CHAPITRE II LA CHANCE EST UNE QUESTION D’EQUILIBRE

Les bons comtes font les bons amis, comme affirmait ce gars qui n’avait jamais lu le Cid. Tout en m’apprêtant, tant bien que mal, à clamser, je me dis, avant de rendre à la terre mon emballage consigné, que dans l’ensemble, le sort fut pour moi aussi clément que le lac du même nom[2]. J’aurai eu une belle vie, les mecs. Piètre satisfaction, au moment de la perdre, mais on doit bien s’accrocher à ce qui vous tombe sous le désespoir.

J’ai perçu intégralement mes allocations de marrade et d’amour, alors, à quoi bon me lamenter exagérément ? J’ai beaucoup ri et beaucoup forniqué, si bien que je donne volontiers quitus au destin. Beaucoup ri parce que le monde est un spectacle hilarant, basé sur la connerie. Quand je songe qu’on organise à Cambrai la kermesse de la bêtise ! Beaucoup forniqué parce que j’aime ça et que l’homme porté sur la chose vit sur un parterre de chagattes toutes plus savoureuses l’une que les autres ! Je suis un pépiniériste du scoubidou à crinière, les gars. Je les cultive avec tendresse et dévotion, les bichonne, les dorlote, les surveille, les taste, les déguste, les oins, les surcharge, les frictionne, les lubrifie, les envahis, les investis, les Von-Karajane, les lime, les aménage, les épile, les fais bredouiller, les déniche, les pourlèche, les pourfends, les calibre, les accommode, les bénis, les pénis, les punis, les entame, les termine, les décuple, les sidère, les débroussaille, les magnifie, les décide, les dilate, les comble, les taquine, les exagère, les endolore, les conditionne, les AIME !

J’arrête car l’avion perd de l’altitude au point de voler à pas cent mètres du sol. Une terre rouge, entrecoupée çà et là de champs de paille misérables déferle au-dessous de nous. Ils sont trois, à présent, dans la cabine de pilotage. Béru, Mohamed, plus un passager qui, son premier mouvement de trouillance surmonté, s’est porté volontaire comme quoi il possède un avion personnel qu’il pilote lorsque ses affaires lui en laissent le temps. Ces trois personnages tentent donc l’impossible : poser un DC8 dans une région désertique.

— Allez ! Atterris la vion maintenant ! ordonne le chef du commando.

— T’es pas louf ! proteste Béru, c’est plein de caillasse ! J’peux pas risquer d’éclater un boudin, j’ai oublié mon cric dans le coffre de la R8…

— Il faut lâcher des gaz ! affirme le troisième homme.

— Tu parles, avec le cassoulet de midi, c’est déjà fait ! ricane Béru[3].

Quand je vous dis quelques lignes plus avant que la région survolée est désertique, je m’écarte un tantinet soit peu de la vérité, vu que notre arrivée dans ces parages a été signalée et qu’à perte d’ovule on voit radiner des camions militaires qui sont quinquagénaires ou soviétiques. L’en surgit de tous les horizons. Voyant que notre atterrissage c’est du peu au jus, tous foncent vers les lointains catastrophiques qui nous guettent afin d’être là pour la curée (comme disait une abbesse).

— Cette fois, il faut poser là ! égosille le passager compétent. Rendez du manche !

— À qui ? demande la poivrade.

— Vite, le terrain est bon !

— Et ce troupeau de moutons, qu’est-ce z’en faites ?

— Des méchouis, grommelle Mohamed, li réacteurs y en a tout grillé.

On fait du rase-mottes, cette fois. Je frémis en voyant se dévider le sol hallucinant à moins de dix mètres.

— Vous avez sorti le train d’atterrissage ? graptouille l’assistant pilote.

— Il eusse fallu que je sussasse où qu’il est ! hargnit le Gros ; si vous mordez chouchouille à tous ces boutons, servez-vous !

— Si on se pose sur le ventre c’est la catastrophe !

— Pensez-vous, baron ! V’là un grand champ de céréaux tout là-bas, on va faire coucouche-panier dedans. Excuse-moi de vous fout’ la récolte en l’air, Ben Couscous, j’ai idée que votre balance des esportations va donner de la bande. Notez que vous pourrez y planter du manioc, paraît que ça vient bien sur brûlis.

Puis, très commandant de bord, il déclare d’une voix unie, belle et grave, aux passagers dont la plupart ont perdu connaissance :

— Méhames, messieurs, c’est ici que les astreignants s’astreignirent. Cramponnez-vous au manche du pinceau, je retire l’échelle.

— Je coupe les gaz ! avertit le passager coopératif.

— Coupez, mon seigneur, coupez, vous êtes les rois du sécateur ! déclare aimablement le pilote hors ligne.

Ça s’opère avec une brutalité inouïe ! D’instinct j’ai fermé les yeux ! Chétif moyen de protection, j’en conviens. La vitesse trop vite jugulée nous déguise en fer à repasser. Ce pet, madoué ! Une éventration du monstre ! Un pouaffff monumental ! J’ai l’impression de partir en volée de confetti. Malgré moi mes paupières se sont soulevées. Bon gré, mal gré, je VOIS ! C’est confus, fulgurant, apocalyptique, écrirait mon regretté confrère Victor Hugo qui avait du cataclysme plein ses poches d’airain. Une gerbe de feu ! Des tôles qui se gondolent ! Une aile qui se fait (non pas la paire puisqu’elle était couplée) mais une fugue. La carlingue se renfrogne sous mes yeux ! Elle plisse comme un com. Y’a de l’hurlerie, du fracas, du titanesque autour et alentour. On continue de foncer. On fait une pirouette, puis deux. La seconde aile récupère à son tour son autonomie pleine et entière. On file à travers les récoltes comme un savon sur une planche inclinée. Heureusement que les réservoirs étaient presque vides. On n’a pas explosé ! Bravo Bérurier ! L’avion poursuit toujours sa course folle sur le sol dévasté. Les camions tout-terrain qui survenaient des azimuts se concentrent sur nous. Une vraie meute ! Ils nous cernent. Nous escortent de part et d’autre, à présent qu’on est devenus terriens. J’aperçois des militaires habillés en soldats qui gesticulent, penchés hors de leurs véhicules biliaires[4]. Ils doivent nous glapir des insultes, déjà ! Ils nous en veulent qu’on soit encore vivants ! Nous traitent de miraculés de frais ! Lourdes, chez eux ? Non, jamais ! La main de Fatima ? Dans la culotte d’un zouave pontifical ! J’ai le temps de voir flamboyer la haine sur leurs visages basanés. « Juste ciel, me dis-je in petto, combien de temps encore allons-nous continuer de foncer à travers cet immense champ ? Est-il donc sans limites, le bougre ? »

Hélas si ! Oh, que si ! Soudain (pour ne pas dire tout à coup), ma peau se glace, mon sang se caramélise malgré que je n’aie pas de diabète. L’horreur succède à l’horreur comme le jour à la nuit. Mes cheveux se dressent. Saint Trahabi priez for us ! Que se passe-t-il ? me demanderez-vous, fouinards comme je vous sais.

Une chose horrible, mes biquets. Le champ où qu’on vient de s’affaler couronne un haut plateau dont nous allons atteindre l’extrémité. Après c’est le gouffre vertigineux. Une cascade de caillasse qui dévale jusqu’à un fleuve fangeux.

Vous parlez d’une pétoche noire ! Juste comme on venait de toucher un miracle pur fruit, voilà qu’on tombe sur une complication fétide. Cette fois, ce sera sans rémission. Pas besoin de sortir de Normale-Stup, comme disait Malraux, pour comprendre que notre reliquat d’avion supportera mal cette dégringolade aux enfers. On continue l’irrésistible glissade vers la falaise. La carlingue se trémousse comme un gros reptile tronçonné. Le vide approche ! Approche ! Ap… Ça y est, on le surplombe ! On va basculer. Non ! Notre coucou ne s’engage qu’à demi au-dessus du gouffre. À bout de course il s’immobilise avant de perdre l’équilibre. Depuis mon siège, comme d’un balcon, je surplombe une vallée aride mal irriguée par le cours d’eau couleur de café au lait très teinté. Sous moi c’est le chaos, les éboulis de roches brunes. La lune, quoi ! Le soleil fait scintiller des parcelles de quartz. Je devine que ça doit cramer ferme à l’extérieur. Chose poilante, la horde de camions bourrés de mecs vociférants continue de déferler. Trop occupés à nous agonir, les militaires n’ont pas fait gaffe à la falaise et, entraînés par leur ruée sauvage, les premiers éléments du convoi choient dans le précipice. C’est une vraie féerie médranesque. Les camions font un bond terrible. Leurs passagers paraissent s’envoler. On voit tournoyer des zigotos avec leur fusil. Les véhicules éclatent, se dispersent dans des gerbes de flammes et pierrailles. De toute beauté !

Enfin les secondes vagues parviennent à freiner à temps. Y’a du télescopage. Des insultes ! Ça égosille en arabe survolté. Les percutés se collettent avec les percutants. Les sous-officiers giflent les soldats, et les officiers supérieurs bottent le train des sous-officiers. Une vraie séance ! Et puis le calme revient car l’avion monopolise l’intérêt général.

— Méhames, messieurs, déclare l’organe béruréen, nous venons d’atterrir j’sais pas où, avec des tas d’encombres, mais si vous voudrez bien recenser vos abattis, vous vous apercevrez que, grâce au commandant Bérurheim, les morceaux sont entiers. Nous espérons que ce voyage à bord du Judas Hisse Carotte vous a plu et qu’on vous reverra bientôt sur les lignes d’Hélas.

Personne ne l’écoute. Ils ont qu’un souci, les rescapés : fuir cette carcasse de DC8 au plus vite ! Les moins morts que vifs se ruent pour déboulonner la porte. Une bouffée de chaleur ardente balaie l’intérieur du zinc.

— Stop ! hurlent des voix peu amènes.

Je me penche pour mater à l’extérieur. Je vois une automitrailleuse en batterie. M’est avis, les amis, qu’on n’a pas atteint l’extrémité de notre calvaire ! Mohamed et ses archers sortent en roulant les mécaniques. Ils sont un peu verdâtres, mais le sentiment de la victoire les dope. Dehors, les militaires les plus galonnés les congratulent et les décorent séance tenante.

— Qu’est-ce tu dis de ça ? me demande Béru, radieux, en réapparaissant en compagnie de son conseiller technique.

— Dix sur dix, Mec. T’aurais dû te faire pilote d’essai.

Pendant qu’il me débarrasse de mes liens, je continue d’observer les faits et gestes des militaires au-dehors.

Un gros camion frigorifique est en train de manœuvrer de manière à se placer perpendiculairement à la sortie arrière de l’avion, la seule praticable, la sortie antérieure surplombant le gouffre. Un panneau se soulève, un autre s’abaisse, nous permettant de découvrir l’intérieur de l’énorme véhicule. Le spectacle qui nous est dévoilé est ahurissant. Dans le fond du camion réfrigéré se trouve une table où sont assis trois personnages à mine rébarbative. À droite, sur un banc, on aperçoit un quatrième type habillé en avocat. Un cinquième est assis à un bureau. Au premier plan se dresse une barre de tribunal.

Dreck ! lâche l’aide-pilote du Mastar, ce qui en yiddish signifie merde, je ne vous apprends rien. Dreck de dreck, ces schlemiels[5] ne perdent pas de temps !

— De quoi s’agit-il ? m’enquiers-je.

— La cour d’exception ambulante, celle qui ne prononce que des arrêts de mort !

Effectivement, les hommes de troupe déchargent d’autres camions des potences pliantes montées sur trépieds qu’ils dressent en un tournemain.

— Les fameux gibets Trighâno ! balbutie le malheureux. Nous allons être jugés sur place et pendus séance tenante.

Un officier s’approche de la porte et hurle : « À la sentence, tout le monde ! Les hommes et les enfants mâles d’abord ! Approchez ! »

Une passerelle de bois conduit directement de l’avion en ruine au camion-tribunal. Un premier « inculpé » y est poussé par des soldats grimpés à bord. C’est un petit vieillard à barbiche et lunettes cerclées de fer.

— Nationalité ? lui demande le président du tribunal.

— Israélienne, répond courageusement le malheureux.

— Je propose la peine de mort, déclare le président. Que dit l’avocat !

— Bravo ! fait sobrement l’interpellé.

— Exécution immédiate ! décide alors le tribunal.

On empare le petit vioque et on court le pendre.

Pendant ces procès expéditifs, ça s’est organisé alentour. Des civils radinent. Des marchands de glace et de pistade proposent leur camelote. Une ambiance de liesse populaire se crée. Des mouches bleues se mettent de la partie, attirées illico par les cadavres.

Le tribunal ne chôme pas ! Ces messieurs magistrats dépotent les sentences à une allure vertigineuse. Abasourdis, les malheureux passagers du Judas Iscariote, mal remis de leurs séries de commotions, se laissent ballotter sans comprendre. C’est tout juste si, de temps à autre, l’un d’eux essaie vaguement de regimber.

— Ne me condamnez pas, je ne suis pas israélien mais français ! Français, ami du peuple arabe ! Je ne suis pas même juif. Je m’appelle Dupont et je tiens une boucherie cachère rue du Roi-de-Sicile ! Demandez à ma femme qui est ici. Hein, Ruth, qu’on n’est pas juifs ?

— Non, Jacob ! répond une pauvre femme.

Insoutenable ! Moi, vous me connaissez ! J’occupe une position similaire à celle du nombril, les gars : au-dessus des parties ! San-A., vous lui trouverez jamais le blase sur aucune liste politicarde.

Mes seules convictions consistent à n’en pas avoir de définitives. Je reste perpétuellement disponible. Ouvert à tout ce qui est séduisant, réfractaire à tout ce qui brime.

J’suis pour ce qui est bon et contre ce qui est tarte. Trop simpliste pour être admis, ce point de vue !

Ils me le pardonneront jamais ! M’arracheront les yeux, un jour ! Me feront abjurer ! Me couperont les testicules !

Un type libre, absolument, rigoureusement, totalement libre, ils peuvent pas l’admettre. Ils préféreront que j’appartienne à un machin contraire. Que je plonge dans une opposition farouche. Mais le côté bouddha du bonhomme, sa belle sérénité de gus qui a mis sa vie à essayer d’être honnête avec lui-même, ils tolèrent pas davantage. Faudra que je plonge, pour sauver ma peau. Que je m’engage ! Que je me foute en carte comme les putes ! Que j’émerge. Que je crie Vive ! (J’suis sur le crie-vive, mes lapines !) Que je me laisse chapitrer, convaincre ! Ils m’expliqueront qu’il faut encaisser les mocheries d’une cause pour la faire triompher. Que les bons sentiments, tout nus, tout crus, sont nocifs, délictueux ; qu’ils mènent nulle part. Que la charité et la fraternité c’est poésie moisie et pet de muse constipée ! Qu’on n’a plus le droit de penser à part ! Qu’il faut s’entasser dans des meetings, dans des églises, sur des places. Qu’on est dingue à encabanonner de dire : vive l’Homme et son nœud ! Ah ! les tantes ! Un de ces quatre, je me taillerai à Katmandou avec les autres pommes à crinière. D’accord, eux sont prisonniers de leur chnouf, mais au moins ils n’imposent rien. Ils ne font que la chasse aux rêves, moi j’irai rêver avec eux. Ma came sera de n’en pas prendre. Elle est bien assez stupéfiante comme ça, la réalité, non ? Merde, à force que je regarde le monde, j’en prends le tournis de ces turpitudes avilissantes. J’ai beau me tenir à l’écart, ils m’éclaboussent de leur sanie, les horribles ! Si je vous disais, l’idée de mourir, ça me soulage seulement pas. J’en rouscaille de leur abandonner ma dépouille. Leur faire pousser leurs épinards un jour, ça me rage partout. Je voudrais me diluer dans le Cosmos ! Rien leur laisser que les cinq lettres au cher Cambronne écrites en majuscules sur ma porte fermée. Ah, ce que je suis douloureux de la bêtise, l’ai-je assez déplorée, pleurée, même ! D’y penser me fout en noire rogne ! Je la filtre plus. Elle m’assassine ! Au secours !

On va probably tous y passer, à la potence. Car ils ont un potentiel de potence inouï, ces grands méchants.

Tout compte fait, on se serait déguisés en flaque, tous, ça allait plus vite et c’était plus propre. Moi qui lançais des actions de grâce à tout va parce qu’on rescapait ! Tu parles ! Déjà je croyais retrouver mon jardin de nanas, avec leurs beaux volubilis roses grands ouverts ou mi-clos ! Des clous !

L’avion se vide rapidement.

— Tu crois qu’on va y aller itou de la cravetouze ? commence à s’inquiéter Béru.

— Et comment, mon drôle !

— Pourtant on est français intégraux !

— Raconte-leur ça, mon beau rabbin, avec tes faux fafs au nom de Bérurheim.

— Si on tenterait quéque chose ?

— Avec les mitrailleuses pointées sur nous ?

Faut reconnaître que la situation est préoccupante.

— Hello, messieurs ! lance une voix, auriez-vous l’amabilité de me délier ?

C’est l’un des agents secrets israéliens que nous avions mission de filer. Toujours ligoté à son siège, le pauvre. Béru et moi on se précipite, car vous connaissez notre âme généreuse, n’est-ce pas ?

O comme il est vrai que la vertu est toujours récompensée ! Je vais me faire un plaisir de vous en administrer une nouvelle preuve.

Mais quelle preuve !

Et quelle épreuve !

Je vous ai expliqué que notre zinc s’est arrêté au-dessus du gouffre, en équilibre provisoirement stable, n’est-il point vrai ? Or, du fait que la partie reposant sur le sol est évacuée progressivement, ledit équilibre, mes blanches gazelles, devient de plus en plus instable. Si bel et bien qu’au moment où nous nous précipitons, Béru et moi vers l’avant de l’appareil où se trouve l’Israélien ligoté, la carlingue démantelée se met à osciller. Ce que voyant, les militaires ayant pénétré en classe touriste pour houspiller les passagers prennent peur et sautent à terre. Ce qui compromet irrémédiablement l’équilibre de notre cage.

Les causes et les effets sont gigognes. Tout se désemboîte avec une parfaite régularité. L’immense carcasse plonge mollement vers l’abîme. Ça fait un bruit formidable, comme si douze mille camions-bennes déchargeaient simultanément du gravier ; comme si l’Etna coulait vers la mer ; comme si la tour Eiffel se disloquait ; comme si on cassait dans la serrure la clé de voûte du pont de Tancarville ; comme si un train de marchandises et un train de voyageurs se rencontraient sur la même voie ; comme si, enfin, un avion se mettait à dévaler la pente raide d’un précipice.

Brrahaloumzzinflchprockss panbingstrilvouampleuff ! fait notre culbute (approximativement). De nouveau c’est le tourbillon infernal ! Le tohu-bohu ! Le toboggan ! On part dans une avalanche de cailloux ! On habite un cataclysme ! On se confie à une fin de monde. On est secoué, roulé, tanné, traîné, raclé, évidé. On déferle dans une agonie minérale. La terre paraît mourir avec nous. On rebondit de plus en plus vite, de plus en plus fort. On percute ! On se répercute ! On s’éboule ! Tout s’abat sur moi : des surfaces métalliques, des volumes béruréens, des cadavres. Je dois avoir une jambe nouée autour du cou. Je me lézarde comme un vieux plafond ! Je m’écaille ! M’émiette ! Chaque choc m’est notifié ! J’enregistre la moindre ecchymose. Ah ! dans certains cas : la lucidité, quel chiendent ! Je vis cette infernale plongée millimètre par dixième de seconde (oui, parfaitement, je mêle unité de longueur et unité de temps. Et les multiplierai, si ça me chante ! Qu’on me donne un décamètre et une montre, et je vous confondrai tous, bande de matheux de mes deux !)

J’ai même le temps de penser pendant cette dévalanche. De me dire in extenso : « On a déjà perdu les ailes, donc, les réservoirs d’essence, par conséquent on ne peut plus prendre feu. » L’art et la manière de se réconforter au plus fort de la trombe ! D’amadouer le sort ! D’infléchir la courbure du destin ! De se refaire un moral avec ce qui reste du reste ! On prend de plus en plus de vitesse comme si on venait de déboucher sur une piste, de skeleton. On essuie des ébranlements fantastiques. Des renards des sables nous regardent passer avec des mines stupéfaites. Le vent de notre tornade leur retrousse les moustaches. Soudain, on percute un monumental rocher. Crac zim boum, comme disait le regretté maréchal Rommel[6] qui avait eu le temps d’apprendre l’arabe pendant sa campagne d’Afrique. On se disloque partiellement. Notre carcasse se divise en deux. Cette fois on s’est séparé à tout jamais de la classe touriste. On reste juste entre nous : les morts, l’agent israélien Béru et moi, plus une moitié de l’aide pilote qui, au moment de l’impact, se tenait entre les deux compartiments. Son buste est resté avec nous, ses papattes ont suivi le destin des autres passagers. Mon tronçon, nos valeurs continuent à dévaler, à dévaler dans un suprême valdingue. Et brusquement : plouf ! Comme je vous le bruite ! Plouf ! Une gerbe de flotte. On vient « atterrir dans l’eau », comme le déclare la voix haletante de notre honoré du discourant. Le poids du poste de pilotage fait piquer notre moitié de carlingue vers le fond, si bien qu’elle se déguise illico en une espèce de nacelle cabossée qui se met à voguer au fil de l’eau. « Venez Margot dans ma nacelle ! » chantait jadis une cousine à Félicie, à l’issue des repas de famille. Et puis encore « Je vous emmènerai dans mon joli bateau, voguer au fil de l’eau » !

Ce que ça repose, le canotage, mes petites câlines ! Ouf ! On avait besoin de moelleux ! Ça commençait à faire mal aux endosses, ce patacaisse cascadeux. Notre esquif tournoie mollement dans le courant. Je tente de me trouver un aplomb quelconque et j’y parviens. On est drôlement contusionnés, le Mastar et moi. L’agent israélien, lui, à moins de bobo, précisément parce qu’il était ligoté à son siège. Comme quoi faut pas oublier de mettre sa ceinture de sécurité, mes drôles, que vous apparteniez ou pas au club des casse-cous (d’Houille).

Juste Dieu, comme s’exclamait il y a pas si naguère encore la marquise de la Frotte-Chagattau des Tergent, juste Dieu, combien nous sommes loin de la falaise ! Nos gars du comité d’Arcueil gesticulent, là-bas, là-haut, minuscules comme des fourmis ! On voit le profond sillon de notre dévalade dans la terre rouge aux éboulis scintillants. Des écrivains pour-de-vrai ajouteraient qu’on dirait une blessure dans le flanc meurtri de la montagne, ou une connerie ronflante de ce tonneau ! Au bas de la pente, l’autre partie de la carcasse est coincée contre un roc pareil à une énorme canine. Les survivants essaient de rescaper pour de bon en s’égaillant dans toutes les directions. Mais depuis l’en haut, les soldats les flinguent à la mitrailleuse. Pendant cette confusion, notre embarcation s’éloigne dans l’indifférence générale. Heureusement, ce cours d’eau est en crue. Ceux qui espèrent un calembour, style « faut laisser les crues se tasser », peuvent se l’arrondir au tamponnoir, j’ai d’autres crèmes à fouetter !

— Qu’est-ce que c’est que ce fleuve ? glapatouille Béru qui a des ennuis techniques avec son râtelier. La Vodka ? La Fistule ? Le Chibre ? Le Mec-Con ? La Meuse ou le Fusil-Yamoi ? l’Agent israélien répond spontanément :

— L’Euphrate, sans le moindre doute !

— En êtes-vous sûr ? lui dis-je.

— Certain. Ce sont des soldats irakiens, là-haut sur la falaise. J’ai reconnu leurs uniformes… et leurs méthodes. Nous n’avions pas traversé d’autres fleuves, or le Tigre se trouve plus à l’Est.

— Ne serions-nous pas en même temps que dans l’œuffrate dans la gadoue jusqu’au trognon ? questionne innocemment Bérurier.

Je ne réponds pas.

Pourtant, si vous voulez mon avis, on en a plus haut que le trognon !

Bien plus haut !

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