2

Le soleil se levait au-dessus des collines lorsqu’elles quittèrent la forêt. Loin dans le creux de la vallée, au pied du chemin qu’elles empruntaient, s’étalant entre les vergers en fleurs et les champs de lin, apparurent les toits serrés de Sepphoris. Halva immobilisa la charrette.

— Je vais te laisser ici. Il ne faut pas que je rentre trop tard à Nazareth.

Elle attira Miryem contre elle.

— Sois prudente avec ce Barabbas ! Après tout, c’est quand même un peu un bandit…

— Si jamais je parviens à le rencontrer, soupira Miryem.

— Tu le verras ! Je le sais. Comme je sais que tu vas sauver ton père de la croix.

Halva l’embrassa à nouveau. Cette fois, sans plus de malice, mais avec tendresse et sérieux.

— Je le sens dans le fond de mon cœur, Miryem : il me suffit de te voir pour le sentir. Tu vas sauver Joachim. Tu peux me faire confiance : mes intuitions ne me trompent jamais !

Tout au long du chemin, elles n’avaient cessé de réfléchir au moyen de trouver Barabbas. À Halva, Miryem n’avait pas caché son souci : elle ignorait tout simplement où il se cachait. Devant ceux de Nazareth, elle avait montré beaucoup d’assurance en affirmant qu’il l’écouterait. Peut-être était-ce vrai. Mais, d’abord, il fallait parvenir jusqu’à lui.

— Si les Romains et les mercenaires d’Hérode ne le trouvent pas, comment y arriverai-je, moi ?

Halva, toujours pratique et confiante, ne s’était pas laissé impressionner par la difficulté.

— Tu le trouveras justement parce que tu n’es ni romaine ni mercenaire. Tu sais bien comment vont les choses. Il doit y en avoir plus d’un, dans Sepphoris, qui sait où Barabbas se cache. Il a des partisans et des débiteurs. Ils te renseigneront.

— Si je pose trop de questions, on va se méfier. Il me suffira de marcher dans les rues de Sepphoris pour qu’on se demande qui je suis, où je vais.

— Bah ! Les gens sont curieux, comme chez nous, mais qui irait courir chez les mercenaires d’Hérode pour te dénoncer ? Tu n’auras qu’à expliquer que tu vas rejoindre une tante. Raconte que tu vas aider ta tante Judith qui va avoir un nouvel enfant. Ce n’est pas un bien gros mensonge. C’est même presque vrai, puisqu’il lui en est né un à l’automne dernier. Et quand tu vois une personne de bonne mine, dis la vérité. Il y en a bien une qui saura te répondre.

— Et comment les reconnaîtrai-je, celles de « bonne mine » ?

Halva s’exclama, espiègle :

— Tu peux déjà éliminer les riches et les artisans trop sérieux ! Allons, aie confiance. Tu es parfaitement capable de distinguer un fourbe d’un honnête homme et une mégère vicieuse d’une bonne mère.

Halva avait peut-être raison. Dans sa bouche, les choses paraissaient faciles, évidentes. Mais maintenant qu’elle approchait des portes de la ville, Miryem doutait plus que jamais de pouvoir extirper Barabbas de sa cachette pour lui demander son aide.

Pourtant, le temps pressait. Dans deux jours, trois, quatre tout au plus, il serait trop tard. Son père mourrait sur la croix, calciné par la soif et le soleil, dévoré par les corbeaux, sous les quolibets des mercenaires.

*

* *

Dans la lumière légère du matin, Sepphoris s’éveillait. Les boutiques ouvraient, les tentures et les portières des maisons s’écartaient. Les femmes se hélaient avec des cris aigus, s’assurant que la nuit des uns et des autres avait été bonne. Les enfants, par grappes, allaient chercher de l’eau aux puits en se chamaillant. Des hommes, le visage encore chiffonné de sommeil, bousculant leurs ânes et leurs mulets, partaient pour les champs.

Comme Miryem l’avait prévu, des œillades curieuses glissèrent vers elle, cette étrangère qui entrait si tôt dans la ville. Peut-être devinait-on, à son pas un peu trop sec, un peu trop lent, qu’elle ignorait son chemin, mais qu’elle n’osait pas pour autant le demander. Cependant, la curiosité qu’elle suscitait était moins vive qu’elle ne l’avait craint. Les regards se détournaient après avoir jaugé son allure et la bonne qualité de son manteau.

Quand elle eut croisé plusieurs rues, songeant aux conseils d’Halva, elle marcha plus fermement. Elle prit ici à gauche, là à droite, comme si elle connaissait la ville et savait parfaitement où la menaient ses pas. Elle cherchait un visage qui lui inspirât confiance.

Elle traversa ainsi un quartier après l’autre, passant devant les échoppes puantes des pelletiers, celles des tisserands qui étendaient, sur de longues perches, draperies, tapis et tentures, éblouissant la rue d’une fête de couleurs. Puis vint le quartier des vanniers, des tisseurs de tentes, des changeurs…

Brièvement, elle quêtait sur les visages un signe qui lui eût donné le courage de prononcer le nom de Barabbas. Mais, chaque fois, elle trouvait une raison pour baisser les paupières et ne pas s’attarder. Outre qu’elle n’osait les dévisager, afin de ne pas paraître effrontée, les uns et les autres lui semblaient bien loin de savoir où se trouvait un bandit recherché par Rome et par les mercenaires du roi.

Sans autre choix que de s’en remettre à la bonne volonté du Tout-Puissant, elle s’enfonça dans des ruelles de plus en plus bruyantes et populeuses.

Après s’être écartée d’un groupe d’hommes sortant d’une petite synagogue élevée entre deux grands figuiers, elle s’aventura dans une venelle juste assez large pour que l’on puisse s’y croiser. En contrebas du chemin de terre battue, pareille à une gueule béante surgit l’antre d’un savetier. Elle sursauta lorsqu’un apprenti agita soudain vers elle de longues lianes de cordes. Des rires la poursuivirent tandis qu’elle courait presque jusqu’à l’extrémité du boyau, qui allait en se rétrécissant et paraissait vouloir se refermer sur elle.

Il débouchait sur un terrain vague, souillé de détritus et recouvert de mauvaises herbes. Des flaques d’eau croupies stagnaient ici et là. Des poules et des dindons s’écartèrent à peine quand elle s’avança. Les murs clôturant la place n’avaient plus été chaulés depuis longtemps. Sur les façades des masures, rares étaient les ouvertures comportant des volets. Attaché au tronc d’un arbre mort transformé en pieu, un âne au poil crasseux tourna sa grosse tête vers elle. Son braiment résonna, inquiétant comme une trompe d’alarme.

Miryem jeta un regard derrière elle, hésitant à rebrousser chemin, à s’enfoncer dans la ruelle et à subir une nouvelle fois les quolibets des apprentis. De l’autre côté du terrain vague, en face d’elle, se devinaient deux rues qui pouvaient peut-être la reconduire vers le cœur de la ville. Elle progressa, scrutant le sol devant elle pour éviter les flaques et les ordures. Elle ne les vit pas apparaître. Seul le soudain caquetage de poules dérangées lui fit relever la tête.

Elle eut l’impression qu’ils sortaient du sol fangeux. Une dizaine de gosses dépenaillés, les cheveux hirsutes, la morve au nez et l’œil rusé. Le plus âgé ne devait pas avoir plus de onze ou douze ans. Ils étaient tous pieds nus, avec des joues creuses aussi noires de crasse que leurs mains. Des garçons si mal nourris que des dents leur manquaient déjà. Des am-ha-aretz, comme les qualifiaient avec mépris ceux de Judée. Des ignorants, des culs-terreux, des bouseux, des damnés de la terre. Des fils d’esclaves, des fils de personne qui ne seraient jamais eux-mêmes, dans le grand royaume d’Israël, que des esclaves. Des am-ha-aretz, des pauvres parmi les pauvres.

Miryem s’immobilisa, le visage en feu. Le cœur battant et la tête pleine des histoires monstrueuses que l’on racontait sur ces gamins. Comment ils vous attaquaient, petits fauves en meute. Comment ils vous dépouillaient, vous violentaient. Et même, disait-on avec les délices de la peur et de la haine, comment ils vous mangeaient.

L’endroit, elle devait en convenir, était parfait pour qu’ils puissent accomplir ces horreurs sans crainte d’être dérangés.

Ils marquèrent le pas à leur tour. Dans leurs grimaces, la prudence se mêlait au plaisir de deviner sa peur.

Ayant vite jugé qu’ils ne risquaient rien, ils bondirent vers elle. Pareils à des chiens sournois, ils l’entourèrent, sautillants, goguenards, grognant des moqueries, la bouche ouverte sur des petits crocs affamés, se poussant du coude en pointant de leurs doigts dégoûtants la belle étoffe de son manteau.

Miryem eut honte. Elle s’en voulut de sa crainte, de son cœur qui battait la chamade, de ses paumes moites. Elle se souvint de ce que Joachim, son père, lui avait dit une fois : « Rien de ce que l’on colporte sur les am-ha-aretz n’est vrai. On se moque d’eux parce qu’ils sont plus pauvres que les pauvres. C’est là leur seul vice et leur unique méchanceté. » Elle s’efforça de leur sourire.

Ils répondirent par les pires grimaces. Ils agitèrent leurs mains crasseuses en des gestes obscènes.

Peut-être son père avait-il raison. Mais Joachim était bon et voulait voir le bien partout. Et, bien sûr, il n’avait jamais été à la place d’une jeune fille entourée par une meute de ces démons.

Elle ne devait pas rester immobile. Peut-être pouvait-elle atteindre la rue la plus proche, où il y aurait des maisons ?

Elle fit quelques pas en direction de l’âne, qui les observait en agitant ses grandes oreilles. Les gamins la suivirent, redoublant leurs grognements stupides et leurs bonds menaçants.

L’âne retroussa les babines, découvrit ses dents jaunes dans un braiment mauvais qui n’impressionna pas les gosses. Ils lui claquèrent aussitôt les flancs en l’imitant. En un instant, ils furent là, serrés autour Miryem, riant de leurs singeries comme les enfants qu’ils étaient, la contraignant à s’immobiliser de nouveau.

Leurs rires anéantirent sa crainte. Oui, c’étaient des gosses, et qui s’amusaient avec ce qu’ils pouvaient : la peur de l’âne et la peur d’une fille trop sotte !

Les mots d’Halva lui traversèrent l’esprit : « Trouve des personnes de bonne mine. » Elle les avait devant elle, ces personnes de « bonne mine ». Le Tout-Puissant lui offrait l’occasion dont elle désespérait, et si Barabbas était celui que l’on disait, alors, elle avait trouvé les messagers dont elle avait besoin.

Elle pivota sur elle-même, brusquement. Les enfants s’écartèrent d’un bond, telle une meute craignant les coups.

— Je ne vous veux pas de mal ! s’exclama Miryem. Au contraire, j’ai besoin de vous.

Une dizaine de paires d’yeux la scrutèrent, soupçonneuses. Elle chercha un visage qui paraisse plus raisonnable que les autres. Mais la crasse et la défiance les maquillaient tous d’un même masque.

— Je cherche un homme qui s’appelle Barabbas, lança-t-elle. Celui que les mercenaires d’Hérode traitent comme un bandit.

Ce fut comme si elle les avait menacés d’un brandon. Ils s’agitèrent, marmonnèrent des mots inaudibles, la bouche mauvaise, le regard querelleur. Quelques-uns, les poings serrés, prirent des poses comiques de petits hommes.

Miryem ajouta :

— Je suis son amie. J’ai besoin de lui. Lui seul peut m’aider. Je viens de Nazareth et je ne sais pas où il se cache. Je suis sûre que vous pouvez me conduire jusqu’à lui.

Cette fois, la curiosité tendit leurs visages et les rendit silencieux. Elle ne s’était pas trompée. Ces gamins sauraient trouver Barabbas.

— Vous le pouvez, et c’est important. Très important. L’embarras succéda à la curiosité. La méfiance réapparut.

L’un d’eux, d’une voix criarde, lança :

— On ne sait même pas qui c’est, ce Barabbas !

— Il faut lui répéter que Miryem de Nazareth est ici, dans Sepphoris, insista Miryem comme si elle n’avait pas entendu. Les soldats du sanhédrin ont enfermé mon père dans la forteresse de Tarichée.

Ces derniers mots brisèrent ce qui leur restait de résistance. L’un des gamins, ni le plus costaud ni le plus violent de la bande, se rapprocha. Sur son corps malingre, son visage sale semblait vieilli prématurément.

— Si on le fait, qu’est-ce que tu nous donnes ? Miryem fouilla dans la poche de cuir qui doublait son manteau. Elle en tira des piécettes de laiton : à peine un quart de talent, le prix d’une matinée de labeur dans les champs.

— C’est tout ce que j’ai.

Les yeux des enfants brillèrent. Leur petit chef surmonta son plaisir et parvint à afficher un dédain convaincant.

— C’est rien du tout. Et ce que tu demandes, c’est beaucoup. On raconte que ce Barabbas, il est très méchant. Il peut nous tuer s’il n’est pas content qu’on lui coure après.

Miryem secoua la tête.

— Non. Je le connais bien. Il n’est pas méchant, ni dangereux avec ceux qu’il aime bien. Moi, je n’ai plus rien, mais si vous me conduisez à lui, il vous récompensera.

— Pourquoi ?

— Je te l’ai dit : c’est mon ami. Il sera content de me voir. Un sourire rusé s’esquissa sur les lèvres du garçon. Ses compagnons se serraient maintenant autour de lui. Miryem tendit la main, offrant les piécettes.

— Prends.

Aussi légers que les pattes d’une souris, sous les regards vigilants de ses camarades, les doigts de l’enfant cueillirent les pièces dans sa paume.

— Toi, ne bouge pas d’ici, ordonna-t-il en refermant son poing contre sa poitrine. Je vais voir si je peux te conduire. Mais avant qu’on revienne, ne bouge pas d’ici, sinon, tant pis pour toi.

Miryem opina.

— Dis bien mon nom à Barabbas : Miryem de Nazareth ! Et que mon père va mourir dans la forteresse de Tarichée.

Sans un mot, il lui tourna le dos, entraînant sa troupe. Avant de quitter le terrain vague, quelques gosses poursuivirent par jeu les dindes et les poules, qui s’éparpillèrent, affolées. Puis tous les enfants disparurent aussi soudainement qu’ils avaient surgi.

* * *

Elle n’eut pas à attendre longtemps.

De temps à autre, quelques passants traversaient les ruelles. Leur apparence était à peine moins miséreuse que celle des enfants. Une vague curiosité animait leurs visages las. Ils la dévisageaient avant de poursuivre leur chemin, indifférents.

Les poules revinrent picorer au pied de l’âne, qui ne se souciait plus de Miryem. Le soleil montait dans le ciel constellé de petits nuages. Il chauffait la terre jonchée de détritus, soulevant une odeur de plus en plus nauséabonde.

Tentant d’y demeurer insensible, Miryem se contraignit à la patience. Elle voulait se convaincre que les enfants ne la trompaient pas et savaient véritablement où se trouvait Barabbas. Elle ne pourrait demeurer en ce lieu sans que sa présence incongrue n’éveille quelque soupçon.

Puis, sans crier gare, ils furent là. Ils ne couraient plus. Au contraire, ils s’approchèrent d’elle d’un pas mesuré. Leur petit chef ordonna à voix basse :

— Suis-nous. Il veut te voir.

Sa voix demeurait rude. Sans doute l’était-elle en toutes circonstances. Chez ses compagnons, Miryem devina un changement.

Avant qu’ils ne quittent le terrain vague, le gosse ajouta :

— Y en a parfois qui veulent nous suivre. On les voit pas, mais moi, je les sens. Si je te dis : « Fiche le camp », tu fiches le camp. Tu discutes pas. On se retrouvera plus tard.

Miryem approuva d’un signe. Ils s’enfoncèrent dans une venelle fangeuse, bordée de murs borgnes. Les gosses avançaient en silence, mais sans aucune crainte. Elle demanda au petit chef :

— Quel est ton nom ?

Il ne répondit pas. Les autres lui lancèrent des coups d’œil où Miryem devina un zeste de raillerie. L’un d’eux se frappa fièrement la poitrine.

— Moi, je m’appelle David. Comme le roi qui a aimé cette fille très belle…

Il buta sur le nom, qui ne lui revenait pas. Les autres lui soufflèrent des prénoms, mais Bethsabée ne leur remonta pas à la mémoire.

Miryem sourit en les écoutant. Cependant son regard ne quittait pas son guide.

Lorsque les autres se turent, il eut un haussement d’épaule désinvolte et marmonna :

— Abdias.

— Oh ! s’étonna Miryem. C’est un très beau prénom. Et pas si fréquent. Sais-tu d’où il vient ?

L’enfant leva le visage vers elle. Ses yeux très noirs mangeaient son curieux visage. Ils brillaient d’intelligence et de ruse.

— Un prophète. Un qui aimait pas les Romains, comme moi.

— Et qui était tout petit, se moqua aussitôt celui qui s’appelait David. Et paresseux. Les savants disent qu’il a écrit le plus petit livre de tout le Livre !

Les autres gosses gloussèrent. Abdias les foudroya du regard, les réduisant au silence.

Combien de fois s’étaient-ils battus à cause de ce prénom ? se demanda Miryem. Et combien de fois Abdias avait-il dû les vaincre à coups de poing et de pied pour s’imposer ?

— Tu en sais, des choses, lança-t-elle à l’adresse de David. Et tu as raison. Le Livre ne contient qu’une vingtaine de versets d’Abdias. Mais ils sont forts et beaux. Je me souviens de celui qui dit : Proche est le jour de Jhwh contre nos ennemis. Le mal qu’ils font, il leur retombera sur la tête. Et de même que vous, ceux d’Israël, vous avez bu sur la montagne sainte, tous les peuples sans répit y boiront jusqu’à plus soif. Et ce sera comme s’il n’y avait plus qu’un seul peuple !

Elle se garda d’ajouter qu’Abdias s’était battu contre les Perses, bien avant que les Romains ne deviennent la peste du monde. Mais elle ne doutait pas que le prophète Abdias ait été comme son petit guide : sauvage, rusé, plein de courage.

Les enfants avaient ralenti. Ils la considéraient avec stupéfaction. Abdias demanda :

— Tu sais par cœur tout ce qu’ont dit les Prophètes ? Tu l’as lu dans le Livre ?

Miryem ne put retenir son rire.

— Non ! Je suis comme vous. Je ne sais pas lire. Mais mon père, lui, a lu le Livre au Temple. Souvent, il m’en raconte les histoires.

L’admiration illumina et embellit leurs faces crasseuses. Quel prodige ce devait être, qu’un père raconte à sa fille les belles histoires du Livre ! Ils peinaient à l’imaginer. Le désir les démangea de la questionner encore. Miryem protesta, sérieuse de nouveau :

— Ne perdons pas de temps en bavardages. Chaque heure qui passe, les mercenaires d’Hérode font souffrir mon père. Plus tard, je vous le promets, je vous raconterai.

— Et ton père aussi, répliqua Abdias d’un ton assuré. Quand Barabbas l’aura délivré, il faudra qu’il nous raconte.

*

* *

Tournant à gauche et à droite, en un zigzag qui ne semblait pas les mener bien loin, ils parvinrent dans une rue plus large. Les maisons qui la bordaient, moins délabrées, étaient ornées de jardins. Quelques femmes y travaillaient. Elles jetèrent des regards intrigués vers leur groupe. Reconnaissant les enfants, elles se remirent aussitôt à l’ouvrage.

Abdias, bifurquant encore à droite, s’enfonça dans une venelle encaissée entre d’épais murs de briques nues : une vieille construction romaine. Çà et là, des grenadiers sauvages et des tamaris avaient poussé entre les fissures, les masquant autant que les élargissant. Certains étaient si grands et si forts que leurs masses enlacées dépassaient les murs d’une hauteur d’homme.

Miryem s’aperçut qu’une partie des enfants était demeurée en arrière, à l’entrée de la ruelle. Sur un signe d’Abdias, des gamins coururent en avant.

— Ils vont faire le guet, expliqua le petit chef.

Et, aussitôt, il l’attira sans ménagement vers un gros buisson de tamaris. Le tronc s’était démultiplié en branches rêches, mais assez souples pour que l’on puisse les écarter afin de passer au travers.

— Dépêche-toi, souffla Abdias.

Son manteau la gêna. Elle le dégrafa maladroitement. Abdias le lui prit des mains tout en la poussant en avant.

De l’autre côté, à sa surprise, elle se retrouva dans un champ de fèves à peine levées, ponctué de quelques amandiers aux troncs rabougris. Abdias sauta à son côté, suivi de deux de ses compagnons.

— Cours ! ordonna-t-il en lui fourrant le manteau entre les mains.

Ils longèrent le champ de fèves et parvinrent à une tour à demi en ruine. Abdias, la précédant, grimpa un escalier jonché de briques cassées. Ils pénétrèrent dans une pièce carrée dont le mur du fond avait été largement abattu. Au travers de la brèche, Miryem devina le dos d’une autre construction. Elle aussi romaine et très ancienne. Le toit de tuiles rondes était partiellement écroulé.

Abdias désigna un pont de bois branlant qui, depuis la faille du mur, pénétrait dans une lucarne de la bâtisse romaine.

— On passe là-dessus. Tu risques rien, c’est solide. Et de l’autre côté, il y a une échelle.

Miryem s’y aventura, retenant son souffle. C’était solide, peut-être, mais terriblement branlant. Elle se glissa dans la lucarne, se laissa doucement tomber sur un plancher de bois. La pièce où elle se redressa ressemblait à un petit grenier. De vieux couffins servant à transporter des jarres, mangés par l’humidité et les insectes, s’entassaient dans un coin. De la paille, du tressage rompu et délité crissèrent sous ses pas. Elle devina le volet rabattu d’une trappe alors que, derrière elle, Abdias sautait à son tour sur le plancher.

— Vas-y, descends, l’encouragea-t-il.

La pièce au-dessous était à peine éclairée par une porte étroite. Cependant le peu de lumière suffisait pour s’apercevoir que le sol de dalle était loin du plancher où Miryem se trouvait. Au moins quatre ou cinq fois sa hauteur.

À tâtons, de la pointe des pieds, elle chercha les barreaux de l’échelle. Abdias, un sourire moqueur aux lèvres, s’inclina vers elle, lui tenant complaisamment le poignet.

— C’est pas si haut, s’amusa-t-il. Moi, des fois, je prends même pas l’échelle. Je saute.

Miryem devina les échelons qui vacillaient sous son poids et, s’abstenant de répondre, les descendit en serrant les dents. Puis, avant qu’elle touche le sol, deux mains puissantes lui enlacèrent la taille. Elle poussa un cri pendant qu’on la soulevait pour la déposer sur le sol.

— J’étais sûr qu’on se reverrait, déclara Barabbas, un sourire dans la voix.

*

* *

Une lumière chiche l’éclairait à contre-jour. Elle distinguait vaguement son visage.

Dans son dos, Abdias se laissa glisser comme une plume le long de l’échelle. Barabbas lui ébouriffa tendrement la tignasse.

— Je vois que tu es toujours aussi courageuse, dit-il à Miryem. Tu n’as pas eu peur de confier ta vie à ces démons. Dans Sepphoris, il n’y en a pas beaucoup qui l’auraient osé.

Abdias rayonnait de fierté.

— J’ai fait comme tu m’as demandé, Barabbas. Et elle a obéi.

— C’est bien. Va manger, maintenant.

— Pas possible. Les autres m’attendent de l’autre côté. Barabbas le poussa vers la porte d’une petite tape.

— Ils t’attendront. Tu manges d’abord.

Le gosse grommela une vague protestation. Avant de disparaître, il décocha un grand sourire inattendu à l’adresse de Miryem. Pour la première fois, son visage fut vraiment celui d’un enfant.

— Je vois que tu t’en es déjà fait un ami, s’amusa Barabbas en approuvant d’un signe. Une drôle de tête, n’est-ce pas ? Il va avoir quinze ans et en paraît à peine dix. C’est toute une histoire pour le faire manger. Quand je l’ai trouvé, il était capable de se nourrir une fois tous les deux ou trois jours. À croire que sa mère l’a enfanté avec un chameau.

À son tour il franchit le seuil du grenier, pénétra dans la lumière. Elle le découvrit changé, bien plus qu’elle ne s’y attendait.

Cela ne venait pas seulement de la barbe, maintenant épaisse et bouclée, qui lui couvrait les joues. Il paraissait plus grand que dans son souvenir. Ses épaules s’étaient élargies et son cou était puissant. Une curieuse tunique blanche en poil de chèvre, serrée à la taille par une ceinture de cuir aussi large que la main, lui couvrait le buste et les cuisses. Une dague pendait à son flanc. Les lanières de ses sandales, des demi-bottines romaines de belle qualité, montaient haut sur ses mollets. Une longue bande de lin ocre, retenue par des bandelettes vertes et rouges, lui couvrait la tête.

Une tenue qui ne devait pas passer inaperçue, et inattendue chez un homme qui se cachait. Des effets que Barabbas n’avait certainement pas acquis chez les artisans de Sepphoris contre de l’argent sonnant et trébuchant.

Il devina sa pensée. La malice éclaira à nouveau ses traits.

— Je me suis fait beau pour te recevoir. Ne va pas croire que je suis toujours vêtu ainsi !

Miryem songea qu’il disait la vérité. Elle pensa également qu’il dégageait une assurance dont elle ne se souvenait pas. Et aussi une douceur que la curiosité et l’ironie, tandis qu’il la détaillait des pieds à la tête, ne masquaient pas en entier. Il acheva son examen par une mimique provocante.

— Miryem de Nazareth ! Heureusement que tu as donné ton nom à Abdias. Je ne t’aurais pas reconnue, mentit-il. Je me rappelais une gamine, te voilà une femme. Et belle.

Elle fut sur le point de se moquer en retour. Cependant, ce n’était pas le moment de perdre son temps. Barabbas semblait oublier pourquoi elle était devant lui.

— Je suis venue parce que j’ai besoin de ton aide, déclara-t-elle sèchement, la voix plus anxieuse qu’elle ne l’aurait souhaité.

Barabbas approuva d’un signe, sérieux à son tour.

— Je sais. Abdias m’a dit, pour ton père. C’est une mauvaise nouvelle.

Et comme Miryem allait encore parler, il leva la main.

— Attends un instant. Ne discutons pas de ça ici. Nous ne sommes pas encore chez moi.

Ils avancèrent vers une sorte de cour étrangement pavée de grandes dalles brisées qui laissaient entrevoir un labyrinthe de couloirs étroits, de cuves, de foyers, et même une canalisation en brique et poterie, qui parurent autant d’énigmes à Miryem. Les murs étaient noircis de suie, écaillés ici ou là, comme si les briques et la chaux n’étaient qu’une peau fragile.

— Suis-moi, intima Barabbas en la précédant entre les dalles éclatées et les béances du sol.

Ils s’approchèrent d’un porche délabré, mais dont la porte était aussi solide que neuve. Elle s’ouvrit devant lui sans qu’il la poussât. Miryem fit un pas à son tour. Et s’immobilisa, sidérée.

Elle n’avait jamais rien vu de pareil. La salle était immense, le centre un long bassin, et le toit ne recouvrait que les pourtours. Des colonnades élégantes le soutenaient. De gigantesques personnages peints, des animaux inconnus, des paysages gorgés de fleurs couvraient les murs et jusqu’aux madriers du toit. Le sol était composé de pierres aux reflets verts dessinant des géométries entre les plaques de marbre.

Néanmoins, il ne s’agissait plus que d’un souvenir de splendeur. L’eau du bassin était si glauque que les nuages s’y reflétaient à peine. Des algues vacillaient dans son ombre, tandis que les araignées d’eau couraient à sa surface. Les marbres étaient à demi brisés, les peintures parfois gommées par une lèpre blanche, des taches d’humidité maculaient le bas des murs. Une partie du toit s’était rompue comme sous l’effet d’un incendie, mais si lointain que les pluies avaient lavé ce qui restait de la charpente calcinée. Dans la partie la plus saine, des monceaux de sacs et de paniers gonflés de grains, de cuir, de tissus s’amoncelaient. Des selles de chameaux, des armes, des outres étaient entassées entre des colonnades et atteignaient le toit.

Entre ce fatras, des hommes et des femmes, une cinquantaine peut-être, debout ou couchés sur des couvertures et des ballots de laine, la dévisagèrent sans aménité.

— Entre, lança Barabbas. Tu ne risques rien. Ici, chacun a déjà ce qu’il veut.

Se tournant vers ses compagnons, avec une curieuse fierté il annonça, d’une voix assez forte pour que tous l’entendent :

— Voici Miryem de Nazareth. Une fille courageuse qui m’a caché un soir où les mercenaires d’Hérode croyaient pouvoir me mettre la main dessus.

Ces mots suffirent. Les regards se détournèrent. Impressionnée par le lieu, malgré le désordre et la crasse, Miryem hésitait encore à avancer. L’étrangeté de ces hommes et de ces femmes presque nus, à demi vivants, qui s’offraient sur les peintures murales la mettait mal à l’aise. Parfois n’apparaissaient que des parties de corps, un visage, un buste, des membres, le flou d’une robe transparente. Ainsi, ils n’en paraissaient que plus vrais et plus fascinants.

— C’est la première fois que tu vois une maison de Romain, n’est-ce pas ? s’amusa Barabbas.

Miryem opina.

— Les rabbins disent qu’il est contre nos Lois de vivre dans une maison où sont peints des hommes et des femmes…

— Et même des animaux ! Des chèvres et aussi des fleurs.

Il acquiesça, plus narquois que jamais.

— Voilà longtemps que je n’écoute plus les rabâchages hypocrites des rabbins, Miryem de Nazareth. Quant à cet endroit, moi, il me convient parfaitement.

D’un geste théâtral, faisant comiquement danser sa tunique en poil de chèvre, il désigna tout ce qui les entourait.

— Quand Hérode avait vingt ans, tout ça était pour lui. Lui qui n’était que le fils de son père et le petit seigneur de la Galilée. Il venait se baigner ici. Il s’y saoulait, sûrement. Et avec des femmes plus réelles que celles qui ornent ces murs. Les Romains lui apprenaient à les imiter, à être un gentil Juif à l’échine souple, comme ils les aiment. Il s’y est si bien appliqué, il leur a tant léché le cul qu’ils l’ont couronné. Roi d’Israël et roi des rabbins du sanhédrin. Sepphoris et la Galilée sont devenues bien trop pauvres pour lui. Juste assez bonnes pour y voler les impôts.

Les compagnons de Barabbas écoutaient en approuvant de la tête ce récit qu’ils connaissaient par cœur, mais dont ils ne se lassaient pas. Barabbas désigna l’étrange cour qu’ils venaient de traverser.

— Ce que tu as vu là-bas dessous sont les foyers qui leur servaient à chauffer l’eau du bassin en hiver. Il y a des années, les esclaves qui en avaient la garde y ont mis le feu. Ils se sont enfuis pendant que les voisins éteignaient l’incendie, et tout a été abandonné. Personne n’osait y entrer. C’était toujours la piscine d’Hérode, hein ? Et ainsi jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce que j’en fasse ma maison. Et la meilleure cache de Sepphoris !

Des rires et des plaisanteries jaillirent. Barabbas opina, fier de sa ruse.

— Hérode et ses Romains nous cherchent partout. Crois-tu qu’ils nous imagineront ici ? Jamais de la vie ! Ils sont bien trop stupides.

Miryem n’en doutait pas. Mais elle n’était pas ici pour l’applaudir, ce dont Barabbas ne semblait guère se soucier.

— Je sais que tu es malin, dit-elle froidement. C’est pourquoi je suis venue jusqu’à toi, bien que tout le monde, à Nazareth, pense que tu n’es qu’un bandit comme les autres.

Les rires s’estompèrent. Barabbas lissa sa barbe et secoua la tête comme pour repousser une mauvaise humeur naissante.

— Les gens de Nazareth sont des trouillards, marmonna-t-il. Tous, à l’exception de ton père, à ce qu’il paraît.

— Justement, mon père est dans les geôles d’Hérode, Barabbas. Nous perdons du temps en bavardages inutiles.

Elle craignit que la dureté de son ton ne le mette en colère, alors que ses compagnons baissaient les paupières. Derrière le groupe des femmes, Abdias s’était levé, un pain fourré dans une main, les sourcils froncés.

Barabbas hésita. Il les toisa tous. Puis il déclara, avec un calme inattendu :

— Si ton père possède ton caractère, je commence à comprendre ce qui lui est arrivé !

Il désigna l’un des recoins sous les murs peints entourant la piscine. L’endroit était meublé comme une chambre : une paillasse recouverte de peaux de mouton, deux coffres, une lampe. Deux tabourets aux bois rehaussés de bronze encadraient un grand plateau de cuivre chargé de gobelets et d’une cruche d’argent. Des meubles et des objets de luxe sans doute volés à de riches marchands du désert étaient disposés çà et là.

Malgré son impatience et sa tension, Miryem remarqua la fierté de Barabbas tandis qu’il lui remplissait un gobelet de lait fermenté mêlé de miel.

— Raconte, dit-il en s’installant confortablement sur des balles de coton.

*

* *

Miryem parla longtemps. Elle voulait que Barabbas comprenne pourquoi son père, qui était la douceur et la bonté incarnées, en était venu à tuer un soldat et à blesser un percepteur.

Lorsqu’elle se tut, Barabbas laissa échapper un petit sifflement entre ses dents.

— C’est sûr, ton père est bon pour la croix. Tuer un soldat et percer la panse d’un percepteur… Ils ne vont pas lui faire de cadeau.

A nouveau, ses doigts fourragèrent dans sa barbe, en un geste machinal qui le vieillissait.

— Et, bien entendu, tu veux que j’attaque la forteresse de Tarichée ?

— Mon père ne doit pas mourir sur la croix. Il faut l’empêcher.

— Plus facile à dire qu’à faire, ma fille. Tu as plus de chances de mourir avec lui que de le sauver.

Sa moue avouait plus d’embarras que d’ironie.

— Tant pis. Qu’ils me tuent avec lui. Au moins, je n’aurai pas baissé le front devant l’injustice.

Elle n’avait encore jamais prononcé de telles paroles, si violentes et si définitives. Mais elle comprit qu’elle disait la vérité. Si elle devait prendre le risque de mourir pour défendre son père, elle ne tremblerait pas.

Barabbas s’en rendit compte. Sa gêne n’en fut que plus intense.

— Le courage ne suffit pas. La forteresse n’est pas bâtie pour que l’on y entre et que l’on en sorte comme d’un champ de fèves ! Tu te fais des illusions. Tu n’arriveras pas à l’en arracher.

Miryem se raidit, la bouche pincée. Barabbas secoua la tête.

— Personne n’y arrivera, insista-t-il en se frappant la poitrine. Personne, pas même moi.

Il avait martelé cette dernières phrase en la toisant de toute sa morgue de jeune rebelle. Le visage glacé, elle soutint son regard.

Barabbas fut le premier à détourner les yeux. Il grommela, quitta nerveusement son tabouret, s’avança jusqu’au rebord du bassin. Quelques-uns de ses compagnons avaient dû entendre Miryem, et tous l’observaient. Il se retourna, la voix dure, les poings serrés, tendu par cette force qui faisait de lui un chef de bande redouté.

— Ce que tu demandes est impossible ! lança-t-il avec hargne. Que crois-tu ? Qu’on se bat contre les mercenaires d’Hérode comme on brode une robe ? Qu’on attaque ses forteresses comme on pille une caravane de marchands arabes ? Tu rêves, Miryem de Nazareth. Tu ne sais pas de quoi tu parles !

Un frisson d’effroi secoua Miryem. Pas un instant elle n’avait songé que Barabbas puisse lui refuser son aide. Pas un instant elle n’avait pensé que ceux de Nazareth puissent avoir raison.

Barabbas n’était-il donc qu’un voleur ? Avait-il oublié les grandes déclarations qui autrefois justifiaient ses rapines ? Le mépris gagna sur la déception. Barabbas le rebelle n’était plus. Il avait pris goût au luxe, se corrompant au contact des objets qu’il volait et devenant comme leurs propriétaires : hypocrite, plus excité par l’or et l’argent que par la justice. Son courage se réduisait à des victoires faciles.

Elle se leva de son tabouret. Elle n’allait pas s’humilier devant Barabbas, le supplier. Elle plaqua un sourire hautain sur ses lèvres, prête à le remercier pour son accueil.

Il fut devant elle d’un bond, la main levée.

— Tais-toi ! je sais ce que tu penses. Tes yeux sont éloquents. Tu crois que j’ai oublié ce que je te dois, que je ne suis qu’un voleur de caravanes. Tu penses ces âneries parce que tu ne réfléchis pas plus loin que ton cœur.

La colère faisait vibrer sa voix, crispait ses poings. Quelques-uns de ses compagnons s’approchèrent tandis qu’il parlait de plus en plus fort.

— Barabbas n’a pas changé. Je vole pour vivre et faire vivre ceux qui me suivent. Comme ces gamins que tu as vus tout à l’heure.

Du doigt, il pointa ceux qui s’approchaient.

— Sais-tu qui ils sont ? Des am-ha-aretz. Des gens qui ont tout perdu par la faute d’Hérode et des rapiats du sanhédrin. Ils n’attendent plus rien de personne. Surtout pas des Juifs trop soumis de Galilée ! Rien des rabbins, qui ne savent que marmonner des paroles inutiles et nous abrutir de leçons. « Que le peuple de la boue retourne à la boue ! », voilà ce qu’ils pensent. Si nous ne volions pas les riches, nous crèverions la gueule ouverte, c’est ça la vérité. Ce n’est pas dans ton village de Nazareth qu’on s’en soucierait.

Il criait, les veines du front gonflées, les joues rouges. Tous se serraient derrière lui, face à Miryem. Abdias les bouscula sans ménagement pour parvenir au premier rang.

— Jamais je n’oublie mon but, Miryem de Nazareth ! clama Barabbas en se frappant la poitrine. Jamais. Pas même quand je dors. Abattre Hérode, repousser les Romains hors d’Israël, voilà ce que je veux. Et botter le cul de ceux du sanhédrin qui s’engraissent de la pauvreté du peuple.

Sans se laisser impressionner par la violence de ces propos, Miryem secoua la tête.

— Et comment comptes-tu abattre Hérode, si tu n’es pas même capable de tirer mon père de la forteresse de Tarichée ?

Barabbas claqua les paumes sur ses cuisses, les paupières plissées de rage.

— Tu n’es qu’une fille, tu ne comprends rien à la guerre ! Que je meure, moi, je m’en fous. Mais eux, là, ils me suivent parce qu’ils savent que jamais je ne les entraînerais dans une aventure perdue d’avance. À Tarichée, deux cohortes romaines gardent la forteresse. Cinq cents légionnaires. Plus une centaine de mercenaires. Compte-nous ! Jamais nous ne pourrons atteindre ton père. À quoi servira notre mort ? À réjouir Hérode !

Livide, les doigts tremblants, Miryem hocha la tête.

— Oui. Tu as certainement raison. Je me suis trompée. Je te croyais plus fort que tu ne l’es.

— Ah !

Le cri de Barabbas rebondit sur l’eau du bassin, vibra entre les colonnes. Il agrippa le bras de Miryem, qui déjà se dirigeait vers la sortie.

— Tu es folle, folle à lier… As-tu seulement pensé à une chose : même s’il pouvait s’échapper de la forteresse, ton père sera comme nous pour le restant de ses jours. Un fuyard. Il n’ira plus dans son atelier. Les mercenaires détruiront votre maison. Ta mère et toi devrez vous cacher en Galilée toute votre vie… Miryem se dégagea sèchement.

— Ce que tu ne comprends pas, toi, c’est qu’il vaut mieux mourir en se battant ! Mourir en affrontant les mercenaires que d’être humilié sur la croix ! Hérode gagne, Hérode est plus fort que le peuple d’Israël, car nous baissons la nuque quand il supplicie sous nos yeux ceux qui nous sont chers.

La réplique creusa un silence étonné. Abdias fut le premier à le rompre. Il approcha tout près de Miryem et de Barabbas.

— Elle a raison. Moi, je vais avec elle. Je me cacherai et, la nuit, j’irai décrocher son père de la croix.

— Toi, tu te tais ou je te botte les fesses ! commença Barabbas avec humeur.

Il s’interrompit, se retourna soudainement vers ses compagnons, l’œil excité.

— Hé, ce petit singe a raison ! Il est stupide de se faire massacrer en cherchant à entrer dans la forteresse. Mais une fois Joachim sur la croix, c’est une autre histoire !

*

* *

— Ils ne vont pas laisser longtemps ton père croupir dans les geôles, expliqua Barabbas avec enthousiasme. Les prisonniers les encombrent. Ceux qui sont condamnés, ils s’empressent de les mettre sur les pieux. C’est là que nous pourrons le sauver. En le décrochant de ces saloperies de croix. Abdias a raison. De nuit. En douce, si c’est possible. Un coup auquel je rêve depuis longtemps. Avec un peu de chance, on pourra même en sauver quelques autres avec lui. Mais il faudra agir comme des renards : par surprise, vite, et en fuyant plus vite encore !

Toute colère passée, il riait tel un enfant, enchanté d’imaginer le tour qu’il allait jouer aux mercenaires de la garnison de Tarichée.

— Décrocher les suppliciés de Tarichée ! Par le Tout-Puissant, si jamais Il existe, cela va faire du bruit. Hérode bouffera sa barbe et ça bardera chez les mercenaires !

Ils riaient tous, imaginant déjà ce succès.

Miryem s’inquiéta. Ne sera-t-il pas trop tard ? Avant d’être lié sur la croix, son père avait tout le temps d’être battu, blessé, et même tué. Il arrivait souvent que les suppliciés soient suspendus déjà morts sur la croix.

— Ça n’arrive qu’aux plus chanceux. A ceux à qui on a fait une grâce afin qu’ils ne souffrent pas trop longtemps, assura Barabbas. Ton père, ils voudront le voir souffrir le plus longtemps possible. Mais il tiendra bon. Ils le frapperont, l’insulteront, le laisseront crever de soif et de faim, c’est sûr. Mais il saura serrer les dents. Et nous, nous le descendrons de sa croix dès la première nuit.

Barabbas se tourna vers ses compagnons et les prévint de ce qui les attendait :

— Délivrer des crucifiés, ils ne vont pas aimer. Les mercenaires ne nous laisseront plus en paix. Nous ne pourrons pas revenir ici, la cache ne sera plus assez sûre et, de toute façon, nous ne pourrons plus entrer dans la ville. Après le coup, il faudra nous séparer pendant quelques mois. Il faudra vivre sur nos richesses…

L’un des plus âgés l’interrompit en levant son poignard.

— Ne gâche pas ta salive, Barabbas ! On sait ce qui nous attend. Et c’est du bien : tout ce qui fait du mal à Hérode nous fait du bien !

Des vivats retentirent. En un instant l’ancienne piscine d’Hérode s’anima d’une intense activité, tandis que Barabbas lançait encore des ordres et que chacun se préparait au départ.

Abdias tira Barabbas par la manche, impatient.

— Faut que j’aille prévenir les autres. On fiche le camp sans vous attendre, comme d’habitude, pas vrai ?

— Pas avant de nous avoir amené les mules et les ânes. Nous aurons besoin des charrettes.

Abdias approuva de la tête. Il s’éloigna, pivota sur lui-même après quelques pas et désigna Miryem. Souriant de toutes ses mauvaises dents, il déclara :

— Je disais vrai tout à l’heure, tu sais. Même si t’avais pas voulu, moi, je serais allé avec elle.

— Tu m’aurais obéi ou je t’aurais salé les côtes, rigola Barabbas en le menaçant du doigt.

— Eh ! tu oublies que celui qui a eu l’idée pour sauver son père, c’est moi, pas toi. Maintenant, t’es plus mon chef. On est associés.

La fierté éclaira son étrange visage, lui donnant une fugace beauté d’homme-enfant. D’une voix pleine de gouaille, il ajouta :

— Et tu verras, c’est pas toi qu’elle va aimer, Miryem de Nazareth, c’est moi !

Alors qu’il filait, son rire résonnant entre les murs ruinés des thermes, Miryem, du coin de l’œil, remarqua que Barabbas rougissait.

À la nuit tombée, une caravane, aussi banale que celles qui circulaient sur les routes de Galilée les jours des grands marchés de Capharnaüm, Tarichée, Jérusalem ou Césarée, quitta Sepphoris.

Tirées par des bêtes d’apparence aussi miséreuse que leurs propriétaires, une dizaine de charrettes transportaient des ballots de laine, de chanvre, des peaux de mouton et des sacs de grain. Chacune possédait un astucieux double fond où Barabbas et ses compagnons avaient dissimulé une belle collection d’épées, de dagues, de haches de combat, et même quelques lances romaines subtilisées dans des entrepôts.


Загрузка...