CHAPITRE XVI

Avec son lardon sur les bras, Félicie ne songe plus au petit salé. C’est elle qui est aux anges, si Jimmy n’y est plus (mauvais jeu de mot intraduisible en anglais, en portugais ancien, en guatémaltèque et dans tous les langages monosyllabiques).

Béru et le coiffeur viennent de se lever et nous cherchent par toute la maison lorsque nous débarquons.

Le Gros est en corps de chemise. Ses manchettes sans bouton pendent autour de ses bras comme une peau de banane qu’on a commencé d’éplucher… Le haut de la limace n’est point agrafé, ce qui nous permet un traveling latéral sur son Rasurel. À priori, on peut estimer qu’il le porte depuis l’année de son entrée dans la police. Le jour où il décidera de l’ôter, faudra appeler l’équipe de réfection du château de Versailles, c’est un turbin qui demande des spécialistes qualifiés.

Il ouvre un regard immense en nous voyant nanti du bambin.

— Ousque vous avez péché ça ? demande-t-il.

Félicie se hâte d’installer le marmot sur la moquette et lui refile son moulin à légumes en guise de jouet.

— C’est une monnaie d’échange, dis-je. On va peut-être pouvoir troquer ce petit ange contre ton cétacé ; au poids, les kidnappeurs y perdront, mais en sagesse ils font un placement de… de père de famille, justement !

— Je ne comprends pas, avoue Béru.

Cet aveu n’a rien pour me surprendre. Je considère mon subordonné avec alacrité.

— Je me rends compte d’une chose, murmuré-je.

— De quoi, San-A. ?

— Tu appartiens à la famille des proboscidiens !

Il hésite, bat des cils et, devant mon air grave, décide que je dois être sérieux.

— Ça m’étonnerait, ma mère s’appelait Heurpersit, et celle de mon père était une Gougnafe-Brossée…

Félicie intervient opportunément.

— Voulez-vous que je vous fasse couler un bain ? hasarde-t-elle, ça achèverait de vous réconforter.

Bérurier regarde autour de lui comme si ses éponges cessaient de fonctionner. Un bain ! Le dernier qu’il a pris remonte a 1937 et encore était-ce dans une fosse à purin où il était malencontreusement tombé.

— Je vous remercie, articule-t-il enfin. Mais ça ira comme ça, j’ai fait une grande toilette avant-hier.

Par contre, le coiffeur, qui n’a encore rien bonni, accepte de tenter l’expérience…

Lorsque Félicie l’a intronisé, elle s’occupe du petit salé. Paraît que, malgré sa longue cuisson, il est encore comestible. La nouvelle nous réconforte.

— Je vais faire une Blédine à l’enfant, dit-elle, alors que nous nous attablons devant un plat odorant.

— Tu crois ?

— Il me semble… Il est gentil, ce chéri…

Béru se broie une larme à même la joue.

— Verse-moi un coup de rouge, implore-t-il. J’ai pas pris de petit déjeuner et je me sens tout barbouillé.

Lorsqu’il a éclusé un godet de saint-amour il demande :

— Où en sommes-nous ?

— C’est ce que je me demandais, figure-toi !

— Et tu te répondais quoi ?

— Je refaisais un tour d’horizon. Le regard braqué sur la ligne bleue des Vosges, voilà la meilleure des sécurités…

Avec les nouveaux éléments enregistrés, je crois qu’on peut résumer les choses de la façon suivante :

— La mère Unthell n’est pas venue en France pour mesurer la Tour Eiffel ou pour compter les croûtes du Louvre, mais pour kidnapper ce môme.

Je désigne Jimmy, lequel joue gentiment à faire de la dentelle avec les rideaux de môman.

— Comment peut-on être aussi cruelle ! lamente ma brave femme de mère.

— Cruauté relative, dis-je. Elle l’a tout de même confié à une boîte spécialisée tout ce qu’il y a de urf !

— Mais songe à la malheureuse maman de ce gamin !

— J’y arrive, précisément. Après le kidnapping, la malheureuse maman n’a pas ameuté la garde. Elle s’est contentée de glisser le moujingue de la femme de ménage dans le berceau… Drôle de réaction, non ?

— C’est de l’inconscience ! affirme Félicie.

— Qu’en dis-tu ? demandé-je au Gros.

Il ne peut répondre car il a les badigouinces bloquées par un excès de boustifaille.

N’ayant rien à espérer de lui, je continue.

— Ce qu’il y a de surprenant dans cette affaire, c’est que Mme Loveme a su qui lui avait embarqué sa progéniture et qu’elle n’a rien dit. Vraisemblablement elle n’a même pas prévenu son mari… M’est avis qu’elle a dû chercher une bande de malfrats pour que ceux-ci s’assurent de la mère Unthell. Sans doute voulait-elle faire rendre gorge à cette dernière. Les types se sont gourés, ils ont embarqué Berthe because rien ne ressemble davantage à une baleine qu’un cachalot.

Le Gros avale cinq cents grammes de bidoche d’un coup.

— Je t’en prie. Un peu de respect pour une femme qui est peut-être décédée à l’heure où nous parlons…

Et de pleurer sur ses côtes de porc qu’il ne doit pas juger assez salées.

— Bon, poursuis-je. Ils se sont aperçus de leur erreur, ont largué ta portion et se sont mis en quête de l’autre. Ils l’ont ramassée in extremis et doivent être en train de lui chatouiller la plante des pieds avec un tisonnier rougi à blanc, pour lui faire dire où est Jimmy.

— Et ma Berthe ? éructe le Mahousse.

— Ta Berthe, c’est la Jeanne d’Arc du vingtième siècle. Gros.

« Elle est retournée a Maisons voulant en avoir le cœur net. Nos lascars l’ont remarquée, reconnue. Ils se sont effrayés et l’ont enfermée dans un endroit sec pour éviter les indiscrétions.

— Tu crois qu’ils lui ont fait du mal ?

— Penses-tu ! À mon avis, ce ne sont pas des assassins. La meilleure preuve, c’est qu’une première fois ils l’ont relâchée sans la toucher.

— C’est vrai, reconnaît le Gros. Tiens, redonne-moi du chou et du lard, c’t’excellent, ce truc-là !

Le coiffeur nous rejoint, briqué comme une truite de torrent.

— Vous savez à quoi je pense ? fait-il.

Comme nous répondons par la négative, il soupire :

— J’ai pas ouvert mon magasin aujourd’hui. Dans le quartier on va penser que je me suis asphyxié au gaz.

Personne ne semblant navré outre mesure de cette probabilité, il se joint à nous pour jaffer.

— En somme, demande Bérurier après avoir englouti sa deuxième brouettée de chou, tu vas aller trouver la Loveme et lui échanger son chiare contre ma femme ?

— Et contre Mrs Unthell, c’est ce que j’ai eu l’honneur et l’avantage de te dire il y a un instant…

La sonnerie du téléphone m’interrompt. M’man va décrocher.

— M. Pinaud ! annonce-t-elle.

C’est l’honorable détritus qui vient me rendre compte de sa mission.

— Donne-lui le bonjour ! crie Béru.

Et je l’entends déclarer à Félicie.

— Pinaud, c’est pas le mauvais cheval, mais il est toujours sale comme un peigne.

— Il y a des peignes qui sont propres, précise Alfred.

À sa voix, je comprends que Pinuchet est dans tous ses états. C’est pas qu’il ait beaucoup d’états, notez, à vrai dire il dispose seulement de deux. Il y a l’état normal : apathie, radotage, morne bla-bla, soucis de santé. Et puis l’état anormal, correspondant à l’état de siège de ses facultés : fébrilité, bégayage, décrochage répété du râtelier, reniflements, grattages de fesses, etc.

— Qu’est-ce qui t’arrive, ma brave vieille ?

— À moi rien, mais il est arrivé â Mrs Unthell, fait-il.

— Oh ?

— On vient de la repêcher près de l’île aux Cygnes…

— Morte ?

— Noyée…

— Noyée-noyée ou estourbie et balancée à la tasse ?

— Noyée-noyée…

En voilà une nouvelle ! Et moi qui venais de dire que les hommes de main de Mme Loveme n’étaient pas des meurtriers ! Tu parles ! D’ici qu’ils en fassent autant à la tendre Berthe Béru, il n’y a qu’un fossé… Un fossé dans lequel pourrait fort bien couler la Seine.

— À quoi songes-tu ? s’inquiète Pinaud.

— Tu as fait filer la Loveme ?

— Yes… Elle est allée rejoindre son mari. Je te cause d’un troquet près des studios. Qu’est-ce que tu fais ?

— J’arrive.

Accablé par une pesante méditation, je retourne à la salle à manger. Béru achève un camembert.

— Du nouveau ? demande-t-il.

— Peu de chose… du bla-bla Pinuchard.

— Faut toujours qu’il noie le poisson, ce vieux crabe, affirme le Gros.

Et de rire avec une telle force que les vitres en frémissent et que Jimmy éclate en sanglots.

Félicie prend le môme dans ses bras pour le calmer. Il cesse de chialer instantanément.

Comme c’est étrange… Je me dis que ce petit innocent à causé la mort de quelqu’un.

Ça n’a que quelques mois et ça commence déjà sa petite hécatombe.

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