3.

Entouré d’une douzaine de ses semblables, le petit bateau de pêche se balançait sur la houle ténue du lac de Génézareth. Les voiles rouges et bleues avaient été affalées. Depuis le matin, à deux lieues du rivage, les pêcheurs lançaient leurs filets, comme en un jour ordinaire. Chaque barque cependant emportait quatre des compagnons de Barabbas, prêts au combat. Pour l’heure, ils prenaient plaisir à aider les pêcheurs.

Recroquevillée sur les planches grossières d’un fond de poupe, Miryem mesurait avec impatience la lente descente du soleil au-dessus de Tarichée. Là-bas, au-delà de l’horrible forêt de pieux qui jouxtait la forteresse, son père souffrait, ignorant qu’elle était si près de lui. Ignorant que, la nuit venue et si Dieu Tout-Puissant le permettait, elle le délivrerait.

Assis derrière elle sur la lisse du bateau, Barabbas perçut son appréhension. Il posa la main sur son épaule.

— Il n’y a plus longtemps à attendre, dit-il lorsqu’elle leva la tête vers lui. Encore un peu de patience.

Son visage était tiré par la fatigue, mais sa voix demeurait gentiment malicieuse.

Miryem aurait voulu lui sourire, à son tour lui effleurer la main pour dire son amitié et sa confiance. Mais elle en était incapable. Ses muscles étaient si tendus qu’elle peinait à s’empêcher de trembler. Sa gorge nouée l’autorisait à peine à respirer. La nuit précédente, brisée d’angoisse et de fatigue, elle avait à peine dormi. Barabbas, lui, ne s’accordant que des moments épars de sommeil, n’avait guère pris de repos.

En vérité, Miryem avait été sidérée par son habileté et son efficacité.

*

* *

Après leur départ de Sepphoris, marchant toute la nuit et ne s’arrêtant que pour laisser reposer les ânes et les mules, la bande de Barabbas s’était retrouvée au petit matin dans les collines surplombant les rives du lac de Génézareth. Tarichée était à leurs pieds. La forteresse, avec ses murailles de pierres taillées, ses tours et ses remparts crénelés, apparut plus imprenable que jamais.

Malgré la distance, Miryem repéra immédiatement le champ terrible des supplices. À la droite de la forteresse, il s’étendait sur la rive du lac sur près d’un quart de lieue. De loin, on devinait les centaines de gibets, comme si, en cet endroit, avait poussé une herbe monstrueuse.

Tout autour, aucune culture. Les vergers et les jardins entouraient uniquement les murs blancs de la ville et l’entrelacs des ruelles prudemment serrées de l’autre côté de la forteresse. Vu de haut, le champ des suppliciés dessinait une longue bande brune bordée d’une palissade menaçante, monstrueusement hachurée de noir et souillant la splendeur naturelle des berges.

Miryem se mordit les lèvres. Elle aurait voulu se précipiter, s’assurer que Joachim n’était pas déjà parmi les formes noires que l’on percevait aux extrémités des croix irrégulières, même si ne pas l’y voir n’eût été d’aucun réconfort. Peut-être l’avait-on déjà assassiné dans la forteresse ?

Sans perdre de temps, Barabbas ordonna sa troupe. Ils devaient demeurer à l’abri de la forêt tandis que lui-même, Abdias et des compagnons de confiance iraient en reconnaissance dans Tarichée.

Ils en revinrent la mine sombre. Abdias s’approcha aussitôt de Miryem. Du menton, il désigna le champ des supplices.

— Ton père n’y est pas. Je suis sûr qu’il y est pas.

Miryem ferma les yeux, respirant profondément pour calmer les battements de son cœur. Abdias se laissa choir sur le sol. Ses joues creuses et sales semblaient plus tendues, ses traits plus anormalement vieillis que jamais. Dans leur dos, les autres s’étaient approchés pour l’entendre.

— Je suis allé tout près, comme m’a demandé Barabbas. C’est plein de gardes, mais ils se méfient pas trop des gosses. La palissade de pieux qui entoure le champ des croix est cloutée sur le haut. Celui qui veut la passer, il se retrouve en charpie. Il y a deux endroits où on peut voir à l’intérieur. Et ce qu’on voit, c’est pas drôle, je peux vous dire.

Abdias marqua un temps d’arrêt, comme si ces horreurs s’étalaient encore sous son regard.

— Des dizaines et des dizaines. On peut pas les compter. Il y en a qui sont là depuis tant de temps que c’est plus que des os dans des bouts de tissu. D’autres, ça fait pas assez longtemps pour qu’ils soient morts. On les entend marmonner. Parfois, il y en a qui crient d’une drôle de voix. Comme s’ils étaient déjà avec les anges.

Un long frisson, irrépressible, secoua les épaules de Miryem.

— S’ils sont si nombreux, demanda-t-elle d’une voix enrouée, à peine audible, comment sais-tu que mon père n’y est pas ?

La ruse revint dans les yeux d’Abdias. Il eut presque un sourire.

— J’ai causé avec un vieux mercenaire. Les vieux comme ça, quand ils voient un gosse comme moi, ils deviennent plus mou qu’une épouse de rabbin. Je lui ai raconté que mon grand frère allait être mis sur la croix. Il a commencé par ricaner que ça l’étonnait pas et que j’allais sûrement aller lui tenir compagnie. J’ai fait semblant de pleurer. Alors, il m’a dit de pas m’en faire, qu’on n’allait pas m’accrocher tout de suite. Après, il m’a demandé depuis quand mon « frère » était dans la forteresse, parce qu’on n’avait pas attaché un homme sur les croix depuis quatre jours.

Abdias leva la main, les doigts écartés.

— Fais le compte : ton père est arrivé dans la forteresse avant-hier…

Miryem opina, prenant, sous les regards de tous, la main du garçon dans la sienne. Elle sentit les doigts d’Abdias trembler entre les siens et ne les garda pas longtemps.

Barabbas, d’une voix rogue, ajouta à l’attention de tous qu’il ne fallait pas compter entrer dans le champ des supplices par la porte principale.

— Elle est tout juste assez large pour une mule. Une dizaine de mercenaires la gardent en permanence, prêts à donner l’alarme et à la refermer avec un vantail bardé de fer.

— Qui est fermé toute la nuit, pour ce que j’ai appris, ajouta un de ses compagnons.

Par ailleurs, la ville grouillait de légionnaires et sans doute d’espions. Il était hors de question d’y trouver refuge. La traverser en groupe attirerait bien trop l’attention, même sous leur apparence de pauvres marchands. Les gardes étaient vigilants, et ce n’était pas un risque à prendre.

Les mines étaient préoccupées. Barabbas se moqua :

— Faites pas ces têtes, ça va être plus facile qu’on le pensait. Leur palissade s’arrête au lac. Sur la berge, il n’y a rien, pas même des gardes.

Des protestations retentirent. Qui savait nager dans la bande ? Pas plus de trois ou quatre. Et même, nager avec des pauvres gens qu’on venait de descendre de la croix, sous le tir des archers romains, c’était du suicide… Il fallait des bateaux. Et des bateaux, ils n’en avaient pas.

— On en aurait qu’on ne saurait même pas s’en servir ! Barabbas railla leur pessimisme.

— Vous ne pensez pas plus loin que votre nez crasseux. Nous n’avons pas de bateaux. Mais sur les rives du lac on croise tout ce qu’il faut de pêcheurs et de barques. Nous, nous avons du grain, de la laine, des peaux. Et même quelques beaux objets d’argent. De quoi les convaincre de nous aider.

Avant la nuit, l’affaire était conclue. Les pêcheurs des villages voisins de Tarichée détestaient vivre si près de la forteresse et de son champ de douleur. La réputation de la bande de Barabbas et le chargement des charrettes avaient fait le reste.

Discrètement, la nuit suivante, les maisons sur les rives du lac étaient restées ouvertes. Le lendemain, pendant qu’Abdias et ses camarades rôdaient encore près de la forteresse, Barabbas avait mis au point sa stratégie, avec l’accord des pêcheurs.

Miryem, elle, avait enduré des heures de cauchemar avant qu’Abdias ne la tire d’un mauvais sommeil, deux heures après le lever du jour.

— J’ai vu ton père. Tu peux te rassurer : il marchait. C’était pas le cas de tous les autres. Quinze d’un coup, ils ont mis en croix. Il en était.

Un peu plus tard, à l’attention de Barabbas, il avait ajouté :

— Le vieux mercenaire est mon copain. Il m’a laissé regarder autant que je voulais. J’ai repéré tout de suite Joachim à cause de son crâne chauve et de sa tunique de charpentier. Je l’ai pas quitté des yeux. Je sais exactement où il est. Même dans la nuit noire je le retrouverai.

Maintenant, ils attendaient l’obscurité. La tension effaçait leur épuisement. Avant de quitter la rive, Barabbas avait répété minutieusement son plan et s’était assuré que chacun savait ce qu’il avait à faire. Miryem, malgré son angoisse, ne doutait pas de leur détermination.

Le soleil ne paraissait plus qu’à quelques mains des collines surplombant Tarichée. Dans le contre-jour, la forteresse dessinait une masse noire aux contours tourmentés. Le crépuscule avalait un à un les verts des prés et des vergers. Dans l’air immobile se diffusait une étrange lumière, sourde et bleutée, pareille à une nuée. Bientôt, le champ des supplices lui-même allait disparaître. Des bruits résonnaient à la surface du lac, venus de Tarichée et comme projetés par les milliers d’étincelles où se dispersaient les reflets du soleil.

Miryem enfonçait ses ongles dans ses paumes, songeant si fort au désespoir que devait ressentir son père qu’elle crut le voir, priant Yhwh avec sa douceur habituelle, alors qu’après la brûlure du jour fondait sur lui l’onde froide des ténèbres.

Aidé de Barabbas, le pêcheur qui menait leur barque replia son filet au pied du mât. Il désigna la rive.

— Dès que le soleil touchera la crête des collines, la brise se lèvera, annonça-t-il. Il deviendra facile de manœuvrer.

Barabbas approuva d’un signe.

— Il y aura un peu de lune. Juste ce qu’il nous faut. Barabbas revint s’asseoir près de Miryem, tandis que le pêcheur tirait sur un cordage pour lever sa voile.

— Prends-le, ordonna-t-il avec douceur. Tu peux en avoir besoin.

Dans sa paume ouverte, il tenait un court poignard, au manche de cuir rouge et à la lame très effilée. Miryem le contempla, stupéfaite.

— Prends, insista Barabbas. Et surtout sers t’en s’il le faut. Sans hésiter. Je veux délivrer ton père, mais je veux aussi te ramener vivante et heureuse.

Il lui décocha un clin d’œil et se détourna aussitôt pour aider le pêcheur qui tirait sur un cordage afin de monter la voile le long du mât.

Tout autour d’eux, sur les autres bateaux, la même animation silencieuse agitait les hommes. Une à une, avec une lenteur solennelle, les voiles triangulaires s’élevaient, éclatantes dans les dernières lueurs du jour.

Le soleil se posa sur les forêts déjà sombres. Une huile rouge sang se répandit sur la surface du lac, si éblouissante qu’il leur fallut se protéger les yeux.

Comme le pêcheur l’avait annoncé, la brise agita la voile. Il empoigna l’aviron de gouvernail, le poussa d’un coup. La voile bascula, se gonfla comme sous l’effet d’un coup de poing. La barque grinça, l’étrave trancha l’eau dans un crissement. À leur tour les autres barques pivotèrent. Les voiles claquèrent les unes après les autres alors que le couinement des mâts et des membrures rebondissait à la surface du lac déchiré.

Barabbas était debout sous la voile, se tenant au mât. L’étrave du bateau pointait en direction d’une vaste crique à l’est de Tarichée. En souriant, le pêcheur déclara à Miryem :

— Tant qu’ils peuvent nous voir, on fait comme si on rentrait à la maison.

*

* *

Jusqu’à l’obscurité complète, ils avaient vogué en direction du sud, réduisant progressivement la voile pour ne pas trop s’éloigner de la forteresse. Maintenant, le peu de lune permettait de distinguer les bateaux les plus proches, rien de plus. Sur la rive brillaient les lumières des palais de Tarichée et les torches sur les chemins de ronde de la forteresse.

Ils naviguaient en silence, mais les barques se côtoyaient de si près que le bruit de l’eau contre les coques, le claquement des voiles et le grincement des mâts paraissaient faire un vacarme du diable, audible jusqu’à la côte.

La brise était ferme, les pêcheurs connaissaient leurs bateaux comme un cavalier sa monture. Mais Miryem devinait la nervosité de Barabbas. Il ne cessait de lever les yeux pour vérifier le gonflement des voiles, parvenant mal à estimer leur vitesse, craignant d’atteindre la forteresse trop tôt ou trop tard.

Soudain, ils furent si près de l’énorme masse des tours que les silhouettes des mercenaires se dessinèrent nettement dans le halo des torches. Presque aussitôt, un sifflement fusa. Puis un autre en écho. Barabbas tendit le bras.

— Là ! s’exclama-t-il avec soulagement.

Miryem scruta la rive sans rien distinguer d’anormal. Tout à coup, au pied de la muraille, un embrasement éclata, si violent qu’il ne pouvait provenir que de lampes ou de torches. De seconde en seconde, les flammes grandirent, le foyer à leur base s’élargissant et courant d’ombre en ombre. Des cris, des appels retentirent sur le chemin de ronde. Les gardes s’agitèrent, quittant leurs postes.

— Ça y est, gronda Barabbas, ravi. Ils ont réussi !

« Ils », c’étaient une dizaine de membres de sa bande. Ceux-là avaient pour mission d’allumer un incendie dans les baraquements de la garde et les greniers du marché qui jouxtaient la forteresse, à l’opposé du champ des supplices. Les charrettes amenées depuis Sepphoris y avaient été abandonnées dans la journée, chargées de vieux bois et d’un fourrage en apparence anodin. Les doubles fonds, vidés de leurs armes, avaient été remplis de pots de bitume et de jarres d’essence de térébinthe, transformant les véhicules en redoutables mèches à incendie. Les hommes de Barabbas devaient y mettre le feu à une heure bien précise avant de s’enfuir de la ville.

A l’évidence, ils avaient réussi. Comme pour le confirmer, un bruit sourd roula sur le lac. À nouveau des flammes illuminèrent la muraille. Des éclairs dorés et des flammes jaillirent encore, loin des premières. Cet incendie allait semer la confusion parmi les mercenaires et provoquer la débandade des villageois.

De tous les bateaux fusèrent des cris de joie, tandis que le feu, gagnant en force, se reflétait dans le port de Tarichée. On entendit enfin le hululement des trompes qui appelait les légionnaires et les mercenaires à la rescousse. Barabbas se retourna vers le pêcheur.

— C’est le moment ! lança-t-il en tentant de maîtriser son excitation. Il faut foncer pendant qu’ils sont occupés à éteindre le feu !

Son plan marchait à merveille.

Grâce à la diversion opérée par l’incendie, la surveillance du champ des supplices et celle des chemins de ronde allaient être allégées, sinon abandonnées.

Les bateaux accostèrent en silence sur une plage de gravier, où chacun prit pied. Ici, l’obscurité demeurait profonde, tandis que l’on entendait les hurlements de ceux qui combattaient le feu rougissant désormais le ciel et le lac.

Barabbas et ses compagnons, ombres dans l’ombre, les lames nues des couteaux au poing, coururent en avant afin de s’assurer que nul garde ne traînait et n’allait donner l’alerte.

Une main se glissa dans celle de Miryem. Abdias l’entraîna.

— Par ici, ton père est en haut, près de la palissade. Cependant Miryem comme les camarades d’Abdias qui les suivaient hésitèrent, pleins d’effroi. Leurs yeux étaient assez accoutumés à l’obscurité pour discerner l’horreur qui les entourait.

Les croix étaient dressées ainsi qu’une forêt de l’enfer. Certaines, pourries, s’étaient brisées sur des restes de cadavres. D’autres étaient si serrées que, par endroits, les courtes traverses retenant les bras écartelés des condamnés se chevauchaient.

Quelques croix étaient encore nues. Mais, à leur pied, des squelettes pendaient, silhouettes grotesques qui n’avaient plus rien d’humain depuis longtemps.

Alors seulement Miryem eut conscience de la pestilence qu’elle respirait, des os et des carcasses humaines qui jonchaient le sol sous ses pieds.

De petits feulements les firent sursauter. Des froissements d’air leur coupèrent le souffle. Des chats sauvages déguerpissaient, des oiseaux de nuit, charognards que leur présence soudaine dérangeait, s’envolaient avec une mollesse menaçante.

Miryem douta un instant de pouvoir avancer plus loin. Abdias bondit en avant sans lui lâcher la main.

— Vite ! On n’a pas de temps à perdre.

Ils coururent, et cela leur fit du bien. Comme promis, Abdias se dirigea sans hésitation entre les croix.

— Là, dit-il en pointant le doigt.

Miryem sut qu’il disait vrai. Malgré la nuit, elle reconnaissait le profil de Joachim.

— Père !

Joachim ne répondit pas.

— Il dort, assura Abdias. Toute une journée là-haut, ça doit vous foutre un sacré coup sur la tête !

Alors que Miryem appelait encore son père, des cris, un bruit de bagarre, s’élevèrent près de la palissade.

— Par la queue des démons ! gronda Abdias, ils ont quand même laissé des gardes ! Vite, vous autres, aidez-moi.

Il attira deux de ses camarades au pied de la croix et sauta lestement sur leurs épaules.

— Faites pareil avec les autres croix là autour, ordonna-t-il au reste de sa bande. Il y en a sûrement qui sont encore vivants.

Miryem le vit grimper, le couteau entre les dents, aussi agile qu’un singe. En un clin d’œil, il fut à la hauteur de Joachim.

Doucement, il lui agita la tête.

— Hé ! père Joachim, réveille-toi. Ta fille vient te sauver ! Joachim marmonna des paroles inintelligibles.

— Réveille-toi, père Joachim ! insista Abdias. C’est pas le moment de roupiller ! Je vais couper tes liens et, si tu ne m’aides pas, tu vas te casser la figure.

Miryem entendit des geignements de douleur sur les croix toutes proches où s’agitaient les autres gamins. Des vociférations et des cliquetis de métal résonnaient là où l’on se bagarrait toujours.

— Mon père doit être blessé, dit-elle à Abdias. Coupe ses liens et on le retiendra !

— Pas la peine, il se réveille enfin !

— Miryem ! Miryem, c’est toi que j’entends ? La voix était rauque, épuisée.

— Oui, père, c’est moi…

— Mais comment ? Et toi, qui es-tu ?

— Plus tard, père Joachim, marmonna Abdias en s’affairant sur les épaisses cordes. Maintenant, il faut déguerpir, et vite, parce que ça va bientôt se gâter…

De fait, alors que Miryem et les camarades d’Abdias retenaient Joachim qui glissait le long de la croix, Barabbas accourut avec ses compagnons.

— Les salopards ! grinça-t-il.

La tunique déchirée, les yeux encore brillants du combat, il ne tenait plus un couteau, mais une spatha, la longue épée romaine tant redoutée.

— Il en restait quatre dans une tente de guerre. Ceux-là ne verront plus Jérusalem et nous ont fait cadeau de leurs armes. Mais je crois qu’un homme gardait une porte de la forteresse. Il faut filer avant qu’ils ne reviennent en force.

— Qui es-tu ? marmonna Joachim, éberlué.

Ses jambes ne le portaient plus et chaque mouvement de ses bras lui tirait un gémissement. Il était allongé dans les bras de Miryem, qui lui soutenait la tête. Barabbas sourit de toutes ses dents.

— Barabbas, pour te servir. Ta fille est venue me demander de te tirer des griffes des mercenaires d’Hérode. Mission accomplie.

— Pas encore, murmura Abdias en sautant sur le sol. Je viens de voir une torche au pied de la muraille.

Barabbas ordonna le silence, écouta les voix des mercenaires qui approchaient et conclut dans un chuchotement :

— Ils auront du mal à nous repérer dans le noir. Tout de même, il faut ficher le camp en vitesse.

— Mon père ne peut pas courir, souffla Miryem.

— On va le porter.

— Les copains en ont décroché quatre autres qu’il faut porter aussi, marmonna Abdias.

— Eh bien, alors, qu’est-ce que vous attendez ? gronda Barabbas en chargeant Joachim sur son épaule.

Ils eurent le temps de monter dans les barques aux voiles déjà tendues avant que les mercenaires aient l’idée de courir jusqu’à la berge.

Le claquement des voiles, le grincement des bateaux les alertèrent, mais trop tard. Il y eut quelques tirs hasardeux. Les flèches et les javelots se perdirent dans l’obscurité. De l’autre côté de la forteresse, l’incendie faisait rage plus que jamais. Il menaçait de dévorer une partie de la ville, et les mercenaires ne s’attardèrent pas à poursuivre ceux qu’ils tenaient pour des voleurs de cadavres.

Les barques disparurent dans la nuit. Comme convenu, les pêcheurs en incendièrent deux, les plus vieilles et les moins manœuvrables. Ils les abandonnèrent à la merci du courant, afin de faire croire aux Romains et aux mercenaires qu’elles avaient été volées.

Tandis que la barque remontait le lac vers le nord, Joachim, les doigts engourdis par les liens qui lui avaient emprisonné les poignets, ne se lassait pas de palper les mains de Miryem et de lui caresser le visage. L’esprit encore confus, à demi défaillant de soif et de faim, le corps tout entier douloureux, il balbutiait des remerciements. Il les mélangeait à des prières à Yhwh, pendant que Miryem lui racontait comment elle s’était refusée à l’abandonner à la mort, malgré l’opposition de leurs voisins nazaréens, à l’exception de Yossef le charpentier et d’Halva, son épouse.

— Mais c’est moi qui ai eu l’idée pour te sauver, père Joachim, intervint Abdias. Sinon, Barabbas tout seul, il l’aurait pas fait.

— Alors, toi aussi je te remercie du fond du cœur. Tu es très courageux.

— Bah, c’était pas si difficile et pas gratuit. Ta fille m’a fait une promesse si j’y arrivais.

Le rire de Joachim résonna contre la poitrine Miryem.

— Sauf si elle a promis de t’épouser, je la tiendrai moi aussi, cette promesse.

La surprise rendit silencieux Abdias pendant un instant. À nouveau Miryem sentit le rire de son père qu’elle serrait contre elle. Plus que tout, c’était la preuve qu’elle l’avait bel et bien sauvé de l’horreur du champ des supplices.

— Bah ! c’est beaucoup moins que ça, marmonna Abdias. Elle a promis que tu me raconterais les histoires du Livre.


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