CHAPITRE XIV UN COUP DE POT… D’ECHAPPEMENT

J’sais pas si ça vous fait ça, à vous mais il y a des périodes où tout se met à carburer formidablement. Les gens., les choses, les événements semblent vous obéir comme des caniches dressés, si bien qu’en très peu de temps, oubliant les mouscaillades et les turpitudes, les sottiseries et les coups bas, on décrète que la vie est merveilleuse, huilée, dorée, et qu’elle tourne rond.

À partir de l’instant où notre vieux coucou est parvenu à s’arracher, on traverse une plage de félicité. Je pourrais vous résumer la chose en trois mots ; pourtant, n’étant jamais à court de bla-bla, j’userai de quelques phrases pour vous narrer la suite de nos pérégrinations. D’abord, c’est un vol de grand-père de famille jusqu’à l’aéroport de Beyrouth où je me pose sans histoires ni autorisation, mon zinc n’étant point pourvu de radio. Bol immense, le directeur de la police de l’air est un ancien pensionnaire de l’École de Police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or que nous avons fort bien connu et apprécié à l’époque où Béru y donnait des cours de maintien[41].

Cet aimable garçon nous écrase le coup et, mieux encore, fait stopper un zinc d’Air-France qui s’apprêtait à décoller pour Paris. On s’y précipite. Tout en fonçant vers l’appareil, je prie mon homologue d’appeler le Vieux de ma part pour l’affranchir que les copains du Shin Beth s’apprêtent à dessouder Qui-il-sait aujourd’hui même à Saint-Nom-la-Bretèche.


Voyage sans incident. Escales à Athènes, à Rome… Midi sonne au clocher d’Orly lorsque nous déboulons du « Château d’Yquem » (c’est le nom de notre Boinge).

— C’est beau la France, hein ? fais-je à Pépère, mal réveillé.

Il se frotte les châsses, regarde l’immense piste qui s’étend à perte de vue devant nous et soupire :

— Un peu plat, un peu nu. Faudrait y planter une forêt de peupliers.

Vingt minutes plus tard, un taxi expérimenté nous dépose devant le perron de la Grande Cabane.

C’est chouette de retrouver son odeur administrative. Les agents qui se branlent les cloches en se racontant une vie de famille que le public leur soupçonne pas, ne leur soupçonnerait jamais ! Les couloirs faussement moroses. Les collègues avec des paperasses sous le bras. Les « clients » menottés qui semblent errer vers leur destin merdeux.

On serre des louches. On dit distraitement des « Ça va, merci et toi ? » On retrouve des taches aux murs, des papiers jaunis épinglés sur des tableaux de service… Sans escale on grimpe au bureau du Vioque. Le planton, un gros zig ronchon que je ne connais pas pose son Paris-Jour à regret pour nous annoncer.

— Si vous voudrez bien entrer…

Tu parles qu’on veut bien ! Depuis vingt-quatre plombes je ne pense qu’à cette minute. On franchit la lourde matelassée de cuir noir, râpé comme une banquette de notaire. On pénètre dans le sanctuaire, barbus, cradingues, les fringues chiffonnées comme vous pouvez pas croire, mes jolies.

Deux clodos.

Je fais un pas, un seul et m’arrête, sidéré.

Ce n’est pas le Vieux qui est assis derrière le bureau ; mais un personnage plus jeune, plus grave, avec une figure pincée et blême, de grosses lunettes cerclées d’écaille, des cheveux grisonnants coiffés à plat. Il porte un complet noir où flamboie la rosette. Je le connais de vue. Une huile ! D’un autre secteur de la rousse. Ce qu’il fout là, dans le fauteuil du Big Dabe, j’ai peur de l’apprendre. Y’aurait pas eu mutation pendant notre absence, d’aventure ? Changement de dirlo ! Ah non, pas de ça, Lisette ! Dans l’existence, y’a rien de plus pénible que de changer de chef, tous les divorcés remariés vous le diront. Faut se refaire toute une psychologie, toute une morale. Se reconvertir, quoi ! Changer de dieu, ça freine l’expansion de la foi. On se prend les panards dans de nouveaux rites. On a des bull-dogmes inconnus à apprivoiser. À cette perspective, des idées renonceuses me poignent. L’envie d’envoyer quimper le turbin, de m’orienter sur l’industrie, l’Import-export ou le Journalisme.

L’autre sinistre ne se lève pas comme faisait Pépère, habituellement, pour venir à nous, radieux ou courroucé, mais chaud et tendre derrière son calme apparent. Il nous regarde comme un client grincheux, au restaurant, regarde tomber la morve du garçon enrhumé dans son velouté aux pointes d’asperges.

— Commissaire San-Antonio et inspecteur principal Bérurier ? dit-il d’une voix qui pourrait appartenir : à une jeune fille pubère, à un curé de paroisse opulente, à un eunuque frileux, à un pédéraste de naissance, à un membre sénile du jockey-club ou à un professeur d’harmonium.

On s’avance. Il nous considère en fronçant le nez pour nous signifier nos fumets.

— On m’a téléphoné de Beyrouth en votre nom, déclare-t-il, du diable si j’ai compris quoi que ce soit à ce que m’a dit votre correspondant.

Il ne nous tend pas la main. Au contraire, il planque sa pogne sous le burlingue, comme le font : les Américains pour manger, les écoliers pour se masturber, les bandits siciliens pour ouvrir leur couteau et les manchots pour dissimuler leur infirmité.

— Excusez notre tenue, monsieur le… heu… Nous rentrons de mission. Seriez-vous le nouveau directeur par hasard ? bredouillé-je.

— Je ne le suis pas par hasard, mais par intérim, grince ce pet foireux. Votre directeur en titre a pris quelques jours de repos.

Mon soulagement doit exploser sur ma figure comme une bouteille de C4 H10 dans une chaudière de steamer. Ma joie fait peine à voir. Le vis-à-vis prend une expression calamiteuse.

— J’attends vos explications, dit-il.

L’aigreur personnifiée. Du vinaigre à l’état pur ! Un jus de citron, ce mec !

— L’affaire Von Chichmann, fais-je.

Il hoche la tête.

— Je ne suis pas au courant.

Son ton prend des inflexions corrosives. Il retire sa main de sous le burlingue pour tapoter une pile de dossiers.

— Voici les affaires en cours. Aucun dossier ne mentionne Von Chichmann ni ne fait la moindre allusion à l’enquête dont vous fûtes chargés.

Troublant, cela. Il est pourtant si méticuleux, le Tondu. Si « service-service » !

— Ne pourrait-on pas téléphoner au patron ? hasardé-je.

— Si c’est monsieur le directeur en titre que vous appelez ainsi, je puis vous affirmer que son téléphone ne répond pas, déclare le vilain. Je suppose qu’il a dû prendre des vacances à la campagne… Toujours est-il que nous sommes absolument coupés de lui, ce qui est fort désagréable. Cela dit, peut-être serait-il bon que vous me racontassiez votre petite histoire, non ?

Ma petite histoire !

Tu manques canner cent fois ! Tu te fais martyriser la viande ! T’accomplis des prouesses que même toi t’as peine à y croire ! On te bafoue ! On te tire dessus ! On t’invective ! On regarde ton sexe ! On te vilipende ! Et ça donne une « petite histoire » qu’il faut bonnir rapidos, entre deux portes, à une tête à claque dont la mine foutrait la couperose à un cierge de crypte !

Mais la servitude et la grandeur policière exigent que j’en réfère au chef remplaçant.

Je le fais donc très vite, sans excitation, sur le ton banal réservé aux rapports désinvertébrés.

Lorsque j’ai terminé, le suppléant hausse les épaules.

— Votre… « patron », comme vous dites, appréciera lorsqu’il rentrera. Du moment qu’il ne m’a laissé aucune instruction à ce sujet, je n’ai pas à m’en préoccuper.

Ah ! la carne ! Comment qu’il joue au jeu de volant avec la sueur des poulets d’élite !

— Mais voyons, objecté-je, d’après ce que nous avons appris, ce Von Chichmann va être exécuté aujourd’hui même par le Shin-Beth.

— Qu’y puis-je ?

Le Mastar qui, jusqu’alors, s’est cantonné dans un rôle de sous-fifre silencieux, ronchonne :

— Vous puisez envoyer un préservatif à Saint-Nom manière de lorgner si la béchamel tourne pas ! Une équipe de gars futés qui se planqueraient dare-dare dans le patelin pour ouvrir l’œil. Faut se manier le rond, car il est p’t’être déjà effacé, le Chichmann.

J’ai l’impression que notre interlocuteur va voler en éclats (et que ce ne seront pas des éclats de rire).

— Veuillez attendre le commissaire San-Antonio dans l’antichambre ! ordonne-t-il, le doigt pointé en direction de la porte.

Bérurier semble prendre un coup de buis sur l’occiput. Il respire deux pleins jerricans d’oxygène et déclare :

— J’espère que c’est pas les oreillons qu’il a morflés, notre vénéré Boss. Biscotte s’il doit rester quarante jours sans sortir, y’aura plus lerche des fectifs dans la boîte quand c’est qu’il rentrera !

Là-dessus, Béru exit.

Je reprends ses arguments à mon compte.

— Monsieur le… heu… directeur, m’écorché-je la gueule : si votre… heu… prédécesseur nous a envoyés en Israël, c’est qu’il jugeait cette enquête importante. Le fait qu’il ne vous ait pas laissé le dossier ne change rien à la gravité de l’affaire.

À présent, enfin, il se lève.

Seulement pour aller entrouvrir la fenêtre.

Une fois qu’il est dos à moi, il dit :

— Je vous remercie, commissaire, vous pouvez aller changer de linge, je pense que vous en avez sérieusement besoin.

Il n’a pas le temps de me dire bonsoir (en admettant qu’il en ait envie). Avant qu’il se soit retourné, je suis déjà dehors.


Il fait doux sur Saint-Nom. Un temps d’Île-de-France : ciel floconneux, soleil pâle et intermittent, brise ténue qui joue avec une feuille d’arbre, de-ci delà.

Je stoppe la tire obligeamment prêtée par un collègue devant le café des Trois marronniers et du monument aux Morts mais, le contact coupé, je n’en descends pas tout de suite.

— T’es dans les songeries, Mec ? soupire Béru.

Avant que j’eusse le temps de répondre, il ajoute :

— Note qu’a de quoi se passer les cellules grises à l’eau froide pour leur empêcher de faire la colle. Rarement vu une pareille platée d’embrouilles ! Nous la copiera, Pépère ! Nous faire qu’on se défonce le trou de balle pour lui découvrir ce dont les Israéloches se proposent de maquiller envers le von Chichmann, et quand on s’est bien fait raboter la nénette de gauche à droite, qu’on a bien fait des trempettes en Méditerranée, plus personne ! Vos renseignements précieux ? Tiens, fume ! Sortez, malpropres ! Plus de Vioque ! Pas de dossier ! On inscrit « relâche pour répétitions » ! Tu crois pas qu’on devrait larguer la sourde après des giries pareilles ? S’ils deviendraient dingues, à la Cabane Coup-de-Bambou, ça leur regarde, mais moi je me sens pas bonnard pour la camomille-de-force ! J’abomine qu’on prisse ma hure pour une tête de veau, Mec !

Il postillonne si fort que notre pare-brise est, en un instant, constellé de particules de saucissons.

— Comment ! s’enroue le roué, sans seulement faire roue libre de la glotte, je suis obligé de driver un navion de jet ! De me déguiser en pendu ! De baptiser un cousin perdu ! De me produire Coquette et ses petites siamoises en grand super-gala ! D’avaler des litres d’eau salée ! De faire de la taule, de la grue, du coléoptère, du porte-avions, du tracteur-mitrailleur ! J’sus forcé de maigrir au soleil ! Et tout ça pour en arriver à quoi ?

— Ta gueule ! je soupire, les feuilles en nausée.

— Pour en arriver à ce qu’on te dise ta gueule ! enroue le Valeureux. Quelle époque ! Ah, y a des moments, je regrette le temps des Gaulois.

Écœuré, il sort de la voiture et pénètre dans le bistrot. Je mets son absence à profit pour réfléchir. D’après les dires de l’agent du Shin-Beth, Von Chichmann est un type entièrement reconverti à la vie française. Il est honorablement connu !

À mon tour je largue la chignole pour rejoindre Sa Majesté.

Un rade de troquet, c’est vraiment son endroit d’élection, au Gravos. Si un jour on le statufie, faudra le représenter accoudé à un comptoir, le bada derrière la tronche, le verre à la main, la bouche crispée sur des émotions vinasseuses. Oui, faudra, j’exige. Ça fait partie de l’imagerie populaire. Épinal-en-Beaujolpif ! On représente Saint-Louis sous un chêne ; Bonaparte au Pont de Lodi : Charles VII en train de se faire sacrer grâce à l’obligeante intervention de Mademoiselle d’Arc ; Roland à Roncevaux (car celui-là, s’il n’était pas mort, on n’aurait jamais su qu’il avait vécu) ; Clemenceau avec sa canne ; Churchill avec SON cigare (il n’en avait qu’un : en matière plastique) ; le président Kennedy avec la femme d’Onassis ; Colombey avec le Caveau de la République ; Sacha Guitry avec son esprit (lequel, comme le cigare de Churchill…) ; Pasteur avec une éprouvette ! On représente la France sous les traits d’une femme, l’Allemagne[42] sous celui d’un aigle bicéphale et l’Angleterre sous ceux d’un vieux poivrot botté, culotté, rubicond : Bérurier, quant à lui, se doit d’être immortalisé à un zinc.

Il est en pourparlers avec le taulier, un gars à bout de foie, au nez veineux, au regard vitreux, dont le gilet de laine est déchiré aux coudes. Leur conversation me passionne d’emblée. Elle me permet de constater l’efficacité du Gros, lequel agit pendant que je pense.

— Vous dites qu’il pourrait avoir le type allemand, votre bonhomme ? marmonne le bistrotier en se versant mine de rien un gorgeon de rouquin.

— Mouais ! insiste Sa Pertinence. Il devrait avoir au moins cinquante-cinq berges ! Il possède opinion sur ruche. Ayez pas peur de chercher dans vos conssitroyens huppés, cher ami ! Et pendant que vous vous faites roussir la pensarde, servez-moi donc z’encore un p’tit coup de vot’ côte du Rhône. Il a fait que remonter la vallée du Rhône en se rapatriant d’Algérie, ce pinard, mais il est honnête de l’arrière-goût. Si je vous dirais que je rentre d’un patelin où les hommes eux-mêmes ne lichent que du thé. Faut y aller voir pour y croire, non ?

— Y’a des cons partout, philosophe le tenancier.

Ayant vidé son verre, il se met à marmonner des choses évasives.

— Type chleuh, récite-t-il à mi-voix, cinquante-cinq ans au moins, riche… Non, je vois pas… Y’a quéques amerloques dans le patelin, mais y sont jeunes. Je connais un mec blond avec le genre teuton, seulement il gratte à la voirie… Ici, comprenez-vous, on a plutôt des célébrités du ciné et du musique-hâle…

Sa réponse me fait comprendre que nous n’arriverons à rien. Von Chichmann, à vrai dire, n’existe plus. Il est devenu quelqu’un d’autre, quelqu’un de sûrement très important pour que la perspective de son assassinat mette le Vieux en transe.

On n’a plus le temps de l’identifier.

S’il n’a pas encore été tué, il va l’être dans les toutes prochaines heures, car le Shin-Beth ne parle pas en l’air. N’agit jamais à la légère. Ce sont des gars d’acier, précis, durs et sans faiblesse.

Quelle idée le Big Boss a-t-il eue de prendre des vacances en ce moment ! Nous sommes passés à son domicile parisien et nous avons trouvé porte close. Lui seul, me semble-t-il, aurait été en mesure de nous révéler qui est Von Chichmann. Il doit bien le connaître puisqu’il a voulu que nous le protégions !

— Et pis y’a pas mal de retraités, ici, poursuit le tenancier des Trois marronniers et du monument aux Morts. Des gens de l’industrie ou du Commerce de Gros. Des fonctionnaires, des militaires. Tiens, le pavillon d’en face, le blanc avec de la vigne vierge, c’est un ancien général de cavalerie. Quatre-vingt-dix piges, il crève encore son bourrin tous les matins ! Ces gens-là, j’sais pas pourquoi l’armée les conserve pareillement.

Il cause. Béru l’écoute en lui présentant son glass d’un geste automatique et l’autre, d’un autre geste tout aussi machinal, le remplit en pérorant.

Ma tête bourdonne. Moi, vous me connaissez ? Un chien de chasse. Le moment finit toujours par arriver où c’est l’instinct qui me mène. Je sens que la mort est là, dans ce bourg paisible. Elle rôde, elle se prépare. Si je n’interviens pas, un homme va périr de mort violente. Je perçois les louches effluves du drame. Il immine, mes filles ! C’est du peu au jus. Et l’intéressé ne se doute de rien. Je l’imagine, chez lui, son trépas est en marche.

Drôle de problo. Je ne connais que le lieu géographique du meurtre. J’ignore tout de la victime et des assassins.

Dehors, la vie ronronne gentiment. Une voiture des postes… Un livreur de bière… Des bagnoles cossues… Des gosses qui se poursuivent en criant des honteries… Deux chiens qui s’entr’ hument le fignedé… Qui va tuer qui ?

Pour un peu, je regretterais d’avoir pu me rapatrier aussi rapidement. Si j’avais été retenu au large des côtes israéliennes, les choses se seraient déroulées « en dehors de moi ». Je n’aurais pas eu à jouer ce triste rôle de témoin impuissant.

Brusquement, une rumeur caverneuse éclate dans le pays. C’est une bagnole rouge, nantie d’un haut-parleur, qui parcourt doucement la localité en annonçant une soirée de gala à la salle des fêtes. « Le Cid », avec Chemoldu, ex-sociétaire de la Comédie Française dans le principal rôle Prix unique (en son genre) des places : 5 francs ! Demi-tarif pour les étudiants et leurs petites cousines sur simple présentation de leurs devoirs de vacances.

Le fichtre me prend. Que dis-je, le fichtre ! Le foutre ! Je virgule un billet sur le zinc du bavasseur et je m’élance dehors en criant à Béru de me suivre.

Je cours au-devant de la bagnole aboyeuse. Elle est pilotée par un type maigre, tout en angles et en triangles. Sa bouille me dit quelque chose. Je crois bien qu’il s’agit de Chemoldu en personne, l’ex-saucier-terre de la Comédie-Française. Tellement ex que personne, rue de Richelieu, ne doit se rappeler son séjour chez Molière. Probable qu’il a monté une tournée familiale : sa bonne femme joue Chimène, son beau-père fait le Comte et sa belle-doche évite de se raser pour interpréter don Diègue.

— Vous désirez ? demande-t-il avec hauteur après avoir plaqué son micro contre sa poitrine.

— Une place à vos côtés, Monseigneur.

Lui qui croyait que je lui sollicitais un autographe ! Le voilà tout déçu, tout hostile.

— Ah, ça, monsieur, vous possédez un fier toupet ! déclame le bon Cid cacheté (ses cachets ne doivent pas être plus gros que des cachets d’aspirine !).

— Laissez mon toupet tranquille, vous confondez avec Cyrano ! j’objecte. Police !

Ça le désamorce pas.

— Vous avez votre carte ?

— Pas sur moi, mais laissez-moi votre adresse, je vous en ferai parvenir une photocopie !

Ayant dit, j’ouvre sa portière du côté passager. Il va pour égosiller, mais Béru ouvre la portière du côté conducteur et repousse l’acteur vers le milieu de la banquette d’un coup de dargif péremptoire.

— Mais ! Au secours ! s’écrie Chemoldu.

— Vous faites pas sauter les cordes vocales, vieux, sinon vous serez aphone pour la représentation de ce soir et il faudra rembourser. J’ai besoin de votre voiture vingt minutes. Nous sommes réellement de la police et je vous donne ma parole que nous vous ferons une publicité du tonnerre.

Est-ce la peur, ou bien mon esprit de décision qui agit, toujours est-il que le Cid se met à bayer au Corneille[43].

— En route ! fais-je au Gros.

— Ça consiste en quoi ? il demande.

— Tu circules !

— Où ?

— Dans le patelin et ses environs. Prends toutes les petites rues, les chemins creux, les impasses, arrête-toi sur les places et aux carrefours. Va doucement.

Quant à moi, je cueille le micro aux doigts moites de Chemoldu, et je dégoise le texte ci-dessous :

— Allô ! Allô ! Avis à la population. Aujourd’hui même sera interprété à Saint-Nom-la Bretèche : « L’exécution de Von Chichmann par le Shin-Beth. » Je répète. Aujourd’hui, à Saint-Nom, « L’exécution de Von Chichmann par le Shin-Beth ». Attention, attention ! Achtung ! Achtung !

Et j’y vais, sans trêve, de ma voix admirablement timbrée au tarif pneumatique.

Gonflé autant qu’astucieux, vous ne pensez pas ? Ce faisant, mon objectif est double : « alerter Von Chichmann et me signaler aux tueurs du Shin-Beth planqués dans le pays afin de les pousser à se manifester. En agissant de la sorte, je leur casse la cabane, comprenez-vous ? Il est pas machiavélique, le Tonio ? C’est pas chiadé de première bourre, ça ?

« Attention ! Attention…

On roule à une allure de corbillard automobile. Chemoldu se fait tout mignard entre nous. Béru a un coude à la portière. De sa main libre il pianote le toit de la carriole. Il ne me pose pas de questions. Il a pigé, le gros bougre. Un sourire de maquignon tord ses lèvres gloutonnes.

L’exécution de Von Chichmann par le Shin-Beth…

On a traversé toute l’agglomération, de part en part, en allant loin sur la route. On sillonne à présent les petites voies secondaires où se blottissent les maisons de pierres blondes sur lesquelles se vautrent les glycines tutélaires. Des visages apparaissent aux fenêtres. Des gamins nous escortent un instant, en trottinant, de même que des roquets jappeurs.

— Achtung ! Achtung !…

L’avons-nous déjà atteint, Von Chichmann ? Sait-il, maintenant que sa vie est en danger ? Et si oui, a-t-il les moyens de se protéger ? Cet étrange appel ne risque-t-il pas de lui faire perdre la tête, au contraire ?

J’avais promis de lui mobiliser sa calèche pour vingt minutes, à l’ex-so-scié-taire de la Comédie Vranzaize. On l’utilise depuis déjà trois quarts d’heure à vouloir tout couvrir de ma belle voix vibrante. On passe, on repasse, on dépasse, on surpasse !

« Attention ! Attention ! Aujourd’hui même, à Saint-Nom : « L’exécution de Von Chichmann par le Shin-Beth ».

— Merde ! s’écrie le Mammouth.

Cette solennelle déclaration passe par l’ampli et s’étale sur le bourg. Je coupe le contact.

— Que t’arrive-t-il ?

— J’sus à plat.

En grommelant des invectives capables de compromettre son salut éternel (car il y met en cause l’existence de Dieu, lui, le baptiste !) Bérurier va regarder à l’avant de la tire. Il se baisse, examine les pneus et s’approche de ma portière.

— On est naze des deux boudins avant, Mec ! annonce-t-il.

— À la fois !

De son index crochu il m’invite à descendre.

— Avec ce tapis d’honneur qu’on nous a déroulé, c’t’un miracle qu’on soye pas à plat à cent pour cent.

Il me montre de drôles de petits objets biscornus sur le chemin. Ils sont gros comme des noix et hérissés de pointes très effilées.

— Et ils n’ont pas pleuré la marchandise ! renchérit mon compagnon. Sur dix mètres au moins !

— Courons ! hurlé-je.

Je pique un sprint. Sa Majesté m’imite en bramant des « Ouktuvamerdatanmoi » déjà essoufflés.

Votre San-Antonio chéri, mesdames, ne perd pas un pouce de seconde à l’affranchir. Il court, il court comme le furet du bois joli. Il débouche sur l’esplanade où se trouve garée sa pompe. S’y rue comme Cirrus dans six rues[44]. Il démarre, exécute un crocheton pour charger son cachalot.

— Mainondedieuspliquetoi ! exhale Alexandre-Benoît, comme un adieu d’opéra consécutif au meurtre du ténor par la basse, malgré l’intervention tardive de son beau-frère le gentil baryton[45].

Je bombe jusqu’à la fourche. Je mate à gauche, à droite… Rien !

— Hep, facteur, s’il vous plaît ! interpellé-je en faisant, d’un coup de frein hollywoodien, gicler du gravillon jusque dans la braguette mal boutonnée du postier.

Le pététeur s’immobilise.

— Vous avez dû voir passer un camion-citerne, il y a un instant, non ?

— Qui charriait du mazout ?

— C’est cela même !

— En effet.

Je n’attends pas davantage pour embrayer car l’homme de lettres a eu spontanément un geste pour m’indiquer la direction prise par le camion.

Je fonce.

— Ben quoi, le citernier ? ahane Béru.

— On l’a croisé deux fois pendant notre virée dans le pays.

— Et alors, c’est normal, puisqu’il vient décharger du fuéle ?

— Il n’a pas eu le temps de décharger quoi que ce soit et il était juste devant nous à l’instant où nous avons crevé. S’il n’a pas crevé lui-même, c’est parce que c’était lui qui semait les perce-boudins !

« Il doit avoir une petite soute sous le châssis arrière, qui se commande depuis la cabine. De la sorte, on ne voit pas tomber les hérissons d’acier. »

Bérurier Premier opine.

— Y’a longtemps qu’t’as pas dit quéque chose d’aussi impertinent, Gars.

Je file un coup de patin qui met en relation étroite le crâne du Dodu avec le pare-brise.

— Il est là ! soufflé-je. T’as pas vu, à droite ? Dans la cour de cette grande propriété ?

Mais le Gros ne voit pas plus loin que sa bosse frontale (ce qui est néanmoins appréciable car elle mesure une bonne vingtaine de centimètres).

— Pas z’eu le temps, bafouille-t-il.

Je repars.

— Où que tu vasses ?

— Inutile d’attirer l’attention de ces gus. Nous allons contourner le parc et faire le mur pour les surprendre par-derrière. Dommage que nous ne soyons pas armés.

Mon très cher camarade appuie sur le bitougnot de la boîte à gants, le volet tombe et Béru extrait triomphalement un casse-tronche de 9 mm, à la crosse tellement grosse que la main d’Alexandre-Benoît en paraît fluette.

— Et ça ! demande-t-il. À ton avis, c’est pour se coller des gouttes dans le pif ?

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