CHAPITRE V POUR UNE SURPRISE, C’EST UNE SURPRISE !

Je viens donc.

Comme toujours.

Mais pour aller où ? Vers quel piège ? Quel supplice ! Dieu ! que notre cheminement en ce monde est donc hasardeux. On dégouline, bête comme l’eau. Ou bien, si l’on choisit c’est pire, car on a ensuite le regret d’avoir opté pour le mauvais chemin. Tourner à gauche, à droite ? Foncer tout droit ? Et puis après ? Y’a que des embûches, à perte de vue. Entre lesquelles on cherche à faire du slalom. Les plus beurrés réussissent à franchir le cap des quatre-vingt-dix piges. Et puis après ? De toute manière on est coincés, promis, compromis, empoussiérés d’office. La vie c’est juste un apprentissage du néant. Mais je me demande s’il y a des élèves vraiment doués pour, vraiment brillants ? Des gars intellectuellement organisés qui LA regardent arriver sans sourciller, avec encore moins d’émotion qu’on regarde son train entrer en gare. Des sages hindous, à ce qu’on raconte… Je demande à voir. J’en doute ! Les jetons, au dernier instant, comme tout un chacun, toute une chacune. À propos de chacune, si : les femmes ! Là encore, je parie bien qu’elles nous blousent. Elles ont leur manière à elles de se disperser. De mourir sans en avoir l’air. Les vieilles. Madrées ! Consentantes. Elles s’offrent, c’est leur force ! L’apothéose. L’habitude de l’abandon total. Elles se confient. Elles détiennent cette grande recette qui consiste à transformer l’inévitable en don.

Mais c’est pas le moment de dévider la moulinette. Ça urge.

Moi quand j’épilogue, catalogue ou scatalogue, j’en intéresse peut-être plus d’un, mais j’en fais tarter des milliers. La plupart, c’est ma poudre à éternuer qui les intéresse. Ma vessie pétomane, ma cuiller fondante, toute la bonne panoplie du rigolo de noces.

Bon, passons, acceptons de n’être que ce qu’on n’est, que ce con né !

On en était où est-ce ? Ah oui, la courette où Horry Zonthal vient de trépasser après m’avoir remis sa tocante. Étrangeté du sort… On devait suivre ce garçon pour lui arracher son secret, et voilà qu’il me le confie spontanément. Vous parlez d’une coïncidence étrange !

Béru a délourdé une nouvelle porte et trace dans une venelle bordant un grand immeuble. Ici les rares buildinges, ou assimilés, poussent dans le chiendent des masures. On arrive sans trop d’encombre au bout de cette sombre aorte sans avoir rencontré autre chose qu’un chien errant. On débouche sur une place. Le terrain découvert, c’est nocif dans notre cas. On va pour rebrousser chemin lorsque la garde surgit à l’autre extrémité de la ruelle. Des balles bourdonnent à nos étiquettes. Y’a pas à tergiverser, mais à traverser. On fonce sur l’esplanade. Le clair de terre de verlune nous découvre une vision dantesque : au lieu d’arbres, il y a sur cette place des potences. Un vrai verger ! Et qui porte des fruits. Une kyrielle de pendus oscillent mollement dans la légère brise soufflant du Tigre.

Faut voir ça au moins une fois dans sa vie ! On se met à louvoyer entre les gibets. Il a le bonjour, le père Louis Onze avec ses bois de Plessis-Lès-Tours ! C’était de l’amateurisme, à son époque. Du petit artisanat provincial. De la bricole de maniaque. Du joujou acheté au Nain Bleu ! S’il retapisse ça, de là-haut, il doit fulminer vilain !

Ici, oui, on voit les choses en grand. C’est vachement industrialisé, la culture du pendu. Ils exportent, sûrement, les Irakiens (qui ira le dernier). Sur leurs dépliants pour agences de voyages c’est marqué en toutes lettres : L’Iraq, son pétrole, ses pendus… La chasse à nous se poursuit. Le flot des poursuivants grossit. On entend des appels, des sifflets, des trompes d’auto, des trompes d’Eustache ! Des sonneries, des conneries ! Ça galope ! Ça évertue… Les cames foncent à bord de jeeps pour cerner la place.

— Gros ! Gros ! haleté-je. Stop !

Obéissant, même au milieu des plus ardentes fournaises A.B. s’arrête pile.

— Mate, mon pote ! lui dis-je en désignant une rangée de gibets disponibles.

— Quoi-ce ?

Je lui donne l’exemple. Rien ne remplace les actes lorsqu’on veut expliciter sa pensée. D’un bond je cramponne l’une des cordes tombant de la potence et m’y suspens.

— Fais-en autant et reste immobile ! lâché-je.

Il a pigé. Il m’imite.

Je vous mets au défi, vous et n’importe quelle autre pomme, en pleine noye, dans cette lugubre forêt de macchabées, de nous repérer. Nos silhouettes inertes s’ajoutent aux silhouettes des suppliciés. Y’en a deux de plus simplement. Nos ombres vivantes se joignent aux ombres mortes. Le tout est d’attendre sans lâcher la ficelle.

Une lourde odeur de mort flotte sur l’esplanade, obsédante, pénétrante. Je m’applique à respirer avec la bouche seulement. La meute investit le quadrilatère. Des torches électriques dansent entre les montants de bois. On se hèle, se querelle, s’appelle. Le tort d’un poursuivant, c’est de trop se presser. Sa précipitation lui nuit car il regarde sommairement les lieux. Il est obnubilé par ce qu’il cherche. Il ne guette que ce qu’il s’attend à voir. En l’occurrence, ces braves gens comptent débusquer deux hommes posés sur le sol, aussi ne prêtent-ils aucune attention aux gens suspendus puisqu’ils les estiment tous morts.

Belle feinte, hein ?

Je vous l’avais déjà fait, ce coup-là ? Non, je crois pas. Remarquez qu’on peut se gourer, à force d’à force. Tu prends les plus grands de parmi nous (je cite pas de noms pour emmerder personne et inquiéter tout le monde) si tu collationnais tous les trucs dont ils se sont déjà servis, toutes les grandes choses qu’ils ont déjà dites, ce qui resterait de neuf dans leurs dernières zœuvres ne remplirait pas la dent creuse d’un canari. Moi, ça m’arrive aussi, les redites. Seulement je m’en tire sur la quantité. C’est mes abondances qui me sauvent. Parmi mes charretées de culteries, on trouve malgré tout de l’inédit. Enfin, j’espère. Sans illuses y a plus d’homme.

Donc, nous v’là accrochés à nos potences, Sa Beurranche et moi-même. Pas fiérots pour un dinar, attendant que ça se tasse.

Des matuches teigneux nous passent devant, derrière, autour, à proximité… l’un d’eux me bouscule même les cannes de l’épaule. Ça dure un fameux bout de moment. Ils s’obstinent. Mais voilà que dans les lointains une pomme se met à siffler aigu. Probable qu’un bruit ou une ombre l’aura alerté. Illico les forces défluent en direction de l’appel. La place se vide de poulardins et on reste peinards, entre pendus de bonne compagnie. Par sécurité je poireaute encore. Mes doigts sont brûlés par le contact de la corde rêche et je ne sens plus mes épaules.

Soudain je perçois un gros « floc ». C’est Béru qui vient de mûrir et qui tombe au pied de son arbre. J’en fais autant. On reste un instant abasourdi, en proie à de sournois torticolis. Ensuite on essaie de remuer les doigts. On dirait qu’ils se sont soudés les uns aux autres. Peu à peu notre sang reprend son circuit initial.

— Et maintenant, mon cher Monseigneur ? souffle Bérurier. On se lave les pieds ou on se fait cuire une soupe à l’oignon ?

— L’ambassade de France, réponds-je.

— T’as l’adresse ?

Évidemment, c’est là le hic. Bagdad est un charmant port de mer de deux millions d’habitants, et pour s’y repérer il nous faudrait l’expérience du malheureux Zonthal. De plus, je le répète (mais avec des crânes de pioche comme les vôtres, faut pas avoir peur de marteler) nous n’avons pas un dinar en fouille, nous sommes en haillons, et…

J’interromps ce triste bilan car une idée vient de me court-circuiter la pensarde.

— Qu’est-ce t’as ? s’inquiète le Monumental.

Je lui désigne, de l’autre côté de l’esplanade, une longue artère assez bien éclairée, où des voitures roulent à vive allure. Certaines ont une lumière caractéristique fixée au-dessus de leur pare-brise.

— Il y a des taxis ! dis-je. Viens, Gros, on va en fréter un. C’est notre seule chance d’atteindre l’ambassade.

— J’en ai plein les flûtes et je commence à avoir une faim de loup.

— On demandera poliment un sandwich à m’sieur l’ambassadeur.


C’est d’une témérité noire, ce qu’on fait là. Vous nous imaginez, dans notre état, plantés au bord d’Huildarâshid Street comme deux naufragés, à vouloir stopper un bahut ? Et sous un lampadaire, encore ! Notez bien que la témérité paie toujours. Les bourdilles sondent les masures et explorent les labyrinthes entourant le bazar ; ils n’ont pas l’idée de nous chercher dans l’artère majeure de la ville.

À plusieurs reprises déjà, des taxis ont ralenti à notre appel, mais après nous avoir avisés d’un peu plus près, comment qu’ils ont champignonné, les bougres !

Les étrangers qui ne sont pas d’ici, eux, au départ, ça ne les excite pas avec le régime de fer qui règne en Irak. Z’ont la frousse de se fiche dans des ennuieries compliquées. Alors vous pensez, en matant deux bougres contusionnés et loqueteux, ils détalent pire que des lièvres devant une battue.

— Faudrait qu’on allasse à une estation, préconise l’Enflure. On grimperait d’autor…

Comme il achève ces mots, un taxi répond enfin à mon signe et stoppe devant nous. Il est un peu mieux que les autres. C’est pas une vieille casserole des années 30, mais une respectable Bentley des années 20, noire, avec des raies blanches et vertes peintes autour des lourdes pour faire plus joyce.

— French ambassy ! jeté-je vivement en m’affalant sur la banquette arrière en compagnie du Mahousse.

Le chauffeur nous défrime un bout de temps dans son rétro, ensuite de quoi il opine et démarre.

On remonte la grande artère, à peu près vide à cette heure avancée of the night. Le driveman conduit un peu plus mal qu’un con, décrivant des arabesques orientales et butant les trottoirs dans les virages, ce qui nous fait embarder violemment. On se farcit une vraie croisière dans son carrosse (d’Hussein sacrément). Au bout de vingt minutes, je réaperçois le Tigre sur la gauche. En bordure du fleuve se dresse un vaste bâtiment. Y’a plein de flics alentour et le merveilleux drapeau irakien flotte au sommet d’un mât, éclairé par un judicieux projecteur. Tout à fait entre nous le Tigre et l’Euphrate, mes drôles, cette construction ressemble autant à une ambassade de France que Béru à la reine mère d’Angleterre (et encore, s’il portait une jupe, une perruque et qu’il engraisse de dix kilos, y’aurait « de ça »).

Je touche l’épaule du petit rigolo.

— French ambassy, quick !

Au lieu d’obéir il accélère.

— Il nous repasse, hé ? note le Mastar.

Sans même attendre ma réponse, il cramponne une oreille du chauffeur et la lui arrache d’une monstrueuse torsion. L’autre pousse un hurlement et décrit une embardée supplémentaire.

— On t’a dit la franche embrassade, Gars ! mugit Zorro, remue-toi le panier, autrement je t’arrache l’autre et t’auras le bonjour pour porter des lunettes quand est-ce que ta vue commencera à faire du rase-mottes.

J’ignore s’il comprend le français, notre conducteur. Peut-être est-il sensible à la voix du Gros, à ses inflexions délicates… Toujours est-il qu’il manœuvre en vitesse, manquant emboutir un dattier servant de calendrier municipal, escaladant le trottoir, renversant un panneau de bois sur lequel un artiste figuratif a peint un immonde juif aux dents de carnassier en train de vomir des bombes sur une campagne apocalyptique.

Un poulardin nous siffle, mais on n’en a cure. Il pilote comme un fou, le Van Gogh des G7. Tout en portant l’aiguille de son compteur à cent quarante de large, il louche sur son oreille droite posée sur la banquette. Vous parlez d’un trophée pour taureau ayant vaincu le torero ! Doit se demander si ça se recolle, une étiquette de ce genre, ce vilain faisandé ! Sinon il va changer de métier, se faire standardiste pour planquer sa mutilation.

Moi je le tiens à l’œil pour parer à une nouvelle arnaque.

— Vous êtes les échappés de l’avion ? me demande-t-il au bout d’un moment, dans un anglais convenable.

— Ne vous occupez pas de ça, mon vieux.

— Vous ne pourrez pas pénétrer dans l’ambassade.

Du coup, non par compassion, mais par intérêt, je lui prête une oreille attentive.

— Tiens donc ! Et pourquoi ?

— Parce qu’il y a des services de sécurité devant toutes les ambassades. Avant que vous entriez, des cordons de vigilance vous demanderont vos papiers.

Je suppose qu’il dit vrai. Il me prévient pour que nous ne croyions pas à une nouvelle vacherie de sa part.

— Roulez toujours, à petite allure. Nous verrons.

C’est tout vu.

Certes, le drapeau français flotte là-bas, sur une maison de style britannouille, mais pour atteindre icelle il faut passer par des chicanes dressées sur les voies y conduisant. Inutile d’insister, la zone est insalubre.

— Demi-tour ! ordonné-je.

— On est marron, non ?

— Marron très foncé, Gros. Pour le coup je ne sais plus que fiche.

— Si on piquerait son bahut et qu’on rejoignasse une frontière ? Doit bien être mitoyen av’c un pays sympa, l’Iraq ? La Roumanie ou le Portugal, par exemple, non ?

— Tu dois commencer à savoir que le pays est pourri de troupes. On ne ferait pas deux kilomètres sur une route sans être stoppés. Un taxi, tu parles !

Brusquement, il pousse un cri, mon camarade ! Un cri du genre clameur ! Style : la charge des Zoulous fondants sur Napoléon IV.

— Quoi ? coassé-je.

— Dis-y qui s’arrête, vite ! J’sais pas si j’ai eu une berlue ou un mirage, mais ce que je viens de mater au moment qu’il a ralenti devant c’t’immeuble, c’est sidéral !

— Qu’as-tu vu ?

— Bouge pas. Je te dirai après.

La voiture venant de stopper à ma demande, Pépère descend et se met à cavaler dans la nuit. Son absence est de courte durée.

— C’est bien ça, c’est bien ça, exulte-t-il en revenant. La chose la plus époustouflante dont au sujet de laquelle on croit rêver. M’est avis que nous voilà enfin au-dessus du caniveau de la merde, Sana ! Un vrai miracle. Seulement faut donner le changement à c’t’ouistiti, par prudence. Fais-nous vadrouiller un peu plus loin, pas qu’il retapisse notre point de chute.

— Mais enfin, parle !

— Minute ! Suppose que ce plouck entrave le franchecaille, mine de rien ! Tu sais ce qu’on dit : « Prudence est mère de la Sûreté et de la P.J. »…

On repart. Au bout de quatre cents mètres, le Mystérieux crie « stop ! », d’un ton qui ferait péter l’arbre de transmission du France. Il en freine si fort, l’homme à l’oreille cassée (il est tabou)[13] qu’il s’estourbit contre son pare-brise. Toujours soucieux de faire bonne mesure, Sa Majesté lui ajoute un parpaing derrière la nuque et l’autre s’affaisse sur sa banquette, ce qui lui permet de dormir (très provisoirement) sur ses deux oreilles.

On rebrousse chemin prudemment. Pas le moment de tomber sur une patrouille !

— Alors, tu m’expliques ?

— Je préfère te laisser la surprise.

Nous retrouvons l’immeuble de briques. Il n’a que deux étages. Le bas est un entrepôt avec un portail de fer. Le premier doit servir de bureaux ; le second d’appartement.

Je considère la construction dont la seule particularité est d’être récente. Apparemment, elle n’a rien qui justifie le survoltage de mon compère.

— Eh ben quoi ? je lui fais.

— Ah ! Parce que t’as rien remarqué ! ricane l’Ignominie-Déambulatoire.

— Non… Oh, si ! Merde !

Ma sidérance se met à l’unisson de la sienne. Ce que je découvre est tellement incroyable ! Tellement fou !

Sur le portail de l’entrepôt, y’a des caractères arabes. Mais sous ces caractères tortillonnés, en lettres blanches sur fond noir on peut lire très exactement ceci :

A.-B. BERURIER
Import—Export

Je vous en fous plein les moustaches, hein les gars ? Bon, je vais aller faire un tour pendant que vous récupérez.

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