14.

Miryem demeura intransigeante sur la durée de son deuil. Il se prolongea sept jours, comme le voulait la coutume.

Les habitants de Beth Zabdaï prirent l’habitude, le matin et le soir, en partant et en revenant des champs, de venir prier près d’elle comme si la tombe d’Abdias s’était trouvée en terre sacrée. Parfois, ceux qui accompagnaient les malades les rejoignaient. Ils mêlaient à leurs prières des vœux pour la santé de leurs bien-aimés.

Peu à peu, cela créa une animation inhabituelle qui attira l’attention des frères esséniens. Au crépuscule, les chants des prières sur la tombe d’Abdias parvenaient à percer les murs de la maison. Cela en troubla quelques-uns. Ils se demandèrent s’il ne serait pas bien et bon d’aller unir leurs prières à celles des villageois.

La prière n’était-elle pas le principe premier de leur retrait du monde ? La prière ne devait-elle pas assurer le règne de la lumière de Yhwh sur les siècles de ténèbres ?

Il en résulta un débat qui ne fut pas sans dureté. Gueouél et quelques autres protestèrent vivement. Les frères s’aveuglaient et se dévoyaient, assurèrent-ils. La prière des esséniens ne pouvait se confondre avec le simple exercice de paysans ignorants qui ne savait pas lire une ligne de la Thora ! De surcroît, comment pouvait-on songer à prier pour un am-ha-aretz auquel on avait refusé une sépulture à cause de son impureté ?

Oubliait-on l’enseignement des sages et des rabbis qui avaient, maintes fois, déclaré que les am-ha-aretz n’avaient pas de conscience humaine et donc étaient impropres à l’Alliance que Yhwh entretenait avec Son peuple ?

Ces arguments ne convainquirent pas tous les frères. La ferveur de la prière était unique et inqualifiable. Plus nombreuses seraient les prières, plus purifié le monde s’en trouverait. Et peut-être bien aussi plus proche en serait la venue tant espérée du Messie. Gueouél et les autres oubliaient-ils que c’était là le but ultime ? Chaque prière était un élan nouveau vers Yhwh. C’était à Lui, à Lui seul, d’effectuer le tri que la courte vue des hommes leur interdisait. Si cette fille de Nazareth, les paysans et les malades joignaient leurs prières dans un unisson d’amour pour le Tout-Puissant, où était le mal ?

Cela fit sortir Gueouél de ses gonds.

— Allez-vous un jour vous mettre à prier pour les chiens et les scorpions ? Est-ce là les purs que vous voulez entraîner sur l’île des Bienheureux ? N’avez-vous d’autre ambition que de la peupler de la lie de la terre ?

Durant ce débat, Joseph d’Arimathie demeura silencieux. Néanmoins le dernier mot lui revenait. S’il se refusa à trancher sur la conscience et l’âme des am-ha-aretz, il déclara que ceux qui iraient prier sur la tombe du garçon auprès de la fille de Nazareth ne seraient pas en faute.

En vérité, aucun des esséniens ne s’y risqua. Les arguments de Gueouél et de ses partisans étaient trop ardus et trop inquiétants. Pas un des frères ne voulut se hasarder à poursuivre une dispute qui pouvait rompre l’harmonie de la communauté. Cependant Ruth, à l’occasion, croisa le regard de Joseph, brillant de satisfaction.

*

* *

Lorsque le deuil s’acheva, Miryem entra dans la maison sans que nul ne s’y opposât.

Elle fit ses ablutions dans la cuisine du quartier des femmes. Ruth et deux autres servantes y remplirent un grand baquet d’eau pure.

Miryem faisait peine à voir. Elle avait maigri au-delà du raisonnable. En se creusant, son visage s’était durci. En quelques jours elle paraissait avoir vieilli de plusieurs années. Ses yeux cernés avaient un éclat difficile à soutenir. Ses muscles paraissaient tendus comme des cordes. Sous le masque de la fatigue et de la volonté, l’on devinait non pas la beauté, mais une grâce sauvage, inquiétante autant qu’attirante, comparable à nulle autre. Sans doute était-ce cette étrangeté, ajoutée à son obstination, qui avait séduit les gens du village et les avait incités à venir prier près de Miryem.

Maintenant, Ruth savait que sous l’apparente fragilité se cachait une force inflexible, comme Joseph l’avait subodoré dès le début. Et que cette force rendait Miryem difficile à comprendre, différente d’un être ordinaire. D’ailleurs, il suffisait pour s’en convaincre de l’entendre plaisanter, alors que les servantes lui jetaient de l’eau sur les reins.

Où puisait-elle le goût du rire, elle qui, hier encore, maudissait l’injustice et l’horreur de la mort ?

*

* *

Dès le lendemain, Miryem apparut dans la cour pour accueillir les malades que venaient, deux fois par jour, visiter Joseph et les frères.

On voyait là beaucoup de vieillards, de nombreuses femmes avec de jeunes enfants. Ils se tenaient dans l’ombre et attendaient, accroupis. Les servantes leur offraient à boire et, quelques fois, distribuaient de la nourriture aux enfants les plus affamés.

Elles apportaient aussi les linges et tout le nécessaire aux soins. Certains breuvages et pommades, les plus ordinaires et les plus fréquemment utilisés, étaient préparés à l’avance dans la cuisine et selon des recettes inventées par Joseph.

C’est ainsi que Miryem et lui se revirent. Ils n’échangèrent que peu de mots.

Miryem portait une grande cruche de lait, qu’elle versait dans des écuelles de bois tendues par les mères des petits malades. Gueouél suivait Joseph, attentif des yeux et des oreilles, selon son habitude.

En la découvrant, Joseph s’approcha, la salua d’un sourire amical.

— Je suis heureux que tu demeures dans cette maison.

— Je reste pour apprendre.

— Apprendre ? s’étonna Gueouél. Qu’est-ce qu’une femme peut bien apprendre ?

Miryem ne répondit pas. Joseph non plus. Pas plus son visage que son sourire ne frémirent. Ceux qui les entouraient eurent l’impression que Gueouél avait parlé dans le vide.

Pendant des jours il en alla ainsi. Miryem suivait les conseils de Ruth et apportait aux malades toute l’aide dont elle était capable. Elle leur parlait avec douceur, les écoutait aussi longtemps qu’ils le désiraient, préparait les breuvages et les emplâtres qu’elle apprit peu à peu à placer avec efficacité.

Elle ne se tenait jamais bien loin de Joseph lorsqu’il venait faire sa visite, mais il ne lui adressait pas la parole ni ne cherchait à croiser son regard. Cependant, devant les malades, surtout devant ceux dont le mal paraissait mystérieux, il parlait assez fort pour qu’elle l’entende. Il posait quantité de questions, palpait et scrutait, réfléchissait à haute voix.

Si bien que Miryem commença peu à peu à comprendre qu’une douleur au ventre pouvait provenir d’une boisson ou d’une nourriture, ou que celle de la poitrine pouvait être causée par l’humidité d’une maison ou par les poussières du grain après la moisson. Une vieille blessure d’enfance aux pieds, dont on s’était accommodé, pouvait tordre à jamais le dos d’un adulte.

Les yeux et la bouche étaient le siège de toutes les souffrances. Chaque jour, on devait prendre soin de purifier l’une à l’aide du citron et de la girofle, les autres grâce au khôl. Quant aux femmes, elles souffraient d’infections dont elles n’osaient jamais parler, bien que la douleur les terrassât autant que si on leur passait une dague à travers le ventre. C’était là le plus sûr signe avant-coureur de mort durant l’accouchement.

*

* *

Un jour, alors que Miryem était dans la maison depuis près d’un mois, un homme arriva en portant dans les bras un garçon de sept ou huit ans. L’enfant s’était brisé une jambe en tombant d’un arbre. Il hurlait de douleur et son père ne criait pas moins fort que lui sous l’effet de la peur.

Bien qu’il fût tard et près de la prière du crépuscule, Joseph vint au-devant d’eux. Il leur parla afin qu’ils s’apaisent, l’un autant que l’autre. Il leur assura que la cassure se soignerait bien et qu’avant la fin de l’année le gamin courrait à nouveau. Il réclama des planchettes de bois et des linges pour enserrer fermement la jambe du garçon dans une position propre à la réparation des os.

De ses doigts délicats, il palpa les chairs déjà enflées. L’enfant cria. Il s’évanouit lorsque, sans crier gare, Joseph tira sur sa jambe pour remettre les os brisés en place. Vint le moment de placer les planchettes. Tenant la jambe, Joseph demanda à Miryem de la masser doucement avec les onguents tandis que Gueouél disposait l’attelle.

Ce faisant, Miryem s’inclina. Le peigne qui soutenait son épaisse chevelure tomba. La masse de cheveux bascula et balaya le visage de Gueouél. Il poussa un cri de fureur et se jeta en arrière.

N’eussent été les réflexes de Joseph et d’une servante, l’enfant serait tombé de la table où on le tenait allongé. Joseph, craignant que la brisure des os n’ait été aggravée par la brusquerie du mouvement, rabroua Gueouél avec des mots sans indulgence.

— Je ne suis pas ici pour supporter la chair de cette femme, répliqua Gueouél d’un ton menaçant. L’obscénité de sa chevelure est une corruption que tu nous imposes. Comment veux-tu soigner par le bien quand le mal te gifle la face ?

Tous ceux qui les entouraient le regardèrent avec stupeur. L’embarras de Joseph et de Miryem était visible. Gueouél n’hésita pas à ajouter, avec un mauvais sourire :

— Il ne faudrait pas, maître, que tu décides d’installer près de toi, comme l’autre Joseph, une femme de Potiphar !

Le visage cuisant d’humiliation, Miryem déposa le pot d’onguent entre les mains d’une servante et s’enfuit dans le quartier des femmes.

Ruth craignit le pire. Elle se précipita à sa suite pour la dissuader de prendre trop à cœur les mots de Gueouél.

— Tu vois bien ce qu’il est : une outre de fiel ! Un envieux ! Personne ne l’aime dans la maison. Les frères pas plus que nous. Certains assurent que jamais Gueouél n’accédera à la sagesse des esséniens tant la jalousie lui mord le ventre. Hélas, tant qu’il ne commet pas de faute contre la règle, le maître ne peut rien lui reprocher…

Une fois de plus, Miryem stupéfia Ruth. Elle lui prit la main et l’entraîna dans la cuisine. Là, elle lui tendit la lame avec laquelle on tranchait les liens de cuir.

— Coupe-moi les cheveux. Ruth la dévisagea, éberluée.

— Allons, coupe-moi les cheveux ! N’en laisse que l’épaisseur d’un doigt.

Ruth se récria qu’on ne pouvait faire ça. Une femme se devait d’être une femme et, pour cela, d’avoir les cheveux longs.

— Et puis ils sont trop beaux ! À quoi ressembleras-tu, après ?

— Je me moque d’être belle ou laide. Ce ne sont que des cheveux. Ils repousseront.

Comme Ruth hésitait encore, Miryem agrippa une grosse poignée de cheveux, les écarta de sa tempe et trancha sans hésiter.

— Si je le fais moi-même, ce sera pire, déclara-t-elle en tendant les cheveux coupés à Ruth.

Et comme Ruth poussait un cri d’horreur, elle se moqua avec beaucoup de gaieté.

Et c’est ainsi qu’elle reparut aux yeux de tous dès le lendemain : les cheveux si courts qu’elle en était méconnaissable. Cela lui faisait une étrange tête de garçon et de fille en même temps. Son regard en était encore plus présent, plus vif. Ses pommettes et le nez marqués possédaient une virilité que démentait sa bouche, ourlée de la tendresse et du sourire d’une femme. Comme elle serrait sa tunique autour de sa taille à la manière des hommes, voilant sa poitrine sous un court cafetan, l’illusion était troublante.

Joseph ne la reconnut pas immédiatement. Il leva les sourcils tandis que Gueouél les fronçait. Ce fut à lui que Miryem s’adressa, rompant la règle qui voulait qu’une femme ne prenne pas la parole la première.

— J’espère ne plus jamais t’imposer ma corruption de femme, frère Gueouél. Nul ne peut défaire ce que le Tout-Puissant a fait. Femme je suis née, femme je mourrai. Mais le temps de ma présence ici, je peux gommer l’apparence de ma féminité pour que ton regard ne souffre plus de corruption.

Elle dit cela avec un sourire dénué de la moindre ironie.

Il y eut un temps de silence. Le rire de Joseph, bientôt rejoint par celui des autres frères présents, résonna si fort dans la cour que même les malades qui souffraient s’en amusèrent.

*

* *

Durant des semaines, puis des mois, il n’y eut plus d’autres incidents. Frères, servantes, malades, tous s’habituèrent au visage de Miryem.

Il n’était guère de jour sans qu’elle apprenne à mieux soigner et à mieux soulager les douleurs, même s’il existait quantité de maladies dont la guérison demeurait, même pour Joseph, une énigme.

De temps à autre, et toujours brièvement, profitant de la discrétion d’un moment, d’une rare intimité, il échangeait quelques phrases avec elle.

Une fois, il lui dit :

— Chacun de nous doit lutter contre les démons qui s’acharnent à le détourner du chemin qui l’attend. Certains portent beaucoup de ces démons agrippés en cachette à leur tunique. Ils ont peu de chance de leur échapper. Certains thérapeutes pensent que les maladies que nous ne sommes pas capables de comprendre ni de guérir sont leur œuvre. Je ne le crois pas. Pour moi, les démons sont une engeance bien visible. Et quand je te vois, fille de Joachim, je sais que tu ne luttes que contre un seul démon, mais très puissant. Celui de la colère.

Il dit cela de son habituel ton calme, persuasif. La bienveillance animait son regard.

Miryem ne répondit pas, elle hocha simplement la tête en signe d’assentiment.

— Nous avons de nombreuses raisons d’éprouver de la colère, reprit Joseph. Plus que nous ne pouvons en supporter. C’est pourquoi la colère ne peut rien engendrer de bon. A la longue, elle agit comme un venin : elle nous empêche d’accueillir l’aide de Yhwh.

Une autre fois, il déclara en riant :

— J’ai appris que les servantes de la maison ne pensent qu’à t’imiter. Gueouél s’inquiète et se demande si, un matin, on va toutes vous trouver avec des cheveux courts. Je lui ai répondu qu’il risquait plutôt de se réveiller un beau matin sans une seule servante dans la maison, car tu les aurais emmenées loin d’ici afin de fonder une maison de femmes…

Miryem rit avec lui. Joseph passa sa paume sur son crâne chauve. Toute son attitude exprimait qu’il plaisantait tout en étant profondément sérieux.

— Ce ne serait pas impossible, tu en sais déjà beaucoup.

— Non, j’ai encore trop à apprendre, répliqua Miryem avec la même expression à la fois sereine et sévère. Et ce n’est pas une maison de femmes qu’il faudrait ouvrir, mais une maison pour tous. Femmes ou hommes, am-ha-aretz ou sadducéens, riches, pauvres, Galiléens, Samaritains, Juifs et ceux qui ne le sont pas. Une maison où l’on s’unisse comme la vie nous unit et nous mêle. Et non des murs derrière lesquels on se retranche des autres.

Joseph ne répondit pas, interloqué et pensif.

*

* *

Les premières pluies d’hiver firent tomber les feuilles des arbres, rendant les chemins impraticables. Il y eut moins de malades. L’air sentait le feu des foyers. Les frères se mirent à arpenter la campagne autour de la maison, car c’était l’un des meilleurs moments pour récolter les herbes nécessaires aux onguents, pommades et breuvages. Miryem prit l’habitude de les suivre à distance pour repérer leur cueillette.

Un matin, Joseph la trouva qui attendait au bord d’un chemin, assise sur une roche. Comme il était en avance sur les autres, elle lui confia :

— Sais-tu qu’Abdias vient souvent me visiter ? Pas en rêve, mais de jour et quand j’ai les yeux bien ouverts. Il me parle, il est heureux de me voir. Et moi plus encore.

Elle rit et ajouta :

— Je l’appelle mon petit époux !

Joseph fronça les sourcils, demanda d’une voix encore plus douce que d’ordinaire :

— Et que te dit-il ?

Miryem posa un doigt sur ses lèvres et secoua la tête.

— Crois-tu que je sois folle ? demanda-t-elle, amusée par l’inquiétude qu’elle devinait chez Joseph. Ruth, elle, en est convaincue !

Joseph n’eut pas la possibilité de répondre : les frères les rejoignaient et les observaient avec insistance.

Par la suite, Joseph ne se montra jamais curieux de ces visites d’Abdias. Peut-être attendait-il, selon sa manière, que Miryem elle-même lui en reparle. Elle ne le fit pas. Pas plus qu’elle ne répondait à Ruth qui, de temps à autre, un peu moqueuse, ne pouvait retenir sa langue et lui demandait des nouvelles de son am-ha-aretz.

*

* *

Il neigeait quand, un matin, un groupe de personnes arriva à la maison en braillant. Elles transportaient une très vieille femme. Le toit de sa maison, miné par l’humidité, s’était écroulé sur elle.

Joseph était dehors, cueillant des herbes malgré le mauvais temps, et c’est Gueouél qui se présenta dans la cour pour ausculter la femme. Miryem était déjà penchée sur elle.

Devinant Gueouél dans son dos, elle s’écarta vivement. Gueouél examina le visage de la femme, les plaies nombreuses mais peu profondes de ses jambes et de ses mains.

Au bout d’un moment, il se redressa et déclara que la femme était morte et qu’il n’y avait plus rien à faire. Le cri de Miryem le fit sursauter.

— Non ! Bien sûr que non ! Elle n’est pas morte ! Gueouél la foudroya du regard.

— Elle n’est pas morte, insista Miryem.

— Le saurais-tu mieux moi ?

— Je sens son souffle ! Le sang passe dans son cœur ! Son corps est chaud.

Gueouél fit un grand effort pour contrôler sa rage. Il prit les mains de la vieille et les croisa sur sa tunique déchirée et couverte de poussière. Il se tourna vers ceux qui les entouraient et leur dit :

— Cette femme est morte. Vous pouvez préparer sa sépulture.

— Non !

Cette fois, Miryem le bouscula sans ménagement. Elle plongea un linge dans un broc de vinaigre et commença à frotter les joues de la vieille.

— Ah ! ricana Gueouél, tu tiens absolument à ton miracle !

Ne lui accordant aucune attention, Miryem réclama davantage de linges pour laver le corps de la vieille, demanda que l’on fasse chauffer de l’eau pour un bain.

— Ne vois-tu pas que Yhwh lui a retiré la vie ? Ce que tu fais sur le corps d’une morte est sacrilège ! s’indigna Gueouél. Et vous tous qui l’aidez, vous aussi êtes sacrilèges !

Après un bref instant d’hésitation chacun s’activa selon les ordres de Miryem. Lançant des imprécations, Gueouél disparut dans la maison.

La vieille femme fut plongée dans un baquet d’eau chaude, dans la cuisine du quartier des femmes. Miryem ne cessait de lui frotter la gorge et les joues avec du vinaigre allongé de camphre. Cependant tous commençaient à douter car, en vérité, la vieille femme ne montrait plus aucun signe de vie.

Au milieu du jour, Joseph fut de retour. Prévenu, il accourut. Après que Miryem lui eut expliqué ce qu’elle avait fait, il souleva les paupières de la femme et chercha les pulsations du sang dans le cou.

Il lui fallut un peu de temps pour les trouver. Il se releva en souriant.

— Elle vit. Tu as raison, elle vit. Mais à présent il faut plus d’eau chaude et lui faire boire quelque chose qui pourrait aussi bien la tuer que la réveiller.

Il disparut dans la maison et revint avec une potion huileuse et noire, à base de racines de gingembre et de différents venins de serpent.

Avec beaucoup de précautions, il en fit couler quelques gouttes dans la bouche édentée de la vieille.

Il fallut attendre jusqu’à la nuit, renouveler constamment l’eau brûlante du bain pour qu’enfin on l’entendît distinctement pousser un râle.

Les servantes comme ceux qui avaient transporté la blessée reculèrent, plus de terreur que de joie. Ils avaient bien voulu croire qu’elle était vivante alors qu’elle avait l’apparence d’une morte. Maintenant qu’ils avaient la preuve qu’elle était en vie, ils en étaient épouvantés. L’un d’eux cria :

— C’est un miracle !

Des servantes se mirent à pleurer, d’autres hurlèrent :

— C’est un miracle ! Un miracle.

Ils acclamèrent le Tout-Puissant, se précipitèrent dehors, s’égosillant pour annoncer le miracle.

Joseph, agacé autant qu’amusé, regarda Miryem.

— Voilà qui va plaire à Gueouél. Dans un moment, tout le village sera devant la porte à crier au miracle. Il serait étonnant que l’un d’eux n’improvise pas une prophétie.

Miryem ne parut pas l’entendre. Elle tenait les mains de la vieille, la considérant avec attention. Maintenant, sous ses paupières fripées on voyait ses yeux bouger. De sa gorge provenait le ronflement saccadé de sa respiration.

Miryem chercha les yeux de Joseph.

— Gueouél a raison. Il ne s’agit pas d’un miracle. C’est ton savoir et ta potion qui lui ont rendu la vie, n’est-ce pas ?


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