CHAPITRE IX TOUS LES MOYENS (ORIENT) SONT BONS[19] !

Ayant subrepticement récupéré la montre de feu Horry Zonthal dans le coussin où je l’avais planquée, je donne le signal du départ. Le regard désespéré que me jette la petite Mme Bérurier-Irak lorsque nous quittons sa crèche, je ne l’oublierai jamais.

Seul, les yeux d’un animal peuvent contenir autant de ferveur, parfois.

J’en suis encore remué lorsque nous revenons dans les bureaux de la Sécurité où le général Akel Gânash nous attend devant le thé de l’adieu.

— Le moment est venu de vous présenter notre agent secret, déclare-t-il. C’est le meilleur du monde, et peut-être même d’Irak ! Son nom de code est PI 3-1416. Impossible de le rouler : Il connaît toutes les ficelles du métier. Avec ça une force de caractère peu commune, les pires tortures ne parviendraient pas à lui arracher le plus menu des renseignements, fût-ce l’âge de sa grand-mère.

Ayant dit, le chef des Services de Sécurité Sociale frappe sur un gong. L’une des portes du fond s’ouvre. Paraît alors une étonnante créature.

On en a illico une dilatation de la rétine, le Gravos et moi. Un brutal court-jus dans le radada. La salive comme de la ouate thermogène. Les pinceaux qui se démanchent.

Hou you youille, cette nana, mes bien chers frères z’et sœurs ! Ce lot à réclamer ! Quand elle surgit, on oublie sa propre date de naissance, la capitale du Honduras, le téléphone d’Esvépé, les gondoles de Venise, les fausses couches de Babiola. On est changé en liqueur de chique ; en bulle de savon ; en jour chômé. On ringarde du sémaphore ! C’est instantané. Fougueusement physique. Le sensoriel qui s’impétueuse ! Les petites frangines qui tyroliennent. Trou l’hallali dans l’lit ! Et troue-là-là itou !

Attendez : faut que je nous prenne un moment pour vous raconter cette extrême beauté. Si Dalida ne faisait pas seulement semblant d’être grande, elle serait à peu près de sa taille. You see ? Mais elle n’a pas l’air d’un travesti. Un profil irakien, superbe. Avec des yeux sauvages, frangés de longs cils, comme on dit dans les testes primés par les agagadémiciens. Des cheveux noirs et brillants, très longs. Une bouche épaisse, faite pour bouffer de l’homme (en anglais, to bite). Une lueur dans le regard qui vous fascine et vous intimide, oui, surtout ça ! Quant au corps, alors là, mes gueux, attachez-vous zifolo à la jambe droite que je vous raconte, sinon vous auriez l’air de faire de la contrebande de mitraillette. La donzelle a les plus fantastiques loloches que j’aie jamais vus. Écoutez, une vraie console Louis XV ! Vous pourriez poser là-dessus une bible de dix livres sans les faire fléchir. Vous parlez d’un lutrin ! Deux z’obus jumelés ! Drôlement angoissant ! On risque son vie (pardon : sa vis) à se jeter trop fougueusement sur mademoiselle. Défoncement de la cage thoracique : fraaaac ! Les cerceaux qui vous jaillissent comme à une fin de méchoui. Des hanches, je ne vous dis pas que ça, parce qu’il y a le reste, mais qui méritent un détour ! Moelleuses, harmonieuses, accapareuses. Cette mousmé pourrait s’habiller rien qu’avec des mains d’hommes. Son apothéose, pourtant, ça reste ses jambes et ses fesses (indissociables). La garce porte une minijupe de cuir (la mode vient de se faufiler jusqu’en nid-raque[20] qui dévoile tout de ses splendeurs. Seulement elle n’a pas de collants. Des bas noirs avec jarretelles roses comme dans l’ancien temps, à l’époque gaullienne. Un slip en dentelle. Des bottes montantes, noires.

Franchement, c’est Béru qui sait le mieux, et le plus succinctement, résumer l’impression générale :

— De Dieu ! s’écrie-t-il.

Le soupir qui suit est déjà une espèce d’orgasme.

Faut avouer que rien ni personne n’est plus excitant que cette fille. Un spectacle du Crazy-Horse, en comparaison, ressemble à une veillée funèbre dans un couvent de Dominicains.

L’époustouflante amazone vient se planter devant le général et le salue militairement.

— Je vous présente l’agent PI 3-1416, déclare l’officier supérieurement supérieur. De son vrai nom Mahatma Hâari. Vous allez, à dater de tout de suite, faire équipe avec elle.

— Mais, extrêmement volontiers ! m’empressé-je.

Je n’ajoute pas : « Où est-ce qu’on se met ? », mais je le pense ardemment.

Le général Akel Gânash doit lire mon désir sur ma frime (ou ailleurs) car il ajoute, d’un ton quelque peu âpre :

— Je vous mets en garde contre l’aspect, heu… disons humain de vos relations. Vous ne devez pas considérer Mahatma comme une femme, à aucun prix !

— Loin de moi cette pensée ! déclaré-je en remontant la jarretelle rose des yeux jusqu’à ce qu’elle opère sa jonction avec le délicat slip de notre équipière. Une mission est une mission. Dans notre métier le sexe n’existe pas. Homme ou femme, nous ne sommes que des rouages au service des volontés suprêmes.

— Bien, très bien, parfait ! approuve Gânash. J’aime qu’on parle ainsi.

Il dit quelques mots à l’arrivante.

Celle-ci se tourne alors vers moi et me salue militairement.

Je fais de même en me retenant de ne pas lui présenter les armes par-dessus (ou par-dessous) le marché !

Elle n’a pas l’air liante, la gredine ! Son regard de braise se plante en moi comme deux banderilles dans l’encolure d’un toro. Pas la moindre lueur complaisante, voire amicale. Une tigresse, mes bons amis ! Une tigresse teigneuse.

— L’agent PI 3-1416 parle couramment le français, ajoute le général. Voilà qui facilitera vos rapports.

Tu parles !

— Ravi d’apprendre cette bonne nouvelle, dis-je à miss Mahatma. Vous avez appris le français en France ?

— Mazda c’est la lumière ! me répond-elle.

Passablement éberlué par cette singulière réponse, je répète :

— Où avez-vous appris le français ?

— Grandir, c’est Nestlé ! rétorque sèchement la splendide créature.

Du fin fond de mes étonnements, je risque, en anglais cette fois :

— Qui vous a enseigné le français ?

— Personne, me répond-elle avec fierté dans la langue de S.M.E. II[21] en redressant la tête comme une pouliche dont la photo-finish vient de consacrer la victoire. Je l’ai appris toute seule.

— La méthode Assimil, miss Mahatma Hâari ?

— Non, dans un numéro du magazine Paris Match que j’ai trouvé à l’aéroport. Je l’ai lu jusqu’à ce que je le retienne entièrement. Et elle ajoute, en pur français, pour échantillonner ses dires :

— Le broyeur Watmotor rend possible partout l’installation d’un W.C. Il suffit d’avoir l’eau courante.

Le général interrompt cet échange linguistique.

— Il est l’heure de votre avion. Partez pour le pays des chiens galeux ! Mes vœux vous accompagnent.


J’essaie de bavarder avec notre collaboratrice, mais elle ne répond pratiquement pas. Des monosyllabes, et encore ! Un brin farouche, la reine des services secrets ! On a dû lui faire subir une éducation de choc !

Je me suis, d’autor, installé à son côté dans le zinc. Elle a mis sa ceinture et ne m’a plus regardé.

Pour ma part, je n’arrive pas à détacher mon regard de ses jambes extraordinaires. Mes yeux sont deux ventouses plaquées sur des cuisses sublimes.

Le voyage Bagdad-Beyrouth me paraît court.

À l’aéroport, nous sommes attendus. Un type fondant se tient à la sortie, près du bureau de police (le général nous a fourni de faux passeports[22]). L’homme en question porte un pantalon de lin blanc, tout froissé et maculé de taches ; une chemise déboutonnée jusqu’au pubis et il tient une serviette de cuir sous le bras. On dirait une grosse pédale. Il a des seins de femme, un dargif de crémière, une voix fluette, un sourire effarouché, de longs cils de biche, et des yeux humides comme une jouvencelle regardant chanter Johnny Hallyday.

En nous apercevant, il se précipite. Il fait une bise fougueuse à Mahatma.

— Ma jolie chérie ! glousse-t-il. Quelle joie de te revoir ! Mon Dieu ! les beaux garçons qui t’accompagnent[23] !

J’ai droit à un sourire capricieux. Mais c’est Béru qui hérite du ticket princier. Un petit bout de langue rose se promène entre les lèvres charnues de notre accueilleur. M’est avis que, la nuit, il doit se déguiser en gonzesse et draguer dans les rues chaudes de la ville (en anglais : the town).

— Voici Fouad, notre correspondant libanais, jette brièvement, PI 3-1416.

— Permettez ! s’empresse le trémousseur en sortant de la poche supérieure de sa chemise une carte de visite ; ça peut toujours vous servir.

Je jette un œil sur le bristol très chargé et lis avant de l’empocher :

Fouad Voalanglès

Espionnage-Contre-espionnage-Documents en tout genre. Correspondant officiel des Services secrets : soviétiques, américains, britanniques, français, allemands, syriens, palestiniens, irakiens, égyptiens, suisses, israéliens, italiens, algériens, yougoslaves.

Agent exclusif pour la Chine populaire, le Brésil, l’Angola portugais et la Suède. Diplômé de l’I.S. Médaille de bronze du Deuxième Bureau. Premier accessit du Guépéou. Adresse privée : Poste Restante, Bureau Central-Beyrouth.

— Venez vite, mes chéris, tout est prêt, annonce notre aimable mentor. Vous me tombez dessus en pleine saison et hélas mon temps est limité. Avant ce soir j’ai encore deux espions israéliens à faire passer en Syrie et un technicien en fusée américain pour l’Égypte ! Je deviens chèvre ! Surtout que je suis toute seule. Autrefois je travaillais en collaboration avec ma sœur, mais notre département stupéfiants s’est tellement développé, à cause de tous ces hippies, que nous avons été obligés de scinder l’affaire en deux.

Tout en tortillant du prose, la folle guêpe nous conduit à sa voiture, une superbe américaine décapotable et décapotée, de couleur rose pastel.

Elle se place au volant après avoir tenu la portière à Bérurier. Mahatma et moi nous nous installons à l’arrière. Il fait un temps fabuleux et Beyrouth-la-belle étincelle à l’horizon. Nous roulons sur des routes magnifiques dont le revêtement brille au soleil comme la carapace d’un scarabée. Au loin se dressent des immeubles neufs, dans les tons ocrés. Le ciel est d’un bleu de carte postale. Je me dis qu’il ferait bon marquer une étape dans ce délicieux pays en compagnie de notre gente agente, mais hélas le temps nous presse. En v’là un qu’est toujours à houspiller l’homme. On cavalcade comme des perdus, pour finir vous savez où et comment ? Bon, j’insiste pas, le temps est trop beau.

— Voici le programme, mes choux : nous embarquons sur mon canot de plaisance et nous gagnons le large comme pour faire du ski nautique. À quelques milles en mer, une rafiote chypriote vous prend à son bord et vous emmène à proximité des côtes israéliennes (pfou, les vilaines !). Il fera grand nuit lorsque vous y parviendrez. Un canot pneumatique sera alors mis à votre disposition et vous pourrez débarquer comme des petites folles sur le rivage. Astucieux, non ?

— Mes compliments, lui dis-je. Votre organisation m’a l’air parfaite.

— Sérieuse ! égosille la frivole. Terriblement sérieuse ! C’est ce qui a toujours fait la réputation de notre maison. Père, qui a fondé l’agence secrète au temps de l’occupation française (les fripons !) nous a inculqué les grands principes.

Béru semblait jusque-là flotter dans des maussaderies. Il intervient brusquement, d’un ton orageux :

— À propos d’inculquer, mon pote, est-ce qu’y a le changement de vitesse automatique, sur ta charrette à boudins ?

— Mais oui, naturellement, s’étonne l’autre, pourquoi ?

Sa Majesté lui tartine une beigne en plein museau qui fait dangereusement louvoyer la voiture.

— À cause de la manière que tu me taquines le genou av’c la main. Au début j’me gaffais de rien, tout à mes réflexions, je croyais que t’avais la vitesse au plancher. Et pis je m’avise de mon erreur. Faudrait pas qu’ait maldonne, parce que moi, en matière de fesses, j’ai mes têtes. Et je te préviens qu’elles sont toutes féminines. Les petits goulus du plantoir, je les déguise en grand t’invalide de guerre. Alors tu te la tiens pour dite, vu ?


Nonobstant cet incident, les différentes opérations de transbordement s’opèrent sans histoire. On se paie tout d’abord une grande virouze sur le Chris-craft à Fouad. Ensuite c’est le rafiot annoncé. Un vieux chalutier qui ne chalute plus depuis lulure. Son seul maitraboraprédieu, le commandant Tahundsépolos, est une aimable fripouille plus ridée que la peau des mecs d’Houille (des très vieux, je cause). Il lui reste juste deux dents sur le devant de la clapoteuse pour faire tenir son brûle-gueule d’aplomb. Il a le nez posé sur le menton, une casquette de traviole et des galons décousus qui pendent de ses manches comme de la frange à rideau.

— Installez-vous sur le gaillard d’avant, il nous recommande, parce que sur le gaillard d’arrière j’ai des espions russes à destination de la Turquie où je dois les débarquer en allant chercher une cargaison de haschisch. Ne montez pas non plus sur l’entrepont, y’a des agents de l’intelligence Service pour la Syrie.

Fort brave homme, ce chypriote (il se prénomme Chyprien) est doté d’une philosophie à toute épreuve, comme dit toujours mon ami Joël qui est photographe. Nous naviguons plusieurs heures, et même un peu plus, avant d’atteindre les zoos territoriales israéliennes. La nuit est tombée sans bruit. La mer brille au clair de lune comme dans une comédie musicale hollywoodienne. Nous somnolons sur la partie de pont qui nous est affectée. Moi j’en écrase que d’un œil car je continue de loucher sur la belle Irakienne. Elle ne moufté toujours pas et paraît aussi lointaine que l’étoile polaire.

Sur les choses de neuf heures, le commandant Tahundsépolos radine, coltinant sur son dos une espèce de grand tapis de caoutchouc qu’il jette à nos pieds. Ça fait un bruit d’éléphant éventré.

— On va bientôt arriver dans votre zone de largage, annonce-t-il, à vous de jouer.

Réveillé en sursaut, Béru considère la chose flasque gisant à ses panards.

— Quècékça ? demande-t-il en grec ancien.

— Votre canot pneumatique.

— Et l’air ? s’inquiète Béru.

Le commandant arrache le tuyau de son brûle-sale-gueule d’entre ses deux chicots.

— C’est pas ce qui manque, ricane-t-il en décrivant un geste large. Prenez celui qui se trouve autour de vous pour le foutre là-dedans.

— V’s’avez pas de pompe ? grommelle le Grumeux.

— Je regrette, j’ai oublié mon vélo devant le bistrot du port. Va falloir que vous gonfliez votre canot à la bouche.

Soupir (gaspillé) de Béru.

— V’s’ arrêtez pas le progrès, fait-il. Reusement que j’ai une cage tauromachique de vingt-deux litres.

Courageusement, le Vigoureux dévisse le bouchon de la valve et se met à insuffler dans l’enveloppe de caoutchouc du résidu de poumons.

Ses efforts portent leurs fruits (selon l’expression d’une marchande des quatre-saisons) et bientôt, le tas gris s’anime, s’enfle, prend forme. Au fur et même à mesure qu’elle se gonfle, l’embarcation révèle des lettres, un peu comme ce tatouage sur le membre viril d’un zouave, qui clamait, lorsque l’intéressé était en posture flatteuse : « Et des comme ça, vous en avez déjà vu, chère madame ? » On lit sur les flancs du canot : Ambroise Chmoldu et ses fils. Lausanne-VD. C’est écrit en demi-cercle avec un drapeau suisse en dessous.

Après bien des efforts, le Gros amène notre futur moyen de locomotion à sa pression idéale.

Il palpe le canot, comme il le ferait des cuisses d’une maraîchère occupée à cueillir des salades.

— Tu crois qu’on pourra atteindre la côte avec c’t’outil ? bougonne-t-il. J’aime pas tant tellement voyager à bord d’un préservatif, moi, t’sais.

— Allons, allons, Béru ! le morigéné-je. Tu oublies que notre bon ami Bombard a traversé l’Atlantique sur un radeau pneumatique et que Papillon a parcouru des milles et des cents avec un sac de noix de coco en guise de gilet de sauvetage. Dans notre cas, la terre n’est qu’à quelques encablures.

Son humeur ne s’arrange pas pour autant et c’est un monsieur fort grincheux qui prend congé de Chyprien.

La mise à flot s’opère sans dommage, vu le calme olympien de la mer. Nous disposons d’une paire de rames, vous vous en doutez bien. Soucieux de ménager les ressources physiques de mon compère après son numéro de gonflage, je m’y colle d’office.

Sur le pont, les espions russes nous adressent des signes d’amitié, de même que les Anglais. Car, voyez-vous mes bons et crédules amis, les dessous de l’espionnage ne sont pas plus secrets que ceux d’une putasse. La fameuse guerre des Services de renseignements se déroule la plupart du temps autour d’une piste de 421, devant le rade d’acajou d’un Hilton. Les agents secrets sont comme des joueurs de football internationaux : interchangeables, à vendre au plus offrant, copains comme cochons. Ce sont des philatélistes qui échangent des renseignements au lieu de timbres. Et ces renseignements, la plupart du temps, sont en vente libre dans tous les Prisunic, seulement les États-Majors font semblant de l’ignorer. Le jour où le gogo de public se farcira bien la rotonde de cette vérité première : que tout est infiniment simple ! Ce jour-là, ladies and gentlemen, les idoles tomberont.

Je rame…

Le flot berceur, la houle, un courant malin autant que marin nous emportent vers la terre du peuplélu. Il fait doux. Des étoiles judaïques scintillent dans un ciel de rois mages. L’exercice me fait du bien. Tout en m’activant sur un rythme efficace, je gamberge à notre mission. Jusqu’alors, les dangers encourus me la dissimulaient un chouille. Tout à fait entre nous et le S.M.I.C., je commence à la trouver foireuse.

Nous devions suivre deux agents afin de connaître la nature précise de la mission dont ils sont chargés à propos d’un dénommé Von Chichmann. Or, les deux hommes sont morts. Unique lien, combien fragile, qui nous rattache plus ou moins à l’affaire : le bracelet-montre d’Horry Zonthal. Un rembour évasif dans un kibboutz.

Qu’est-ce que cela donnera ? Je vous supplie de ne pas me le demander ! Car, treize au net ment, je n’en sais foutre rien. Mais enfin, pour bien exercer mon métier de chien, l’essentiel est de toujours avancer et de garder son moral intact dans du formol.

— Acré ! Acré ! beugle tout à coup Bérurier, branle-moi le con bas, mec ! V’là les visiteurs du soir !

Je me retourne, car vous avez sur la navigation à rames des connaissances suffisamment étendues pour ne pas ignorer qu’un rameur tourne le dos au sens de la marche, si bien qu’en barque, la notion de progression est basée sur une évaluation d’éloignement et non sur une évaluation d’approche.

J’avise une impétueuse lumière dansante en train de cabrioler sur la mer dans notre direction. Le vent du large nous empêche d’entendre le ronron du moteur puisqu’il est précisément « du large ». Pas de doute : il s’agit d’une vedette de la police ou des douanes. Guère fameux de toute manière ! Vous parlez d’un manque de bol !

Certes, nous avons sur nous de faux passeports suisses remis par le copain Fouad à Beyrouth, mais comment expliquer notre présence à cette heure dans les eaux territoriales israéliennes ?

Je m’en ouvre à la sagesse béruréenne.

— Inquiète-toi pas, dit le Mastar. Je te vas leur dégauchir un prétesque que tu m’en donneras des nouvelles.

Vous dire que je ne ressens pas une légère appréhension après cette rassurante promesse de mon ami serait faux, pourtant je me dis que le gars Béru est un garçon auquel on peut faire confiance lorsqu’il s’agit d’exprimer la candeur et l’innocence. Peut-être saura-t-il nous tirer de la mouscaille.

La vedette rapide (elle est française) arrive à notre hauteur et nous contourne. Le canot pneumatique danse comme : soit un fétu de paille, soit une coquille de noix (je me cantonne dans le classicisme de la métaphore pour ne pas trop vous dépayser) dans les remous soulevés par les hélices de la vedette. Un projecteur nous aveugle par intermittence. Dans les périodes où son faisceau nous épargne, je regarde les arrivants. Ils sont au nombre de trois. Le pilote, un mitrailleur et un zig muni d’un rouleau de corde. Tous trois sont en uniforme.

— Ohé, les gars ! apostrophe Béru. Vous arrivez à pic pour nous rancarder, vu que ça fait un sacré nom d’Dieu de moment qu’on s’est paumés. Montreux, c’t’encore loin ?

L’homme au rouleau de corde (pardon : de cordage, puisqu’on est sur l’eau) comprend le français et il exclame avec un accent qui me rappelle un fourreur de la rue de Provence chez qui j’ai acheté le manteau d’astrakan à Félicie.

— Qu’est-ce que le vous dire ?

Sans marquer d’impatience, le Gros reprend :

— Je vous demande pour Montreux ! On est allé faire une balade à Évian, hier matin, mais la tempête s’est levée et depuis dès lors on marche au pifomètre pour rejoindre Montreux où qu’on pioge[24].

— Vous vous le fichez de moi ! hurle l’officier ! Montez !

Je présume que c’est un officier, à la manière dont il gueule.

D’une main adroite, bien qu’il se soit servi de la gauche, il nous met le grappin dessus.

Il semblerait que Bérurier ait usé d’un subterfuge un peu trop grossier, non ? Résigné, je fixe le cordage à notre frêle esquif, comme écrit si joliment la marquise de Sévigné dans son traité à propos de la navigation sur le grand bassin de Versailles, et j’aide le Mastar à se hisser dans la vedette.

Il continue son numéro de super-crétin.

— Salut, la marine ! lance le Fabuleux. J’eusse jamais cru que le lac dénient soye aussi grand. Ma douleur, on a des wonder dans les paluches, à force de ramer !

— Qu’est-ce que l’est de ces imbécillités ! tonne le trois-quartiers-maître (ce qui fait presque un entier). Vous êtes des espions arabes débarqués clandestinement par ce damné forban de capitaine Tahundsépolos !

— Permettez ! Permettez ! proteste Béru. Je ne vous permets pas d’instituer des choses ! Je suis citoillien suisse ! Élevé au lait Nestlé. Mon père est suisse helvétique, mon grand-père était zouave pontifiant au Vatican, mon arrière-grand-père était déjà suisse de père en fils ; ma mère, ma femme, ma montre sont suisses ! Jusqu’à mon passeport qui l’est aussi, si vous voudrez bien jeter un œil.

L’officier saisit le document bidon et se penche pour l’examiner dans la lumière rasante du projo.

— Je le les connaître, les passeports suisses de Fouad Voalanglès, ricane le zig de la police flottante, que y’a encore de le la pomme de terre après les tampons[25] !

— Vous pincez sans rire, mon amiral ! module le Gladiateur. Gaffez-vous de l’article j’sais plus combien t’est-ce qui punit la non-protection à personne en danger. J’vous le casse à nouveau : depuis hier matin on dérive sur notre capote anglaise. J’aimerais savoir quelle est la terre dont on aperçoit par là-bas ?

— Israël ! aboie le zig.

Béru marque un temps de silence qu’il espère faire prendre pour un signe d’abasourdissement.

— Israël ! répète-t-il. Vous voulez dire la vraie ? Celle qu’est en Palestine ? Avec Mathusalem la capitale ou Tel-Avoche, j’sais plus ? Le mur des augmentations ? Mâme Golde-Amer ? L’amoché d’ail-âne ? Je rêve ou dors-je ? Mais c’t’insensé. Vous entendez vous autres ? nous jette-t-il par-dessus bord. V’là qu’on a dérivé jusqu’à Israël. Je me disais, aussi… Je vois ce qu’a dû se produire, mon vice-contre-amiral : dans le brouillard, on a enquillé le Rhône, recta. Donc, la ville qu’on a aperçue dans la brumasse et qu’on a prise pour Berne, c’était Lyon ! Et celle qu’on disait : « V’là sûrement Lucerne, c’était Marseille ! Merde ! Et qu’après, on s’est cru au mitan du lac, comme des truffes ! On ramait en mes dix terres année, pauvre de nous ! Enfin l’essentiel c’est de ne pas s’être noyé, hein ? Vous allez prendre l’obligeance de nous tirer jusqu’à bon port. V’s’avez pas un horaire des chemins de fer, qu’on susse à quelle heure y’a des trains pour Montreux ?

La mine de son interlocuteur doit lui paralyser les muscles faciaux car il cesse mollement de parler, comme un moteur de ronronner lorsque le carburant s’épuise.

— Vous ze l’embarquez tous ! dit l’officier. Je vous le arrête pour espionnage et vous le serez fusillés !

Force nous est de nous exécuter avant qu’on nous exécute, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire aussi naguère que précédemment et en maintes occasions.

La délicieuse Mahatma d’abord, bibi ensuite, nous allons rejoindre le Gros. Le chevalier à la triste bouille, il est devenu, Pépère.

— On tombe de charivari en syllabe ! me souffle-t-il. Jamais vu un bigntz pareil. Depuis le début la pendule se détraque, c’est Fatalitas et consorts.

L’hostilité de nos trois appréhendeurs est tellement éloquente qu’elle n’a pas plus besoin de sous-titres qu’un film de Charlot.

— Je le veux que vous levez le bras ! ordonne l’officier, un petit sec, noir, au nez pincé.

On obtempère sans grand enthousiasme.

Alors il se met à nous fouiller. Il a la technique. Il commence par les épaules, les poches internes (selon Béru), à la ceinture il marque un temps plus prolongé, car il sait que l’homme s’arme de préférence le tour du bide. Ensuite il descend, descend…

Vous ai-je précisé qu’il a commencé sa farfouillette par le Gros ? Dois-je vous rappeler que mon vaillant camarade est un grand nerveux, malgré son lard enveloppant ? Douterez-vous de ma parole d’homme si je vous annonce que cette exploration minutieuse lui porte la rogne au point de rupture ? Serez-vous déconcerté quand je vous aurai expliqué qu’il réagit violemment.

Le commandant de la vedette est accroupi pour lui zibuler le bas du futal pour si, des fois le Gros planquerait une mitraillette dans son revers. Pour lors, notre pépère qu’est soucieux, se rappelant les joyeuses parties de fote-bâle de sa jeunesse, allonge un shoot précis entre les jambes de cet incrédule. On lui entend éclater une burne, au malheureux ! Faouff ! Cette décompression ! Il tombe évanoui sous l’impact ? Le Mammouth ne perd pas un millimètre de seconde ! À peine son panard gauche a-t-il accompli son œuvre découillantrice, que son poing droit atterrit sur le menton du mitrailleur.

Celui-ci bascule par-dessus bord en lâchant une salve qui perfore le fond de l’embarcation. Tout se gâte. La flotte glougloute. Béru a déjà soulevé le pilote de son siège et l’a envoyé rejoindre son petit camarade dans la baille.

— Tu sais piloter ces barlus ? demande-t-il.

Il connaît ma réponse, mais sa question est plutôt une invite.

Déjà j’emballe le moteur lorsque Alexandre-Benoît s’écrie :

— Un instant, Gars, j’ai encore de l’ouvrage à faire sur place !

Il se saisit du desticulé et le flanque à la mer.

— Faut qu’y rejoinsse ses potes, explique-t-il.

Ensuite de quoi, il tranche la corde retenant notre esquif de naguère à la vedette d’à présent.

— Sont pas malheureux avec ce barlu de secours. Combien de marins, combien de capitaines qui sont partis joyeux pour des courses lointaines eussent souhaité l’avoir !

La fin de sa phrase (mais les phrases de Béru ont-elles jamais une fin ?) se perd dans le vrombissement hargneux du moteur. Plein gaz, sur la côte, mes amis !

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