San-Antonio On t'enverra du monde

CHAPITRE PREMIER

Félicie ne s’est jamais trouvée à pareille fête.

Ça faisait pourtant un paquet d’années que je lui promettais de l’amener au Gala de la Police du XXIIe arrondissement. C’est le genre de petit événement extra mondain qui marque la vie parisienne.

Enfin, cette fois j’ai pu me débrouiller pour me rendre libre et ma brave femme de mère s’est fait faire par sa couturière une robe tout ce qu’il y a de distingué avec trois cols superposés et un jabot de dentelle à côté duquel celui de mon pote Louis Quatorze ressemble à une pochette de premier communiant.

Vous me croirez si vous voulez, mais ma bonne Félicie s’est enhardie dans la débauche jusqu’à se passer un nuage de poudre de riz sur le museau. Et puis, comme elle tient au standing de son hoir, elle s’est noué autour du cou un ruban de velours qui lui donne l’air d’une vieille marquise.

Bref, c’est la grande journée. Le spectacle se déroule en la salle des trouble-fêtes, sous le haut patronage du fils du cousin du frère aîné du Préfet de Police, et avec la participation de M. Stanislas Kelbomek, de la légation de Pologne, du vice-amiral Kichi-Duho-Dumâ, et de sir John Malfringay, vice-super chancelier de l’ordre de la Jarretière et de la Gaine Scandale réunies.

Noté également dans l’assistance le commandant des gardiens de la paix du XXIIe, une délégation de la compagnie des sapeurs-pompiers de Maisons-Laffitte (dont la devise est : « Sapeurs et sans reproche »), ainsi qu’un envoyé du « Petit Écho de la Mode ». Le programme est de qualité. Jugez-en plutôt : nous avons entendu pour commencer, le sous-brigadier Contredanse, baryton à combustible solide, dans « Viens Poupoule, Julie la Rousse et Tends-moi ta chère menotte », et maintenant c’est la chorale des petits chanteurs du Panier à Salade qui nous gazouille « J’ai du bon passage à tabac dans ma tabatière ! »

— Ces enfants ont une voix d’une pureté ! murmure Félicie à mon oreille.

On s’attend à une deuxième bramée des petits prodiges lorsque le haut-parleur se met à vociférer :

— Le commissaire San-Antonio est réclamé d’urgence au vestiaire !

Vous parlez d’une pommade ! Ma pauvre Félicie manque de s’étrangler avec son ruban de velours. Elle me jette un regard navré.

— Attends-moi, lui soufflé-je, je vais voir de quoi y retourne.

Et de me lever sous les regards admiratifs de l’assistance, tandis que les petits chanteurs entonnent « La Polka des Bourriques ».

Je remonte l’allée principale jusqu’à la sortie (laquelle sortie sert aussi d’entrée lorsqu’on l’emprunte dans le sens inverse) et je débouche dans ce que les organisateurs appellent pompeusement le vestiaire et qui sert de remise à l’ambulance municipale en temps ordinaire. On a décoré le hangar de guirlandes bariolées et on y a dressé un stand dans lequel des femmes et des filles de gardien de la paix numérotent des pardessus ou servent des Vérigoud citron.

Qui vois-je, adossé au stand, mais indifférent aux boissons qu’il recèle ? Mon ami et collaborateur Bérurier, bien en chair et le cas échéant en os. Le Gros est dans un état lamentable. Il ne s’est pas rasé depuis trois jours, et son piège à macaroni a blanchi. Il a le teint gris ; les yeux en parallélogramme, la bouche tombante… Il porte un complet trempé de pluie et, en guise de chemise, un vieux pyjama enfilé à l’envers, dont le label m’apprend qu’il fut acheté à la Samaritaine en des temps très anciens.

— C’est toi qui me fais demander ? grommelé-je.

— Oui, San-A.

— Qu’est-ce qui te prend ? Et d’ailleurs je te croyais grippé, ça fait deux jours que tu te fais porter pâle ?

Il tire sur les bords gondolés de son bitos.

— J’étais pas malade, San-A… Seulement, il m’arrive un de ces turbins…

Il n’en peut plus. J’ai devant moi un mec complètement épuisé. Un homme vidé, crouni, qui dit « pouce ». Il me fait pitié. Deux grosses larmes épaisses comme de la vaseline coulent. Je pose sur son épaule une main compatissante.

— Eh bien ! Eh bien, Gros, t’as tes vapeurs ?

— M’en parle pas, balbutie-t-il, je suis un mec terminé !

— On en reparlera quand tu seras dans ton costar en planches, dis-moi un peu ce qui ne carbure pas ?

— Ma femme a disparu, lâche le Gros.

Et de ponctuer cette révélation par un barrissement qui fêlerait une plaque de blindage.

Moi, au lieu de m’amadouer, ça me fout en renaud. Si encore sa baleine était cannée, je comprendrais qu’il vienne chanstiquer ma journée et celle de Félicie. Mais ça fait des millénaires que la mère Béru le cocufie au-delà de toutes expressions. Des années et des années qu’il est au courant de son infortune et qu’il la tolère !

— C’est pour m’apprendre ça que tu viens à la relance jusqu’ici !

— Tu comprends donc pas, San-A ! Je suis mort d’inquiétude !

— Pauvre cloche ! Elle s’est barrée avec le coiffeur, ta bonne femme ! Elle reviendra, va !

— Mais non ! Au début, moi aussi, j’ai cru qu’elle était partie avec mon ami Alfred… C’est justement lundi qu’elle s’est taillée… Jour de fermeture des merlans ! Ça m’a rendu malade mais j’ai pas ameuté la garde pour autant. Je suis resté chez nous à l’attendre… Une fois déjà, en 34, elle avait mis les adjas avec l’oculiste d’à-côté… Ça avait duré deux jours et elle était revenue !

— Eh bien, alors !

— Attends ! cet aprème, coup de sonnette à la cambuse… Je me magne pour délourder… Et qui je trouve ? Je te le donne en mille ! Alfred ! Je me dis, ce cornichon vient te faire des excuses et t’annoncer que Berthe entre au bercail…

« Mais des clous ! Il venait aux renseignements parce que lui non plus n’a pas vu Berthe depuis lundi ! T’entends, Tonio ? Ma bergère a disparu ! Disparu !

J’évoque fugitivement l’importante silhouette de la mère Bérurier. Cette poupée de cent dix kilogrammes ne me paraît pas à priori douée pour l’escamotage. Elle a tout ce qu’il faut pour décourager l’illusionniste le plus entraîné.

— Écoute, bonhomme, fais-je au Gros, je compatis à ta douleur et à celle de ton ami le pommadin, mais faut vous faire une raison tous les deux : ta Gravosse s’est dégauchi une troisième portion…

— Tu crois ?

— Ben, réfléchis : si elle était cannée sur la voie publique on en aurait entendu parler, non ? C’est pas le genre de femme qu’on peut confondre avec une peau de banane !

Bérurier hoche la tête avec incertitude. L’anxiété lui bouffe les yeux. Il a sous les lampions, des poches grandes comme des valises diplomatiques.

— San-A ! Si ma bonne femme m’avait quitté, primo, elle me l’aurait dit pour ne pas perdre une occasion de m’embêter, et deuxio, elle aurait emporté des effets personnels, voyons ! Tu connais Berthe ? Elle est si près de ses sous qu’on pourrait pas mettre une feuille de papier à cigarette entre eux !

« Tu t’imagines qu’elle va mouler ses bijoux, son manteau de fourrure en mouton crispé véritable, le service en porcelaine de Sèvres-Babylone et tout le circus pour un cavillon ? Des clous… Je connais Berthe.

Le Gros s’est animé comme des dessins sous la main de Walt Disney. Il s’arrache un poil d’oreille et le dépose aimablement sur le poudrier en cuivre massif de la dame du vestiaire, laquelle suit notre conversation avec un intérêt qui ferait pâlir un usurier.

— Tiens, l’année dernière, pour te la situer, elle a eu une conclusion intestinale…

— Occlusion ! coupé-je.

— Oui, eh ben, à l’hosto, elle m’a réclamé son coffret à bijoux, ses napoléons et le couteau à tarte parce qu’il a un manche en argent ; elle avait peur que je profite de son occasion intestinale pour fourguer ses trésors…

« Tu vois la mentalité ?

Cet afflux d’arguments me laisse perplexe.

— Bon, alors ? qu’envisages-tu ? demandé-je.

Il lève ses bras courtauds. Une salve d’applaudissements crépite dans la salle des fêtes, marquant le dernier si bémol galvanisé des petits chanteurs…

— C’est justement parce que je ne sais plus que penser qu’on est venu te trouver, se lamente Bérurier. On se perd en conjonction…

— Qui, ON ?

— Ben : le coiffeur et moi. Attention, par ici, il m’attend dans la bagnole.

Assez médusé, j’emboîte le pas à mon honorable collègue.

Le coiffeur est en effet dans la voiture, avec l’air encore plus catastrophé que Béru.

Je le connais pour l’avoir rencontré à différentes reprises chez le Gros. C’est un individu sans grande importance collective. Il est fluet, brunet, neutre et cadoriciné. Il se précipite sur moi, m’empoigne la dextre, me la secoue et, avec des sanglots dans la voix, bredouille :

— Il faut la retrouver, monsieur le commissaire… Il le faut !

Ces pauvres chers veufs ! Je leur téléphone un regard de compassion. Sans leur baleine ils sont foutus. Leur vie est vide. Faut dire qu’elle tient de la place, la mère Béru. M’est avis qu’ils doivent se relayer pour lui refiler de l’extase. Vaincre l’Annapurna c’est pas plus coton !

Le coiffeur sent le pétrole. Le pétrole Hann naturlich, plus l’Houbigant, plus la brillantine Roja-Flore… Il verse des larmes parfumées au jasmin et quand il éternue on a l’impression qu’il vous offre une botte d’œillets.

— NOTRE pauvre Berthe, se lamente ce coupeur de cheveux en quatre… Qu’a-t-il pu lui advenir, monsieur le commissaire ?

— Tu as prévenu le Service des Recherches dans l’intérêt des Familles ? demandé-je à la Gonfle.

Le mahousse secoue la tête.

— T’es malade ! Tu m’imagines, moi, un poulet, allant pleurnicher chez les confrères comme quoi ma moitié s’est taillée !

Sa moitié ! Il voit petit, Béru… Mettons ses trois quarts et n’en parlons plus.

Des vomissures de violon nous éclaboussent, provenant de la salle des fêtes. Si j’en crois le programme ronéotypé, c’est l’adjudant Pétardier qui racle « Laissez pleurer mon âme », chanson tendre en trois couplets et un procès-verbal.

Sa musique déchirante (pour les tympans normalement constitués) ajoutent à l’émotion des deux veufs.

Je réprime un sourire, puis je m’efforce de devenir professionnel.

— Voyons, messieurs, lequel de vous deux a vu Mme Bérurier pour la dernière fois ?

— C’est Alfred, déclare le Gros sans la moindre hésitation, ni la moindre gêne.

— Racontez, dis-je brièvement au champion de la taille-rasoir.

Il gratte son occiput d’un index prudent.

— Je… Heu, voilà, lundi c’est mon jour de…

— Je sais, votre jour de gloire…

Il se prend un peu les pieds dans les rideaux, M. Frisottin… Bien qu’étant d’un niveau intellectuel nettement inférieur à celui de la mer, il devine mon mépris profond à travers mes sarcasmes.

— J’ai vu Mme Bérurier dans l’après-midi…

— Elle est allée chez vous ?

— C’est-à-dire…

— C’est-à-dire oui, ou c’est-à-dire non ?

Le Gros me touche le bras.

— Ne bouscule pas Alfred, murmure-t-il, il est assez peiné comme ça !

Le racleur d’épiderme me tend son visage éploré, comme les bourgeois de Calais devaient tendre au grand méchant roi les clés de leur patelin (s’ils l’avaient déclaré ville ouverte, ça ne leur serait pas arrivé).

— Oui, balbutie-t-il, d’une voix savonneuse… Berthe est venue prendre le café chez moi !

— À quelle heure en est-elle repartie ?

— Quatre heures environ…

— Vous avez torché la cafetière, à ce que je vois…

Nouvelle exhortation au calme du Gros qui semble tenir à la félicité de son co-équipier comme à la prunelle de chez Cusenier qu’il boit à même le goulot dans les cas graves.

— Elle est partie seule ?

— Naturellement !

— Vous auriez peut-être pu l’accompagner ?

— Non, j’attendais un représentant pour un nouveau séchoir par catalyse à friction bi-latérale…

— A-t-elle fait une allusion à l’endroit où elle se rendait en quittant votre domicile ?

Il réfléchit sous ses crins gominés.

— Oui, elle m’a dit qu’elle allait aux Champs-Élysées pour s’acheter du tissu…

— C’est vrai, barrit le Gravos, elle m’en causait au déjeuner… Elle voulait du tissu pied-de-poule couleur coq-de-roche…

— Et dans quel magasin comptait-elle acheter cette basse-cour ?

— Chez Corot, je crois…

Je gamberge un chouïa, puis j’attire Béru à l’écart. Nous sommes sous les fenêtres ouvertes de la salle aux prix où l’adjudant Pétardier continue d’arracher les entrailles de son violon.

— Dis-moi, Gros, t’as confiance en ton ami Alfred ?

— Comme en moi-même, affirme cette merveilleuse incarnation du cocu-bien-de-chez-nous.

— Tu sais que les merlans ont parfois le rasoir farceur… Tu vois pas qu’il se soit amusé à détailler ta gravosse ?

In petto, je suis le premier à réfuter pareille hypothèse. Pour découper la mère Béru, c’est pas un rasoir, mais un chalumeau oxhydrique qu’il faudrait !

— T’es dingue, non ! mugit Béru… Alfred, zigouiller Berthe ? Et pourquoi qu’il aurait fait ça ?

— Crime passionnel ?

— Elle est bonne. Les crimes passionnels, ce sont des amours contrariées ! Qu’est-ce qui pouvait contrarier…

Il se tait, gêné par l’énormité de ce qu’il allait dire.

— Peut-être que ta femme vous trompait avec un troisième homme ? suggéré-je…

Là-dessus, comme dans une séquence bien réglée, le violoniste se met à jouer Café Mozart !

Le Gros fulmine.

— Non mais, pour qui que tu la prends, notre Berthe ! Pour une Marie-couche-toi-là !

Alors là, c’en est trop pour votre ravissant petit San-Antonio. J’envoie mon collaborateur au bain en port payé, toutes taxes comprises.

— Tu me les brises avec ta vioque, Béru… T’attends quoi ? Que je t’apprenne ton job ? T’es cocu, mais t’es flic… Alors, magne-toi pour retrouver ta gerce. Enquête dans l’immeuble du coiffeur. Et puis, va chez Corot avec une photo de la Berthe, peut-être qu’on l’a vue. On doit pas l’oublier facilement…

Il puise dans sa poche un ignoble mégot, le glisse entre ses lèvres et l’enflamme en trouvant le moyen de se brûler les poils du naze.

— Bon, je crois que tu as raison, San-A. Je vais enquêter…

— C’est ça, et fais comme si ce n’était pas pour toi.

Je lui claque les reins.

— En fin de soirée, je passerai chez toi.

— Merci, San-A. T’es un frère !

Il rejoint son associé à part entière et tous deux disparaissent cahin-caha dans des vapeurs d’échappement.

Je regagne ma place au moment où deux gardiens de la paix duettistes : Jean Passe et Desmeilleurs, entonnent une tyrolienne à air comprimé avec éjection automatique.

— Qu’est-ce que c’était ? chuchote Félicie angoissée.

— Bérurier qui avait besoin d’un renseignement… Il voulait savoir quelle est la meilleure méthode à employer pour retrouver sa femme…

Ma brave femme de mère soupire.

— Le pauvre homme !

Là-dessus, mon attention est distraite par le pied de ma voisine de gauche qui vient de rencontrer le mien. C’est une gentille brunette qui en vaut une autre.

Nos deux godasses font connaissance. La sienne vient de chez Manon, la mienne de chez Bailly. Les parents de la sienne étaient veaux, ceux de la mienne daims. Ils sont donc faits pour s’entendre.

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