannah rangea son ouvrage dans le tissu déployé sur ses cuisses et ordonna tout bas à Miryem :

— Monte.

Sans attendre, elle retira l’écheveau des bras tendus de la fillette. La voix plus dure, elle répéta :

— Monte. Dépêche-toi !

Miryem s’écarta de la cheminée et recula jusqu’à la tenture qui masquait la cage d’escalier noyée d’ombre. Le rideau repoussé, elle s’arrêta, incapable de détacher les yeux de son père.

Joachim était debout, s’avançant vers la porte. Lui aussi s’immobilisa. La barre était glissée en travers du grand vantail et de l’unique volet. Il l’avait placée lui-même. Elle était bien bloquée, il le savait.

Comme il savait qu’elle était inutile. Elle ne les protégerait pas de ceux qui approchaient. Les portes et les volets, ils s’en moquaient.

Les gueulements, maintenant, résonnaient plus près, entre les murs des resserres et des ateliers.

— Ouvrez ! Ouvrez ! Ordre d’Hérode, votre roi !

Des mots prononcés en mauvais latin et répétés en mauvais hébreu. Des voix, un accent, une manière de brailler qu’ici on considérait comme une langue étrangère.

C’était ainsi chaque fois que les mercenaires d’Hérode venaient semer la terreur et le malheur dans le village. Ils arrivaient de préférence la nuit, sans que l’on sache jamais pourquoi.

Parfois, ils s’éternisaient dans Nazareth des jours durant. En été, ils campaient à la sortie du village. En hiver, ils jetaient des familles hors de leurs masures et s’installaient au gré de leurs caprices. Ils ne s’en allaient qu’après avoir volé, brûlé, détruit et tué. Ils prenaient leur temps, se plaisaient à contempler l’effet du mal et de la souffrance qu’ils engendraient.

Parfois, ils traînaient des prisonniers derrière eux. Des hommes, des femmes, même des enfants. On les revoyait rarement, mais il fallait du temps avant qu’on les tienne pour morts.

Quelquefois, les mercenaires laissaient le village en paix pendant des mois. Une saison entière. Les plus jeunes, les plus insouciants oubliaient presque leur existence.

A présent, les cris cernaient la maison. Miryem entendit le raclement des semelles sur le dallage de pierre.

Joachim devina le regard de sa fille qui pesait dans son dos. Il se retourna, chercha sa silhouette dans l’ombre. Il ne se montra pas fâché de la trouver encore là, mais agita la main de manière pressante.

— Monte vite, Miryem ! Sois prudente.

Il lui fit une grimace. Peut-être un sourire. Miryem vit sa mère qui pressait les mains devant sa bouche et la regardait avec effroi. Cette fois, elle se détourna pour de bon et s’élança dans l’escalier.

Dans l’obscurité, elle frôla le mur pour se guider, sans prendre la peine d’éviter les marches grinçantes. Les soldats braillaient tant qu’ils ne risquaient pas de l’entendre.

Les coups portés étaient si violents que le mur trembla sous la main de Miryem à l’instant où elle poussa la porte qui conduisait à la terrasse.

D’ici, le tumulte des cris, des ordres, des plaintes se perdait dans la nuit. En bas, dans la salle commune, la voix de Joachim semblait étonnamment calme tandis qu’il retirait la barre de la porte et laissait celle-ci pivoter sur ses gonds.


*

* *


Les torches des soldats formaient une onde rouge dans l’obscurité. Le cœur battant, Miryem résista au désir de s’approcher de la murette pour contempler le spectacle. Elle le devinait sans peine. Les cris résonnaient dans la maison, sous ses pieds. Elle percevait les protestations de son père, les gémissements de sa mère, que les aboiements des mercenaires enjoignaient de se taire.

Elle courut vers l’autre extrémité de la longue terrasse en surplomb de l’atelier, évitant le fatras qui l’encombrait. Des paniers, des sacs de vieux bois, de sciure, des briques mal cuites, des jarres, des bûches et des peaux de mouton. Tout ce que son père venait y déposer, par manque de place dans la resserre.

Dans un angle, d’énormes rondins à peine équarris étaient entassés dans un désordre qui menaçait de s’écrouler. Cependant, tout ce bric-à-brac n’était que tromperie. La cache réalisée par Joachim pour sa fille était sans doute le plus beau et le plus astucieux de tous les ouvrages de charpente qu’il avait fabriqués dans sa vie.

Entre les rondins entassés, si lourds qu’il fallait au moins deux hommes pour les soulever, étaient coincées çà et là de fines planchettes. On aurait pu croire que les troncs, glissant les uns sur les autres, les avaient bloquées au hasard de leur poids.

Pourtant, à l’extrémité du tas, il suffisait de pousser l’une de ces planchettes de caroubier pour ouvrir une trappe. Se confondant avec les éclats naturels du bois, les coups de gouge et l’usure des intempéries, ce battant demeurait parfaitement invisible.

Derrière, savamment creusée dans l’amoncellement des rondins, fixés et chevillés avec art, apparaissait une tanière assez grande pour qu’un adulte puisse s’y tenir allongé.

Seule Miryem, sa mère et Joachim connaissaient son existence. Ni ami, ni voisin. Ils ne pouvaient courir ce risque. Les mercenaires d’Hérode savaient faire avouer aux hommes et aux femmes ce qu’ils croyaient pouvoir taire à jamais.

La main sur la planchette, Miryem allait actionner le mécanisme, quand elle s’immobilisa. Malgré le vacarme effroyable qui croissait dans la rue et dans la maison, elle eut la sensation d’une présence toute proche.

Elle tourna vivement la tête. L’ombre claire d’un tissu chatoya. Puis s’éteignit. Elle fouilla du regard l’ombre derrière les tonneaux de saumure où macéraient des olives, consciente qu’elle ne pourrait demeurer ainsi longtemps.

— Qui est là ? chuchota-t-elle.

Pas de réponse. D’en bas provenait la voix sourde de Joachim qui affirmait, en réponse aux vociférations d’un soldat, que non, qu’il n’y avait jamais eu de garçon dans cette maison. Dieu Tout-Puissant ne lui en avait pas donné.

— Ne mens pas ! gueulait le mercenaire avec un accent qui entrechoquait les syllabes. Il y a toujours des garçons chez les Juifs.

Miryem devait se dépêcher : ils allaient monter. Avait-elle réellement vu quelque chose ou était-ce son imagination ?

Retenant son souffle, elle avança. Et buta contre lui. Il bondit tel un chat à l’attaque.

Un garçon, grand et maigre, pour ce qu’elle en devinait à la faible lueur des torches de la rue. Des yeux brillants, un visage à la peau tendue sur les os.

— Qui es-tu ? murmura-t-elle, stupéfaite.

S’il avait peur, il n’en montra rien. Il agrippa Miryem par la manche de sa tunique et, sans un mot, l’entraîna dans l’épaisseur de l’obscurité. La tunique craqua. Miryem finit par s’accroupir près du garçon.

— Idiote ! Tu vas me faire repérer ! Une voix sèche et grave.

— Lâche-moi, tu me fais mal.

— Crétine ! gronda-t-il encore.

Mais il relâcha son bras en se rencognant contre la murette.

Miryem se redressa à demi et s’écarta. S’il pensait pouvoir échapper aux soldats en se cachant ici, il était aussi stupide que brutal.

— C’est toi qu’ils cherchent ? demanda-t-elle. Il ne répondit pas ; c’était inutile.

— À cause de toi, ils détruisent tout, dit-elle encore. Cette fois, ce n’était pas une question. Cependant, il n’ouvrit pas la bouche. Miryem jeta un coup d’œil par-dessus les barriques. Ils allaient venir, le trouver. Les mercenaires n’écouteraient rien. Ils croiraient que ses parents avaient voulu cacher cet idiot. Ils seraient tous perdus. Elle voyait déjà les soldats d’Hérode battre sa mère et son père.

— Si tu t’imagines qu’ils ne te trouveront pas, là-derrière ! Tu vas tous nous faire prendre.

— Tais-toi !… File d’ici, bon sang ! Ce n’était pas le moment de discuter.

— Ne sois pas si bête. Vite ! On a juste le temps avant qu’ils arrivent !

Elle espéra qu’il ne serait pas trop têtu. Sans l’attendre, elle bondit vers le tas de rondins. Bien sûr, il ne la suivit pas. Elle regarda vers la porte de la terrasse. En bas, les protestations de sa mère se mêlaient au vacarme d’objets brisés.

— Dépêche-toi ! Je t’en supplie !

Déjà, elle avait poussé la planchette et tiré la trappe de la cache. Il avait enfin compris et se tenait derrière elle, encore enclin à discuter.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Entre là-dedans, ce sera assez grand.

— Mais toi…

Sans répondre, elle le poussa de toutes ses forces dans la cachette. Avec une certaine satisfaction, elle l’entendit se cogner la tête et grommeler, puis elle rabattit la trappe en prenant soin de ne pas faire de bruit. Elle bascula la planchette, bloquant ainsi le mécanisme qui permettait d’ouvrir de l’intérieur. « Comme ça, on ne courra pas de risque à cause de lui ! » Elle ne le connaissait pas, ignorait jusqu’à son nom. Mais elle n’avait nul besoin d’en savoir davantage pour deviner qu’il n’en faisait qu’à sa tête.

Elle s’accroupit derrière les barriques à l’instant où les mercenaires levaient une torche sur la terrasse.

*

* *

Ils poussaient Joachim devant eux. Quatre soldats, le glaive au poing, la poitrine recouverte de cuir. Les plumets de leurs casques frémissaient à chacun de leurs mouvements.

Ils agitaient leurs flambeaux pour mieux discerner le fatras qui recouvrait le lieu. Du pommeau de son glaive, l’un d’eux frappa Joachim dans le dos, l’obligeant à se courber. Un geste inutile, plus humiliant que douloureux. Mais les mercenaires aimaient à se montrer cruels.

Leur chef s’exclama dans un mauvais hébreu :

— Un bon endroit pour se cacher, ça ! Facile ! Surpris, Joachim ne protesta pas et parut embarrassé. Le décurion scrutait sa réaction. Il se mit à rire.

— Oui, bien sûr ! Quelqu’un se cache ici !

Il aboya des ordres. Ses sbires entreprirent de tout fouiller, de tout renverser, alors que Joachim, une fois de plus, assurait que personne ne se cachait là.

L’officier riait et répétait :

— Si, quelqu’un est entré chez toi ! Tu mens, mais pour un Juif, tu mens mal.

Un double cri retentit. Celui de surprise du soldat et celui de douleur de Miryem, qu’une poigne agrippait par les cheveux.

Joachim cria à son tour, voulut avancer pour protéger sa fille. L’officier saisit sa tunique et le tira en arrière.

— C’est ma fille ! protesta Joachim. Ma fille Miryem ! Les torches éclairèrent Miryem au point de l’éblouir. Son menton tremblait de peur. Tous les regards pesaient sur elle, y compris celui de son père, furieux qu’elle ne soit pas dans la cachette. Elle serra les mâchoires, repoussa la main qui la maintenait par la chevelure. A son étonnement, l’homme dénoua ses doigts avec une certaine douceur.

— C’est ma fille, supplia encore Joachim.

— Tais-toi ! hurla l’officier.

À Miryem il demanda :

— Qu’est-ce que tu faisais là ?

— Je me cachais.

La voix de Miryem tremblait plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Sa peur plut à l’officier.

— Pourquoi te caches-tu ? demanda-t-il.

Le regard de Miryem se dirigea brièvement vers l’endroit où l’on retenait son père.

— Mes parents m’y obligent. Ils ont peur de vous. Les soldats ricanèrent.

— Tu croyais qu’on ne te trouverait pas derrière ces tonneaux ? se moqua l’officier.

Miryem se contenta de hausser les épaules. Joachim, d’une voix déjà plus ferme, lança :

— C’est une enfant, décurion. Elle n’a rien fait.

— Alors, pourquoi as-tu peur qu’on découvre ta fille dans ta maison, si elle n’a rien fait ?

Il y eut un silence gêné. Miryem répliqua aussitôt :

— Mon père a peur parce qu’on raconte que les soldats du roi Hérode tuent même les femmes et les enfants. On raconte aussi que vous les emportez dans le palais du roi et qu’on ne les revoit plus.

Le rire du décurion éclata, faisant sursauter Miryem, avant que les mercenaires, autour d’elle, imitent leur chef. L’homme redevint sérieux. Il saisit Miryem par l’épaule, la fixa intensément.

— Tu as peut-être raison, gamine. Mais on ne s’en prend qu’à ceux qui n’obéissent pas à la volonté du roi. Es-tu bien sûre que tu n’as rien fait de mal ?

Miryem soutint son regard, les traits immobiles, les sourcils levés par l’incompréhension, comme si le mercenaire avait proféré une insanité.

— Comment pourrais-je faire quelque chose contre le roi ? Je ne suis qu’une enfant et il ne sait même pas que j’existe.

De nouveau les soldats s’esclaffèrent. L’officier poussa Miryem contre son père. Joachim referma les bras sur elle et la serra si fort qu’elle en eut le souffle coupé.

— Ta fille est une maligne, charpentier, déclara l’officier. Tu devrais mieux la surveiller. La cacher sur ta terrasse n’est pas une bonne idée. Les garçons que nous pourchassons sont dangereux. Ils tuent même les vôtres quand ils ont peur.

*

* *

A leur retour dans la maison, Hannah, elle aussi surveillée par des mercenaires, les attendait au pied de l’escalier. Elle enlaça sa fille en balbutiant une prière au Tout-Puissant.

L’officier menaça encore : des jeunes brigands avaient voulu s’emparer de la villa du percepteur. Ils avaient cherché, une fois de plus, à voler le roi. Ils seraient pris et punis. On savait comment. Et tous ceux qui leur viendraient en aide subiraient leur sort. Sans la moindre clémence.

Lorsque les soldats quittèrent enfin la pièce, Joachim s’empressa de rabattre la barre de la porte. Un grésillement vif attisait les braises du foyer. Les mercenaires ne s’étaient pas contentés de renverser les quelques sièges, de retourner les couches et les coffres, ils avaient jeté dans le feu les pièces de bois délicatement travaillées par Joachim. Maintenant, elles brûlaient avec des flammes claires, ajoutant à la chiche lumière des lampes à huile.

Miryem se précipita, s’accroupit devant le foyer, voulut retirer les morceaux ouvragés à l’aide d’une pointe de fer. Il était trop tard. La main de son père se posa sur son épaule.

— Il n’y a plus rien à sauver, marmonna-t-il. Ce n’est rien. Ce que j’ai su faire, je saurai le refaire.

Les larmes brouillaient le regard de Miryem.

— Au moins ne s’en sont-ils pas pris à l’atelier. Je ne sais pas ce qui les a retenus, soupira Joachim.

Alors que Miryem se relevait, sa mère demanda :

— Comment ont-ils réussi à te trouver ? Dieu Tout-Puissant, ils ont découvert la cache ?

Joachim répondit :

— Non. Elle s’était simplement glissée derrière les barriques.

— Et pourquoi ?

Miryem contempla leurs visages encore gris de peur, leurs yeux trop brillants, leurs traits tendus à l’idée de ce qui aurait pu advenir. Elle songea au garçon enfermé là-haut, à sa place. A son père, elle aurait pu confier ce secret. Pas à sa mère.

Elle murmura :

— J’avais peur qu’ils vous fassent du mal. J’avais peur de rester toute seule pendant qu’ils vous faisaient du mal.

Ce n’était qu’un demi-mensonge. Hannah la serra contre sa poitrine, lui mouillant les tempes de ses larmes et de ses baisers.

— Oh ! ma pauvre petite ! tu es folle. Joachim redressa un tabouret, esquissa un sourire.

— Elle s’est parfaitement débrouillée avec l’officier. Notre fille est courageuse, c’est bien.

Miryem s’écarta de sa mère, les joues rosies de fierté sous le compliment. Le regard de Joachim était empli d’orgueil, presque heureux.

— Aide-nous à ranger, dit-il, et va dormir. À présent, la nuit sera tranquille.

*

* *

En effet, les braillements des mercenaires cessèrent. Ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient. Comme souvent. Le plus souvent, en vérité. Cette impuissance les rendait parfois aussi fous que des bêtes sauvages. Alors, ils massacraient et détruisaient sans discernement ni pitié. Cette nuit-là, pourtant, ils se contentèrent de s’éloigner du village, fourbus et ensommeillés, pour regagner le camp de la légion à deux milles de Nazareth.

Quand il en allait ainsi, chaque maison se refermait sur elle-même. Chacun pansait ses plaies, séchait ses larmes, calmait ses peurs. À l’aube, il serait assez tôt pour se souvenir, pour que de voisin à voisin on se raconte ses frayeurs.

Miryem dut attendre longtemps avant de pouvoir se glisser hors de sa couche. Hannah et Joachim, encore frémissants d’angoisse, furent longs à s’endormir.

Quand enfin elle perçut leurs respirations régulières à travers la mince cloison de bois qui séparait sa chambre de la leur, elle se leva. Enveloppée dans un châle épais, elle grimpa l’escalier de la terrasse, prenant soin, cette fois, qu’aucune marche ne craque.

Un croissant de lune, voilé de brume, laquait toute chose d’une lueur livide. Miryem progressait d’un pas assuré. Elle aurait pu se diriger dans le noir absolu.

Ses doigts trouvèrent aisément la planchette verrouillant la cache. Elle eut à peine le temps de s’écarter pour éviter que la trappe de rondins, repoussée violemment de l’intérieur, ne la frappe. Le garçon était déjà debout.

— C’est moi ! N’aie pas peur, chuchota-t-elle.

Il n’avait pas peur. Il pestait en se secouant comme un fauve pour débarrasser ses cheveux de la paille et des mèches de laine qui tapissaient le fond de la tanière.

— Pas si fort ! protesta Miryem dans un murmure. Tu vas réveiller mes parents…

— Tu ne pouvais pas venir plus tôt ? On étouffe, là-dedans, et pas moyen d’ouvrir cette foutue boîte !

Miryem gloussa.

— Tu m’as enfermé, hein ! gronda le garçon. Tu l’as fait exprès !

— Je me suis dépêchée, c’est tout.

Le jeune homme se contenta d’un grommellement. Pour l’adoucir, Miryem lui montra le mécanisme d’ouverture intérieur. Une pièce de bois qu’il suffisait d’enfoncer.

— Ce n’est pas compliqué.

— Si on sait comment ça marche.

— Ne te plains pas. Les soldats ne t’ont pas trouvé. Derrière les barriques, tu n’aurais pas eu une chance.

Le garçon se calmait. Dans la pénombre, Miryem devina son regard brillant. Peut-être souriait-il.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.

— Miryem. Mon père, c’est Joachim, le charpentier.

— Pour une fille de ton âge, tu es courageuse, admit-il. J’ai entendu, tu t’es bien débrouillée avec les soldats.

A nouveau, le garçon se frotta énergiquement les joues et la nuque, là où les brins de paille l’irritaient.

— Je suppose que je dois te remercier. Mon nom à moi, c’est Barabbas.

Miryem ne put retenir un petit rire. A cause de ce nom qui n’en était pas tout à fait un, puisqu’il ne signifiait rien de plus que « fils du père ». Et aussi à cause du ton si sérieux du garçon et du plaisir que lui procuraient ses compliments.

Barabbas s’assit sur les rondins.

— Il y a pas de quoi rire, maugréa-t-il.

— C’est à cause de ton nom.

— Tu es peut-être courageuse, mais tu es quand même sotte comme une gamine.

La pique déplut à Miryem plus qu’elle ne la peina. Elle connaissait l’esprit des garçons. Celui-là voulait se rendre intéressant. C’était inutile. Il l’était sans effort. Le fort et le doux, le violent et le juste s’entremêlaient en lui dans un alliage plaisant et sans qu’il en ait trop conscience. Hélas, les garçons de son espèce croyaient toujours que les filles étaient des enfants, tandis qu’eux étaient déjà des hommes.

Cependant, aussi intrigant qu’il fût, il n’en avait pas moins attiré les soldats dans leur maison et dans tout le village.

— Pourquoi les Romains te cherchaient-ils ? demanda-t-elle.

— C’est pas des Romains ! C’est des Barbares. On ne sait même pas où Hérode les achète ! En Gaule ou en Thrace. Peut-être chez les Goths. Hérode n’est pas capable d’entretenir de vraies légions. Il lui faut des esclaves et des mercenaires.

Il cracha de dégoût par-dessus la murette. Miryem se tut, attendant qu’il réponde pour de bon à sa question.

Barabbas mesura l’ombre épaisse des demeures alentour, comme pour s’assurer que nul ne pouvait les voir ni les entendre. À la faible lumière de la lune, sa bouche était belle, son profil fin. Une barbe bouclée duvetait ses joues et son menton. Une barbe d’adolescent qui ne devait pas, en plein jour, le vieillir beaucoup.

Brusquement, sa main s’ouvrit. Dans sa paume, l’or d’un écusson brilla sous l’éclat de la lune. Une forme bien reconnaissable : un aigle aux ailes déployées, la tête de biais, le bec puissant et menaçant. L’aigle des Romains. L’aigle d’or fixé aux hampes des enseignes qu’arboraient les légions.

— Je l’ai pris dans un de leurs entrepôts. On a mis le feu au reste avant que ces andouilles de mercenaires se réveillent, chuchota Barabbas avec un ricanement de fierté. On a aussi eu le temps de récupérer deux ou trois boisseaux de grains. Ce n’est que justice.

Miryem contemplait l’écusson avec curiosité. Elle n’en avait jamais vu de si près. Elle n’avait même jamais eu autant d’or sous les yeux.

Barabbas referma la main, glissa l’écusson dans la poche intérieure de sa tunique.

— Ça vaut cher, grogna-t-il.

— Que vas-tu en faire ?

— Je connais quelqu’un qui saura le fondre et le transformer en bon or. Ça sera utile, déclara-t-il, mystérieux.

Miryem s’écarta d’un pas. Elle était partagée entre des sentiments inconciliables. Ce garçon lui plaisait. Elle discernait en lui une simplicité, une franchise et une rage qui la séduisaient. Du courage, aussi, car il en fallait pour affronter les mercenaires d’Hérode. Mais elle ignorait si tout cela était juste. Elle ne connaissait pas assez les vérités du monde, de la justice et de l’injustice pour trancher.

Ses émotions et son affection la portaient naturellement vers l’enthousiasme de Barabbas, vers sa colère contre les horreurs et les humiliations que subissaient quotidiennement, dans le royaume d’Hérode, même les plus jeunes enfants. Mais elle entendait aussi la voix sage et patiente de son père, et son irrévocable condamnation de la violence.

Avec un peu de provocation, elle déclara :

— Tu es un voleur, alors. Barabbas, offusqué, se leva.

— Sûrement non ! Ce sont ceux d’Hérode qui prétendent que nous sommes des voleurs. Mais tout ce qu’on prend aux Romains, aux mercenaires ou à ceux qui se vautrent dans les draps de roi, tout, on le redistribue aux plus pauvres d’entre nous. Au peuple !

La colère assourdissait sa voix. Soulignant ses mots d’un geste, il ajouta :

— On n’est pas des voleurs, on est de la révolte. Et je ne suis pas seul. Tu peux me croire. Je suis de la révolte. Ce soir, les soldats ne couraient pas qu’après moi. Pour l’attaque des entrepôts, nous étions au moins trente ou quarante.

Elle s’en doutait avant même qu’il l’avoue.

« Ceux de la révolte » ! Oui, ainsi les appelait-on. Et, le plus souvent, pas pour en dire du bien. Son père et ses compagnons charpentiers de Nazareth grondaient souvent contre eux. C’étaient des inconscients, des dangereux que leurs parents auraient dû garder enfermés à double tour. À force d’exciter les mercenaires d’Hérode – et pour quel gain ? –, un jour, ils seraient la cause du massacre de tous les villages de la région. Une révolte ! Une révolte de faibles, d’impuissants, que le roi et Rome materaient pour de bon quand cela leur chanterait.

Oh ! il y avait de quoi se révolter. Le royaume d’Israël suait le sang, les larmes et la honte. Hérode était le plus cruel, le plus injuste des rois. Vieux, à l’approche de la mort, il ajoutait la folie à la cruauté. Il se montrait parfois plus mauvais que les Romains eux-mêmes, pourtant des païens sans âme.

Quant aux pharisiens et aux sadducéens qui tenaient le temple de Jérusalem et ses richesses, ils ne valaient guère mieux. Ils courbaient honteusement l’échine devant les caprices du roi. Ils ne songeaient qu’à conserver l’apparence du pouvoir et à édicter des lois qui leur permettaient d’augmenter leurs richesses, à défaut de promouvoir la justice.

La Galilée, loin au nord de Jérusalem, était rompue et ruinée par les impôts qui enrichissaient Hérode, ses fils et tous ceux qui buvaient la honte dans leurs mains.

Oui, Yhwh, comme Il l’avait fait plus d’une fois depuis l’alliance passée avec Abraham, se détournait de Son peuple et de Son royaume. Mais fallait-il pour autant ajouter la violence à la violence ? Etait-il sage, quand on est faible, de peiner à égratigner le fort, au risque de provoquer une tuerie ?

— Mon père dit que vous êtes stupides. Vous allez nous faire tous tuer, déclara Miryem en mettant ce qu’elle pouvait de reproche dans sa voix.

Barabbas ricana.

— Je sais. Ils sont nombreux à le croire. Ils grognent et se lamentent comme si nous étions la cause de leurs malheurs. Ils ont la trouille, c’est tout. Ils préfèrent attendre le cul sur leur tabouret. Attendre quoi ? Ça, on ne sait pas. Le Messie ?

Barabbas balaya le mot d’un geste de la main, comme pour en disperser les syllabes dans la nuit.

— Le royaume est rempli de messies qui sont autant de fous et d’impuissants. Il n’est pas besoin d’avoir étudié avec les rabbis pour comprendre qu’on ne peut rien espérer de bon d’Hérode et des Romains. Ton père se trompe. Hérode ne nous a pas attendus pour massacrer et violer et voler. Lui et ses fils ne vivent que de ça. Ils ne sont riches et puissants que grâce à notre pauvreté ! Moi, je ne suis pas de ceux qui attendent. On ne viendra pas me chercher dans mon trou.

Il se tut, le souffle court, la colère dans la gorge. Comme Miryem ne pipait mot, il ajouta d’une voix plus dure :

— Si on ne se révolte pas, qui le fera ? Ton père et tous les vieux comme lui ont tort. Ils mourront, quoi qu’il en soit. Et ils mourront en esclaves. Moi, je mourrai en Juif du grand peuple d’Israël. Ma mort sera meilleure que la leur.

— Mon père n’est ni un esclave ni un lâche. Il a autant de courage que toi…

— À quoi lui sert-il, son courage ? À supplier comme un miséreux quand les mercenaires trouvent sa fille cachée sur la terrasse ?

— J’y étais parce qu’il fallait te sauver ! Ils ont tout cassé dans notre maison et dans celles de nos voisins, les pièces de bois que mon père a fabriquées et nos meubles. Tout ça pour que tu fasses le malin !

— Ah ! tais-toi ! Tu parles comme une gamine, je te l’ai déjà dit. Ces choses-là, ce n’est pas pour les gosses !

Ils avaient tenté de discuter en sourdine, mais la dispute les avait emportés. Miryem se soucia peu de l’insulte. Elle se tourna vers l’escalier, l’oreille aux aguets, afin de s’assurer qu’aucun bruit ne filtrait depuis l’intérieur. Quand son père se levait du lit, sa couche émettait un couinement qu’elle reconnaissait entre mille.

Rassurée, elle fit à nouveau face à Barabbas. Il avait quitté les rondins. Incliné sur la murette, il cherchait une voie pour descendre de la terrasse.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.

— Je m’en vais. Je suppose que tu ne souhaites pas que je traverse la précieuse maison de ton père. Je vais plutôt repartir comme je suis venu.

— Barabbas, attends !

Ils avaient tous les deux tort et tous les deux raison, Miryem le savait. Barabbas aussi. Voilà ce qui le mettait en colère.

Elle s’approcha assez près pour poser la main sur son bras. Il tressaillit comme si elle l’avait piqué.

— Tu habites où ? demanda-t-elle.

— Pas ici.

Ce que c’était agaçant, cette manie de ne jamais répondre directement aux questions qu’on lui posait ! Une habitude de voleur, sans doute.

— Je sais que tu n’habites pas ici, sinon, je te connaîtrais.

— À Sepphoris…

Un gros bourg, à une heure et demie de marche, au nord. Il fallait traverser une forêt épaisse pour s’y rendre et, la nuit, nul ne s’y aventurait.

— Ne sois pas bête. Tu ne peux pas rentrer maintenant, dit-elle avec douceur.

Elle ôta son châle de laine et le lui glissa entre les mains.

— Tu peux dormir dans la cache… Laisse la trappe ouverte, comme ça, tu n’étoufferas pas. Avec ce châle, tu n’auras pas trop froid.

Pour toute réponse, il haussa les épaules et évita son regard. Mais il ne refusa pas le châle et ne chercha plus le moyen de sauter par-dessus le muret de la terrasse.

— Demain, répéta Miryem avec un sourire dans la voix, dès que je pourrai, je t’apporterai un peu de lait et de pain. Mais quand il fera jour, il vaut mieux que tu refermes la trappe. Parfois, mon père vient ici aussitôt levé.

*

* *

À l’aube, une pluie fine et froide gorgeait les maisons d’humidité. Miryem s’arrangea de son mieux pour détourner des réserves de sa mère un petit pot de lait et un quignon de pain. Elle grimpa sur la terrasse sans que nul dans la maison ne s’en soucie.

La trappe de la cache était refermée. Le bois luisait, ruisselant de pluie. Elle s’assura qu’on ne pouvait la voir et tira sur la planchette. Le panneau bascula juste assez pour révéler que le lieu était vide. Barabbas était parti.

Pas depuis longtemps, car sa chaleur était encore présente dans la laine. Le châle était là aussi. Soigneusement plié. Si soigneusement que Miryem sourit. Comme si cela était un signe. Un merci, peut-être.

Miryem n’était pas surprise que Barabbas eût disparu ainsi, sans l’attendre. Cela s’accordait avec l’image qu’elle se faisait de lui. Incapable de tenir en place, téméraire, ignorant la paix. Et puis il y avait la pluie, la crainte d’être vu par les gens de Nazareth. En le découvrant dans le village, chacun effectuerait le rapprochement avec les garçons que poursuivaient les mercenaires d’Hérode. Qui sait si certains n’auraient pas eu le désir de se venger de la peur qu’ils avaient éprouvée ?

Pourtant, en refermant la trappe, Miryem ressentit une sorte de dépit. Elle aurait aimé revoir Barabbas. Lui parler encore. Voir son visage en plein jour.

Il existait peu de chances que leurs routes se croisent de nouveau. Sans doute Barabbas éviterait-il soigneusement Nazareth, à l’avenir.

Elle se détourna pour rentrer dans la maison et tressaillit. Le froid, la pluie, la peur, la rage, tout s’embrasa en elle au même instant. Ses yeux, pourtant accoutumés à cette horreur, venaient de glisser sur trois croix de bois dressées en surplomb du village.

Six mois plus tôt, les mercenaires d’Hérode y avaient attaché des « voleurs » capturés dans les alentours. Aujourd’hui, les cadavres des suppliciés n’étaient que des masses racornies, putréfiées, séchées, à demi dévorées par les oiseaux.

Voilà ce qui attendait Barabbas s’il se faisait prendre. Et voilà aussi ce qui justifiait sa révolte.


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