CHAPITRE VIII BERU, DIGNE DESCENDANT DE CLOVIS…

Et deux jours plus tard…

Comme on eût écrit dans un film muet !

Deux jours plus tard, immuable, le même trio radine dans notre cellule.

Quelle cellule ! Ce n’est pas un cul-de-basse-fosse, mais un trou du cul de basse-fosse. Pourri, sanieux, obscur, plein de rats et de cancrelats, suintant parce que le Tigre pisse contre les murs de la prison.

Nous clignons de la prunelle, car la lumière électrique du couloir nous arrose les carreaux.

Le général est doux comme un pot de miel.

— Mes amis ! Mes chers frères français ! déclame-t-il en nous ouvrant les bras.

On accepte son accolade, sans grande joie, mais avec soulagement.

— Tout est en ordre, assure-t-il. Excusez-nous de vous avoir obligés de patienter, mais il y avait quarante-deux heures d’attente pour Paris, les circuits de votre capitale étant encombrés. J’ai eu le directeur de water-closet du ministre, lequel m’a passé votre chef suprême ; effectivement celui-ci se porte garant de vous. Il me demande même de vous aider dans l’accomplissement de votre mission, ce que je vais faire avec plaisir. Vous avez été satisfaits du service, oui ? La nourriture était convenable ?

— Y cause de bouffe ? s’inquiète Bérurier qui a appris le mot « cuisine » dans toutes les langues de la galaxie. En ce cas, dis-y que leur ratatouille à la merde, c’était de la merde ! Tellement pimentée que toi t’as pas pu en becqueter une particelle, et que moi qu’ai clappé les deux porcifs j’ai à c’t’heure le recteur plus fiévreux que la capsule Apollo quand elle replonge dans la mosphère.

Foin de ces doléances. Le général Akel Gânash (il s’est enfin présenté) me chope familièrement par le bras et m’entraîne dans son bureau.

Cigarette au jasmin, thé à la menthe, loukoum, le style a changé.

— Mon cher mister commissaire, déclare Gânash, en plein accord avec vos services, je vais donc vous donner les moyens de vous rendre dans cette chiennerie d’Israël. Vous prendrez cet après-midi le vol Swissair (il crache avec mépris) Téhéran-Zurich qui fait escale ici, puis à Beyrouth où vous débarquerez. Depuis Beyrouth, un bateau vous conduira nuitamment au large des côtes israéliennes. Grâce à un canot pneumatique, vous gagnerez ces dernières clandestinement. Voici quelques dollars. Mon aide de kân, le lieutenant-capitaine de corvée Debônvâhl, va s’occuper de vous toiletter (comme les caniches).

— Je ne sais comment vous remercier, mon général, grafouillé-je. Croyez que je dirai partout combien c’est beau, combien c’est grand, combien c’est généreux, l’Iraq.

— Y raque ? me demande le Gravos en montrant les biftons.

— Yes, Pépère. Dis merci au monsieur.

Docile, mon commensal (sale faut voir comment !) embrasse Akel Gânash sur les deux joues.

— Ce n’est pas fini ! déclare l’officier extrêmement supérieur pour son âge.

— Mon général, vos largesses sont si grandes que…

Il m’interrompt en me tapotant le genou de sa main où scintille une lourde chevalière de cuivre.

— Vous n’irez pas seul en Israël, mister commissaire. Nous allons vous adjoindre notre meilleur agent secret.

— Général, ça n’est pas la peine, vous êtes trop aimable, mais…

— Il n’y a pas de « mais », rétorque Gânash d’une voix métallique que son sourire aimable ne parvient pas à rendre moins cruelle. L’Iraq se doit de participer à la lutte entreprise contre l’immonde impérialisme juif. Notre agent secret sera pour vous d’une aide précieuse et il ne vous quittera pas d’une babouche avant l’accomplissement de votre travail.

Rien à faire pour le dissuader. Bast, comme on dit si joliment dans les livres : nous verrons bien.


Pomponnés, calamistrés, loqués de costumes made in Russia d’une coupe parfaite (les pantalons sont un peu larges du bas, pendants du fond et gondolés de la braguette ; la veste n’a pas d’épaules, les manches arrivent au ras de nos ongles et la doublure des poches dépasse le veston de vingt centimètres, mais l’ensemble n’en est pas moins très réussi, nous ressemblons à des gravures de mode (démodée). Le lieutenant-capitaine Debônvâhl nous considère avec satisfaction, comme un peintre admire sa toile avant de l’assigner.

— Magnifique ! assure-t-il. Vous êtes beaux comme ces messieurs du corps diplomatique albanais. Désirez-vous visiter la ville en attendant l’heure de l’avion ?

— Nous préférerions aller prendre congé du parent de mon ami, dis-je. Bagdad by jour, ce sera pour ensuite, s’il nous reste du temps.

— Vos vizirs sont en désordre ! répond notre mentor.

— J’ai une bonne nouvelle pour toi, dis-je au mastar, on va dire au revoir à ton gentil cousin.

Illico, les mains de Bérurier-Paname se déguisent en poings susceptibles de provoquer des exclamations, voire une suspension et, qui sait ? un point final.

— Mon rêve, murmure l’Angoissant.


C’est la mini-épouse de l’immonde Bérurier-Bagdoche qui délourde. Ah, la gentille petite mômasse ! Malgré ses deux yeux au beurre noir, sa bouche éclatée et sa pommette tuméfiée, elle se débrouille pour rester ravissante.

— Demandez-lui ce qui lui est arrivé, enjoins-je au lieutenant-capitaine de corvée qui nous escorte.

Bref dialogue entre les deux Irakiens.

— Son époux l’a corrigée, m’annonce gentiment le sous-officier supérieur, d’un ton paisible.

Bérurier opine.

— J’enregistre, dit-il. V’là qu’est noté sur mon ardoise personnelle dont mentalement j’écris dessus. Un Bérurier brasseur et tabasseur de fillette, ça va se facturer en suce du reste !

La gentille éclopée nous introduit (à charge de revanche, merci) dans l’appartement où notre bas délateur est en train de déjeuner de mouton puant arrosé de yaourt aigre. En voyant entrer le cortège, le judas de la lignée exportée des Bérurier devient plus blanchâtre que son lait caillé, car il saute aux yeux que nous sommes au mieux avec le militaire. Et puis, notre mise pimpante en dit long sur notre entrée en grâce. Il bafouille, essaie un sourire qui n’arrive pas à se concrétiser et hoche la tête pour un salut misérable.

Vous verriez mon Béru à moi, les gars, vous en seriez impressionnés. Cette dignité ! Cet hermétisme ! Silencieux comme l’ombre d’un nuage sur une pelouse, le Dodu. Calme. Grave !

D’un geste souple il désigne un amoncellement de coussins.

— Installez-vous là, mon yeutenant ! invite-t-il, vous verrez mieux.

Et comme le militaire obéit au geste, mon compagnon rectifie.

— Enlevez vos lunettes noires, mon yeutenant. Dis-y qui les enlève, San-A, biscotte ça va être en couleurs !

Un silence glacial succède. L’officier et moi-même avons pris place commodément. La petite femme du gros vilain s’est rapprochée de moi et je lui caresse les hanches d’une main nostalgique. J’vais pas jouer à Lolita, mais réellement, elle m’emballe, cette petite maquette de bonne femme. Toute forcée, toute souillée qu’elle soit par l’autre affreux, je voudrais pouvoir l’emmener avec moi. La prendre en main pour essayer de m’en faire une vraie nana, un jour… L’emmouscaillerie, dans le mariage, c’est qu’on connaît sa femme trop tard ; toujours trop tard. Faudrait se marida enfant, comme les rois de jadis. Se préparer mutuellement à la grande aventure. Alors là, oui, p’t’être que ç’aurait des chances de réussir.

Fascinés par la séance qui démarre, nous ne perdons pas Alexandre-Benoît du regard. Comme il est beau, Béru-France, en justicier. Il donne le frisson ! Sa lenteur est royale. Il nous venge en grandes pompes. Il serait promu roi de France, son visage ne refléterait pas une plus grande sérénité à l’heure rémoise.

Il a les représailles majestueuses ! La rancune sublime ! Du laurier lumineux le surplombe. La noblesse de sa colère l’éclaire du dedans. Parallèlement, son vis-à-vis continue de se décomposer, de s’ensuifer, de s’ensoufrer, de suinter, de mollir et ramollir. Il se cerne et se creuse. Se voûte, s’anémie, rachitise.

Et toujours ce silence tendu, vibrant, qui finit par devenir un bruit cérébral. Un fracas intemporel.

O Béru, mon ami, toi qui tonnes si souvent, pour un oui et pour un non ; pour une ouïe et pour une nonne, combien ton mutisme est plus terrifiant que ta tempête !

Un peu de yaourt coule aux commissures d’Akel-Brâkmâr Bérurier. Ça le fait ressembler à un gros bébé frappé par la jaunisse des nourrissons.

Au bout d’une poignée d’éternelles minutes, la voix de Béru s’élève, musicale. Elle pouvait rompre le charme : elle ne fait que le rehausser, il a opéré sa jonction silence-parole, Béru. Sa position s’affirme. Le succès est un somnambule qu’il faut se garder de réveiller, aussi retenons-nous notre souffle.

— Cousin, fait Bérurier, j’ai pas arrivé à mon âge sans m’avoir roulé dans la merde et la dégueulanche universelle. Je fais un métier où qu’on marche plus sur du fumier que sur de la moquette. Les salauds, je les pratique, crois-moi, j’sus en quelque short quai des Orfèvres en la matière. Brèfle, je croyais avoir tout vu dans la mocherie. Ben non, cousin : y m’restait toi ! T’es le furoncle de la famille, cousin, tu me purules sur les burniches. Écoute, mon gars ; on vient de tirer deux jours de mitard et ça aide à la réflexion. J’ai beaucoup songé sur ton cas. Ça me revenait comme un goût de radis, ta vacherie ignoble. Je la ruminais comme de la bile. Je me mettais la comprenette en pas de vis. Je me disais : comment se peut-ce qu’un Bérurier textuel, original de Saint-Locdu-le-Vieux par son père qu’était germain du mien ; comment se peut-ce qu’il se comporte de manière si peu catholique ? Et, dans les pénombres humides, la réponse m’est tombée sur la coloquinte : Ça vient de ce que t’es pas catholique, cousin, justement.

Le Précieux toussote dans son creux de poing, essuie les résultats à ses basques et enchaîne :

— Qu’un Arbi soye musulman, un Israélite juif et un empafé de rosbif anglichecan, je dis banco ! Faut qu’en ait pour tous les goûts. Mais qu’un Bérurier qu’a eu des chanoines dans ses aïeuls et dont toute la lignée a été baptisée depuis vers-cinq-jais-tôt-risque se permisse de se convaincre à la musulmanerie sous prétesque que sa vioque est ratone, alors pour le coup j’insurge. À cause de tes coraneries, cousin, t’as jamais picolé une larmette de vin : de là te vient tout le néfaste. Comment un homme peut-il se tanguer d’être un homme quand il ignore le picrate ? J’entends un homme qu’a encore dans son sang le produit de nos vignes ? Pas possible, cousin… Pas possible. Ou alors faut pas venir me bonnir que la Terre est ronde !

Bérurier-France re-tousse comme précédemment. Sa mine reste figée, son œil calme, sa voix est toujours basse et veloutée lorsqu’il repart :

— Ma décision, la voilà, et elle est tirée-médiable : tu vas te faire baptiser. Je quitterai pas ce bled à la noix au paravent, t’entends, cousin ? J’ai un devoir à accomplir au nom de la famille. Seulement, je me gaffe qu’a pas de cureton à Baguenaude ! Va donc falloir que je retrousse mes manches et que j’te baptise moi-même. Mais y’a un hic. Je me rappelle notre vieux curé, le père Cugnais, au catéchisme, il nous enseignait qu’un simple particulier pouvait administrer le baptême à condition que le gus à baptiser soye t’en danger de mort. Tu m’understande véry well, cousin ? Conclusion, pour pouvoir te baptiser, faut que je te mette en danger de mort ! Alors, allons-y.

Ayant dit, d’un coup de pompe précis, Béru écarte la table basse supportant la nourriture du félon. Privé de ce chétif rempart, Bérurier-Mille-et-un-ennuis n’attend plus pour flouzer un éventail dans son bénard gonflant (appelé là-bas un pih jhâmah).

C’est spontané chez lui. Fils de déserteur et délateur à gages, il est de ces gens sur lesquels l’imminence du danger a un effet purgatif. Cette réaction merdatoire ne trouble pas Béru pour qui l’excrémentiel n’a pas de secrets. Simplement, ce relâchement fondamental lui indique qu’il ne rencontrera aucune opposition de la part de son cousin.

Dans le fond, ça le contriste un brin, m’sieur Cétoudodu. La passivité des adversaires éteint les nobles colères mais éveille les bas instincts sadiques.

Il n’est pas tortionnaire par vocation le Gravos. Occasionnel only ; lorsque les circonstances enjoignent.

Il commence donc à dérouiller l’ignominieux avec application et sérénité, tel le bûcheron empoignant sa cognée dans la forêt matinale.

Un coup de talon en pleine frime, manière de lui éclater le pif. Akel-Brâkmâr part à la renverse.

Ostensiblement, mon aminche met les pognes dans les doigts. Travail entièrement au cuir ! Ce sera un passage à tabac de footballeur, style Pelé, amélioré Kopa-Cabane. Le renversé gesticule lourdement, pareil à une grosse tortue qui aurait confié sa carapace à un marchand de poudriers pour la faire hypothéquer. Alexandre-Benoît grimpe alors sur cette loque humaine et se met à l’arpenter comme salle des pas perdus. Il va, de long en large, piétinant sans vergogne le bide, le thorax, le visage de son parent. L’autre pousse des cris qui lui sont enfouis dans la denture à coup de panards.

Le spectacle est sinistre. Je hais les punitions.

— Laisse, Béru ! conseillé-je. C’est une chiffe, ce type, tu ne vas pas t’abaisser à le démanteler.

— Je t’en prie, m’aboie le Gros. Chacun ses oignes, je règle une affaire de famille !

À quoi bon insister ? D’autant que la petite Mme Bérurier-Bagdad paraît prendre un vif plaisir à la chose, de même que le lieutenant-capitaine de corvée. On veut tout le temps intervenir dans la vie de ses contemporains et on a tort : ça les agace. Je vois, dans les moindres détails… Tenez, moi, l’autre jour, au cours d’une déception mondaine où grenouillait le trou-Paris, je rencontre un pote qu’a mal tourné puisqu’il est devenu député. On se secoue la louche, on se jure qu’on a pas changé en essayant de dissimuler nos frimes de catastrophe, et puis v’là mon prince du Palais Bourbeux qui pousse un cri en désignant mon revers de veste.

« Quoi donc, je lui demande, un oiseau s’est oublié ou bien on m’a renversé de la béarnaise dessus ? »

« Tu l’as pas, il égosille ! C’est pas possible ! Tu l’as pas ! »

Il causait du ruban rouge.

« Avec tes états de service ! il continue de rameuter au milieu du salon. Un homme de ta valeur ! On va arranger ça en vitesse. Faut qu’avant la fin de l’année… »

Je l’ai interrompu sèchement :

« Sors les aérofreins, Gaston ! Si t’as du rabe de Légion d’honneur, cloque-le plutôt à ton buraliste qui a tant mérité du P.M.U. Moi je la veux ni à titre militaire, ni à titre civil, pas même à titre posthume, mais à titre gracieux ! Quand on la trouvera dans les paquets de lessive, ça m’amusera ; ou bien lorsqu’une compagnie pétrolière la distribuera à sa clientèle. La Légion d’honneur, je la porterai pas avant qu’il y ait écrit « Esso » ou « Shell » dessus. Ça viendra, j’ai confiance. Déjà ils offrent des opuscules consacrés à Marcel Proust dans les stations d’essence. C’est ça la grande rénovation intellectuelle. L’éducation des masses par la base. La pénétration des cerveaux par le point le plus sensible de l’homme : son réservoir d’essence. Le pouvoir, pour se maintenir, faut qu’il s’aligne sur la queue de tigre, le gaulois de plastique, la pièce romaine en alliage de scroutz ; qu’il fasse distribuer ses leaders en médailles ou statuettes par Elf ou Kifkif. Tiens, j’imagine très bien la chouette vignette en couleurs représentant le Président, sur les pare-brise. Ça deviendrait obsessionnel. Cause-leur de l’idée en Naulieu, je vous l’offre. La Présidente-fétiche, mignonnette à croquer au bout de son élastique, accrochée après le rétroviseur, t’aimerais pas ? Vous auriez tort de vous gêner. Ils sont disponibles, les mecs. Parents pire qu’enfants, toujours partants pour soutenir à l’œil une campagne publicitaire, affirmer qu’ils écoutent tel poste, qu’ils emploient telle essence, qu’ils fument les cigarettes Machinchose. Un beurre ! Des volontaires ! Ça leur donne le sentiment de s’affirmer. Leur bagnole, c’t’une colonne Morris ambulante, l’affichage est gratuit. »

Je lui ai balancé tout ça, à mon petit camarade. Vous auriez vu sa tronche affreuse, son renfrognement farouche. Il arrivait pas à se composer un rire amusé.

« Tu changeras jamais ! » Il a conclu avant de piquer sur le buffet.

Non, je changerai jamais. En tout cas, pas de mon vivant !

Dure séance pour Akel-Brâkmâr. Il ne plaisantait pas, Béru, lorsqu’il prétendait le mettre en danger de mort ! Les shoots succèdent aux shoots et précèdent d’autres shoots ! Dans un match amical, il aurait déjà placé seize penaltys et tiré cinquante corners ! Il est rouge, suant, essoufflé.

L’autre, par contre, n’est plus rien du tout. Si : un tas de bidoche démantelée sur un tapis rouge de sang. Un laboratoire de charcutier après les différentes phases du saucissonnage, voilà à quoi il ressemble, l’appartement de l’import exportateur. Sa frime est une sanguinolence atroce, un désastre humain ! Des bosses, du bleu, des ecchymoses, du raisin !

Enfin, le justicier s’arrête de taper. Fourbu.

Le lieutenant-capitaine de corvée applaudit à tout rompre.

— Excellente démonstration, me dit-il, votre ami a suivi des cours ou c’est naturel ?

— Un don, tranché-je.

L’autre tire son revolver de sa gaine. Il a une drôle de dégaine car c’est un drôle de pistolet. Une espèce de rapière à canon long qui doit cracher des pruneaux gros comme mon poing.

— Qu’allez-vous faire ? m’écrié-je.

— L’achever ! Cet individu est coupable de nous avoir fourni de faux renseignements, je le condamne à mort à l’unanimité !

C’est au tour du Mastodonte d’intervenir.

— Planquez votre lampe à souder, mon yeutenant ! Je veux pas qu’on le bute : c’t’un Bérurier, malgré tout !

Je traduis et l’officier, magnanime, consent à surseoir. Pour le coup, Bérurier-Saint-Jean-Baptiste change radicalement d’occupations.

— Y’a de la flotte, ici ? demande-t-il.

Et comme personne ne lui répond, il aborde sa belle-cousine.

— Ail vente ouateur, mon petit loup. Douille houx un des stands ? Ouateur ! Flotte ! De l’eau ! Eau fort tea !

Et il chantonne le grand air de Nono-Nanette manière de fournir une illustration sonore.

Comme la juvénile Mme Bérurier n’est pas empotée du bulbe, elle désigne la bouilloire qui flonflonne[18] sur une espèce de petit brasero où des braises naguère incandescentes s’assoupissent.

Le Gros remercie d’un branlement de marmiton et va empoigner l’anse en corde de la bouilloire. Sa personne tout entière s’est transfigurée. Il a la gravité épiscopale, le Mastar.

S’approchant du reliquat de cousin amoncelé sur la carpette, il prononce d’une voix majestueuse ces mots :

— Comme t’as un nom à vous faire pleurer les fesses, et que je veux pas t’obliger à débroder tes mouchoirs, je te vas appeler Alexandre-Benoît, cousin. J’espère que tu sauras, doré de l’avant, t’en montrer digne.

« Alexandre-Benoît, murmure-t-il avec ferveur, en versant l’eau bouillante sur son parent : je te baptise, au nom du père, du fils, du Saint-Esprit et des Bérurier. Amène ! »

La flotte à cent degrés a ranimé le nouveau chrétien qui réussit un râle d’otarie en gésine.

Le Gravos se débarrasse de la bouilloire et déclare, agenouillé près du tuméfié :

— Ouv’ grands tes baffles, Alexandre-Benoît, que je te cause un dernier coup. Voilà : à présent t’es chrétien. Ton Coran, tu peux le carrer dans tes gogues si les pages seraient pas trop épaisses. Grâce à moi t’es devenu un vrai Bérurier. Dès que t’auras colmaté tes ébréchures, cavale chez le Nicolas de l’endroit pour acheter une caisse de pichtegorne. Lésine pas : prends du chouette, car va s’agir de te faire un palais, vu que le tien à écluser du thé, il doit pas avoir plus de sensibilité qu’une cuvette de pissotière. Pour pas trop te dépayser les musqueuses, attaque par du blanc. Un petit Pouilly de Loire, ou un Crépy d’Haute-Savoie ça serait idéal pour t’enchanter au départ les glands de sale hiver. Ensuite d’après quoi tu passeras au rouge. Le rouge, c’est un vin d’homme. Vas-y molo au début : deux trois litres par jour, pas plus ; jusqu’à ce t’apprécies pleinement.

« Mais une fois que ton gosier a chopé sa vitesse de croisière, alors là, chique pas les bêcheurs : BOIS ! Pour le coup, ta transformation s’opér’ra. Tu deviendras un brave homme, cousin. Promis, juré ! Le monde sera à ta mesure et toi à la sienne. Allez, j’te pardonne tes dégueulasseries. Encore une chose à ce propos : ta femme ! Chez les Bérurier on est tous tringleurs à ne plus en pouvoir. Ma mère disait de papa qu’il se serait cogné une chèvre pour peu qu’elle portasse un tablier. La bavouille, on a ça dans le sang, de père en fils et de paires en paires. Seulement on s’est jamais chaussé Popaul au rayon fillette !

D’un geste accablé, il désigne la mignonnette.

— Une épouse de c’t’âge-là, je te jure ! Ça fait froid dans l’échine dorsale. Aussi v’là ce que tu vas faire Immédiateli, cousin : divorcer ! T’as pas d’enfant ?

— Non, non, ânonne le dévasté.

— Parfait. Alors après le divorce tu m’adopteras cette gamine. C’est mieux qu’é soit ta fille ! Plus convenable et tout. Cette fois j’ai terminé, t’as bien tout pigé ?

Il tend sa vaste paluche à son cousin.

— Vas-y de cinq, Gars. Et garde pas rancune pour la dérouillanche, si on se mettait pas une petite peignée, ent’ cousins, ça voudrait dire quoi t’est-ce, la famille ?

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