CHAPITRE XIV

Je me réveille, because la sonnerie à trois périodes de mon Jazz, avec la langue tellement collée au plafond qu’il faudrait un ciseau à froid pour l’en détacher.

Sur ces entre-choses, ma Félicie, déjà sur le pied de guerre, entre, portant un plateau. Elle y a mis ce qu’il faut à un homme couché à cinq heures pour se réveiller à sept, c’est-à-dire une tasse de café fort, et un cocktail Félicie.

Le cocktail Félicie se compose : d’un demi-verre d’eau tiède, d’un jus de citron et d’une cuillerée à soupe de bicarbonate.

Vous avalez cul-sec, ensuite vous torchez votre tasse de moka et vous attendez dix minutes… Un bien-être ineffable vous envahit de même qu’un besoin d’agir impétueux.

— Tu es sûr qu’il te faut déjà partir ? soupire Môman.

— Hélas, grogné-je. Entre nous soit dit, je suis très inquiet au sujet de la mère Béru. Elle s’est fourrée dans un drôle de guêpier, cette pauvre vamp…

— Vraiment !

— Et ses camarades de plumard, tu les as réveillés ?

— Je n’en ai pas eu le courage, soupire Félicie.

Elle lève un doigt pour m’inciter au silence intégral.

— Écoute !

Je n’ai pas besoin de tendre l’oreille.

— La radio donne une rétrospective sur les vingt-quatre heures du Mans. M’man ?

— Oh ! non, soupire la chère femme. Je me garderais bien de la mettre.

— Après tout, dis-je, tu as raison… Laisse-les donc pioncer. Tels qu’ils sont partis, ils en ont jusqu’à midi à faire leur rodage de soupapes.

Je saute du lit et m’offre une douche très froide. Ça finit de me reconstituer. Je me lotionne avec les produits de chez Balanciaga et, l’homme devant se protéger des intempéries et de la salacité des dames, je mets un costar sport en tweed anglais importé de Suède par un bateau hollandais.

— Tu rentres pour déjeuner ? espère Félicie.

— Je n’ose pas te le promettre, M’man. Mais je te filerai un coup de grelot.

Elle m’accompagne jusqu’à la voiture dans le jardin hérissé de trognons de choux et de roses en plein strip-tease.

— Tu ne sais pas si tes amis aiment le petit salé ? J’avais envie d’en faire pour midi…

— Ils en raffolent, affirmé-je. Le Gros surtout. Mais pleure pas la quantité, il te jurera qu’il a un appétit d’oiseau en oubliant de préciser qu’il s’agit d’un oiseau de proie.

Félicie hoche la tête, comblée. Son rêve c’est de nourrir l’humanité. Ça commence par moi et ça s’arrête aux fourmis à l’intention desquelles elle dépose des pincées de sucre en poudre sur le rebord de la croisée.

— Prends garde à toi, mon Grand !

— T’inquiète pas, M’man. D’ailleurs je vais voir une dame.

Son expression signifie « À plus forte raison ».

Je fonce dans le brouillard qui recouvre Pantruche de sa ouate grisâtre.

Le Bois de Boulogne est jonché de feuilles rousses, recroquevillées, qui galopent dans les allées goudronnées. J’aime l’automne, je crois vous l’avoir précisé, bien que vous vous en foutiez comme de votre première dent creuse. Dans ce renoncement de la nature éteinte (si vous trouvez que j’en remets trop, prenez de l’Aspirine) on pense avec plus de facilité. Fréquemment, j’ai eu maintes fois l’occasion de le constater, la sécrétion des idées est fonction du temps.

Tout en roulant à soixante kilomètre-heure comme le prescrivent les panneaux, dans le bois cher aux poètes et aux sadiques (ceci n’empêche pas cela, bien au contraire) je me dis mélancoliquement que le Gros m’a embarqué dans une sale histoire… Vous avouerez que je n’ai pas de chance. Je m’arrange pour prendre huit jours de vacances, histoire de me retremper un brin, et au lieu de faire du farniente en professionnel de la flemme, v’là que je passe des nuits blanches à cavaler après cette affreuse mère Bérurier !

Au bord de l’allée, il y a une tapineuse matinale, chaussée de bottillons et emmitouflée dans un vison de clapier véritable qui me sourit comme si je lui apportais un remède contre les engelures. Je parcours dix mètres encore et je stoppe. Je viens d’avoir une idée si lumineuse que de l’extérieur on doit la prendre pour une aurore boréale.

Croyez-moi, mes potes, pour la bonne gamberge, rien ne vaut le matin. C’est dans les aubes triomphantes que les cellules grises carburent le mieux. Essayer c’est l’adopter…

— Tu m’emmènes, Chouchou ?

C’est la radeuse qui annonce sa bouille peinte par l’encadrement de la portière. Elle s’est méprise, me voyant stopper à proximité elle en a déduit que j’étais un matineux du calbar et elle me propose de l’extase.

Je la détrompe. Elle m’affirme alors, avec un ton de persuasion qui m’ébranle, que je suis un individu physiologiquement incomplet et me conseille fortement de réclamer à d’autres (et tout particulièrement à des Grecs) les attributs me faisant défaut. Ce, précise-t-elle, à titre temporaire car, selon son estimation, purement intuitive, ma vraie destination résiderait dans une basse gastronomie de laquelle pourrait découler une sorte d’auto-alimentation parfaitement économique au demeurant. Elle ajoute, encouragée par mon mutisme, que mon faciès est une extériorisation manifeste de mes instincts et qu’il suffit de me regarder une fois pour comprendre que je suis capable de ne m’intéresser à l’amour qu’à travers un trou de serrure.

Elle continuerait de badiner longtemps encore, si un providentiel automobiliste n’avait la bonne idée de stopper devant ma tire et de demander à cette dame si elle consentirait à une promenade en 2 CV (véhicule du modeste quidam).

Prolétarienne en diable, la bottillonnée accepte et je l’entends demander au deux-chevauiste si cette promenade en deux cylindres opposés à plat de 425 cm3 à culasses hémisphériques (et pourtant elle tourne, merci) va se terminer à l’hôtel… Le conducteur répond par la négative. Il ne veut pas se laisser emballer. Inutile de l’empaqueter, c’est pour manger tout de suite. Encore un homme marié qui commence sa journée par quoi il aurait dû achever celle de la veille.

La vie, quoi ! C’est pas toutes les fois qu’un monsieur aimant les harengs marinés trouve une dame qui les adore et qu’une dame raffolant de M. Guétary convole avec un monsieur possédant tous ses disques ! Ce qu’il y a de plus duraille à réaliser ici bas, c’est l’harmonie.

Vous allez trouver naturellement que je digresse et que j’abuse de vos précieux instants, mais comme le disait une petite lycéenne de mes relations : « Il est bon, parfois, de faire toucher du doigt les failles de l’existence ».

En attendant, tandis que m’invitait, puis que m’invectivait la péripatéticienne (quelle métrise dans le style, croyez-vous !) ma fameuse idée s’est précisée. Et vous savez ce que je fais ? Au lieu d’aller voir Madame Loveme au Carlton, ainsi que j’en avais primitivement l’intention, je vire à gauche et reprends la route de Maisons. Ne vous marrez pas. C’est mon Boléro de Ravel à moi…

Il est huit plombes, Estella est déjà levée, à en juger par la rapidité avec laquelle elle répond à mon coup de sonnaga.

Robe de chambre bleu-nuit, carré de soie sur la tête. Elle fronce les sourcils en m’apercevant.

— Vous ! dit-elle, comme dans les pièces de l’Odéon d’avant-guerre.

— Moi, réponds-je, comme dans les mêmes pièces du même Odéon.

Elle délourde.

— Je ne vous dérange pas ?

— Heu… non, mais je suis très pressée car je dois aller chercher Jimmy… Madame Loveme vient de m’appeler au téléphone. Il est réveillé et…

Je lui masse la hanche négligemment.

— Le temps me durait de toi, Estella. Tu sais que tu m’as court-circuité !

— Chéri, dit-elle brièvement comme une vieille épouse songeant à autre chose.

Elle ajoute :

— Quelle nuit ! Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé !

— C’est grave ?

— La police est venue à quatre heures du matin. Deux flics !

— Non ?

— Si. Ils m’ont raconté je ne sais quelle ridicule histoire de cambriolage qu’ils voulaient prévenir. Un moment, j’ai cru qu’il s’agissait de deux gangsters au contraire… Mais ils avaient l’air tellement idiots que le doute n’était guère permis.

J’en prends plein ma fouille, je colle mon mouchoir par-dessus et je garde un visage rayonnant de tendresse.

— Un cambriolage ?

— Un indicateur les aurait prévenus qu’un mauvais coup se préparait ici.

— Ma pauvre chérie, comme tu as dû avoir peur.

— Je n’ai jamais peur, affirme Estella, de rien ni de personne.

Nous voilà dans la strasse. Je lui roule une galoche pour rester conforme à la tradition.

— Veux-tu que j’aille avec toi chercher le petit ? demandé-je à mon égérie.

— Oh ! non, qu’elle répond. Il se peut que ma patronne revienne avec moi. Ce n’est pas possible.

Et, sournoise, de questionner :

— Tu ne travailles donc pas ce matin, chéri ?

— Tu sais, j’ai beaucoup de liberté. C’est pratiquement moi qui dirige l’agence.

Elle semble pressée. Sans nulle gêne elle se désape devant moi pour se linger en élégante parisienne. Tailleur beige avec des garnitures en cuir. Une merveille !

Elle se coiffe.

— Je me demande comment tu peux t’habituer à vivre seule avec ce fichu marmot, dis-je.

— Oh ! ce n’est que provisoire. Et puis, il y a la femme de ménage.

— C’est le vieux Houquetupioge qui vous l’a procurée ?

— Oui… Tu ne le savais pas ?

J’écrase vite.

— Pff… Je ne me rappelais pas ce détail ; je te vois ce soir, beauté ?

— J’essaierai. Si je peux me rendre libre, je te téléphonerai à ton bureau.

— Entendu.

La voilà qui s’installe au volant de la Chevrolet décapotable.

— Je t’emmène jusqu’à la grille, dit-elle.

— O.K.

Elle me dépose à la sortie, subit un nouveau massage d’amygdales et me dit à bientôt.

Moi je prends la direction de l’Office de location. Houquetupioge fils végète déjà dans le halo décomposé de sa lampe de burlingue.

Comme c’est le matin, il porte une veste d’intérieur en pilou gris avec un revers écossais et un cache-nez qui cache imparfaitement sa barbe de la veille.

— Bonjour, me dit-il aimablement. Déjà au travail ?

Au-dessus de sa coquille plate la bataille de Marignan continue de faire rage dans son cadre doré.

Le strabisme extra-divergent qui amène Houquetupioge à contempler simultanément ce qui lui fait face et ce qui lui fait pile n’a jamais été aussi fort. Notez que grâce à cette malfaçon il est paré, le marchand de gazon. Impossible de l’attaquer par surprise.

— Il paraît que vous avez procuré une femme de ménage à la nurse des Loveme lors de son installation à Maisons ?

— C’est exact.

— J’aimerais l’adresse de cette personne.

— Facile… C’est une Italienne. Madame Couchetapiana. Elle habite rue Basse.

— Ça se trouve où ?

— En bas de la rue Haute. Numéro… Attendez…

Il feuillette un cahier moyenâgeux couvert de moleskine.

— Numéro 13, fait-il.

— Toujours quarante de fièvre, murmuré-je, évoquant l’Hirondelle du faubourg. Je vous remercie. Toujours même consigne, cher M. Houquetupioge. En cas d’appel téléphonique, alertez-moi !

Je presse le débris humain qui lui sert de main et je me trisse en direction de la rue Basse.

Comme je débouche dans cette voie étroite, à sens unique, j’aperçois, à l’autre extrémité, la calèche chromée de mon Estella.

Je ralentis pour lui donner du champ et, au lieu de m’arrêter devant le fatidique numéro 13, je me mets à filer la Chevrolet noire de très loin.

Cette cérémonie est de courte durée. Contrairement à ce qu’avait prétendu ma beauté zurichoise, elle ne va pas à Paris, mais retourne à la maison de l’avenue Marivaux. Peut-être est-elle allée passer des consignes à la signora Couchetapiana et s’est-elle aperçue, en sortant de chez icelle, qu’elle avait oublié quelque chose ?

Mais non. Elle descend de voiture, ouvre la grille, rentre le bolide, referme la grille.

Que fait alors le petit San-Antonio de ces dames ? Vous le devinez, il retourne dare-dare chez la femme de ménage. La personne en question crèche dans un coquet appartement d’une pièce avec : son mari, son vieil oncle infirme, ses beaux-parents, sa nièce idiote, ses sept enfants et la tantina de Burgos. C’est une matrone surabondante moustachue comme la mère Béru, mamelleuse, ventrue et dotée d’un accent dont le moins qu’on puisse en dire est qu’il n’évoque pas les steppes de la Sibérie.

— Qué c’est ? me demande-t-elle, l’œil méfiant.

Je prends ma mine la plus consternée, style croque-mort déprimé.

— Madame Couchetapiana ?

— Si !

— Madame, je viens vous annoncer un grand malheur…

Toute la famille est là qui me regarde. Le mari, veilleur de jour dans un cabaret de nuit, s’apprêtait à filer au turbin, la musette en bandoulière. L’oncle infirme ouvre la bouche ; les beaux-parents la ferment sur leur cuillère de soupe, la nièce idiote éclate de rire et les six gosses qui faisaient la queue devant le pot de chambre fêlé sur lequel règne le septième, en laissent tomber leur culotte.

— Qué malheur ? soupire l’énorme créature.

— Il est arrivé un accident au petit, chez Loveme…

Je n’aime guère ces procédés, je vous l’avoue, mais j’ai besoin d’aller vite en besogne et d’éviter les blablas superflus.

Une clameur monte de la pièce surpeuplée. Tous ceux qui comprennent le français éclatent en sanglots. La mère Couchetapiana se tord les jambons.

— Mon Giuseppe ! Mon Giuseppe ! hurle-t-elle. Dita-me… Il n’esté pas morte ?

— Non, seulement une grosse bobosse à son fronfront.

Elle se calme. Le mari se met à lui jaspiner du bien senti dans la langue de d’Annunzio.

Je mets fin à l’exercice d’alerte.

Ma carte professionnelle est un frein très puissant en l’occurrence.

— Qué c’est ? répète la dame à mamelles.

— Policia !

Voilà le veilleur de jour qui se fait volubile.

Il parle, il gesticule, il postillonne, croyant faire diligence. Il engueule sa femme ! Il prend les autres à témoins et moi à partie. Il invoque le bon Dieu… Je suis obligé de rouscailler plus fort que lui pour ramener le calme. Bref, on finit par se mettre à jour. Mais, parole, c’est pas de la sucrette.

Je vous passe les exclamations, les conjonctions et les invocations. En bref, et à moins d’avoir la matière grise branchée sur l’alternatif, vous avez compris de quoi il retourne.

Hier, à l’hôtel où j’avais conduit la femme du sous-brigadier, je me suis aperçu en regardant la photo des Loveme publiée dans Ciné-Alcôve que le bébé brandi si triomphalement par le beau Fred n’était pas du tout celui que j’avais aperçu dans le berceau gardé par la môme Estella.

Et mon petit doigt bossant à fond, je viens de constater que c’est celui de la grosse madame Couchetapiana que la nurse dorlote.

Elle l’avoue sans difficulté. Je mets fin au calvaire de cette mère transalpine en lui avouant que je l’ai bluffée et que son petit dernier se porte comme père et mère. Du coup son désespoir se mue en rage. Elle cramponne une bouteille et me la dépêcherait en port payé sur la calotte glacière si son producteur de petits Couchetapiana n’intervenait opportunément.

Un billet de mille francs judicieusement déposé sur la table calme la pauvre dame.

— Pourquoi avez-vous confié ce bambino aux Loveme ? demandé-je.

Elle tarde quelque peu à répondre. Je lui explique en quoi consistent très exactement les prérogatives du poulet. Elle comprend que je peux leur causer une foule d’ennuis assez longs à répertorier, et elle se met à table.

Voilà le digest de son récit :

— Il y a une huitaine de jours, elle gardait le petit Jimmy, avenue Marivaux, en l’absence d’Estella (laquelle, je le présume, était allée se faire faire la vitrine à Paname) lorsqu’une grosse vieille dame amerlock, se prétendant la grand-mère du petit, était venue chercher le bébé. Prenant ses allégations pour argent comptant, la femme de ménage avait poussé la crédulité jusqu’à emballer le mouflet dans son burnous. Au retour de la nurse, gros patacaisse ! L’Estella s’était affolée et avait prévenu Mrs Loveme… Un conciliabule avait eu lieu en anglais entre les deux femmes, c’est dire que la charmante Madame Couchetapiana n’y avait entravé que balpeau. À l’issue de cet entretien orageux, Mrs Loveme avait séché ses larmes avec un fin mouchoir de dentelle nylon renforcé soie sauvage et demandé à la femme de ménage de lui prêter son petit dernier pendant quelque temps, histoire de sauver les apparences pour le cas où des visites inopportunes se produiraient.

En effet, rien ne ressemble autant à un bébé qu’un autre bébé surtout si on les cloque dans le même berceau. Dix billets de cinq raides avaient emporté la décision. Cette proposition ahurissante n’était pas pour affoler la mère spaghetti puisqu’elle pouvait voir son chiare tous les jours et qu’en outre cela faisait un peu de place récupérée dans son étroit habitacle…

La veille, Estella lui avait ramené le lardon pour la nuit. Je suppose qu’elle avait été troublée par ma visite et que, voulant en apprendre davantage sur mon compte, elle avait préféré se débarbouiller du moujingue.

Je me tais pour prendre les mesures de la situation. C’est pas le moment de mettre les pieds à côté du fil de fer. J’ai oublié mon ombrelle, les mecs. Pour un funambule, c’est risqué, non ?

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