CHAPITRE XIII SANS UN NEPTUNE EN POCHE

Les eaux de la Méditerranée sont vertes, ce matin. Avec, sur la droite des traînées saumon consécutives à un immense banc de rougets.

— Vingt-deux ! mugit le Gros qui ne dédaigne pas les vieilles formules d’alerte, v’là une espadrille !

— Tu es sûr que ce n’est pas un mirage ? espéré-je.

— Hélas si, même que c’en sont trois ! soupire Pépère. Ils te vont nous assaisonner de première.

Effectivement, les trois appareils foncent sur nous à une vitesse si foudroyante qu’ils sont bientôt devant notre libellule.

— Ils n’ont pas tiré ! jubile mon camarade.

— Parce qu’ils tenaient à nous identifier avant d’ouvrir le feu. Mais ne perds pas patience : ils vont virer de bord !

À peine ai-je pronostiqué, v’là les trois zoziaux qui amorcent un superbe virage dans l’azur infini. Cette fois on est râpés. Je décide de jouer l’atout pour le tout et je stoppe net le moteur (car je suis un vieux rotor). Le gyravion se met alors à chuter en tournoyant. Bien m’en a pris ! Les Mirages déferlent à cet instant en crachant des bastos. Leur salve passe au-dessus de nous car, à la vitesse où ils vont, il est impossible de rectifier le tir en cours de trajectoire. Je remets le contact. Nous sommes au ras des flots à présent. Un coup de vent perfide nous fait basculer, l’extrémité de la voilure tournante se plante dans la mer et l’appareil éclate au contact de l’eau. On est distribués à la ronde, Bérurier et moi.

Ce valdingue ! Cette secousse ! Ce plongeon !

Je dois m’enfoncer d’au moins dix mètres dans la flotte. Tout se brouille, j’ai une bouffée agonique. Je sens que je me noie sottement. La tasse ! Pris au dépourvu, en pleine inspiration. De l’eau dans mes soufflets. La fin ! Je suffoque ! Des lancées dans ma tête. Une monstrueuse brûlure dans la poitrine. L’horreur de ne plus fréquenter l’oxygène ! Maman !

Et puis tout à coup, j’émerge. Je ne respire pas encore, mais l’air me gifle. Le temps de crachoter, de me vider…

Ah, misère, quelle embardée vient de faire ma pauvre existence ! Mais enfin ça va mieux. Je fais la planche pour reprendre souffle. La mer me berce. Une fatigue infinie m’accable ! Je vois le ciel au-dessus de moi. Il est vide ! Complètement vide. Les chasseurs s’en sont allés après avoir constaté l’accident. Sans doute va-t-on envoyer maintenant des vedettes rapides sur les lieux pour nous repêcher ?

— Ça se passe bien ? me lance le Prodigieux, de derrière une série de vagues.

— Je continue ! admets-je.

— Tant qu’on a la santé la vie est belle ! galvanise ce superman de l’optimisme. Mais tout de même on a eu chaud aux plumes, hein ?

— Pas mal, merci.

— T’aurais pas plongé, on se faisait transformer en carnet de timbres-poste.

Je le découvre, à vingt mètres de là, cramponné à une épave. Il s’évertue dans ma direction, Pépère. On dirait un gros cachalot qui commencerait à apprendre à nager.

— Biche l’autre bout du réservoir, Mec ! Ça repose, invite-t-il.

— Après tout, fais-je, elle était moins brillante que je ne le pensais, ton idée !

— Déconne pas ! proteste le surcalibré-du-cigare, si on se serait trouvés au-dessus de la terre ferme, on n’serait point en train de nager !

Comment ne pas en convenir ? Il est des évidences qu’on ne peut repousser sous peine de passer pour un esprit chagrin.

— En tout cas, marmonné-je, on est pas près de retourner chez la Veuve[40].

Un courant aussi malin que marin nous entraîne de plus en plus vers le large.


Ma montre étant étanche je puis vous annoncer que nous marinons de la sorte pendant une heure.

Pile !

Après quoi un bâtiment alerté par nos épaves jaunes se pointe dans notre direction.

— Ils viennent nous récupérer, annonce le Gravos. Pousse pas cette bouille, Sana : on l’leur y remboursera leur coléoptère, leur poudre à hanneton et leurs frais de déplacement. Notre gouvernement a les moyens de carmer.

— Il n’aura peut-être pas de frais à débourser, Gros, jubilé-je, car ce bateau n’est pas israélien !

— Il serait quoi t’est-ce ?

Je mate le pavillon de l’arrivant. Il se compose de trois bandes horizontales : une bleue, une jaune, une verte. On dirait un paysage de la Beauce en été stylisé. Par la pensée, je parcours les planches en couleurs du Larousse.

— Soudan ! m’écrié-je, car je possède une mémoire visuelle très exceptionnelle.

Le navire en question est extrêmement bizarre. Sous les Phéniciens ou dans certaines régions de l’Amazone à la rigueur, on pouvait et l’on peut trouver des barlus de ce tonneau. Il se compose en fait d’une tripotée de bateaux plats recouverts d’un immense plancher. La ligne est ahurissante. Vu d’en haut, ça doit ressembler à un immense radeau.

Des silhouettes sombres gesticulent à bord et à bâbord. On nous crie des trucs. On nous en lance ! Des bouées de paille auxquelles sont attachées des cordes. On s’y agrippe. Sur la mienne, subsiste une inscription en français. Je lis, tandis qu’on m’hale :

« À notre sœur, belle-sœur et tante regrettée. »

Cette bouée n’est en fait qu’une ci-devant couronne mortuaire.

Oooooh hisse !

Je parviens tout dégoulinant sur le pont du bâtiment. Un officier au visage bistre se penche sur moi. Il porte un uniforme doré avec des galons noirs. Il a des lunettes cerclées d’or et un bouc frisé comme de l’astrakan.

— Qui êtes-vous ? me demande-t-il en anglais.

Je le lui dis en précisant ce qui vient de se passer. Il traduit à ses matelots noirs et c’est du délire. L’équipage se met à gambader autour de nous. On nous fête, on nous presse, on nous congratule, nous caresse, nous étreint, nous lèche !

Puis, l’enthousiasme s’étant calmé, j’interroge le commandant Chkoumoun pour avoir des précisions à propos de son glorieux bâtiment. Il en est fier et à juste titre, le cher homme. L’orgueil fait briller ses yeux de braise. En termes véhéments il me raconte son odyssée. Nous sommes à bord du Kelzob-Ketâ, l’unique porte-avions de la marine soudanaise fraîchement sorti des chantiers navaux de Conflans-Sainte-Honorine. Il est constitué par l’assemblage de six péniches réformées et entièrement révisées, lesquelles furent assemblées à l’aide du parquet de la salle des fêtes de Noisy-le-Sec (récemment rénovée). C’est le seul porte-avions au monde à être propulsé au moyen de pédales. En effet, un système astucieux de roues à aubes a été placé entre la double rangée de péniches et les matelots de quart pédalent à perdre haleine sous la piste ; ce qui les tient dans une forme physique prodigieuse. Les préoccupations du commandant Chkoumoun proviennent essentiellement de la fermeture du Canal de Suez. En effet, le Kelzob-Ketâ a dû se rendre de Conflans-Sainte-Honorine à Port-Soudan en passant par Le Cap. Une fois parvenu à destination, il a été chargé de croiser en Méditerranée afin de prêter main-forte aux Égyptiens dans l’hypothèse d’un nouveau conflit. Vous mordez le travail ! Ce détour ? Cette perte de temps ? Cette dépense d’énergie !

— Commandant, fais-je, après avoir compati à ses vicissitudes, me permettrez-vous d’user de votre radio ? J’ai un message important à passer en France.

Chkoumoun roule des yeux éperdus.

— Ma radio ! Mais je n’ai pas de radio à bord.

À mon tour de chiquer au petit groom noir de l’écran publicitaire.

— Pas de radio ! Mais, les ordres qui vous sont adressés ?

— Je vais les prendre sur place !

— Et…

— Oui ?

— En cas de S.O.S. ?

— J’écris !

O amertume ! O goût salé du désarroi ! O destin singulier ! (singulier parce que vieil « S » ennemi !). O Corse île d’amour que nous tinorossiait les amplis du passé ! Notre bonne fortune a voulu que nous soyons recueillis par un bateau non israélien, mais la mauvaise qui rôde toujours a fait que ce prestigieux porte-avions est privé de radio.

Impossible donc de prévenir le Vieux de ce qui se trame ! Si près du but ! Comme disait Kopa ! Je m’assois sur un sac de nœuds pour réfléchir dans le calme et dans la dignité. Il faut que je trouve une solution.

— T’as l’air contrit comme un qu’aurait emplâtré son grand-père à tâtons en croyant que c’tait la bonne ? remarque Béru, lequel est en train de dévorer un quartier de mouton gros comme ça. Tu devrais pavoiser, au contraire. On est peinards, il fait soleil, la vie est bonne à ramasser, non ?

— Je dois coûte que coûte alerter le Dabuche, Mec, et ces pommes à l’huile n’ont pas la radio. Or le temps urge, il est déjà sept plombes du matin…

— Pas en France ! objecte Sa Sérénité. T’as compté avec les fuselages horaires ? Y’a du décalage dans les oignons ent’ la France et Hisse-raêl, non ? P’t’être que ça joue dans not’ faveur ?

Sa remarque m’apaise. Effectivement il n’est encore que cinq heures of the morning in France. Maigre bénéfice, mais bon à enregistrer.

Bérurier arrache avec les doigts un quartier de bidoche capable d’assurer les calories de dix hindous pendant toute la durée de leurs vacances à Miami Beach. Il le contemple au soleil, comme un diamantaire examine un blanc-bleu de dix carats. Pour un véritable boulimique, la nourriture doit être admirée avant que d’être absorbée. Il l’engloutit enfin d’un puissant happement de requin dégustant la guitare d’un unijambiste.

— C’est quoi, en somme, ce barbu ? demande Pépère, la bouche pleine.

— Un porte-avions.

— Il doit porter des avions, pour lors ?

Je me lève d’un bond.

— Commandant ! hélé-je.

Chkoumoun qui a regagné la dunette : une cabine de bain juchée sur une estrade, réapparaît.

— Vous avez beaucoup d’appareils à bord ? m’enquiers-je.

Il renfrogne un peu.

— Un seul ! répond-il.

Il descend du praticable.

— L’ennui, me confie-t-il, c’est que personne ne peut s’en servir sur le Kelzob-Ketâ car on n’a pas pu embarquer le pilote : il avait les oreillons.

— Qu’est-ce, comme avion ?

— J’sais pas. Venez voir !

Il m’entraîne à l’arrière du bateau. Un hangar de bambou et de rafia s’y dresse. À l’intérieur se trouve un vieux Jodel 1925 déglingué.

— Superbe, hein ? demande fièrement le commandant.

— Le musée de l’aéronautique vous en proposerait une fortune, renchéris-je. Et… ça marche ?

— Comme un cadran solaire !

Sous ma bigoudène, y’a des ondes molles qui se congratulent. J’échafaude des trucs auxquels viennent s’adjoindre des machins. Et soudain, de cette voix déterminée qui tresse les poils des pubis féminins et décroche les stalactites des chéneaux, je déclare :

— Commandant, vous savez qu’un avion doit tourner très fréquemment, sinon il se gomme.

— Ah vraiment ?

— Tout ce qu’il y a de vraiment ! Ces semaines d’immobilité risquent de lui avoir été fatales.

— Grand Allah ! Mais si cet appareil est inutilisable, à mon retour je serai destitué ! lamente l’officier de marine.

Je pose sur son épaule hérissée de galons, la main de la compassion.

— Vous avez été bon pour nous, commandant, un proverbe français assure qu’un bienfait n’est jamais perdu. Permettez-nous de vous témoigner notre reconnaissance. Faites sortir cet appareil hors de son hangar. Il y a de l’essence dans le réservoir ?

— Le plein est fait !

— Fort bien. Nous allons vous l’entretenir, cet avion, faites-moi confiance. Béru !

Pépère se la radine avec ses bas-reliefs de mouton.

— Mouais ?

— Grimpe ! ordonné-je en lui montrant la carlingue.

— On gerbe ?

— Il est permis d’essayer. C’est risqué, car je me demande si cet ancêtre va pouvoir décoller. Mais nous devons sauter sur l’occasion.

« Commandant, déclaré-je. Nous allons exécuter un léger vol d’entretien au-dessus du Kelzob-Ketâ. Au péril de notre vie, je sais. Mais il importe de préserver le formidable matériel de guerre de votre glorieux pays. »

Pour toute réponse il éclate en sanglots.

À ma demande un aimable marin actionne l’hélice. Ce coucou, faut le démarrer à la manivelle, comme les tacots de jadis. Et pas chialer l’huile de coude. Contact ! Ça tousse ! Espoir ! Re-contact ! Le matelot soudanais suçant et o. Il se suspend à une pale de l’hélice. N’arrive pas à la débloquer. Ses potes, les matafs rangés de part et d’autre de la plage du porte-avions, l’encouragent en scandant :

— Hooooo hélice ! Hooo hélice !

Pour eux c’est du fin spectacle. Ils s’égosillent en rigolant. « Hooo Hélice ! » comme ça, pendant dix minutes, qu’à la fin, l’hélice se débloque, tellement sont intenses les efforts du courageux.

Ce dernier, on n’a pas le loisir de le complimenter. Vous pouvez pas imaginer un valdoche pareil, au moment que le moteur se déclenche. À cent mètres en l’air, au moins, il voltige, n’ayant pas lâché opportunément le bout de bois. L’homme canon ! Ou plutôt l’homme fusée ! Bzzoum ! Il file comme un dard dans le ciel bleu. Il tournoie en montant, puis, son apogée atteinte, il plonge dans l’eau, les pieds les premiers.

Une gerbe d’écume ! On a le temps de compter jusqu’à quarante-trois avant qu’il remonte à la surface.

Je perds pas mon temps à admirer les péripéties de son repêchage. Tous les gaz ! Une sauce noire, je fous ! Le Jodel clinquigne comme une paire de castagnettes.

— Cramponne-toi, Nestor ! lancé-je au Béru.

Mais ma voix, dans ce vacarme, n’est que soupir de mouche dans un meeting.

On part en cahin-cahotant. Tudieu, ce qu’il se déroule vite sous nos ailes, le plancher de la salle des fêtes de Noisy.

On l’a tout de suite fini ! C’est le vide… L’avion a une plongée du ventre. Je tire sur le manche. Un instant, très bref, mais qui me paraît interminable, j’ai la quasi-certitude qu’on va s’engloutir. Et puis non… Alors que nos roulettes doivent déjà effleurer les vagues, le zinzin se dresse, nez au vent. Il s’élève lentement, lentement. Je décris un léger arc de cercle. Sur le pont du Kelzob-Ketâ c’est le délire. On les voit tous qui gambadent et nous saluent de leurs maillots promptement ôtés.

Attendrissant dans le fond.

Mais c’est pas le tout, à présent s’agit de se repérer pour trouver la direction de Beyrouth.

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