Les Béru ont leur tronche des mauvais jours. Il commence à faire faim sérieusement et le pâté en croûte n’a été qu’une pâquerette dans la gueule d’une vache. La vioque, surtout, est furibarde. Elle a les aigrettes qui tremblent d’indignation.
À l’intérieur de la bagnole, il fait très chaud et ils sont rouges comme des écrevisses, les deux prototypes du couple idéal.
— Vous en avez mis, du temps ! rouscaille la baleine en montrant ses fanons. Vous ne vous rendez pas compte que nous croupissons dans votre voiture depuis ce matin !
Je m’évite de lui rétorquer ce que je pense, à savoir qu’ils devraient plutôt croupir dans un bocal à cornichons si on avait un grand souci de la vérité.
Rongeant mon frein, comme disent les coureurs, je lui tends la photo d’Elvis.
— Vous reconnaissez ? coupé-je.
La mère Béru abat son regard faisandé sur le rectangle de papier glacé.
— Non ! dit-elle, catégoriquement, jamais vu c’t’oiseau, qui est-ce ?
Je suis déçu. Quelque chose me disait, dans ma Ford intérieure, que le secrétaire avait un rapport (façon de parler) avec cette histoire plus ténébreuse que lui.
— Vous en êtes absolument certaine ? insisté-je. Regardez-le bien !
L’obèse se met à crépiter comme une crécelle de môme.
— Enfin, quoi, vous croyez que je suis gâteuse ! Je sais reconnaître les gens que je connais ! Et…
Elle cherche à exprimer l’idée contraire, ce qui présente certaine difficulté. Mais, dans la vie, l’essentiel c’est de se faire comprendre, vous ne croyez pas ?
Je glisse la photo de l’homme au vaporisateur dans la boîte à gants.
— O.K. ! fais-je, disons que nous avons fait chou-blanc.
— Chou-blanc ! tonne cet Himalaya de mauvaise graisse. Chou-blanc ! Et la maison, c’est que dalle ? Je vous dis que elle, je l’ai reconnue…
— En somme, Dame Bérurier, vous n’avez reconnu que ce que vous n’avez jamais vu…
Ça la coule. Le Gros en profite pour rigoler, alors sa vioque se retourne et lui file une baffe sur le groin.
Les choses se gâtant très rapidement et n’ayant aucun désir de disputer un match de catch avec Berthe, je me hâte d’aller déposer le ménage devant son étable.
— À la revoyure, mes chers, leur dis-je. Si j’ai du nouveau, je vous fais signe…
Ouf ! Bon débarras. Je me paie un jeton dans mon rétroviseur. Le couple, piqué au bord du trottoir, gesticule comme un banquet de napolitains sourds-muets. Belle tranche de vie, les gars ! Béru et sa baleine, c’est de l’épopée quotidienne ! Le plus extraordinaire, c’est que ça respire, ça pense (un tout petit peu) et ça mange (oh ! oui) comme tout le monde. Il s’est renouvelé, le bon Dieu, quand il a conçu ses créatures, Tu parles d’un catalogue fourni ! À bien y gamberger, ça vous cloque le vertige comme si on suivait à cloche-patte la rambarde de la Tour Eiffel.
Le cadran solaire de mon tableau de bord annonce une plombe de l’aprème. Mon estomac renchérit et je décide d’aller me farcir une assiette de choucroute dans une brasserie. Pendant ce temps, ma voiture s’aérera, se videra de la forte odeur du couple.
J’achète un journal du soir et je vais m’attabler du côté de l’École Militaire dans un établissement tout en formica.
À la table voisine de la mienne, il y a deux petites mômes ravissantes, en blouse blanche, avec leurs jaquettes jetées sur l’épaule, qui briffent un sandwich long comme la clarinette de Sydney Bechet. Je leur souris par-dessus mon canard. Elles pouffent. Un rien fait marrer les petites péteuses. Quand elles sont deux elles se croient fortiches, seulement quand vous en coincez une dans un coin sombre, elle se met à bredouiller « maman » en roulant des bigarreaux affolés.
D’ailleurs, c’est pas un bétail intéressant. Inexpérimenté, pas vicelard, plein d’illusion, croyant que tous les hommes se promènent avec un anneau nuptial noué dans leur mouchoir…
J’en suis revenu. Faut user de la salive pour pas grand-chose. Connaître à fond la vie de Louise Mariano, savoir sa marque de yaourt préférée… Vous repasserez !
Je préfère lire l’article consacré à l’enlèvement de Mrs Unthell. Rien de nouveau, sauf que la presse a une certaine tendance à vouloir écraser le coup. Ou je me trompe, comme disait le monsieur qui s’était déguisé pour honorer son épouse et que cette dernière n’avait pas reconnu, ou l’ambassade des U.S.A. a donné quelques coups de fil en haut lieu pour demander qu’on vaseline l’affaire.
Le rédacteur du présent faf émet l’hypothèse que la dame aurait suivi l’homme de l’aéroport sans qu’il y ait enlèvement. En effet, celui-ci n’est pas prouvé du tout. De l’avis même des témoins, le quidam en question ne semblait pas contraindre la vioque à le suivre… On pense qu’il s’agit d’un simple malentendu. Je suis prêt à vous parier un neutron adulte contre une molécule enrhumée que demain, le silence se fera sur cette histoire. C’est exactement le genre de fait divers qui glisse d’une mise en page comme une larme de glycérine sur la joue de Martine Carol !
Lorsque j’ai fini l’article, la table voisine est libre, les deux tourterelles s’en étant allées à leur turbin.
Je peux donc m’abîmer dans des réflexions créatrices.
Dans une enquête, lorsque, comme Descartes, on a de la méthode, il faut toujours faire le point à partir d’un certain moment ; or, ce moment vient d’arriver.
Dans l’ordre chronologique, quels sont les éléments rassemblés jusqu’ici ?
Primo : Des types enlèvent la mère Béru. La séquestrent deux jours et la remettent en liberté sans l’avoir maltraitée et sans lui donner d’explication.
Deuxio : Quelques instants après la libération de B.B. ces mêmes hommes (du moins le signalement de l’un d’eux concorde) interceptent une Américaine qui est le sosie de la grosse Berthe. Depuis on n’a plus de nouvelle d’icelle, et sa secrétaire doit se morfondre en buvant du Coca-Cola…
Troisio : Les recherches entreprises avec le concours effectif de la mère Béru nous ont conduits, à tort ou à raison, dans une villa louée par une grande vedette de l’écran pour son fils. La demeure est habitée par la nurse de l’enfant. Tout paraît très normal à Maisons-Laffitte.
Quatresio : Rien à signaler du côté de Fred Loveme. C’est un type sympathique. Son secrétaire, qui l’est moins, est inconnu de la Gravosse.
J’arrête mon énumération. Voilà où j’en suis. Tout cela signifie quoi au juste ? Le seul point à déterminer pour l’heure c’est le suivant : existe-t-il un rapport quelconque entre Mrs Unthell et Fred Loveme ?
Vous voyez que ça sert de couper les tifs en quatre ! On arrive à sérier les problèmes.
Je dis au loufiat de m’amener simultanément un café et l’addition. Je me sens dans un état d’exaltation propice aux grandes fiestas. J’ai décidé de tirer au clair ces différents mystères, et, aussi vrai que je suis le plus beau gosse de la police, je tiendrai parole.
Parole !
En ce début d’après-midi, l’hôtel Georges-X est désert comme une salle de conférence où se produirait Mme Geneviève Bouibouis.
Un portier en livrée grise à parements rouges, qui ressemble à un général allemand de la Wehrmacht, compte ses pourliches d’un air absorbé lorsque je m’annonce devant son rade.
Le hall est presque désert. À la réception, un zig en queue de pie actionne une machine à écrire d’un doigt prudent et, entre la porte pivotante et le lourd rideau de la baie, un groom blafard lit le dernier numéro de Tintin.
Je m’approche du portier.
— Mande pardon, un petit renseignement, s’il vous plaît ?
Il glisse une liasse de banknotes internationales dans son larfeuille et consent à me dévisager, ce dont je lui sais gré.
— Monsieur ?
— C’est bien dans votre établissement qu’était descendue Mrs Unthell ?
Il me flaire avec réprobation comme si j’étais un oubli de chien pas propre ou une épluchure de légume avarié.
— Et puis ? demande-t-il avec un dédain qui va croissant comme une lune changeant de quartier.
Il est du type gueule de-raie-blême-à-front-plissé. Son regard est pareil à deux furoncles à point et il a la bouche mince du gars habitué à faire payer ses mots.
Je lui cloque ma carte. Il y jette un bref coup d’œil. Le soupir qu’il exhale ressemble à une rupture de canalisation de gaz. Je suis la calamité de son turbin. L’emmouscailleur auquel il doit répondre sans espérer un pourliche.
— Vos collègues sont déjà venus, objecte-t-il.
— Vous savez bien que les mouches sont tenaces. Alors ?
— Évidemment qu’elle était chez nous, tous les journaux l’ont écrit…
— Elle est restée longtemps ici ?
— Trois semaines environ…
— Bonne cliente ?
— Excellente. Pour le restaurant surtout ! Tiens, la ressemblance avec la mère Béru est plus complète encore que je ne pensais.
— Elle recevait beaucoup de visites ?
— Je ne crois pas…
— Par exemple celle de ce monsieur ?
Et de lui montrer la photo d’Elvis. Vous avouerez que je suis un obstiné, hein ?
Il mate le portrait.
— Inconnu ! dit-il sobrement.
— Quand Mrs Unthell a-t-elle décidé de regagner New York ?
Au lieu de me répondre, il croise avec précautions ses beaux doigts fatigués par l’inaction.
— Dites donc, vous feriez mieux d’interviewer sa secrétaire, elle vous tuyauterait mieux que moi…
— Elle est ici !
— Vous l’ignoriez ? demande le portier, avec un air trop malin qui me flanque des picotements dans les phalanges.
— Annoncez-moi !
Il décroche le bignou et branche une fiche. Puis il jacte en anglais.
— Miss Tinguett vous attend, conclut-il en reposant son morceau de matière plastique. Chambre 201 !
Je m’abstiens de le remercier et je fonce à l’ascenseur monumental, tendu de velours pourpre, où un vieil English embaumé attend le bon plaisir du liftier. Le môme continue de ligoter les aventures du capitaine Haddock. Je l’interpelle.
— Hé, petit gars ! Si tu veux bien venir actionner ta fusée, nous sommes parés !
Il se pointe précipitamment.
— Four ! dit l’Anglais.
— Two ! riposté-je.
L’admirateur de Tintin ferme la grille.