Bérurier a pour habitude de ne jamais s’avouer vaincu. Pour l’heure il ergote encore avec ses arguments à lui, lesquels conservent toujours un je ne sais quoi de mystérieux.
— Écoutez, fait-il, quand on a une aviation made in France, et que des gus ont perdu à vot’ santé la guerre du canal de Suez-Guy-Mollet, on se met pas à leur chercher des noises pour des bricoles ! Moi, j’ai eu un cousin déporté à Mathusalem, môssieur ! Je me fringue au Carreau du Temple ! Berthe, mon épouse millésimée[37] a acheté son manteau de possum chez un grand fourreur de la rue des Rosiers. J’ai rien contre le vaillant peuple juif, pas plus que contre le vaillant peuple arabe. Ce serait été de moi, vot’ problème, je le réglais en deux temps trois mouvements : je baptisais tout le monde dans la foulée. Les arbis, les youdes, au trot ! Te vous lançais des escadrilles de missionnaires dans le paysage. Allez, zou ! Catholique ! Catholique ! Mobilisation entière du Vatican. Les archiprêtres, les évêques, les curetons de villages, les cardinaux à roulettes, tout le monde sur le tas ! Le pape idem, pour baptiser les plus huppés ; le roi Robert Hossein ; maman Gold Amer, les présidents de carrière ; les rois mages, par paquets de dix. Hardi petit, un grain de sel sous la menteuse, un p’tit coup d’huile derrière les feuilles ! Zop : te v’là converti ! Et que je te chrême ! Et que je t’ondoye ! Les rabbins, les muezzins, les Bloch-Lévy, les Ben Couscous ! Tous ! Qu’on en finisse une bonne fois avec leur chierie de tirage de bourre. Ah, merde, attendez que les Chinois vinssent vous mettre d’accord. Catholiques, uniformément ! Ou bien bouddeurs, j’sus pas sectaire.
Le chef du personnel se tourne vers moi et demande :
— Il est fou, ce type, ou quoi ?
— Je ne sais pas, répondis-je, à son sujet le mystère reste entier.
Mais voilà qu’une secrétaire vêtue en officière avec casquette plate et baudrier de cuir, entre et s’approche du chef.
— Ah, parfait ! Qu’ils entrent ! dit vivement ce dernier.
La fille salue militairement et ressort.
— Voici deux membres du Shin Beth, annonce mon interlocuteur. Ils vont prendre en main la situation.
Je me permets une question qui me travaille le cuir depuis déjà un peu plus d’assez longtemps :
— Pourquoi diantre Horry nous a-t-il dépêchés dans un kibboutz au lieu de nous adresser directement à ses collègues de Tel-Aviv ?
L’autre se marre comme une tranche d’orange.
— Nos services secrets doivent leur efficacité à un excès de prudence. Personne n’est jamais branché sur le siège de ce département. Des postes de triage ont été constitués un peu partout, dans les endroits les plus inattendus.
Il n’en dit pas plus car deux grands gaillards viennent d’entrer. L’un est blond, avec un regard couleur d’ambre, la peau très bronzée, les lèvres surmontées d’une fine moustache plus claire que ses cheveux. L’autre est un peu plus vieux, plus empâté aussi. Il a la peau bistre avec des joues étrangement rouges qui font songer à celles d’un Indien[38]. Tous deux portent des costumes extra-légers, blancs à rayures bleues, made in U.S.A. À gauche, leurs vestons ont le même renflement significatif. Ces messieurs, pour aller se baigner, ils doivent se dégrafer autant de courroies qu’un homme-tronc muni de prothèses.
Leur première réaction, en pénétrant dans la pièce est une exclamation enjouée.
— Par exemple ! (en anglais for exemple).
— Tiens, dit le blond en s’approchant de notre délicieuse et trémousseuse camarade PI 3-1416, tu es encore ici, toi !
— Comment ! s’étonne le chef du personnel, vous la connaissez ?
— Parbleu, c’est Mahatma Pômpzobb, l’espionne irakienne. Ça fait vingt fois qu’on la pince en territoire israélien. Au début on essayait de l’échanger contre des prisonniers ou du matériel, mais là-bas ils se font tirer l’oreille. Je crois en fait qu’ils aimeraient bien s’en débarrasser. La dernière fois on l’a échangée contre un jerrican d’essence et un cageot de dattes. Cette fois-ci, je parie qu’ils ne donneront même pas un pourboire au gars qui la reconduira à la frontière.
— Chiens puants ! lance Mahatma, je vous vomis !
— O.K. ! admet flegmatiquement le type brun en sortant un sandwich de sa poche et en l’attaquant avec un appétit béruréen.
M’est avis que s’il continue de s’empâter, cézigue, il deviendra vite un agent double.
Les déclarations du blond à propos de PI 3-1416 m’ont beaucoup surpris. Je la tenais pour une fière amazone indomptable, cette poulette ! Se peut-il que…
Comme désireux de satisfaire ma curiosité, le chef du personnel demande :
— Pourquoi continue-t-on de l’employer si elle est inefficace ?
L’interpellé s’éponge le front et déclare en s’asseyant sur le bout de la table :
— Pff, sans doute a-t-elle des bontés pour un gros bonnet de son pays. Ce qui la rend inefficace, c’est ça !
Et il gifle notre petite camarade. Pas fort ! Une petite beigne bien appliquée, format jouvencelle. Illico la mère Mahatma fond en larmes.
— Hiiiii ! C’est pas ma faute, chougne-t-elle. C’est le général Akel Gânash qui a voulu que je les accompagne. Ce sont des espions français chargés de mission en Israël ! Moi j’ai rien fait !
Flegmatique, le type blond murmure :
— Son point faible, comprenez-vous ? C’est psychique : elle ne supporte pas les gifles. La première fois nous lui avions fait subir un… un questionnaire très compliqué, électrique et tout. Elle n’a pas dit un mot. C’est par hasard que nous avons découvert que ça…
Il la torgnole à nouveau.
— Hiiiii ! redouble la donzelle, je vous jure que j’y suis pour rien. Lui (elle me désigne) c’est un commissaire français. Et ça (elle montre Béru) c’est son adjoint ! Je veux plus les voir, ils font rien qu’à me faire faire des vilaines choses !
— Marrant, hein ? demande le blond. Un cas ! Bon, virez-moi cette conne que je ne saurais souffrir davantage. Le plus simple est de la raccompagner jusqu’à la frontière syrienne. Vous direz au convoyeur qu’ils se fassent rembourser les frais d’essence par les Syriens, plus la taxe de séjour de la rombière. Maintenant, laissez-nous. Vous placerez simplement vos hommes autour du bâtiment. Ordre de tirer si l’un de ces deux amis tente de fuir.
Tout le monde se retire en silence.
Nous restons à quatre dans la pièce. Nouveau retournement fulgurant of the situation. Tout va si vite ! Tout est si brusque. Ça culbute, ça se modifie. On croit que le rouge vient de sortir : erreur, c’est le noir ! Couennerie de vie, va !
Le ventilateur fixé contre la cloison du fond ronronne dans un doux frissonnement. Il balaie la pièce selon une trajectoire de 45 degrés et, par instants, son souffle frais me caresse la frime. J’ai qu’à fermer les yeux, aussitôt je me crois en montagne, par beau temps, au débouché d’un vallon où gazouille un ruisseau.
— Asseyez-vous donc ! m’invite le blond dans un français très correct. Il ajoute en ricanant : « Vous ne paierez pas plus cher. »
Il est sympa, ce gars. J’aime assez sa nonchalance tranquille, l’humour un peu froid qu’on lit dans ses yeux clairs et qui passe dans les sonorités de sa voix. Et puis il est très beau garçon et je trouve que, sans nourrir le moindre instinct homophile, on est plus à son aise avec des gens harmonieux.
— Sitôt alerté, j’ai examiné le dossier d’Horry Zonthal avant de venir, déclare mon interlocuteur. Je pense que la situation est très simple et que nous la dénouerons en un rien de temps.
Il sort un peigne de sa poche intérieure, se recoiffe presque machinalement et déclare :
— Je suppose que vous appartenez aux services de contre-espionnage français ?
Il n’attend pas de réponse. Pour lui, c’est une évidence qu’il énonce.
— Vous aviez repéré nos deux agents et vous les avez filés. Cela vous a permis d’apprendre qu’ils ont débusqué un ex-nazi établi en France sous une fausse identité et jouissant là-bas d’une honorabilité… éclatante. Exact ?
Moi, vous me connaissez ? Dans les cas délicats, je fais appel à mon instinct. Je le laisse répondre. Ce qu’il décide est bien.
— Exact, conviens-je. L’homme en question n’est autre que Von Chichmann !
J’ai pris le parti de la franchise. Avec mon vis-à-vis il est préférable de jouer franco. C’est le meilleur moyen de me faire affranchir. Ainsi, ne viens-je pas d’apprendre un détail important ? Von Chichmann jouit en France de la considération de ses voisins ! Intéressant.
— Que vous cherchiez à protéger ce traître, compte tenu de sa position chez vous, s’explique parfaitement, admet le beau blond. Mais comme nous n’avons pas les mêmes raisons que vous de le ménager, il sera exécuté demain. La décision a été prise par la Commission Suprême sitôt connu l’incident de l’avion détourné. Nous ne pouvions plus prendre le risque d’atermoyer. Une solide équipe est déjà à pied d’œuvre à Saint-Nom au moment ou nous bavardons et demain soir le monde comportera une belle ordure de moins.
Il sort des cigarettes de sa poche et m’en propose une. J’accepte. Il me l’allume avant d’incandescenter le bout de la sienne. On se livre à un léger duel de fumaga, après quoi il murmure.
— Nous allons vous retenir prisonnier jusqu’à ce que tout soit O.K. en France. Après quoi nous vous échangerons secrètement contre un Mirage ou une babiole de ce genre.
— Et moi ? demande abruptement Béru, mal content de compter pour du beurre depuis le début de l’entretien.
L’autre le toise à travers sa fumée.
— Oh vous, nous vous troquerons contre une photographie dédicacée de M. Marcel Dassault.
Un silence. Cette fois, c’est son pote qui intervient.
— Il y a tout de même un détail, dit-il…
— Oh, oui, fait le blond. Une petite chose nous intrigue : pourquoi avez-vous filé nos hommes jusque dans l’avion qui devait les ramener ici ?
Je hoche la tête.
— Mes chefs voulaient connaître votre décision à propos de Von Chichmann.
— Je comprends ça, pouffe le blond. Eh bien, en attendant que nous recevions des ordres des nôtres, à votre sujet, nous allons vous mettre en lieu sûr. Car, soit dit entre nous, cette perspective d’échange n’est qu’une vue de mon esprit, mon cher homologue. Il se peut très bien que nos supérieurs, agacés par vos petites combines, souhaitent que vous ayez un accident. On est très énervé, en haut lieu, depuis un certain temps.
Il quitte son siège pour s’approcher de la fenêtre ouverte. Un long moment il contemple l’agitation du kibboutz en sifflant une curieuse mélopée. Quand il se retourne, son visage exprime la détermination.
— Ici il n’y a pas de prison, déclare-t-il. Mais j’ai trouvé mieux.
Il se penche par la croisée et lance des ordres en yiddish. Aussitôt des gus radinent avec des rouleaux de fil de fer.
— Levez-vous, je vous prie ! enjoint le blond.
Force nous est d’obéir. Voilà qu’on nous ligote de bas en haut à l’aide du fil. Très serré, je vous prie de le croire.
— La geôle idéale, déclare l’agent du Shin Beth en désignant une immense grue dressée au fond de l’esplanade où l’on construit des silos (à billes). On va vous placer dans les mâchoires fermées de la grue. Ensuite on les remontera à une vingtaine de mètres au-dessus du chantier dont les fondations de béton sont hérissées de fers. Si les grands patrons décident de négocier vos personnes, nous vous récupérerons demain, dans le cas où ils opteraient pour la solution radicale, le grutier n’aura qu’à actionner l’ouverture des mâchoires ! Mais, franchement, cette deuxième hypothèse me paraît improbable car nous sommes des gens réalistes.
C’est un type énergique et plein d’initiatives, vous ne trouvez pas ?
— Y’a qu’un avantage, grommelle Béru, un seul : y fait moins chaud ici qu’en bas. En tout cas ils auraient pu nous donner de quoi morfiler. J’ai l’estom’ qui ressemble à une blague à tabac d’occupation.
La benne de la grue sent la rouille et le ciment frais. Elle est si rugueuse qu’à chaque mouvement de tête je me racle la couenne. Ces vaches ont trop serré nos liens et je sens un engourdissement m’emparer. Des myriades de fourmis glacées me bricolent les jambes et les épaules. D’ici demain je serai plus raide que le béton d’en dessous, mes frères ! Ah, merde, v’là que ça tourne à la calamitas. Et ce blond qu’avait l’air urbain tout plein, avenant même, dans son genre. Des promesses… ; Le truc qu’on va régler à l’amiable, entre gens de même profession et de bonne compagnie. Et puis sa petite décision vacharde. Fil de fer, grue !
Fumelard ! Si un jour on se retrouve…
Je maugrée.
Ça soulage un peu. Pas beaucoup ! Tout en rouscaillant, je réfléchis. Le côté hilarant de l’aventure (j’hilare pas pour autant) c’est qu’en trois répliques j’ai appris tout ce que je suis venu chercher ici. À savoir que le Von Chichmann de mes choses est un monsieur important, qu’on ménage chez nous. Il habite Saint-Nom (la Bretèche ?) et on va le carboniser demain. Seulement, le moyen de rencarder le Tondu ?
Le soir descend, majestueux, dans les indigos et les violines.
Par un trou provenant d’un boulon manquant, je mate un horizon biblique fabuleux. Au loin, Nazareth. Jésus y résida. Il pourrait pas faire un petit quèque chose pour nous ?
— Dis donc, Gros, murmuré-je, tu vas entrer dans les ordres, toi, à force de vouloir baptiser tes contemporains. Qu’est-ce que c’est, cette lubie ? Je te savais pas porté sur la curaterie.
Il hausserait les épaules s’il n’avait les deux ailerons soudés au torse.
— Me prends pas pour un bigot, simplement j’sus adjectif, mon pote. Les hommes se chicornent pour des questions politiques ou religieuses, en général, exaquete ?
— Hélas.
— S’ils se tuent pour une religion, c’est que ces cons-là ont besoin d’en avoir une, tu me suis ?
— Très bien, mais pourquoi leur imposerais-tu le catholicisme ?
Bérurier ne prend même pas la peine de se recueillir pour affûter sa réponse. Il la livre spontanément.
— Tu connais, toi, une autre religion basée sur le picrate ? Le Jésus de l’Enfant Marie qui change la flotte en rouquin. Qui cabaliste sur du pinard en affirmant comme quoi que c’est son sang ! Et dont on célèbre la messe en se filant du muscadet plein le ciboire. Si t’en sais d’autres, j’sus preneur ! Moi, j’estime que, religion pour religion, autant s’en farcir une qui t’incite au godet ! Une qui prend sa source dans un pied de vigne, bon Dieu de foutre !
« Mais tu crois que c’est bien le moment de causer géologie, Mec ? On ferait-y pas mieux de chercher une bath combine pour se tirer de là ? Moi, les grues, je les aime seulement quand elles font le trottoir… et des prix raisonnables.
— Comment filer d’ici ! lamenté-je. Le fil de fer a ceci de pernicieux qu’il ne se détend pas quand tu forces. Dans d’autres bouquins on s’est souvent délivrés mutuellement. Le coup de « tourne-toi, je vais défaire tes liens, et tu déferas les miens » on l’a tellement employé que si on se le repaye dans ce livre y’aura des pétitions au ministère de la Culture.
— Écoute, Sana, quand on est dans la bistouille, on chipote pas sur les moyens d’en sortir. Turellement qu’on remploie les vieilles recettes, du moment qu’é sont bonnes ! Si tu vas chercher par là, en amour c’est du kif au même. Excepté des séances façon galas Karsenty, comme t’t’à l’heure avec la mère Mahatma, on fait toujours reluire bobonne au moyen des mêmes méthodes. Une fois que tu lui as pratiqué : le doigt de cour, le bectage de frifri, la tringluche arrière et le grand fourre-tout, qu’est-ce y reste ? Le lichouillage de doigts de pied ? Le transistor pulmonaire ? La corde à violon dans l’œil de bronze ? La compresse chinoise. Ou des conneries de ce genre.
— Tu peux remuer la main, toi ?
— Non, z’hélas. Pas même le petit doigt.
— Moi non plus. Alors tu veux essayer quoi, mon pote ?
— Y n’nous ont pas naturalisés complètement, affirme l’irréductible. Me reste ma mâchoire d’acier. Gars. À l’époque d’avant mon râtelier, je bouffais des goulots de bouteilles !
— Et maintenant tu peux encore cisailler le fil de fer ?
— Faut voir ! Bouge pas !
Il s’active, trémousse un peu pour amener sa big tronche au niveau de mes liens de chaîne (que causait mon ami Robert Gaillard y’a pas si tellement naguère). Ses ratiches de porcelaine grincent sur le métal à vous en liquéfier le tympan. Soudain, le bruit sec d’une brisure retentit dans le silence devenu nocturne depuis que le soleil s’est pieuté.
— Ça y est ? m’enquis-je.
— Penses-tu, je viens de me nazebroquer trois tabourets à la fois ! T’avais raison, on est marron.
Ma résignation s’exhale en un long soupir. Les heures passent. La nuit fraîchit. Le kibboutz s’endort. Je finis par en faire autant.
Une légère vibration me réveille. Un menu grincement la ponctue. J’éprouve une molle sensation de balancement. J’ai chaud dans le dos, ayant de ce côté Béru pour couverture, mais je grelotte du devant.
— Hé, Gros ! Tu sens rien ?
Il patouille de la menteuse.
— Hmmm, qui donc ?
— On dirait qu’on remue.
La plainte métallique de poulies enclenchées confirme mon impression.
— On nous descend !
— En pleine noye !
— C’est le matin, regarde le ciel.
Il est d’un bleu blanchâtre ! Le jour ne tardera plus. Je sens à peine mes membres. Un vrai bloc de ciment ! La descente continue, très lente. Nonobstant le léger couinement du câble dévidé, le silence reste entier.
— On nous descend sans utiliser le moteur de la grue, murmuré-je, au treuil de secours à main. Ça veut dire quoi ?
Un peu plus tard, notre mouvement descensionnel s’interrompt. La benne se balance dans le vide. Pourquoi nous laisse-t-on ainsi suspendus dans les airs ? Et puis il y a un sortilège. Un faux, bien sûr, car tout prodige comporte une explication rationnelle. Une tête surgit au-dessus du bac où nous gisons. Est-ce un ange qui voltigeaient par là. Que non pas. Les anges n’ont pas les cheveux noirs et frisés serrés, ils n’ont pas l’accent nord-africain, du moins pas ceux dont on a enchanté ma petite enfance et qu’on accroche au-dessus des crèches.
— Disez rien ! chuchote une voix. Je vous y vais couper les fils, après vous y démerdrez comme tu peux tu pourras !
Une main armée de pinces plonge vers nous. Cric, cric, cric, cric !
Plus efficace que les ratiches du Gros, cet outil. Il mord dans nos liens, les cisaille sec. Cric, cric !
— Je vous y ai pas descendu la benne complètement tout à fait par terre pour pas faire di bruit. J’y voulais t’y vous délivrer avant, mais ils avaient foutu un pitain de sentinelle. Ce digueulasse s’y était assis sur la forme-plate de commande. Reusement qu’il a eu bisoin di ch…[39]. J’ai pu lui placer n’une manchette sur la calbasse. Mais y’ n’va pas roupiller longtemps.
— Qui êtes-vous ? demandé-je.
— Y m’reconnaît pas ! exclame notre délivreur. J’sus Mohamed !
— Mohamed ?
— Eh, commissaire Santonio, combien de fois je t’ai lavé la bagnole à la station de la rue de Berri que je travaillais ! Ti m’donnais toujours un bon pourliche. Ça te rappelle, maintenant ? Mohamed !
— Mais bien sûr ! Cher Mohamed. Que fais-tu dans ce kibboutz ?
Il baisse le ton d’une octave et de trois Gustave.
— Espionnage pour li compte de la Tunisie.
— Pas possible, toi !
— Oui, assure fièrement mon copain, j’apprends comment ci bon Dieu de juifs arrivent à faire pousser di pamplemoussiers dans l’désert. Li jour qu’j’ai pigi, on t’en cultive chi nous des gros même chose que des couilles d’éléphants. Ce sidi barre-toi fissa avec ton pote et si ti te fais préhender, ti dis que ti me connais pas, que ti m’as jamais vus jamais, ti promets ?
— Je jure ! solenné-je.
— T’as toujours ta Ferrari ? questionne Mohamed après un léger temps d’hésitance.
— Non, un camion me l’a démantelée pendant qu’elle était à l’arrêt.
— Et ti l’as pas fait réparer ?
— Une Ferrari bigornée, c’est comme une femme vérolée par un autre, Mohamed : on s’en débarrasse et on prend autre chose pour l’oublier. Allez, file. Je te remercie de tout mon cœur, la vie est longue, le monde est petit, la Tunisie resplendissante ; j’espère te revaloir ça un jour !
Sa silhouette se fond dans l’obscurité, ombre parmi l’opacité de l’ombre. Le Gravos, moins engourdi que moi (ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit plus dégourdi) enjambe déjà la benne.
— Halte ! hurle une voix.
La sentinelle a déjà repris ses esprits et sa mitraillette. Elle radine, voit la benne descendue, le Gros libre. Alors elle se manie la rondelle.
— Halte !
Le Gravos, il est ce qu’il est, et même un peu plus, mais faut lui reconnaître, à défaut d’esprit, une certaine présence d’esprit.
— Oui, fait-il en direction de la sentinelle, mais en regardant par-dessus son épaule, vas-y !
Le garde qui ne m’a pas renouché croit sentir ma présence derrière lui. Il volte-face pour m’allumer. Une rafale part dans la nuit. Très brève, car Béru lui a déjà paltoqué la coloquinte. Vous avez déjà vu Cassius Clay dépoussiérer la mâchoire d’un challenger ? Imaginez la chose en trois fois pire. Un crochet. D’une pureté absolue. Il proviendrait de chez Cartier, il serait plus net. L’autre morfle cette catastrophe ambulante à la pommette. Il décolle de terre et sabbat dans les fondations.
Pendant ce court intermède, je me suis extrait de ma benne et j’étudie la situation. Pas joyce ! Le jour se lève, les habitants du kibboutz idem. Le premier a été réveillé par le soleil, les autres par les coups de feu. On perçoit déjà du brouhaha dans les baraquements.
— Qu’est-ce qu’on inscrit à l’ordre du jour ? demande sans frénésie le flegmatique.
En un instant mon siège est fait, comme disait une rempailleuse de chaises.
— Arrive !
Je cours en traînepattant en direction de l’hélicoptère jaune immobile sur l’aire toute proche.
— Grimpe, Mec ! Vite ! Vite !
On se juche en hâte dans le coucou jaune. Heureusement que j’ai appris à piloter ce genre de zinzin. Contact… Un vrombissement retentit. Une série de menues pétarades. Je bignoutze alors le procurseur molleté et les pales se mettent à tourner, lourdement au début, comme un lasso auquel on commence à imprimer son mouvement giratoire.
— Mouline ton ventilo, Mec ! glapit le Mastar. V’là les archers de la reine qui se pointent !
En effet, l’agitation se développe dans le kibboutz. On voit radiner des hommes en armes, au pas de charge. Y’en a qui gesticulent, d’autres qui déambulent. Ça fait du tohu-bohu. On crie ! On siffle ! On enjoint !
À présent l’hélico tressaille sur place. Son hélice ronfle à tout va au-dessus de nos tronches. Un coup de vatfer-vhitffet et on se désolidarise d’avec la terre ferme. Ça dandine un brin, dodeline même passablement. Enfin un élan irrésistible nous arrache pour de bon. On dit merde aux lois imbéciles de la pesanteur. On sodomise celles de la gravitation. L’attraction terrestre ? Connais plus ! À nous les azurs…
— Les carnes ! hurle Béru, t’as maté un peu ce boulot !
Il me désigne le plancher où des trous naissent à une allure vertigineuse. Puis le plafond où s’opèrent simultanément les mêmes perforations.
— Ils tirent juste ! continue le Dodu. On va déguster une méchante giclée de suppositoires dans les miches. Gars !
Il se penche au-dessus du vide car l’appareil n’a pas de porte.
— Ils amènent de nouvelles arquebuses ! Une vraie D.C.A., on lambine trop.
— Parce qu’on est chargé d’insecticide ! gueulé-je.
À peine dit, je tire sur la poignée de largage. Quelle fabuleuse initiative ! Immédiately, des quintaux de poudre blanche choient sur nos canardeurs. Vous parlez d’une avalanche ! Les coups de feu cessent aussitôt.
— Bravo, San-A. ! exulte Sa Majesté. On dirait un régiment de Pierrots. S’il y en aurait qu’avaient des morbachs, espère un peu, ils seront débarrassés de leur aimable compagnie.
Je ne réponds pas.
Pour l’instant je me repère. Direction le nord, c’est-à-dire le Liban. Je dois coûte que coûte me poser près d’une ville, de là téléphoner au Vieux pour l’affranchir de ce qui va se passer. Le décès brutal de son petit protégé Von Chichmann est imminent. Aurai-je la communication à temps ?
Mais je brûle les étapes. J’anticipe. J’en suis déjà à de vulgaires problèmes de télécommunications, alors que sur tout le territoire israélien la chasse doit méchamment s’organiser.
C’est pratique, un hélicoptère, mais ça a un grave défaut : la lenteur. N’importe quel zinc chargé de nous courser nous déguisera en chandelle romaine en moins de dix minutes.
— Toi, je te comprendrai jamais, déclare Alexandre-Benoît, c’est toujours au moment que tout carbure au poil que tu pousses tes frites les plus moroses. Le temps te dure de la môme Travadja, ou quoi-ce ?
— J’ai hâte de prévenir le dirlo, Gros. Je cherche la bonne solution.
— C’est quoi la plus proche frontière ?
— La Jordanie. Seulement si on s’y pose on va encore tremper dans une béchamel assaisonnée à l’acide sulfurique. Non, notre unique ressource c’est le Liban. Mais il m’étonnerai ! qu’on l’atteigne.
— Et pourquoi qu’on la tiendrait pas ? T’es en manque de sirop ?
— C’est le temps qui me fait défaut. D’après mon calcul, il nous faut plus d’une heure pour y arriver.
— Et alors ?
— Alors dans un quart d’heure au plus, nous ressemblerons, vu notre altitude actuelle, à une bouse de vache ou plutôt à une omelette. Des avions de chasse ne vont pas tarder à surgir et ils nous canarderont comme des pipes en terre.
Sa Majesté réfléchit.
— On n’est pas loin de la mer, hein ?
— Non pourquoi ?
— Piques-y dessus ! Le premier barlu qui cogne pavillon convenable, on se pose sur son pont, ainsi de la sorte les chasseurs de la Royal Air Israélienne pourrons pas nous ouvrir le feu contre. On demandera le droit d’agile sur le bord que je cause et tu pourras télégraphier au Vioque en pet vécé.
Malgré les préoccupations du pilotage je tourne vers mon cher Béru un regard qui s’égosille à force d’admiration.
— Tu es génial, Gros.
Il se rengorge un peu, pas trop.
— C’est espontané chez moi, admet-il, question de tempérament. T’as des naturels constipés, d’autres qui s’adornent à la mélancolie, moi j’sus d’un naturel gambergeur, on n’se refait pas ! On a toujours été des grands pensifs chez les Bérurier.