15.

La prévision de Joseph s’accomplit.

Il ne fallut guère de temps avant que le chemin de la maison de Beth Zabdaï ne s’emplisse d’une foule bigarrée marmonnant des prières du matin au soir. Parmi eux, quelques hommes dépenaillés chantaient et criaient plus fort que les autres. Sans une hésitation, ils se désignaient comme les prophètes des temps à venir. Certains se livraient aux pires excentricités, assurant qu’ils allaient accomplir de nouveaux miracles. D’autres haranguaient l’assemblée avec des descriptions de l’enfer si terribles et si précises qu’on eût cru qu’ils en revenaient. D’autres encore excitaient les malades en assurant que la main de Dieu s’était posée sur les esséniens et que ceux-ci détenaient désormais le pouvoir fabuleux de redonner vie aux morts, aussi bien qu’ils effaçaient les plaies et anéantissaient les douleurs.

Furieux devant ce chaos grandissant, les frères choisirent de préserver leurs prières et leurs études. Ils fermèrent hermétiquement les portes, cessèrent d’accueillir les malades. En désaccord avec cette décision, mais embarrassé d’être à l’origine de ce désordre, Joseph ne s’y opposa pas. Il laissa Gueouél se charger de cette clôture intempestive de la maison.

Lorsque Ruth l’apprit à Miryem, celle-ci se contenta d’une moue indifférente. Seuls l’intéressaient les soins qu’elle prodiguait à la vieille femme. Chaque jour marquait un progrès. Celle qui avait paru si longtemps à bout de souffle respirait mieux. Elle se nourrissait et la conscience lui revenait doucement.

Discret, Joseph d’Arimathie venait l’ausculter chaque jour. Ses visites ressemblaient à un rituel. Tout d’abord, il observait la vieille femme en silence. Puis il inclinait la tête et, à travers un linge, écoutait les bruits de sa poitrine. Il voulait alors savoir ce qu’elle avait bu, mangé et tout autant ce qu’elle avait évacué. Enfin, il priait Miryem de lui palper les membres, le bassin et les côtes. Il surveillait les réactions de douleur sur le visage de la convalescente tout en guidant les doigts de Miryem. Ainsi, il lui apprenait à reconnaître, sous les chairs, les os, les muscles et leurs éventuelles brisures et contusions.

Cinq jours après que, grâce à lui, se fut desserrée l’emprise de la mort, il déclara :

— Il est trop tôt pour savoir si les os de son dos et de ses hanches sont intacts et si elle pourra remarcher. Néanmoins, je doute qu’ils soient atteints. Pour l’instant, si tes doigts disent juste, elle n’a qu’une côte cassée. Cela lui fera mal longtemps, mais elle le supportera. Le pire, c’est lorsque les os de la poitrine se brisent et déchirent les poumons. Alors, nous ne pouvons rien faire, sinon assister à une effroyable agonie.

Miryem lui demanda comment il pouvait être certain que ce n’était pas le cas de cette femme. Joseph secoua la tête en grimaçant.

— Quand cela arrive, tu n’as aucun doute ! Respirer est un supplice. Il se forme sur les lèvres des bulles teintées de sang. À l’expiration comme à l’inspiration, la poitrine produit un grondement pareil à celui d’un orage diluvien !

— Mais alors, si elle n’a rien de cassé, s’étonna Miryem, pourquoi cette femme était-elle comme morte ?

— Parce qu’elle a manqué d’air sous les décombres qui l’enterraient. Dans l’effort qu’elle a fait pour survivre, son cœur a faibli. Il n’a pas vraiment cessé de battre, mais ses pulsations étaient ralenties, ne la maintenant en vie que grâce à un tout petit flux de sang. Car c’est d’abord cela, la vie : un cœur qui bat et puise le sang dans tout le corps.

— Donc, avec tes potions, tu as redonné force à son cœur ?

Joseph opina avec un air de satisfaction.

— Rien d’autre. Juste un coup de pouce à la volonté de Dieu. Certes, Lui décide, mais ainsi va notre Alliance depuis Abraham : nous pouvons accomplir notre part de travail afin de soutenir la vie sur cette terre.

Ses propos contenaient un brin d’ironie, car Joseph ne voulait surtout pas paraître présomptueux. Cependant, Miryem savait qu’il était sincère. L’homme ne naissait pas au monde ainsi qu’une pierre qu’on lâche au-dessus d’un puits. Il tenait son destin entre ses mains.

Ils se turent un instant, observant la vieille femme. Ride après ride, comme s’accumulent dans les troncs des arbres les cercles indélébiles des saisons, s’offrait le visage de toute une existence. On y devinait encore l’ancienne beauté de la jeune fille, l’innocence qui avait façonné ses traits avant que la maturité, les enfants, les joies et les peines ne les figent. Aujourd’hui, la longue usure des épreuves et du labeur les rongeait, les dissolvant dans le masque chaotique de la vieillesse. Pourtant ce visage célébrait la vie, la puissance de la vie, et tout le désir que les humains en avaient.

Rompant le silence, malgré l’épaisseur des murs, parvinrent les cris de l’un ou l’autre des « prophètes » qui sermonnaient la foule des nouveaux venus. Parmi les vociférations aux intonations menaçantes, ils distinguèrent les mots « promesses, foudre, grand enlèvement, sauveur, de glace, du feu ». L’homme les hurlait tour à tour en araméen, en hébreu, en grec.

Joseph soupira.

— En voilà un qui veut montrer qu’il est savant ! Cela doit plaire.

Comme pour lui répondre, retentit au-dehors une brutale clameur. Deux ou trois centaines de gorges hurlèrent les versets d’un psaume de David :

Dieu, regarde la face de ton Messie,

Un seul jour dans Tes cours vaut mieux que mille ailleurs,

Mon Dieu j’ai choisi de rester au seuil de Ta maison…


Bien vite, la voix du prophète reprit sa harangue vibrante.

— Si l’Éternel n’en a pas fait un vrai prophète, s’amusa Joseph, au moins lui a-t-Il donné une gorge digne d’annoncer des nouvelles dans le désert…

— Frère Gueouél ne va pas s’apaiser à l’entendre, remarqua Miryem avec un demi-sourire.

— Gueouél est plein d’orgueil et de présomption, grommela Joseph.

Miryem approuva d’un signe.

— S’il était plus humble, il saurait que nous, les femmes et les faibles, tous ceux qu’il méprise, nous ressemblons à ceux qui crient dehors, déclara-t-elle avec douceur. Simplement, nos cris font moins de bruit. Pour moi, ils sont à plaindre autant que cette vieille devant nous. Ils souffrent autant qu’elle. Leur douleur est de ne pas savoir où la vie les mène. De ne plus comprendre pourquoi ils sont là. Ils se voient marcher sans but dans les jours à venir et s’attendent à ce que la terre s’ouvre sous leurs pas et les entraîne dans un abîme. Oui, je suis triste de les entendre s’époumoner ainsi. Ils craignent jusqu’à la folie de voir la face de Dieu se détourner d’eux. Ils ne sentent plus Sa main qui les guide vers le bonheur et vers le bien.

Joseph la dévisagea intensément, interloqué. Ruth, qui se tenait en retrait dans la pièce, observa elle aussi Miryem, comme si les paroles qu’elle venait de prononcer étaient tout à fait insolites.

De ce geste qui signalait son embarras ou sa perplexité, Joseph passa la main sur son crâne chauve.

— Je te comprends, mais je ne partage pas ton sentiment, pas plus que je n’éprouve la crainte de ceux qui sont dehors. Un essénien, s’il se comporte avec justice, pureté et pour le bien des hommes, sait où le temps de la vie le conduit : auprès de Yhwh. N’est-ce pas le sens de nos prières et de nos choix : la pauvreté et la vie commune dans cette maison ?

Miryem le regarda bien en face.

— Je ne suis pas essénienne et ne peux l’être, puisque je suis femme. Moi, je suis comme eux. J’attends avec impatience que Dieu nous épargne demain les malheurs dont nous sommes accablés aujourd’hui. C’est mon seul espoir. Et cet avenir meilleur ne doit pas atteindre seulement une poignée d’entre nous. Il doit concerner toute l’humanité qui peuple la Terre.

Joseph ne répliqua pas. Ils donnèrent à boire à la vieille femme et, avec l’aide de Ruth, Miryem lui lava le visage.

Le lendemain, lorsque Joseph revint ausculter la femme, les vociférations n’avaient toujours pas cessé à l’extérieur. Altérées, toutefois, car, dans la nuit, était arrivé un nouveau « prophète ». Celui-ci, suivi par une vingtaine de fidèles, exaltait la joie du martyre et la haine du corps humain, débile et corruptible. Dès l’aube, à tour de rôle, ses fidèles se fouettaient parfois jusqu’au sang, chantaient les louanges de Yhwh et leur mépris de la vie.

Lorsque Joseph entra dans la chambre où reposait la convalescente, Miryem et Ruth virent que son visage, d’ordinaire serein et accueillant, était aussi clos et dur qu’un galet. Il ne dit rien jusqu’à ce que des pleurs et des cris stridents le fassent tressaillir.

— Ceux qui se prétendent prophètes ont plus d’arrogance que nous, les esséniens, que Gueouél lui-même, gronda-t-il. Ils croient atteindre Dieu en se faisant calciner dans le désert. Ils demeurent des mois debout sur des colonnes, se nourrissent de poussière et boivent à peine, jusqu’à ce que leur chair se change en vieux cuir. Ils s’abrutissent de fausses vertus. Avec cet amour feint de Dieu, ils contestent Sa volonté de faire de nous des créatures à Son image. Et s’ils hurlent et se fouettent pour hâter la venue du Messie, c’est qu’ils espèrent que le Messie nous libérera de nos corps livrés à la tentation. Quelle aberration ! Ils oublient que le Tout-Puissant nous veut hommes et femmes ! Il nous aime bien-portants et heureux, non telles des larves affligées de chancres et de morsures de démons.

La voix de Joseph, emplie de violence contenue, résonnait dans le silence. Miryem releva le visage et offrit à Joseph un sourire qui le sidéra.

— S’il est des hommes qui détestent à ce point les êtres humains, alors Dieu doit leur faire signe. Il est responsable d’eux. Et s’il aime, comme tu le dis, que nous soyons hommes et femmes, alors, Il ne doit pas nous envoyer des messagers étranges que nous serions incapables de reconnaître. Son envoyé doit être un homme qui nous ressemble et Lui ressemble. Un fils d’humain qui partagerait notre destin, souffrirait nos douleurs et viendrait au secours de nos faiblesses. Il porterait de l’amour, un amour qui vaut le tien, toi qui t’obstines à redonner la vie aux plus vieux, aux plus usés des corps, et qui dis que l’harmonie des actes et des paroles engendre la bonne santé.

Joseph leva les sourcils, se détendit, d’un coup rejetant sa rage.

— Eh bien, approuva-t-il, tu n’as pas perdu ton temps avec Rachel ! Te voilà devenue une âpre batailleuse de la pensée.

Puis, se rendant compte que ce n’était pas le compliment espéré par Miryem, il ajouta, conciliant :

— Peut-être as-tu raison. Celui que tu décris serait le plus beau des rois d’Israël. Hélas, Hérode est toujours notre roi. Et le tien, d’où viendrait-il ?

*

* *

Sept jours plus tard, le brouhaha autour de Beth Zabdaï n’avait pas faibli. La rumeur d’une résurrection miraculeuse s’était propagée bien au-delà de Damas. De l’aube au crépuscule, de nouveaux malades se mêlaient à ceux qui venaient quotidiennement écouter les péroraisons des prétendus prophètes.

Les frères esséniens craignaient que la foule, enflammée jusqu’à la démence par des promesses de guérisons miraculeuses, n’envahisse la maison. A tour de rôle, dix des frères montaient la garde derrière la porte solidement barricadée. Ne pouvant sortir dans les champs, refusant l’entrée à quiconque, la communauté fut bientôt contrainte de rationner la nourriture, comme lors d’un siège guerrier.

Hélas, ces mesures ne parvinrent qu’à exciter un peu plus les faux prophètes, qui en prirent prétexte pour déclamer un mystérieux et menaçant message de Dieu. L’agitation autour de la maison ne décrut pas, bien au contraire. Et c’est en se frayant un chemin à travers ce chaos qu’un gros char de voyage se présenta devant la porte un jour d’orage.

Le cocher vint frapper à l’huis pour qu’on lui ouvre. Comme il se devait, en ces heures de tension, les frères portiers ne prêtèrent aucune attention à ses appels. Il s’égosilla une bonne heure sans effet. Les cris de la jeune fille qui l’accompagnait n’eurent pas plus de succès.

Par chance, le lendemain, avant la prière de l’aube et alors qu’une pluie glacée noyait le village, la voix de Rekab, le cocher de Rachel, résonna jusqu’à l’intérieur des cours. Ruth, qui allait puiser l’eau, comprit le sens de ces appels. Déposant ses seaux de bois, elle courut prévenir Miryem :

— Celui qui t’a conduite ici est devant la porte ! Miryem lui jeta un regard d’incompréhension. La voix pressante, Ruth ajouta :

— L’homme du char ! Celui qui t’a transportée avec le pauvre Abdias.

— Rekab… ici ?

— Il crie ton nom comme un perdu depuis l’autre côté du mur.

— Il faut vite le faire entrer.

— Et comment ? Les frères ne vont certainement pas lui ouvrir la porte ! Si seulement on pouvait sortir de la maison…

Mais Miryem se précipitait déjà dans la cour principale. Elle tempêta si bien devant les portiers que Gueouél apparut. Il refusa tout net l’ouverture des huis.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, fille ! Entrouvre cette porte et le flot de la folie nous submergera !

La dispute devint si véhémente qu’un frère courut chercher Joseph.

— Rekab est de l’autre côté ! s’écria Miryem pour seule explication.

Joseph comprit sur-le-champ.

— Il n’est sûrement pas venu pour rien. On ne peut le laisser dans ce froid et cette pluie.

— Ils sont des centaines là, derrière, dans le froid et la pluie, et ça ne les décourage pas pour autant, protesta aigrement Gueouél. Les malades s’en trouvent même mieux, à ce qu’il paraît. Voilà peut-être le vrai miracle !

— Cela suffit, Gueouél ! gronda Joseph avec une autorité inhabituelle.

L’effet en fut d’autant plus saisissant. Chacun, transi, le visage ruisselant, se figea en les observant, pareils à deux fauves prêts à s’écharper.

— Nous nous terrons ici comme des rats, reprit Joseph d’une voix coupante. Telle n’est pas la vocation de cette maison. Cette clôture n’a pas de sens. Ou, si elle en possède un, il est mauvais. Ne nous sommes-nous pas réunis en communauté pour trouver la voie du Bien et apaiser la souffrance de ce monde ? Ne sommes-nous pas des thérapeutes ?

Ses joues vibraient sous la colère. Son visage rougissait jusqu’au sommet de son crâne chauve. Avant que Gueouél ou un autre frère ne riposte, il pointa l’index vers les portiers. L’ordre claqua, sans réplique :

— Ouvrez cette porte. Ouvrez-la en grand.

Dès que les gonds grincèrent, le brouhaha qui régnait de l’autre côté cessa. Il y eut un instant de stupeur. Les pieds dans la boue, le visage creusé par la fatigue, ceux qui attendaient depuis des jours se figèrent, semblables à un rassemblement de statues de glaise, ruisselantes et aux expressions ahuries.

Puis un cri jaillit, premier de dizaines d’autres. En un instant la confusion fut à son comble. Hommes, femmes, enfants, vieux et jeunes, malades et valides, se ruèrent dans la cour pour s’agenouiller aux pieds de Joseph d’Arimathie.

Miryem vit alors Rekab, debout dans le char, tenant fermement les rênes des mules effrayées. Elle reconnut aussitôt la silhouette près de lui.

— Mariamne !

*

* *

— Tes cheveux ! s’exclama Mariamne. Pourquoi les avoir coupés…

Rekab, les yeux brillants, contemplait Miryem, à la fois ému et ébahi, tandis que, derrière eux, Joseph et les frères tentaient d’apaiser la foule, assurant sans relâche qu’ils reprenaient les soins.

— Comme tu as maigri ! s’étonna Mariamne en serrant Miryem contre elle. Je sens tes os à travers la tunique… Que se passe-t-il ici ? Ne te donnent-ils pas à manger ?

Miryem rit. Elle les entraîna rapidement dans la cour des femmes, où Ruth les attendait sous le préau, les sourcils froncés et les poings sur les hanches. Elle fit un signe à Rekab, l’invitant à venir se restaurer dans la cuisine des servantes.

— Profites-en avant que ces fous ne pillent nos réserves, bougonna-t-elle.

Dans la cour principale, la foule se calmait avec peine. La voix de Gueouél, relayée par d’autres, réclamait sans douceur de l’ordre et de la patience.

— Le vrai miracle serait que Dieu mette un peu de bon sens dans la cervelle de tous ces bonshommes, grogna Ruth. Mais la tâche doit être bien grande, car, depuis Adam, l’Éternel hésite à s’y atteler !

Elle tourna brutalement les talons et pénétra dans la maison. Rekab, embarrassé, se retourna vers Miryem. Elle lui fit signe de suivre la vieille servante sans se soucier de ses humeurs.

— Toi aussi, tu veux sans doute te restaurer ? demanda-t-elle à Mariamne. Et changer de tunique, après cette nuit sous la pluie. Viens donc te réchauffer…

Mariamne la suivit, mais n’accepta qu’un bol de bouillon chaud.

— Le char de voyage est assez confortable, on y oublie le froid et la pluie. En outre, ma tunique est de laine. Raconte moi plutôt pourquoi tu t’es coupé les cheveux de façon si vilaine et ce qu’il se passe dans cette maison. D’où viennent ces gens qui s’agglutinent autour de Joseph ? As-tu remarqué qu’il n’a pas paru me reconnaître. Lui qui est venu tant de fois à Magdala…

— Ne lui en veux pas. Ce soir il te verra…

En quelques mots, Miryem raconta comment vivaient les frères esséniens, comment ils soignaient et comment la survie de la vieille femme, ces dernières semaines, avait passé pour un miracle, attirant une foule de désespérés à Beth Zabdaï.

— Ces pauvres gens veulent croire que Joseph possède le don de la résurrection. À cette seule pensée, ils perdent la raison.

Mariamne avait retrouvé son sourire moqueur.

— Ce qui est bien étrange et contradictoire si l’on y songe, fit-elle. Aucun n’aime la vie qu’il mène, et pourtant tous espèrent que, grâce au miracle de la résurrection, ils vivront éternellement.

— Tu te trompes, objecta Miryem avec assurance. Ce qu’ils espèrent, c’est un signe de Dieu. L’assurance que le Tout-Puissant est à leur côté. Et qu’B le restera après leur mort. Ne sommes-nous pas tous ainsi ? Hélas, Joseph ne possède pas le don de résurrection. Il n’a pu sauver Abdias.

Mariamne hocha la tête :

— Je sais qu’il est mort. Rekab nous l’a dit à son retour. Des questions subsistaient pourtant, que Mariamne brûlait de poser, sans l’oser. Miryem ne céda pas aux requêtes silencieuses de sa compagne.

Sans doute Rekab avait-il évoqué son état et les attentions qu’avait déployées Joseph d’Arimathie pour la maintenir saine d’esprit. Mais elle n’avait pas envie d’en parler à Mariamne. Pas encore. Mariamne et elle ne s’étaient pas entretenues depuis des mois. Bien des événements étaient advenus, qui les rendaient un peu étrangères l’une à l’autre, comme en témoignaient si bien ces cheveux courts qui désespéraient Mariamne.

Cependant Miryem ne voulait pas peiner sa jeune amie.

— Tu es plus belle que jamais. À croire que le Tout-Puissant t’a accordé toute la beauté qu’il pouvait réunir chez une femme !

Mariamne rougit. Elle agrippa les mains de Miryem pour lui baiser les doigts, en un geste de tendresse qui lui était familier à Magdala. Ici, dans la maison de Beth Zabdaï, il parut à Miryem excessif. Toutefois, elle ne laissa rien paraître. Elle devait se réhabituer aux enthousiasmes légers de la fille de Rachel.

— Tu m’as manqué, murmurait Mariamne. Beaucoup, beaucoup ! Chaque jour j’ai eu une pensée pour toi. J’étais inquiète. Mais ma mère a refusé que je vienne près de toi. Tu sais comment elle est. Elle m’a assuré que tu étais en train d’apprendre à soigner auprès de Joseph d’Arimathie et qu’il ne fallait pas te déranger.

— Rachel a toujours raison. C’est en effet ce que j’ai fait.

— Bien sûr qu’elle a toujours raison. Ce qui est horripilant. Elle m’avait assuré que j’aimerais étudier la langue grecque. Croiras-tu que je la pratique aujourd’hui mieux qu’elle ? Et que j’y prends un immense plaisir ?

Elles rirent toutes les deux. Puis le rire de Mariamne se brisa bizarrement. Elle eut une brève hésitation, son regard glissa vers la cuisine, vers Rekab et Ruth qui les observaient, et revint à Miryem.

— Si ma mère m’a permis de venir jusqu’ici aujourd’hui, c’est pour t’apporter une mauvaise nouvelle.

Des plis de sa tunique, elle tira un court rouleau de cuir dans lequel on transportait les lettres. Elle le tendit à Miryem.

— C’est de ton père, Joachim.

*

* *

Le ventre noué Miryem retira le rouleau de papyrus de l’étui. Les lignes d’écriture se cognaient les unes aux autres, dessinant une masse compacte de signes. L’encre brune, ici et là bue plus avidement par le papyrus, recouvrait presque en totalité la longue feuille, que l’irrégularité des fibres épaississait sur une moitié.

Miryem reconnut l’écriture simple de son père. Au moins, songea-t-elle avec un soulagement hâtif, ce n’était pas à lui qu’il était advenu malheur.

Elle dut faire un effort pour mieux déchiffrer les mots et les comprendre. Bien vite, elle sut. Hannah, sa mère, était morte sous les coups d’un mercenaire.

Après avoir quitté Nazareth, écrivait Joachim, ils avaient vécu en paix dans le nord de la Judée, où ils s’étaient réfugiés chez la cousine Élichéba et son époux, le prêtre Zacharias. Le temps passant, le désir de revoir les montagnes de Galilée était devenu pressant et ne les quittait plus. Et aussi, admettait Joachim, lui-même ne parvenait plus à être heureux loin du travail de l’atelier, sans l’odeur du bois, sans le bruit des gouges et des massettes contre les fibres des cèdres et des rouvres. Car en Judée, où les maisons n’étaient dotées que de toits plats de torchis et de briques cuites au soleil, un charpentier vivait dans le désert de son savoir-faire.

Ainsi, songeant que le temps de l’oubli était venu, accompagnés de Zacharias et d’Élichéba, que leur désir de changement avait atteints à leur tour, Hannah et lui s’étaient mis en route pour Nazareth avant que le plus dur de l’hiver ne rende les routes impraticables.

La première semaine de voyage s’écoula dans le bonheur, tant était vive leur joie de se rapprocher du mont Tabor. Hannah, pourtant toujours si prompte à redouter le pire, en avait le sourire aux lèvres et un peu d’insouciance dans l’âme.

Puis cela était tombé comme la foudre. Le jour où ils approchaient de Nazareth.

Pourquoi l’Éternel avait-Il éprouvé le besoin de les accabler une nouvelle fois ? Pour quelle faute les punissait-Il sans relâche ?

Ils avaient croisé une colonne de mercenaires. Joachim avait dissimulé son visage et les mercenaires ne lui avaient accordé aucune attention particulière. Sa barbe était d’ailleurs si longue désormais qu’il était certain de ne pas être reconnu, même par un œil ami. Mais, comme toujours, les soldats d’Hérode s’étaient ingéniés à se montrer hargneux. Ils avaient entrepris de fouiller le char, avec les violences et les humiliations habituelles. Hannah avait été saisie de panique. Dans son empressement grotesque et malheureux à faire preuve de complaisance, elle avait fait basculer une jarre de vin sur la jambe d’un officier. Il s’en était fallu de peu qu’il n’eût les pieds brisés. Miryem imaginait la suite : le mouvement de colère, le glaive fiché dans la maigre poitrine d’Hannah. Voilà. Tout était dit.

Hannah, fille d’Emerence, n’était pas morte sur-le-champ. Tandis qu’elle souffrait le martyre, ils avaient atteint Nazareth, puis la demeure de Yossef. Elle avait mis une longue nuit à rejoindre le Seigneur Tout-Puissant. Un chemin accompli avec peine et angoisse, sans aucune paix, comme le reste de sa vie.

Peut-être, écrivait encore Joachim non sans amertume, peut-être Joseph d’Arimathie aurait-il su soigner cette plaie et sauver sa fidèle Hannah.

Mais Joseph est loin et toi aussi, ma fille très aimée, tu es loin. Longtemps j’ai fait l’effort de me satisfaire de ta pensée pour combler ton absence. Aujourd’hui je te voudrais près de moi. Ta présence me manque, ton esprit et tout ce sang neuf qui coule en toi et me fait entrevoir l’avenir moins sombre, me manquent. Tu es la seule douceur du monde qu’il me reste.

*

* *

Rekab le cocher dit :

— Je te conduis à Nazareth dès que tu le veux. Rachel ma maîtresse m’a ordonné de te servir aussi longtemps que tu le voudras.

Mariamne approuva.

— Et moi, je vais avec toi. Je ne te quitte pas. Miryem répondait par des silences. Une sorte de vent glacé lui vrillait la poitrine. Elle souffrait pour la douleur endurée par sa mère avant de mourir, mais elle souffrait plus encore pour son père, dont les mots résonnaient en elle. Elle déclara enfin :

— Oui, il faut partir au plus vite.

— On le pourrait dès aujourd’hui, fit Rekab. Il reste beaucoup d’heures avant la nuit, mais il n’est pas mauvais que les mules se reposent jusqu’à demain. La route sera longue jusqu’à Nazareth. Au moins cinq jours.

— Alors, demain à l’aube.

C’est ce qu’elle annonça à Joseph d’Arimathie quand il quitta enfin la foule qui l’avait accaparé jusqu’alors. Il était épuisé, avait les lèvres sèches d’avoir trop parlé et les yeux cernés. Mais quand Miryem lui fit part de la lettre de Joachim, il posa la main sur son épaule, d’un geste empli de tendresse.

— Nous sommes mortels. Ainsi l’a voulu Yhwh. Afin que nous sachions mener une vie vraie.

— Ma mère est morte de la main d’un homme. Celle d’Hérode, celle d’un mercenaire payé pour massacrer. Comment Yhwh peut-Il admettre une chose pareille ? Est-ce Lui qui souhaite nos humiliations ? Même l’air qui nous entoure et que nous respirons, il faudrait le briser. Les prières n’y suffiraient pas.

Joseph se passa une paume lasse sur le visage, se frotta les yeux et répéta une nouvelle fois :

— Ne t’abandonne pas à la colère. Elle ne nous conduit pas au but.

— Ce n’est pas la colère qui m’habite, répliqua Miryem avec fermeté. Simplement, la patience n’est plus sœur de la sagesse.

— La guerre ne nous aidera pas non plus, insista Joseph. Tu le sais.

— Mais qui parle de guerre ?

Joseph la considéra sans un mot, attendant qu’elle en dise davantage. Elle se contenta de sourire. Elle voyait toute la fatigue qui l’accablait. Prise de remords, elle s’inclina vers lui, lui baisa la joue avec une tendresse inaccoutumée qui le fit frémir.

— Je te dois plus que je ne pourrai jamais te rendre, murmura-t-elle. Et je t’abandonne alors que tu aurais besoin de moi pour affronter tous ceux qui vont venir à toi dans les prochains jours.

— Non, ne te crois pas en dette envers moi, objecta Joseph avec chaleur. Ce que j’ai pu te donner, tu me l’as déjà rendu sans même t’en rendre compte. Et il vaut mieux que tu t’éloignes d’ici. Nous savons tous les deux que cette maison n’est pas pour toi. Nous nous retrouverons avant peu, je n’en doute pas.

*

* *

Le soir, alors que les lampes étaient déjà allumées, Ruth vint près de Miryem et déclara d’une voix ferme :

— J’y ai réfléchi. Si tu l’acceptes, je pars avec toi. Il est temps que je quitte cette maison, moi aussi. Qui sait, je pourrais me rendre utile dans ta Galilée.

— Tu seras la bienvenue à Nazareth. J’ai une amie qui aura besoin de toi. Elle se nomme Halva et c’est la meilleure des femmes. Elle n’est pas d’une santé bien solide et déjà cinq enfants sont accrochés à sa tunique. Peut-être en a-t-elle même un de plus aujourd’hui ? Ton aide la soulagera si je dois accompagner mon père, qui est seul désormais.

Le lendemain, dans l’aube grise et toujours pluvieuse, Rekab fit sortir le char de la maison de Beth Zabdaï. La foule, calmée, se tenait à l’écart. Pour la première fois depuis des semaines elle se montrait patiente et ne prêtait qu’une attention distraite aux fureurs d’un nouveau prophète annonçant que, bientôt, les champs se mueraient en glace, puis en feu ruisselant de langues empoisonnées.

Joseph accompagna Miryem jusqu’à la tombe d’Abdias. Elle tenait à lui dire adieu avant de rejoindre Ruth et Mariamne. Elle s’agenouilla dans la boue. Joseph, qui s’attendait à l’entendre prier, fut surpris de voir bouger ses lèvres sans qu’aucun son n’en sorte. Quand elle se redressa, s’aidant de la main qu’il lui tendait, elle murmura avec un contentement qu’elle ne pouvait pas masquer :

— Abdias me parle toujours. Il vient vers moi et je le vois. Toujours comme dans un rêve, alors que je ne dors pas et que mes yeux sont bien ouverts.

— Et que te dit-il ? demanda Joseph sans cacher son trouble.

Miryem rougit.

— Qu’il ne m’abandonne pas. Qu’il m’accompagne où je vais, et qu’il est toujours mon petit époux.


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