1.

Des cris d’enfants percèrent la torpeur du premier matin.

— Ils sont là ! Ils sont là !

Dans son atelier, Joachim était déjà au travail. Il échangea un regard avec son aide, Lysanias. Sans se laisser distraire par ces braillements, d’un seul élan ils soulevèrent la poutre de cèdre et la déposèrent sur l’établi.

Lysanias se massa les reins en gémissant. Il était trop vieux pour ces gros efforts. Si vieux que nul, pas même lui, ne se rappelait le jour de sa naissance dans un village lointain de Samarie. Mais Joachim travaillait en sa compagnie depuis toujours. Il ne pouvait imaginer le remplacer par un jeune apprenti inconnu. Lysanias lui avait enseigné le métier de la charpente autant que son père. A tous deux, ils avaient confectionné plus d’une centaine de toits dans les villages autour de Nazareth. Plusieurs fois, on avait réclamé leur savoir-faire jusqu’à Sepphoris.

Ils entendirent des pas dans la cour alors que les clameurs des enfants rebondissaient encore sur les murs du village. Hannah s’immobilisa sur le seuil de l’atelier. Projetée par le soleil rasant du matin, son ombre glissa jusqu’à leurs pieds. À son tour elle annonça :

— Ils sont arrivés.

Ces mots étaient inutiles, elle ne l’ignorait pas, mais il fallait qu’ils sortent de sa bouche, telle une plainte de rage et d’inquiétude.

— J’ai entendu, soupira Joachim.

Il n’était pas besoin d’en dire plus. Chacun, dans le village, savait de quoi il retournait : les percepteurs du sanhédrin entraient dans Nazareth.

Depuis des jours, ils parcouraient la Galilée, allant de village en village, précédés par l’annonce de leur venue comme par la rumeur d’une peste. Et chaque fois qu’ils quittaient une bourgade, la rumeur enflait. On eût cru qu’ils dévoraient tout sur leur passage, ainsi que les sauterelles lancées sur l’Egypte de Pharaon par la colère de Yhwh.

Le vieux Lysanias s’assit sur un plot en secouant la tête.

— Il ne faut plus céder devant ces charognes ! Il faut laisser Dieu décider qui Il veut châtier : eux ou nous.

Joachim se passa la main sur le menton, grattant sa barbe courte. La veille au soir, les hommes du village s’étaient réunis. Chacun avait donné libre cours à sa fureur. Comme Lysanias, ils avaient été plusieurs à vouloir qu’on ne livre plus rien aux percepteurs. Ni grain, ni argent, ni objet. Que chacun s’avance les mains vides et crie : « Allez-vous-en ! » Mais Joachim savait qu’il s’agissait des mots et des rêves d’hommes en proie à la rage. Les rêves s’évanouiraient et le courage s’effondrerait aussitôt qu’ils devraient affronter la réalité.

Les percepteurs ne venaient pas piller les villages sans l’aide des mercenaires d’Hérode. Si devant les premiers on pouvait se présenter les mains vides, devant les lances et les épées, la colère constituerait une faiblesse supplémentaire. Elle ne servirait qu’à provoquer un massacre. Ou à palper un peu plus son impuissance et son humiliation.

Des enfants du voisinage s’arrêtèrent devant l’atelier, entourant Hannah, les yeux brillants d’excitation.

— Ils sont chez la vieille Houlda ! annoncèrent-ils. Lysanias se releva, la bouche frémissante.

— Et qu’est-ce qu’ils vont trouver chez Houlda ? Elle n’a rien de rien !

Chacun, dans Nazareth, savait qu’Houlda était la bonne amie de Lysanias. N’eût été la tradition, qui interdisait à ceux de Samarie d’épouser des femmes de Galilée, et même de vivre sous le même toit qu’elles, ils seraient devenus mari et femme depuis des lustres.

Joachim se redressa, serrant soigneusement les pans de sa tunique dans sa ceinture.

— J’y vais, reste ici avec Hannah, dit-il à Lysanias. Hannah et les enfants s’écartèrent pour le laisser passer. A peine fut-il dehors que la voix claire de Miryem le surprit.

— Je vais avec toi, père.

Hannah protesta aussitôt. Telle n’était pas la place d’une jeune fille. Joachim faillit lui donner raison. La mine décidée de Miryem l’en dissuada. Sa fille n’était pas comme les autres. Il y avait en elle quelque chose de plus fort et de plus mûr. Du courage et de la rébellion, aussi.

En vérité, sa présence le rendait toujours heureux, et cela se voyait tant qu’Hannah ne manquait pas de se moquer de lui. Était-il de ces pères dévots de leur fille ? Il se pouvait. Et si cela était, où serait le mal ?

Il sourit à Miryem et lui fit signe de marcher à son côté.

*

* *

La maison d’Houlda était l’une des premières lorsque l’on entrait dans Nazareth par la route de Sepphoris. Déjà, la moitié des hommes du village s’y pressaient lorsque Miryem et Joachim y parvinrent.

Une vingtaine de mercenaires en tunique de cuir surveillaient les montures des percepteurs et les charrettes attelées à des mules, un peu plus bas sur la route. Joachim compta quatre charrettes. Les charognes du sanhédrin avaient vu grand, s’ils espéraient les remplir.

Un autre groupe de mercenaires, sous le regard d’un officier romain, formait le rang devant la maison de la vieille Houlda. Le poing serré sur une lance ou sur la poignée d’une épée, tous manifestaient la même indifférence.

Les percepteurs, Joachim et Miryem ne les aperçurent pas sur-le-champ. Ils étaient à l’intérieur de la minuscule maison.

Brusquement, on entendit la voix d’Houlda. Une plainte éraillée qui stria l’air. Une courte bousculade eut lieu sur le seuil de la maisonnette, et on les vit.

Ils étaient trois. La bouche dure avec, dans les yeux, cette expression hautaine que confère le pouvoir sur les choses et sur les êtres. Leurs tuniques noires balayaient le sol. Noir aussi était le voile de lin enroulé sur leurs calottes et qui, sur les côtés, ne laissait apparaître que les barbes sombres.

Joachim serra les mâchoires à s’en faire mal. A leur simple vue, il bouillonnait de fureur. De honte et de désir de meurtre. Que Dieu pardonne à tous ! Des charognards, vraiment, pareils à ces corbeaux qui se nourrissaient des suppliciés.

Devinant ses pensées, Miryem chercha son poignet et le serra fort. Elle y mettait toute sa tendresse, mais partageait trop la douleur de son père pour vraiment l’apaiser.

À nouveau, Houlda poussa un cri. Elle supplia, ses mains aux doigts tordus jetées en avant. Son chignon se dénoua. Des mèches de cheveux blancs lui voilèrent à demi le visage. Elle chercha à agripper la tunique d’un des percepteurs en balbutiant :

— Vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez pas !

L’homme se dégagea. Il la repoussa en grimaçant de dégoût. Les deux autres vinrent à son secours. Ils saisirent la vieille Houlda par les épaules sans aucun égard pour son âge et sa faiblesse.

Ni Miryem ni Joachim n’avaient encore compris la raison des cris d’Houlda. Puis l’un des percepteurs s’avança. Chacun découvrit alors, entre les pans de sa tunique corbeau, le chandelier qu’il serrait contre sa poitrine.

Un chandelier de bronze, plus vieux qu’Houlda elle-même, décoré de fleurs d’amandier. Il lui venait des aïeux de ses aïeux. Un chandelier de Hanoukka, si ancien qu’elle racontait que les fils de Yehuda Maccabée l’avaient possédé et, les premiers, y avaient allumé les chandelles fêtant le miracle de la lumière éternelle. C’était certainement la seule chose d’un peu de valeur qu’elle possédât encore. Tous, dans le village, connaissaient les sacrifices qu’Houlda avait consentis pour ne jamais s’en séparer. Plus d’une fois, elle avait préféré la privation aux quelques pièces d’or qu’elle aurait pu en obtenir.

A la vue de ce chandelier dans les bras du percepteur, une protestation monta de la gorge de ceux qui se trouvaient là. Dans tous les foyers de Galilée et d’Israël, le chandelier de Hanoukka n’était-il pas aussi sacré que la pensée de Yhwh ? Comment des servants du temple de Jérusalem pouvaient-ils oser voler la lumière d’une maison ?

Aux premiers grognements, l’officier romain brailla un ordre. Les mercenaires, abaissant leurs lances, resserrèrent les rangs.

Houlda cria encore quelques phrases que l’on ne comprit pas. L’un des charognards se retourna, le poing levé. Sans hésitation, il la frappa au visage. Le coup projeta le corps chétif de la vieille femme contre le mur de la maison. Avant de s’effondrer dans la poussière du seuil, elle rebondit comme si elle ne pesait pas plus qu’une plume.

Des cris de fureur jaillirent. Les soldats reculèrent d’un pas, mais les lances et les épées piquèrent les poitrines de ceux qui se tenaient aux premiers rangs.

Miryem avait lâché le bras de son père. Tout près de lui, elle cria le nom d’Houlda. Le fer d’une lance jaillit à moins d’un doigt de sa gorge. Joachim vit les yeux apeurés du mercenaire qui en tenait la hampe.

Il devina que ce fou allait frapper Miryem. Il comprit que lui, malgré les exhortations à la sagesse et à la patience qu’il s’infligeait depuis la veille, ne supportait plus l’humiliation que les canailles du sanhédrin infligeaient à la vieille Houlda. Et que Dieu Tout-Puissant lui pardonne, jamais il n’accepterait qu’un Barbare à la solde d’Hérode tue sa fille. Il sut que le courage de la colère l’emportait, quoi qu’il lui en coûtât.

Le mercenaire recula le bras pour frapper. Joachim se jeta en avant. Du bout des doigts, il détourna la lance avant qu’elle n’achève sa course dans la poitrine de Miryem. Le plat du fer cogna l’épaule d’un jeune homme à son côté, avec assez de force pour le jeter à terre. Mais déjà Joachim avait arraché l’arme des mains du mercenaire. De son poing libre, aussi dur que le bois qu’il travaillait quotidiennement, il frappa l’homme à la gorge.

Quelque chose se brisa dans le cou du mercenaire, lui coupant la respiration. Ses yeux s’agrandirent de stupeur.

Joachim le repoussa, devina du coin de l’œil Miryem qui relevait le voisin, entourée par des gens du village qui, n’ayant pas compris que l’un de leurs ennemis était mort, insultaient les mercenaires.

Sans hésiter, la lance au poing, il bondit vers les percepteurs. Alors qu’on braillait toujours derrière lui, il pointa le fer sur le ventre du charognard qui tenait le chandelier.

— Rends ce chandelier ! hurla-t-il.

L’autre, stupéfait, ne fit pas un geste. Peut-être même ne comprit-il pas les paroles de Joachim. Il recula, blême. Tenant toujours le chandelier, mais bavant de peur, il se tassa contre les autres percepteurs derrière lui, comme pour disparaître dans leur masse sombre.

À leurs pieds, la vieille Houlda ne bougeait plus. Un peu de sang coulait sur l’une de ses tempes, noircissant ses mèches grises. A travers les cris et les vociférations de la bousculade, Joachim perçut la voix de Miryem qui criait :

— Père, attention !

Les mercenaires qui, un instant plus tôt, gardaient les charrettes accouraient à la rescousse, l’épée brandie. Joachim comprit qu’il commettait une folie et que son châtiment serait terrible.

Il eut une pensée pour Yhwh. Si le Dieu Tout-Puissant était le dieu de Justice que l’on enseignait, alors Il lui pardonnerait.

Il poussa la lance d’un coup sec. Il fut surpris de sentir le fer entrer si facilement dans l’épaule du gros percepteur. Celui-ci hurla de douleur. Il lâcha enfin le chandelier, qui heurta le sol avec un léger tintement de cloche.

Avant que les mercenaires ne se jettent sur lui, Joachim se débarrassa de sa lance, ramassa le chandelier et s’agenouilla près d’Houlda. Avec soulagement, il se rendit compte qu’elle était seulement évanouie. Il glissa un bras sous les épaules de la vieille femme, posa le chandelier sur son ventre et referma les doigts déformés sur le bronze.

Alors seulement il eut conscience du silence.

Plus un cri, plus un braillement ou une insulte. Tout au plus les gémissements du gros charognard blessé.

Il leva les yeux. Une dizaine de pointes de lance, autant de lames d’épée, étaient pointées sur lui. L’indifférence avait quitté le visage des mercenaires. On y lisait une vieille haine arrogante.

Là-bas, à dix pas sur la route, tous ceux de Nazareth, ainsi que Miryem, sa fille, sous la menace des lances, n’osaient plus bouger.

Le silence et la stupeur se prolongèrent le temps d’un souffle, puis se brisèrent. Alors vint la confusion.

Joachim fut agrippé, jeté au sol et frappé. Miryem et les habitants du village s’agitèrent. Les mercenaires les repoussèrent, tranchant sans hésiter dans les bras, les cuisses ou les épaules des plus courageux. L’officier qui commandait la garde brailla des ordres de repli.

Des mercenaires portèrent le percepteur blessé jusqu’à sa monture, tandis qu’on passait des liens de cuir aux poignets et aux chevilles de Joachim. Il fut jeté sans ménagement sur les planches d’une charrette qui manœuvrait déjà pour s’éloigner du village. À côté de lui, on chargea le corps du soldat qu’il avait tué. Sous les claquements des fouets et les beuglements, les autres charrettes suivirent avec précipitation.

Alors que les chevaux et les soldats disparaissaient dans l’ombre de la forêt, le silence se déposa sur Nazareth.

Un froid glacial s’empara de Miryem. La pensée de son père lié et livré aux soldats du Temple lui noua la gorge. Malgré la présence de tout le village qui se pressait autour d’elle, elle sentit une immense peur la saisir. Elle songea aux paroles qu’elle allait devoir dire à sa mère.

*

* *

— J’aurais dû aller avec lui, murmurait Lysanias sans cesser de se balancer sur son tabouret. Je suis resté dans l’atelier comme une poule peureuse. Ce n’était pas à Joachim de défendre Houlda. C’était à moi.

Les voisins et voisines qui se tenaient dans la pièce, et jusque sur le seuil, écoutaient en silence les gémissements du vieux Samaritain. Vingt fois, les uns et les autres lui avaient répété qu’il n’y était pour rien et qu’il n’aurait rien pu faire. Lysanias était incapable de se sortir cette pensée de la cervelle. Comme Miryem, il redoutait l’absence de Joachim à son côté, maintenant, ce soir, demain.

Hannah, elle, se taisait, assise, toute raide, les doigts chiffonnant nerveusement les pans de sa tunique.

Miryem, les yeux secs, le cœur battant lourdement, l’observait à la dérobée. La tristesse muette et solitaire de sa mère l’intimidait. Elle n’osait faire un geste de tendresse vers elle. Les voisines non plus n’avaient pas pris Hannah dans leurs bras. L’épouse de Joachim n’était pas femme à se laisser approcher facilement.

A présent, le temps des mots violents et vengeurs était passé. Ne restaient plus que la douleur et la conscience de l’impuissance.

Fermant les paupières, Miryem revoyait le drame. Le corps de son père recroquevillé, lié et jeté tel un sac dans la charrette.

Elle se demandait sans relâche : « Et maintenant, que lui arrive-t-il ? Que lui font-ils ? »

Lysanias n’était en rien responsable du drame. Joachim l’avait défendue, elle. C’était à cause d’elle qu’il était désormais livré à la cruauté des percepteurs du Temple.

— On ne le reverra plus. C’est comme s’il était mort. Retentissant dans le silence, la voix claire d’Hannah les fit sursauter. Personne ne protesta. Tous pensaient la même chose.

Joachim avait tué un soldat, blessé un percepteur. On connaissait par avance son châtiment. Si les mercenaires ne l’avaient pas tué ou crucifié sur place, c’était uniquement parce qu’ils étaient pressés de soigner le charognard du sanhédrin.

Sans doute allaient-ils le supplicier pour l’exemple. Une sentence que chacun connaissait par avance : la croix jusqu’à ce que la faim, la soif, le froid et le soleil tuent. Une agonie qui durerait des jours.

Miryem se mordit les lèvres pour retenir le sanglot qui l’étouffait. D’une voix sans timbre elle énonça :

— Au moins, il faudrait apprendre où ils le conduisent.

— À Sepphoris, dit un voisin. Sûrement à Sepphoris.

— Non ! protesta un autre. Ils n’emprisonnent plus personne à Sepphoris. Ils ont trop peur des bandes de Barabbas, ces jeunes qu’ils ont poursuivis tout l’hiver sans parvenir à les attraper. On raconte que, deux fois déjà, Barabbas a osé piller des charrettes de percepteurs. Non, c’est à Tarichée qu’ils vont le conduire. De là-bas, aucun prisonnier ne s’est jamais échappé.

— Ils pourraient aussi l’emmener à Jérusalem, intervint un troisième. Le crucifier devant le Temple pour dénoncer une fois de plus à ceux de Judée les barbares que nous sommes, nous autres, de Galilée !

— Le mieux, pour le savoir, c’est de les suivre, fit Lysanias en se levant de son tabouret. J’y vais.

Des objections s’élevèrent. Il était trop vieux, trop fatigué pour courir derrière les mercenaires ! Lysanias insista, assurant qu’on ne se méfierait pas d’un vieillard et qu’il était encore assez ingambe pour revenir vite à Nazareth.

— Et après ? demanda Hannah d’une voix retenue. Quand vous découvrirez où se trouve mon époux, à quoi cela vous servira-t-il ? À aller le voir sur sa croix ? Moi, je n’irai pas. Non, je n’irai pas voir Joachim se faire dévorer par les oiseaux alors qu’il devrait être ici et prendre soin de nous !

Quelques voix protestèrent. Pas bien fort, car nul ne savait ce qu’il était désormais bon ou mal de faire. Mais Lysanias gronda :

— Si ce n’est moi, quelques autres doivent les suivre. Il faut que nous sachions où ils l’emmènent.

On tint conciliabule et, finalement, deux jeunes bergers furent désignés, qui partirent aussitôt, évitant la route de Sepphoris et coupant à travers la forêt.

*

* *

La journée n’apporta aucun réconfort. Au contraire, elle divisa Nazareth comme un vase qui se brise.

La synagogue ne désemplit pas. Hommes et femmes s’y retrouvèrent, plus fervents qu’à l’ordinaire, bavardant après de longues prières et surtout attentifs aux exhortations du rabbin.

Dieu avait décidé du sort de Joachim, affirmait-il. On ne tue pas un homme, même un mercenaire d’Hérode. Il faut accepter son chemin car seul le Tout-Puissant sait et nous conduit jusqu’à la venue du Messie.

Il ne fallait pas se montrer trop indulgent envers Joachim, assurait-il. Car son acte, outre qu’il mettait sa vie en danger, désignait désormais le village de Nazareth dans son entier à la vindicte de Rome et du sanhédrin. Ils seraient nombreux à réclamer un châtiment. Et les mercenaires d’Hérode, des païens sans foi ni loi, ne rêveraient que de vengeance.

Il fallait s’attendre à des heures sombres, prévint le rabbin. Dès lors, accepter le châtiment de Joachim était le plus sage, ainsi que prier longuement afin que l’Éternel lui pardonne.

Ces conseils achevèrent de jeter le trouble. Certains les trouvèrent emplis de bon sens. D’autres se rappelèrent que, la veille de la venue des percepteurs, la rage avait soufflé un vent de révolte sur eux. Joachim les avait pris au mot. À présent, ils ne savaient plus s’ils devaient suivre son exemple et manifester, eux aussi, le courage de leur colère. La plupart avaient l’âme désorientée par les paroles entendues à la synagogue. Comment distinguer le bien du mal ?

En les écoutant, Lysanias s’enflamma et déclara bien haut qu’il était content, finalement, d’être un Samaritain plutôt qu’un Galiléen.

— Vous êtes beaux à voir, jeta-t-il à ceux qui entouraient le rabbin, incapables que vous êtes de porter dans votre cœur celui qui défend une vieille femme contre les percepteurs.

Et, assurant que désormais plus aucune règle ne l’en empêcherait, il alla s’installer chez la vieille Houlda, qui souffrait d’un mal de hanche et ne pouvait plus quitter sa couche.

Miryem écouta et se tut. Elle admettait qu’il y avait une part de vérité dans les paroles du rabbin. Pourtant, celles-ci étaient inacceptables. Non seulement elles justifiaient toutes les souffrances que les mercenaires d’Hérode pourraient infliger à son père, mais en outre elles acceptaient que le Tout-Puissant ne fût pas juste avec les justes. Comment cela était-il possible ?

*

* *

Avant le crépuscule, les bergers revinrent, hors d’haleine. La colonne des charognards du Temple ne s’était attardée dans Sepphoris que le temps de soigner la blessure du percepteur.

— Avez-vous vu mon père ? demanda Miryem.

— On ne pouvait pas. On est restés à l’écart. Les mercenaires étaient mauvais. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il est resté dans la charrette. Comme le soleil tapait dur, il devait avoir une soif terrible. Les gens de Sepphoris non plus ne pouvaient pas approcher. Pas question de lui tendre une gourde, je vous jure.

Hannah gémit. Elle murmura le nom de Joachim plusieurs fois, tandis que chacun baissait la tête.

— Après, ils ont allongé le percepteur blessé dans une autre charrette et ils ont filé bon train hors de la ville. Dans la direction de Cana, assurèrent les bergers.

— Ils vont à Tarichée ! s’exclama un voisin. S’ils s’en étaient retournés à Jérusalem, ils auraient pris la route de Tabor.

Ce que nul n’ignorait. Un silence pesant s’installa.

Maintenant, les mots d’Hannah leur tournaient dans la tête. Oui, à quoi cela leur servait-il de savoir Joachim en route pour la forteresse de Tarichée ?

— Au moins, soupira une voisine, répondant aux préoccupations de tous, cela signifie qu’ils ne vont pas le lier tout de suite sur une croix.

— Demain ou après-demain, qu’est-ce que cela change ? grommela Lysanias. Joachim endurera ses douleurs plus longtemps, c’est tout.

Chacun s’imaginait la forteresse. Un monstre de pierre datant du temps béni du roi David, mais qu’Hérode avait fait agrandir et renforcer, prétendument pour défendre Israël contre les Nabatéens, les ennemis du désert de l’est.

En vérité, depuis des lustres la forteresse servait à emprisonner des centaines d’innocents, riches et pauvres, savants et illettrés. Tous ceux qui déplaisaient au roi. Une rumeur, un ragot malveillant, les manœuvres d’une vile vengeance suffisaient pour que l’on y croupisse. Le plus souvent pour n’en plus jamais ressortir ou pour finir sur la forêt de pieux qui l’entourait.

Désormais, visiter Tarichée était une douleur, malgré la grande beauté des rives du lac Génézareth. Nul ne pouvait échapper au spectacle des suppliciés. Certains assuraient que, la nuit, leurs gémissements résonnaient à la surface des eaux tels des cris montés de l’enfer. À vous dresser les cheveux sur la tête. Les pêcheurs eux-mêmes, bien que la rive proche de la forteresse fût plus poissonneuse que les autres, n’osaient plus s’en approcher.

Mais alors que l’effroi rendait chacun muet, Miryem prononça d’une voix nette, sans hésitation :

— Je pars pour Tarichée. Je ne laisserai pas mon père pourrir dans la forteresse.

Les fronts se relevèrent. Le brouhaha des protestions fut aussi bruyant que le silence avait été profond l’instant d’avant.

Miryem déraisonnait. Elle ne devait pas se laisser abuser par la douleur. Comment pourrait-elle tirer son père des geôles de Tarichée ? Oubliait-elle qu’elle n’était qu’une fille ? Quinze ans à peine, encore si jeune qu’on ne l’avait pas mariée. Même si elle en paraissait davantage et que son père avait l’habitude, peut-être pas si bonne, de la considérer comme une femme de raison et de sagesse. Elle n’était qu’une fille, pas une faiseuse de miracles.

— Je ne songe pas à aller seule à Tarichée, annonça-t-elle quand le calme fut revenu. Je vais réclamer l’aide de Barabbas.

— Barabbas le voleur ?

A nouveau s’éleva un concert de protestations.

Cette fois, après avoir échangé un regard avec Miryem, Halva, la jeune épouse de Yossef, un charpentier ami de Joachim, déclara, en surmontant le vacarme :

— À Sepphoris, on dit qu’il ne vole pas pour lui mais pour donner à ceux qui sont dans le besoin. On raconte qu’il fait plus de bien que de mal et que ceux qu’ils volent l’ont bien mérité.

Des hommes l’interrompirent sèchement. Comment pouvait-on parler ainsi ? Un voleur était un voleur.

— La vérité, c’est que ces méchants larrons attirent les mercenaires d’Hérode dans nos villages comme les mouches sur une plaie !

Miryem haussa les épaules.

— Comme vous prétendez que mon père va attirer la vengeance des mercenaires sur Nazareth ! lança-t-elle durement. Ce qui compte, c’est qu’ils ont beau faire la chasse à Barabbas, ils ne l’attrapent jamais. Si quelqu’un est capable de sauver mon père, c’est lui.

Lysanias secoua la tête.

— Et pourquoi le ferait-il ? On n’a pas d’or pour sa récompense !

— Il le fera parce qu’il me le doit. Les yeux ronds, tous la dévisagèrent.

— Il nous doit la vie, à mon père et à moi. Il m’écoutera, j’en suis sûre.

*

* *

D’interminables palabres se prolongèrent jusque tard dans la nuit.

Hannah gémit qu’elle ne voulait pas laisser partir sa fille. Miryem voulait-elle la laisser absolument seule ? Sans plus d’enfant ni d’époux ? Car aussi sûrement que Joachim était déjà comme crucifié et mort, Miryem serait prise par les voleurs ou par les mercenaires. Elle serait souillée puis assassinée. Voilà ce qui l’attendait.

Le rabbin la soutint. Miryem parlait avec l’inconscience de la jeunesse autant que l’oubli de son sexe. Qu’une jeune fille aille ainsi se jeter dans la gueule d’un fauve, un rebelle, un voleur comme ce Barabbas, était inconcevable. Et pour arriver à quoi ? A se faire tuer à la première occasion ? À attiser la hargne des Romains et des mercenaires du roi, qui ne manqueraient pas de se retourner contre eux tous ?

Ils se saoulaient des mots de la peur, de l’imagination du pire. Ils se complaisaient dans l’impuissance. Bien qu’elle sût que tous parlaient par affection et se croyant sages, Miryem en vint à ressentir un immense dégoût.

Elle s’éclipsa sur la terrasse. Gorgée de toute la tristesse de ce jour, elle s’allongea sur les billots de bois dissimulant la cache désormais inutile que son père avait confectionnée pour elle quand elle n’était qu’une petite fille. Elle ferma les yeux et laissa les larmes glisser sous ses paupières.

Elle devait pleurer maintenant, car dans un moment, sans que nul ne s’en aperçoive, elle accomplirait ce qu’elle avait dit. Elle quitterait Nazareth pour aller sauver son père. Alors, il ne serait plus temps de larmoyer.

Dans l’obscurité, le visage de Joachim lui revint. Doux, accueillant, et terrible, aussi, comme elle l’avait entrevu lorsqu’il avait frappé le mercenaire.

Il avait eu ce courage. Pour elle. Pour la vieille Houlda, pour eux tous, les habitants de Nazareth. Lui, le plus doux des hommes. Lui que l’on venait chercher afin d’apaiser les querelles entre voisins. Il avait eu ce courage. Elle devait l’avoir aussi. À quoi bon attendre l’aube si le jour qui venait ne devait pas être celui de la lutte contre qui vous humilie et vous anéantit ?

Elle rouvrit les yeux, s’obligea à scruter les étoiles pour y deviner la présence du Tout-Puissant. Ah, si au moins elle pouvait Lui demander s’il voulait, ou ne voulait pas, la vie de Joachim, son père !

Elle sursauta en entendant un frôlement.

— C’est moi, chuchota la voix d’Halva. Je me doutais que tu étais là.

Elle saisit la main de Miryem, la serra en posant ses lèvres sur la pointe des doigts.

— Ils ont peur, ils sont tristes, alors ils ne peuvent plus s’arrêter de parler, dit-elle simplement en désignant le brouhaha qui venait d’en bas.

Et comme Miryem se taisait, elle ajouta :

— Tu vas partir avant le jour, n’est-ce pas ?

— Oui, il le faut.

— Tu as raison. Si tu veux, je t’accompagnerai un bout de chemin avec notre mule.

— Que dira ton époux ?

— J’ai parlé avec Yossef. En vérité, sans les enfants, il partirait avec toi.

Elle n’avait pas besoin d’en dire davantage. Miryem savait que Yossef aimait Joachim comme un fils. Il lui devait tout ce qu’il savait de son métier de charpentier et même sa maison, à deux lieues de Nazareth, où il était né.

Poursuivant sa pensée, Halva rit avec tendresse.

— Sauf que Yossef est bien le dernier homme que j’imagine en train de se battre contre des mercenaires ! Il est si timide qu’il n’ose pas dire tout haut ce qu’il pense !

Elle attira Miryem contre elle, l’entraîna vers l’escalier.

— Je vais passer devant pour qu’ils ne te voient pas sortir. Nous irons chez moi. Je te donnerai un manteau, comme ça, ta mère ne devinera rien. Et tu pourras te reposer au calme quelques heures avant que nous prenions la route.


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