CHAPITRE III ÇA FINIT TOUT DE MEME PAR BAIGNER DANS L’HUILE !

On dérive une couple d’heures en tourbillonnant. Notre étrange embarcation fait de l’eau comme un académicien-qui-se-serait-fracturé-le-col-du-fémur.

Déjà, le poste de pilotage est noyé. Notre capsule plonge de plus en plus. Parfois, elle racle le fond du fleuve et on en est chaviré.

— Ça enfonce, on dirait ? note Béru auquel rien n’échappe.

À cette allure, c’te garcerie d’avion va se transformer en sous-marin avant lulure. On ferait p’t’être bien de se payer un concours de deux cents mètres nage libre, tous les trois ?

La suggestion paraît pertinente. À tour de rôle on évacue le reliquat de DC8. La nuit tombe sans bruit. Le fleuve roule impétueusement des eaux couleur de purin. Les rives sont désertes. Nous nageons comme des perdus en direction de la berge de gauche, non par conviction politique, mais parce que c’est la plus proche. On y va d’un crawl impec. Et puis, à un certain moment, c’est la débâcle. Nous sommes happés par un tourbillon effrayant. Impossible de briser la fougue du courant. Lutter est stérile. Le mieux est de se laisser aller. L’Israélien et moi faisons la planche, tandis que Béru fait le tronc. On tournoie dans un carrousel en dinguerie. On se voit, on se dit bonjour, on se quitte pour se retrouver un peu plus tard, un peu plus loin… C’est le bouquet final ! Le dessert de ce voyage infernal. On en avale ! On en recrache ! On crapouille ! On gargouille ! On sacouille !

L’élément liquide joue avec nous comme avec des fœtus de paille (selon Béru). On plonge, on remonte ! Pauvre carcasse qui ne tremble même plus, qui se laisse ballotter au gré des forces turpides. Qui se laisse rouler, transir, meurtrir encore et tant et plus ! Au bout d’un laps d’étang que je ne saurais évaluer, n’ayant pas eu la présence d’esprit de déclencher la trotteuse de mon chrono, le courant mauvais qui nous avait empoignés nous relâche, semblable à un vilain matou qui en aurait classe de joujouer avec la souris de l’abbé Jouvence. Le premier, me semble-t-il, je suis libéré. Le rivage est là, à portée de main. J’use mes dernières forces à l’atteindre. Quelques halètements manière de régulariser le service d’ordre à l’intérieur de mes poumons, et je me retourne pour voir si mes deux compagnons sont toujours en ballottage. Ils radinent à leur tour, comme Marguerite de Bourgogne à l’heure de la pointe[7]. On reprend gentiment ses esprits en se regardant glavioter de la boue, des fétus, des alevins et de vieux préservatifs oblitérés datant de l’occupation britannique. Enfin nous voici remis de ces nouvelles émotions. On est sains et saufs. Provisoirement, certes, mais la santé, le confort intellectuel et la vie de tout individu ne sont-ils pas que provisoires ? Ses coïts, ses malversations, ses sélections, ses érections, ses constipations, ses économies et son enterrement sont limités dans le temps. Pas la peine, donc, de se démolir l’optimisme en considérant la brièveté de ce salut si chèrement acquis.

— Cette flotte est dégueulasse, déclare le Gros. J’en voudrais même pas pour mouiller un Ricard.

Notre camarade d’équipée à un rire de loup-cervier.

— Eh bien, dit-il, je ne m’attendais pas à survivre à de pareils exploits.

Il nous tend une main qui, pour être ruisselante, n’en est pas moins spontanée, comme l’écrivait M. Jules Romains il n’y a pas si longtemps.

— Mon nom est Horry Zonthal, dit-il fort civilement, du fait qu’il n’est point habillé en militaire.

— Enchanté, fait mon Merlin privé en secouant les cinq doigts de l’homme que nous avons entrepris de suivre. Moi, c’est le rabbin Bérurheim.

Notre gars se gondole comme le Grand Canal une nuit de féerie nautique.

— À d’autres, dit-il. Vous êtes moins rabbin que je ne suis archevêque. L’habit ne suffît pas toujours à faire le moine, mon vieux.

— J’ai pas le côté lèche-culte ? grommelle Pépère.

— Vous avez plutôt le côté flic français, affirme l’agent israélien.

Je décide d’intervenir avant que le Mastar ne lâche une salve de conneries irréparables.

— Dix sur dix, monsieur Zonthal. Effectivement, mon camarade et moi-même appartenons à la police montée (et vachement bien montée) parisienne. Nous étions sur la trace du chef terroriste qui a détourné l’avion. Les Services de Sécurité nous ont ordonné de prendre place à bord, seulement le gredin avait une escouade de tueurs avec lui, chose que nous ignorions, si bien qu’il ne nous a pas été possible de le neutraliser.

Cette explication semble satisfaire notre ami.

— Branle-con de baba ! hurle tout à coup l’irrémédiable en se jetant à plat bide sur le limon de la berge.

Je n’ai pas le temps de rectifier son lapsus pourtant équivoque, ce dont je m’excuse auprès de mes lectrices, car j’avise à mon tour l’objet de ses inquiétudes.

En l’occurrence, il s’agit d’une espèce de chenillette blindée, modèle 1924, munie d’une mitrailleuse qui devait être jumelée jadis, mais l’un des jumeaux est retourné chez sa mère. Cela ne retire rien de son aspect intimidant au canon restant. Il est pointé droit sur nous par un militaire qui patibule de la physionomie.

Comme il est dit dans le Coran : « Chaque femelle féconde laissera tomber son fardeau. » Je décide séance tenante de laisser quimper, non seulement le cadet, mais la totalité de mes soucis. Aussi resté-je debout, calme et d’un fatalisme absolu.

Le mitrailleur nous lance une grande phrase vociférante, en arabe.

— If you pouvez, I serais very happy que vous traduisiez in franchecaille, Mec ! rétorque Béru.

Heureusement, notre camarade israélien connaît l’arabe car c’est lui qui était chargé des interrogatoires, pendant les Six jours de Gaza.

— Il nous ordonne de lever les bras ! souffle-t-il en obtempérant.

On s’exécute, ce qui vaut mieux, à tout prendre, que d’être exécutés par d’autres.

Il y a deux hommes à bord du véhicule : le conducteur et le mitrailleur. Le premier conduit derrière une plaque de blindage rigoureusement opaque, et c’est son pote dont le buste émerge de la coupole qui le guide dans ses déplacements. Ayant stoppé sa tire, le chauffeur saute à terre et, revolver au point (bien au point) marche à nous, gris de fureur, en braillant des trucs probablement impertinents. Selon toute probabilité, ce gus est prêt à nous fourrer et il n’attend qu’un geste malencontreux de notre part pour presser sa détente. C’est à Béru qu’il en a, peut-être parce qu’il est agacé de voir le Dodu gésir sur le sol comme un caïman gavé. Fectivement, il avance son arme en direction du Gros et lui balance une praline. Heureusement pour mon Béru, l’agresseur se trouve à un mètre dix de lui, et la balle se perd dans le sol mou avec un bruit de pet amorti.

Alors se passe quéque chose d’assez inouï pour paraître surprenant, mes câlines. Horry Zonthal fulgure. C’est du grand art ! Un numéro inoubliable. D’une manchette il désarme le soldat. D’un geste de jongleur il empare son feu. Et moins d’un douzième de seconde après l’avoir récupéré, il praline le mitrailleur. Ploum ! Le zig morfle la bastos entre les cocards et pendouille sur sa coupole, comme une fleur fanée dans son vase. Une seconde prime suit. Elle cueille le bérucide à la tempe. Terminé ! On n’a pas eu le temps de sourciller, Alexandre-Benoît et moi. À peine celui de piger. De constater plutôt. Les deux militaires foudroyés raisinent dans la pénombre.

— Ben mon pote, complimente l’Épais, t’as travaillé chez Barnum, técolle ! Au rayon buffle-à-l’eau-bille ! Tu m’as sauvé la vie, Gars. Doré-de-l’avant, c’t’entre nous à la vie à la morgue !

Scène émouvante. Situation cornélienne. L’homme que nous poursuivons nous tire de l’impasse ! Y’aurait de quoi brosser un tableau allégorique, hein ? Ah, si j’étais David ou Delacroix !

— On devrait se manier la rondelle, préconise Béru, je vous parie une dame âgée contre une dame à jeun que ces gugus n’étaient pas seulâbres. Les engins blindés, c’est comme les sauterelles : ça se déplace en groupe.

Vif comme l’argent[8], Sa Majesté se précipite sur la chenillette, s’active, et le défunt mitrailleur atterrit dans le sable. Le Gros coiffe alors le casque de l’expulsé et s’engage dans la tourelle d’où il émerge, majestueux comme un buste du regretté Oliver Hardy.

— En route, mauvaise troupe ! ordonne l’Enflure.

Maintenant qu’on est locomotionné on va pouvoir se tailler de c’t’zone insoluble.

L’esprit de décision du Mastar est communicatif. Sans barguiner nous prenons place sur la banquette avant.

— Installez-vous au volant, m’enjoint Horry Zonthal, moi je resterai debout sur le siège pour vous guider, car je suppose que votre copain ne connaît pas la route ?

— Quelle route ?

— Celle de Bagdad, bien sûr. Nous devons être à moins de cent kilomètres de cette ville !

— Et qu’irions-nous fiche à Bagdad à dix heures du soir ? m’enquiers-je.

— Chercher de l’aide. Livrés à nous-mêmes dans ce pays, nous sommes fichus. Je contacterai notre agent de là-bas qui, peut-être, trouvera un moyen de nous tirer de ce mauvais pas. Le tout est de parvenir jusqu’à lui.

— O.K. ! soupiré-je, le cœur gonflé d’appréhension.

Tout à fait entre nous et la pissotière de la rue Vieille-Prostate, je me dis qu’on s’en tirerait plus facilement si nous n’étions pas flanqués de Horry Zonthal. Parce qu’après tout, nous gentils Français ! Nous goys authentiques, non décapsulés au sécateur ! Nous grands z’amis des nations arabes qu’on a tellement fait suer leur burnous, qu’à force, cette rage est devenue amour.

Je sais cela, oui, mais voilà ; je suis comme le dépeceur de la gare de Lyon : je ne connais que la consigne.

La mienne consiste à suivre Horry Zonthal. Je le suivrai même si je dois me faire accompagner de lui !

En outre, j’ai des principes z’humanitaires. Ceux-ci m’interdisent de larguer un compagnon d’infortune au moment où il court un danger mortel. Voilà pourquoi le San-A. bien-aimé suivra jusqu’au bout la voie tortueuse et semée d’embûches du devoir.

— Piquez sur la gauche, mon vieux ! ordonne Horry. On va s’écarter de ce putain de fleuve.

La lune s’est levée sur une immensité coupée çà hélas de palmiers squelettiques. À perte de vue, c’est le désert, plat, uniforme… On fonce là-dedans comme sur la piste de Montlhéry. Un vrai régal… Parfois on trouble le sommeil de nomades au bivouac avec leurs dromadaires. Inquiets, ils jaillissent de leurs tentes de peaux et nous adressent des signes craintifs.

— Heureusement qu’ils n’ont pas le téléphone ! note le Pertinent, du haut de son poste d’observation. Autrement sinon ils tuberaient à la gendarmerie nationale du secteur et on serait obligés de se coltiner avec la mariée chaussée !

Le vent de la vitesse emporte ses paroles. Je roule comme une pierre qui ne se soucie pas d’amasser de la mousse. La chenillette cahote, vibre et fume. C’est du matériel pour musée. Avec un os pareil je n’entreprendrais pas Alger-Le Cap. Ou alors je le mettrais sur un camion Dodge pour aller plus vite !

— Tirez sur la droite ! recommande Zonthal. J’aperçois sur la gauche une agglomération qui pourrait bien être El Falloudja, inutile de nous faire repérer avant Bagdad.

— Vous connaissez la région comme le slip de votre petite amie, ricané-je. Je suppose que vous y vîntes en vacances avant le changement de régime ?

— Du tout, proteste Horry Zonthal. Simplement dans l’armée israélienne on nous fait étudier minutieusement les régions que nous devrons conquérir pour assurer notre sécurité.

— Elles vont de Casablanca à Vladivostok, je suppose ?

— Y a de ça. Toute tranquillité territoriale repose sur l’importance des no man’s lands. Ainsi les gens qui s’installent dans un lotissement devraient-ils se soucier avant toute chose de posséder une maison plus petite sur un terrain plus grand, mon cher ; alors qu’ils font généralement le contraire. Le grand ennemi de l’humain c’est la promiscuité.

— Le problème s’aggrave d’heure en heure, souligné-je. Un jour viendra où les hommes seront au coude à coude.

— Jamais ! réfute Zonthal. Ils préféreront faire sauter la planète avant d’en arriver là.

— En attendant, les mecs, je vous annonce qu’on a des gus au panier ! avertit Béru. C’est bien beau de mater les avants, mais faut pas oublier ses arrières.

Je ralentis pour me pencher à l’extérieur. En effet, on aperçoit des lumières louvoyantes à quelques centaines de mètres de nous. La chasse est donnée ! Les engins qui nous coursent sont beaucoup plus rapides que le nôtre. À cause de la pétarade infernale de notre moteur, nous ne les avions pas entendus.

— Ils sont nombreux ? demandé-je en champignonnant à outrance.

— Attends que j’compte les phares et que j’divise par deux !

Béru marmonne des trucs mal audibles et déclare :

— Quatre tires, Gars ! Si c’est des camions pleins de troufions, ça risque vite de faire du peuple. En tout cas, ils bombent. Je crois que notre fuite est stérilisée. Au lieu de se tailler comme des malpropres vaut mieux les affronter puisqu’on jouit d’une mitrailleuse.

— Je crois qu’il a raison, renchérit Zonthal. Faites demi-tour et allons sus à eux ! Vous, là-haut, vous savez actionner ce moulin à légumes ?

— Tu parles, Charles ! J’étais mitrailleur de charme chez les Sénégalais ! À cinq cents mètres j’écrivais mon blaze sur la cible !

Je ralentis pour virer. Des balles viennent frapper notre chenillette.

Tirez sur la chenillette et la bobinette cherra ! Les véhicules lancés à nos trousses sont à présent à moins de cent mètres. Leurs occupants ne se sont pas rendu compte qu’on faisait demi-tour. Ils ont cru qu’on zigzaguait seulement pour essayer d’éviter leurs pruneaux, aussi lorsque le Mastar se met à leur défourailler dessus, c’est la méchante panique !

Comme flingueur, il est effectivement de première, Alexandre-Benoît ! RRrrrrran ! D’une seule salve il éteint tous les phares ! Faut le faire, non ?

D’une seconde salve il perce tous les boudins avant des cinq tonnes qui, dès lors, paraissent se mettre à genoux comme des chameaux.

Les occupants se dispersent en braillant dans tous les azimuts. Y en avait ! Oh ! qu’y en avait ! Une bonne cinq douzaines en tout !

On continue d’approcher. À présent les quatre camions sont déserts, et c’est le désert qui grouille de gars affolés par notre chaude détermination (la température avoisine encore vingt-quatre degrés plantigrades, comme dit Béru).

Cent vingt godasses jonchent le sol. Sous ces latitudes, c’est ça, le « délacement » du guerrier.

— On se croirait aux puces ! blague Bérurier.

Je coupe les gaz. Un silence mésopotamien dégouline suavement dans nos portugaises trop lestées en décibels (on se croirait à la 2e DB).

— On va continuer notre route en camion, mes amis ! déclaré-je. Ce sera un moyen de locomotion plus rapide et moins voyant.

— Mais tous les pneus avant sont crevés ! objecte le Gros.

— On va déguiser deux pneus arrière en pneus avant, Mec. Et tant pis si la pression n’est pas respectée. Allez, oust, au boulot !

Déjà Horry Zonthal s’affaire. Un instant s’écoule. L’agent israélien et moi-même sommes en train de malmener le coffre à outils d’un des Berliet lorsqu’un gémissement nous fait dresser les oreilles comme deux chacaux[9] devant un électrophone en train de mouliner du Hallyday.

Cette plainte m’inquiète d’autant plus vigoureusement qu’elle est signée Béru.

— Quéque chose qui ne va pas, Gars ? Tu n’es pas blessé au moins ?

— J’arrive pas à m’estraire de cette nom de foutre de saloperie de tourelle de merde ! glapit Sa Majesté. J’ai trop forcé pour m’engager dans l’encolure, à présent, j’sus bloqué ! Pas mèche de m’arracher la bonbonne !

Je laisse Zonthal rechausser seul l’un des camions pour voler au secours de M. Gradu.

Il suffoque ! Il sacre ! Il s’évertue ! Il apoplectise !

— Oh, couillardise en branche ! Merderie du diable ! fulmine mon camarade. Ôte-moi c’te ch’nillette d’autour du ventre que ça m’étouffe le foie !

Facile à demander ! Mais impossible à exaucer. J’ai beau appuyer sur ses frêles épaules nubiles, j’ai beau tirer sur ses jambes graciles comme un sonneur carillonnant le tocsin, il ne bouge pas d’un centimètre, le pauvre ange.

— Découpe ! il s’affole. Découpe que je vais clamser !

— Eh dis, Gros lard, c’est pas un bracelet de montre, ta tourelle ! Il faudrait un chalumeau oxhydrique. Et encore, on te carboniserait la viandasse. Non, il me vient une meilleure idée : l’huile !

— Quoi, l’huile ? s’inquiète le Mahousse.

— Celle du moteur, eh, baleine ! Je vais la récupérer dans un récipient et t’en arroser la taille, peut-être alors pourrons-nous t’arracher !

Passant aux actes, je soutire trois litres d’une huile infâme, mille fois brûlée, et en asperge le torse de mon ami. Ensuite de quoi, Horry vient à la rescousse. Hélas, on a beau haler, on peut aller se faire foutre ! Soudé, il est Béru. Un centaure de chair et de ferraille ! La situation devient délibérément alarmante. Zonthal m’adresse une mimique déconfite : style « selon moi les carottes de votre copain sont cuites ».

Que faire ?

Justement, il le demande, la Bedaine.

— Suivre une cure d’amaigrissement, préconisé-je. Au bout de quelques jours tu auras largué quelques kilos et alors tu pourras passer à travers le chas d’une aiguille.

— Que ça soye à travers çui d’une aiguille ou çui d’une rosière, je m’en tamponne ! brame l’Opulent. Ce que je veux c’est que « ta » bon Dieu de chenillette s’en aille de moi !

Il se tait, émet un gargouillement, puis d’un ton plus feutré demande.

— Y reste de l’huile dans le moteur ?

— Je pense. En tout cas il y en a à bord des camions. Mais te fais pas d’illuses. Gros, dans ta situation, l’oléagineux reste impuissant, on vient d’en avoir la preuve !

— Passez-moi-z’en toujours un litre !

Le moyen de refuser les saintes huiles à un type enchâssé dans une cangue de fer ? Je lui sers un plein bidon d’un mélange nauséabond qui pue la fritaille pourrie, la ferraille rouillée, la mécanique surchauffée et le rance ranci.

Vous savez, dès lors, ce qu’il en fait, Béru ?

Bravo ; vous l’avez deviné ! En effet, mes colombes, il le boit !

Parfaitement, Le Vorace avale à longs traits cette épouvantable mixture brûlée, cette huile de vidange quinze fois vidangée. Il s’enfile ça comme du muscadet, le Mammouth. Glaoug glaoug ! Le liquide visqueux lui dégouline des babines.

— On croit rêver ! murmure, admiratif, l’ami Zonthal.

— Et encore ce n’est rien, affirmé-je, avec une confuse fierté dans la voix. Béru est un garçon qui a fait reculer très loin les limites du comestible.

Un rot puissant, profond, appliqué nous annonce que le Terrible a terminé sa potion.

Le croiriez-vous ? Il ne fait même pas la grimace. Simplement une petite moue… Celle d’un commandeur du Taste-vin auquel on ferait boire du vin d’épicier.

— Y foutent de l’huile d’olive dans leurs moteurs, annonce ce prince du bien boire. Vous parlez d’un aïoli que ça doit micmaquer sous les capots !

Un nouveau borborygme plus sonore que le précédent sert, si je puis dire, de préface à ce qui va suivre.

Et ce qui suit, je suis trop bien élevé pour vous le raconter.

C’est trop terrible ! Trop niagaresque ! C’est impitoyable comme un séisme ! Aveugle ! Sonore ! Infernal ! Déferlant ! Ça malodore jusqu’au supplice ! C’est bactéricide, dans un sens ! Tornadeux ! Effrayant de violence !

Engoncé dans sa tourelle comme un œuf dans son coquetier, Bérurier exulte ! Il s’épanouit ! Il actionne de grâce ! Il crie merci à la nature ! Il fait constater l’ampleur ! Il prend à témoin ! Il souligne les phases aiguës ! Produit avec la bouche des accompagnements musicaux ! Cherche et trouve des rimes insensées. Envisage des aurores ! Promet des délivrances ! Apprécie des odeurs ! Compare des contractions ! Provoque des spasmes ! Se pâme ! Se passe d’encouragements. Se vide ! Bref, puisqu’il faut conclure, sachez, bonnes gens, que le cher Alexandre-Benoît parvient à se dégager de son corset d’acier.

Il se libère grâce au jeu soupapesque de ses orifices. Il s’auto-pond !

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