CHAPITRE IV

Bérurier qui sort de sa chambre, vraiment impec dans un pyjama ayant servi primitivement à Jumbo, l’éléphant savant, pour son numéro au cirque Amar, est ravi par ce témoignage de paix. Son rêve secret serait de voir sa bergère en bons termes avec tous ses amis. Il m’a d’ailleurs été donné de constater au cours de mes pérégrinations que beaucoup de maris sont ainsi. Chaque homme, même le plus jaloux, n’aspire qu’à trouver sa gerce dans les bras de son supérieur hiérarchique. Il y décèle comme une promesse. Et disons-le, quitte à chiffonner la morale, c’est un peu vrai. De là sans doute cette croyance populaire quant à la chance des cocus.

— À la bonne heure ! tonitrue le Gros. J’aime mieux ça !

Ces braves gens me convient à petit-déjeuner en leur compagnie. J’accepte pour ne pas les désobliger et la Grosse m’entraîne, mutine, devant un bol de cacao plus onctueux que tout un conclave de cardinaux.

— Chère Berthe, attaqué-je, pour le plus grand ravissement de mon subordonné, lorsque vous m’avez baillé votre mésaventure, j’ai de prime abord été sceptique, ainsi qu’il vous a été donné de le constater.

Ce langage plus étudié qu’un Comet à réaction lui porte au soutien-gorge. Ses deux sacs de farine s’enflent démesurément. Elle passe sur sa moustache irisée de Van Houten une langue à côté de laquelle la peau d’un crapaud semble plus lisse que du parchemin.

— J’étais certaine que vous reviendriez sur ce premier sentiment, me balance-t-elle.

Elle donne une tape réprobatrice sur le poignet de son verrat parce qu’il plonge ses quatre doigts plus son pouce dans son bol afin d’immerger complètement sa tartine.

— Il me serait agréable que vous me donnassiez un signalement détaillé de l’homme qui vous kidnappa aux Champs-Élysées.

Berthe boit son cacao. Le bruit de sa déglutition est semblable à celui que produit un moteur hors-bord qui aurait des ratés.

— Il était grand, commence-t-elle. Il portait un costume en tissu léger, malgré la saison…

— Quelle couleur ?

Elle plisse ses délicates paupières de vache heureuse :

— Pétrole !

— Ce qui est tout indiqué pour un Américain…

Le rire du Gros fait trembler le pot à lait.

— Ce qu’il est marrant quant il se met à débloquer, ce San-A. ! pouffe-t-il.

Là-dessus il va chercher, mine de rien, un litre de gros rouge dans le buffet et, sans manière, soucieux d’éviter un surcroît de vaisselle à sa poupée d’amour, il verse une rasade d’un demi-kil dans son bol où subsiste encore du cacao.

Maintenant je ne doute plus que Berthe ait bonni la vérité. La description qu’elle vient de me faire est conforme à celle que le journal donne du type de l’aéroport.

Pas d’erreur ; ou plutôt si, une grosse erreur à la base ; les kidnappeurs se sont gourés, lundi passé. Ils ont pris la Berthe pour Mrs Unthell. Sans doute avaient-ils pour mission de séquestrer la femme du businessman ? Mais le zig qui commandait le travail est arrivé ; il doit connaître la ricaine et il s’est aperçu que son manœuvre avait fait fausse donne. Alors les autres ont joué leur va-tout après avoir libéré la mère Béru… Ils ont dû aller à l’hôtel de Mrs Unthell, là on leur a appris que la dame prenait l’avion pour les States et ils ont bombé jusqu’à Orly…

Mon cerveau se frotte les mains, si j’ose cette métaphore. Votre petit San-Antonio va se payer des vacances à sa façon.

Je vois d’ici le pif que vont faire mes collègues de la P.J. lorsqu’ils apprendront que j’ai dénoué cette affaire ; car je ne doute pas un instant du succès de l’enquête. Le canard à l’appui, je mets le couple au courant des derniers événements.

— Vous comprenez, fais-je, les gangsters se sont mis le doigt dans l’œil. Ils ont pris Berthe pour la femme de l’Américain, d’ailleurs voyez : la ressemblance est frappante.

Alors là, la Gravosse me joue un concerto de grandes orgues ! Elle glapit au scandale. D’après elle, son fin minois n’a rien de commun avec l’image de cette grosse bonne femme hommasse qui s’étale dans le baveux.

Consternation de son jules qui se dope en liquidant subrepticement le litron de rouquin.

Je calme la houri en faisant appel à ma diplomatie.

— Chère Berthe, quand je parle de ressemblance, je me comprends (tu parles !) je veux dire que si l’on se réfère à la morphologie intrinsèque des visages, on constate dans la structure dominante une concomitance due à l’appartenance de vos faciès au groupe B du tableau supérieur zoologique dont parle Cuvier dans son fameux traité.

Je reprends mon souffle.

— N’est-ce pas ? fais-je au Gros qui a suivi la trajectoire avec des yeux ronds.

— Exactement ce que je pensais, assure-t-il.

La Berthe a un temps de méfiance ; il semble qu’un nuage chargé de pluie étale une ombre menaçante sur sa frite. Puis elle se détend. Son époux me glisse dans les cornets :

— T’aurais dû te faire marchand de salades.

— Berthe, je vais vous réquisitionner, attaqué-je.

La suzeraine à Béru prend son regard à la Marlène Dietrich amélioré Pauline Carton.

— Oh ! commissaire… Me réquisitionner.

J’ai des sueurs froides. Faudrait pas qu’elle se méprenne. C’est pas pour une partie de chameau que je veux l’embarquer.

— Oui, ma bonne amie, grâce à vous nous devons pouvoir retrouver la maison où vous fûtes conduite.

Elle bée.

— Mais c’est impossible. Je vous ai dit que…

— Qu’on vous a endormie, je sais. Pourtant nous devons essayer par recoupement d’aboutir.

— San-A. a raison ! s’écrie Bérurier. Tu es le principal témoin, en somme !

Le mot témoin amène dans la citrouille de la grosse le mot journal. Elle voit d’ici son odyssée livrée aux pisseurs de copie ! L’héroïne de la saison ! Du coup elle aura une foule d’admirateurs au panier. Elle va pouvoir renouveler son bétail.

— Mon devoir avant tout, déclare-t-elle noblement. Je suis à votre disposition !


Le temps s’est remis au chouette et les grenouilles-baromètres ont redescendu les échelles de leurs bocaux.

La forêt de Maisons-Laffitte est d’un roux merveilleux. Les mélancoliques allées sont jonchées de feuilles d’or. Une tendre odeur d’humus nouveau picote agréablement les naseaux, évoquant des sous-bois romantiques.

Ce lourd parfum de la nature lutte péniblement avec celui dont s’est inondée la mère Béru. Je ne sais pas si c’est son friseur de poils qui le lui a offert, toujours est-il qu’il est duraille à supporter. J’ai l’impression d’avoir cassé une bonbonne d’eau de Cologne dans ma charrette.

— C’est là ! fait-elle.

Nous tourniquons depuis un brave quart d’heure dans le parc. Le Gros, affalé sur la banquette arrière, somnole. Il traîne toujours un reliquat d’insomnie ; aussi, dès qu’il est immobile, se met-il à ronfler.

— Vous êtes sûre ?

Elle me désigne une statue, dressée à l’entrée d’une somptueuse propriété.

— Je reconnais cette esculpture !

« L’esculpture » en question représente une dame vêtue seulement d’un carquois ; et encore le porte-t-elle en bandoulière.

— Alors ?

— C’est là qu’ils se sont arrêtés et que le bonhomme a sorti sa petite boîte contenant l’éponge.

Nous nous trouvons dans une allée discrète, qui s’en va, rectiligne, entre une double haie de buis serré.

C’est l’endroit rêvé pour chloroformer une dame ou pour lui demander de vous faire une complaisance.

— Voyons, murmuré-je, vous avez perdu conscience… Donc vous n’avez aucune notion de la durée du trajet ?

— Pas la moindre ! assure B.B.

— Ces vaches-là vous ont endormie à l’aller, mais au retour, ils vous ont seulement bandé les yeux… Écoutez-moi bien, Berthe, Dieu merci vous êtes une femme remarquablement intelligente !

Ça y est, v’là ses roploplos qui jouent la Paimpolaise ! Je poursuis dans la tartine beurrée, sachant trop combien la flatterie est payante. Plus les gens sont c… plus on leur fait faire les pieds au mur en leur donnant l’assurance qu’ils sont des Phénix (publicité gratuite pour les assurances Phénix).

La bonne baleine ne se tient plus. Les ressorts de ma guinde gémissent comme des suppliciés.

— Et parce que vous êtes un esprit supérieur, nous pouvons procéder par déduction. ! Suivez mon raisonnement et poursuivez-le. Si on vous a amenée dans ce parc c’est que, vraisemblablement, la maison où vous fûtes séquestrée n’est pas loin. On ne vous aurait pas endormie à Maisons-Laffitte pour vous conduire à Vincennes, n’est-ce pas ?

— C’est l’éminence même, rétorque la Tomme Bérurier qui a tendance à voir rouge.

— Parfait…

Derrière, le Gros ronronne comme un hélicoptère tâchant de repérer Bombard.

In petto je me dis (en latin, notez bien) qu’il doit avoir des végétations qu’on devrait lui ôter ipso facto.

— Chère Berthe, nous allons tenter une première expérience.

Oh ! la goulue ! Le regard qu’elle me décoche est déjà un viol en soi. Cette défricheuse de slip est subjuguée par mon autorité, ma personnalité et ma jolie gueule. Elle donnerait, j’en suis certain, sa pelle à gâteau en argent massif contre une nuit d’amour avec moi. Elle aurait raison d’ailleurs.

Essayez donc de vous envoyer en l’air avec une pelle à gâteau avant de lui jeter la première pierre.

— Dites ! Dites ! implore-t-elle.

Étrange comme l’excitation va bien aux femmes. Si celle-ci pesait cent kilos de moins elle serait presque désirable.

— Vous allez fermer les yeux… Et puis mieux que ça, attendez, je vais vous les bander…

Comme mon mouchoir est incompatible avec son tour de tronche, j’éveille Béru pour lui demander le sien. Il me tend une chose trouée, sombre et visqueuse dont je renonce à me servir. En fin de compte c’est ma cravate que je pose sur les paupières baissées de mon cobaye.

— Maintenant, Berthe, je vais vous conduire dans le parc… Concentrez-vous (croyez-moi c’est un bon conseil lorsqu’on le donne à une guêpe de son volume). Cherchez dans vos souvenirs les sensations que vous éprouviez…

On déambule sous les frondaisons déplumées par novembre.

Au bout de dix minutes de virons, je stoppe. Berthe me restitue ma cravetouze et médite…

— Alors ? pressé-je.

— Eh bien voilà, dit-elle. Au début, on tourniquait comme ça. Avec des virages secs à cause des allées…

— Pendant combien de temps ?

— Pas longtemps… On a fait ça deux ou trois fois…

— Donc la taule se trouve en bordure du parc…

— Peut-être…

— Ensuite ?

À la façon dont elle transforme sa bouillie en accordéon, je mesure l’intensité de son effort.

— On a suivi une ligne droite… Et ça devait être près de la Seine…

— Pourquoi ?

— Il y avait une péniche qui ululait… C’était tout près du chemin que nous suivions…

Je résume. Donc, la maison est en bordure du parc, non loin de la Seine… Vous voyez qu’on avance dans le raisonnement.

Le Gros me touche l’épaule.

— On peut dire ce qu’on veut de toi, Tonio, mais pour la gamberge t’en crains point.

Je pianote mon volant en regardant les feuilles mortes qu’une brise mutine roule dans les allées.

— Je pense à quelque chose, Berthe…

— À quoi ?

— Vous a-t-on ramenée dans l’auto américaine ?

— Non, fait-elle, tiens, c’est vrai…

— La seconde fois ils ont pris une camionnette, pas vrai ?

Elle est siphonnée, la chère âme.

— Comment le savez-vous ?

— Bonté divine, ils n’allaient pas promener dans une voiture normale une dame ayant les yeux bandés, cela aurait attiré l’attention…

— Très juste ! ratifie l’inspecteur Bérurier en allumant une cigarette éventrée.

— De quelle marque était cette camionnette ?

— C’était une 403, assure-t-elle.

Je remets mon bolide en marche et je roule mollement en direction de la Seine.

— Quand vous êtes sortie de cette chambre, vous avez descendu un escalier ?

— Oui.

— Long ?

— Il représentait deux étages…

— La chambre que vous occupiez était mansardée ?

— Non.

— Donc la maison comprend au moins deux étages plus un grenier… Ça doit être un pavillon important… Les constructions de ce genre comportent un perron, y en avait-il un ?

— Certes ! On me tenait le bras pendant que je le descendais, il faisait bien six à huit marches…

Je souris.

— Nous brûlons, mes enfants… Berthe, vous êtes une femme merveilleuse. Comme l’envie cet ignoble individu qui gît sur ma banquette arrière ! Comment un homme aussi peu intelligent a-t-il pu séduire une femme de votre classe !

— T’as fini, oui, bougonne le Gros, mi-figue mi-raisin !

La pin-up n’hésite plus. Considérant mon compliment comme un coup de rentre-dedans, elle se met à frotter son genou de rugby-woman contre ma jambe, ce qui a pour résultat un brusque enfoncement de l’accélérateur. Ma chignole fait un bond en avant. La Grabosse, durement secouée, fait une embardée sur moi.

— Dites-donc, Tonio, gazouille-t-elle, ça me rappelle quelque chose… À peine étions-nous sortis de la propriété que la camionnette a eu une secousse, comme si elle avait franchi un caniveau…

— C’est aussi un détail qui peut avoir son intérêt… Continuez et le tableau de la mystérieuse maison se précisera davantage… Nous en sommes à un pavillon de deux étages en limite de parc côté Seine, dont l’allée se termine par un caniveau… Voyons, lorsque vous étiez enfermée, vous avez dû essayer de regarder par les fentes des volets fermés, je pense ?

— Impossible, ça n’était pas des volets ordinaires, mais des rideaux de bois qui s’enroulent. Le mien était tenu du bas par un cadenas…

Je l’embrasserais, si je ne redoutais pas de m’écorcher à ses cactus.

— Dix sur dix, Berthe. Vous me donnez là une nouvelle précision importante : l’habitation n’a pas de volets mais des persiennes enroulées…

« On peut déjà commencer à la chercher sérieusement, tu ne crois pas, Béru ?

Le Gros ne moufté pas. M’étant retourné, je constate qu’il pionce à nouveau.

— Alors ! hurle sa moustachue.

Mon collaborateur sursaute.

— Hein, quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

Furax, je lui conseille d’aller se faire considérer chez les Helvètes, et je me mets à rouler tout doucettement en regardant bien chaque maison.

De temps à autre, je freine devant une construction correspondant à la description que nous avons bâtie. C’est un portrait-robot en quelque sorte. Un portrait-robot de baraque. Mais chaque fois nous décrochons. Quand la maison a deux étages elle n’a pas de stores à glissière et, quand elle les a, il n’existe pas de caniveau à proximité.

Moi, vous me connaissez, j’aime bien le mystère, mais, quand il m’oblige de tourner en rond trop longtemps, il me cloque la nausée. J’aime aussi le sous-bois automnal, surtout lorsque je le déguste en compagnie d’une créature porteuse de bas pain-brûlé et dont les jarretelles ont une élasticité convenable. Mais avec ce couple on cent-kilose.

Je stoppe une fois de plus devant une grande bâtisse à deux étages. Il y a un caniveau devant l’entrée ; manque de bol les volets sont normaux.

— C’est un vrai piège à rat, ce parc, soupire le Gros, on n’arrivera à rien, mec.

Sa femelle n’est pas plus optimiste. Je me demande si on va jouer les prolongations lorsque j’avise un petit garçon boucher qui radine à vélo. Je lui fais signe. Mignon gamin. Grand comme une botte (de radis), coiffé à la Filox (c’est ras) l’œil aussi pétillant qu’un verre de Perrier (fournisseur de feu sa Majesté le roi d’Angleterre) portant une veste de garçon boucher, un pantalon de garçon boucher et une sacoche de garçon boucher ; boucher lui-même, fils de boucher, futur père de bouchers (seront certainement des garçons), il obéit au geste et serre ma voiture de près.

— M’sieur ?

— Dis-moi, fiston, tu dois connaître tout le monde, ici ?

— Pas tout le monde, rectifie ce modeste coltineur d’animaux dépecés.

— Écoute bien, je cherche des amis qui habitent le parc, pas très loin de la Seine, dans une maison assez grande, dont les fenêtres ont des volets à glissière, tu vois ce que je veux dire ? Ils possèdent une auto américaine bleu et jaune, plus peut-être une camionnette 403 et ils seraient Américains eux-mêmes que ça ne m’étonnerait pas… Peux-tu me renseigner ?

Le gamin est décidément moins bouché que son accoutrement ne le laisse présager. Il se concentre comme une dragée de Viandox en actionnant machinalement le timbre de son vélo, ce avec une telle frénésie que je me contiens pour ne pas le gifler.

Les secondes s’écoulent, oppressantes. À Cap Canaveral, lorsqu’on attend le faux départ d’une fusée inter-sidérante, on n’est pas plus tendu que le gars mézigue en ce moment.

Enfin, le porteur d’entrecôtes hoche la tête.

— Écoutez, attaque-t-il de sa délicieuse voix de castré (dans la famille on doit être eunuque de père en fils pour avoir des cordes vocales aussi fournies en aigu).

— Écoutez…

Recommandation superflue. J’ouïs avec une telle intensité que mes trompes d’eustache craquent d’impatience. Dans mon dos, la Grosse respire du nez, à l’arrière, Béru bâille si fort que ça fait appel d’air et que je suis obligé de fermer mon déflecteur.

— Je connais des gens qu’ont une maison comme vous dites…

« Mais ils n’ont pas de voitures comme vous dites. Comme vous dites, la maison est près de la Seine, du côté vers le champ de courses, on peut pas la regarder de la route parce qu’à cause des arbres on ne peut pas la voir. Et les gens que vous dites n’y sont pas parce qu’ils sont en voyage…

J’interromps l’orateur.

— Si je te donne un gentil pourboire, tu es chiche de nous y conduire ?

— Oui, M’sieur.

Aucune hésitation, sa spontanéité est l’indice d’une âme forte, sachant prendre ses responsabilités.

Voilà le distributeur de faux-filet dressé sur ses pédales, dans l’attitude du coureur ailé s’attaquant au Mont Ventoux.

Je lui file le train. Sa sacoche de cuir lui bat le dargeot… Une allée, deux allées, trois allées, qui dit mieux ? Personne ! Adjugé ! Nous nous regroupons devant un portail de fer rouillé comme la virilité de Robinson Crusoé avant l’arrivée de Vendredi. Première constatation qui me réchauffe le battant comme le ferait une lampe à souder : sous le portail, il y a une déclivité pour l’écoulement de l’eau. Le voilà peut-être, ce fameux caniveau qui a noué les tripes de la mère Bérurier ? Mais il est trop tôt pour crier victoire. Ma devise est celle du gorgonzola : « Qui ne dit rien : qu’on sent ! »

— C’est ici, la maison que vous dites ! murmure le gamin.

Je lui vote sur mes fonds secrets un déblocage de cinq cents francs. Il enfouille la coupure tellement vite que je me demande si un coup de vent ne la lui a pas arrachée des doigts.

— Tu le connais, toi, le proprio ? demandè-je…

— Je l’ai vu, l’année passée, oui.

— Comment s’appelle-t-il ?

— C’est le comte de Veaupacuit.

— Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie, à part s’astiquer le blason ?

Rire inopportun du garçon louchébem qui, ne pouvant comprendre mes boutades extra-fortes, prend le parti d’en rigoler.

— Il vit dans le Midi, je crois…

En somme, le comte se fait dorer le blason au soleil.

— Et quand il est pas là, il loue sa maison à la saison, complète ce chérubin d’abattoir. Il est très vieux, il a une fille qu’est très vieille aussi…

Bref, la vieillesse est une seconde nature chez les de Veaupacuit.

— Ce n’est certainement pas là, soupire la Gravosse.

— Qui est chargé de lui louer sa crèche ? demandé-je à mon mentor.

— Je crois que c’est l’office Houquetupioge, près de l’église…

— Tu n’as pas remarqué, toi qui circules beaucoup et qui me parais déluré, tu n’as pas remarqué une voiture américaine dans les parages, ces derniers temps ?

— Des voitures américaines comme vous dites, riposte le véhiculeur de gigots, y en a des tas ici parce que les gens sont riches. Le comte, lui, n’a qu’une toute petite voiture à trois roues et c’est sa fille qui la pousse vu qu’il est paralysé des jambes !

Perspicace, je devine que j’ai tiré de ce gentil livreur de bœufs défunts un maximum de tuyaux en un minimum de temps.

— Ça va, merci, lui dis-je pour le congédier…

Il nous distribue quelques menus sourires et fait un démarrage à la Darrigade, les coudes écartés, la tête penchée au-dessus du guidon.

— Vous avez vu ! s’exclame soudain Béru.

— Non, quoi donc ?

— Dans la corbeille du môme ?

— Eh bien ?

— Il avait du rumsteack fantastique, vous n’avez pas faim, vous ?

— Tu claperas plus tard, décidé-je… Pour l’heure, des tâches plus importantes nous attendent.

— Rien n’est plus important que la bouffe ! décrète Bérurier…

Il pointe le doigt au ciel pour réclamer notre attention.

— Écoutez mon ventre ! dit-il…

Un grondement qui n’est pas sans rappeler le passage du métro agite l’auto.

— Ce rumsteack, ajoute-t-il, je l’aurais bouffé nature !

Écœuré, je descends de charrette.

— Berthe, dis-je… Je vais repérer les lieux. Faites attention de ne pas vous montrer. Si quelqu’un vient m’ouvrir, couchez-vous sur la banquette…

Ayant dit, je tire la chaînette rouillée. Une cloche fêlée sonne un glas dans le silence.

Berthe pousse une exclamation. Elle passe sa hure par la portière.

— Commissaire, mugit l’aimable bovidé, ça y est, c’est là ! C’est là ! Cette cloche ! je m’en rappelle… De ma chambre je l’entendais carillonner… Elle a un bruit bien à elle, n’est-ce pas ?

— Couchez-vous, Bon Dieu ! riposté-je en apercevant une silhouette entre les arbres.

La Gravosse s’affale sur le plancher de l’auto. Son bonhomme jette précipitamment un plaid sur elle. Cette couvrante m’est très utile lors des excursions en forêt avec les dames qui ont peur de se piquer le dos avec des aiguilles de pin.

Je mate l’arrivant. C’est une arrivante. Et même une arrivante qui a tout ce qui faut pour arriver dans la vie.

Vingt-cinq berges au maxi, une chouette cloison étanche à l’avant, la démarche souple, les jambes longues, l’œil myosotis, la bouche faite pour sucer des esquimaux et des cheveux blonds-cendrés, coupés courts… Elle est exactement le genre de personne pour laquelle on aime retenir une table au Lido et une chambre à l’Excelsior.

Elle porte une robe en lainage beige avec une ceinture noire cloutée d’or et des godasses beiges et noires. Mon admiration est telle que j’en oublie de jacter.

— Qui demandez-vous ? gazouille cette biche des bois d’une voix céleste où perce délicatement un léger accent étranger. Quand je dis qu’il s’agit d’un accent étranger c’est parce que je suis dans l’impossibilité de préciser. Elle pourrait aussi bien être anglaise, allemande, ricaine que nordique…

— Je viens de la part de l’Agence Houquetupioge…

Elle joint ses menus sourcils qui semblent (écrirait un académicien du 16° arrondissement) peints par un artiste japonais.

— L’Agence immobilière, près de l’église, précisé-je pour éclairer sa lanterne magique.

Elle acquiesce.

— Oh ! oui…

Cette grâce de la nature paraît néanmoins surprise.

— Je croyais que tout avait été réglé ? objecte-t-elle.

Le San-Antonio joli se farcit son sourire le plus casanovien. Deux jetons de ratiches comme celui-là et les nanas ont l’impression de s’être assises sur une fourmilière en plein déménagement.

Mais en l’occurrence, une séance de charme est inopportune. Ce qu’il faut c’est du valable et du raisonné.

— Le comte de Veaupacuit, propriétaire de cette maison, a oublié ses lunettes dans un tiroir, expliqué-je. Ce sont des verres spéciaux à foyer d’infection polyvalent, il aimerait les récupérer et nous prie de l’excuser auprès de vous…

Elle hoche la tête. Son regard bleu d’azur va se poser sur l’excrémentiel Béru ; vraisemblablement la bouille ahurie et couperosée du Prince charmant de la Berthe lui inspire confiance, car la belle enfant délourde le portail.

— Entrez, je vous prie…

Elle se met à remonter cavalièrement l’allée du même nom. Je lui laisse prendre deux pas d’avance, histoire de pouvoir contempler à loisir et à l’œil nu les circonvolutions de son mobile. J’ai vu bien des fouinozoffs dans ma garce de vie : des plats, des ronds, des lombaires, des ovoïdes, des surbaissés, des tristes, des elliptiques, des durs, des mous, des flottants, des développés et bien d’autres sans histoire. Mais un comme celui de la fille en beige, jamais. Son papa devait penser à Rodin lorsqu’il a fait à sa maman le coup du ravitaillement en plein septième ciel.

La première chose que j’entr’asperge en débouchant sur l’esplanade de la propriété, excepté la propriété elle-même (à deux étages, je vous le fais remarquer et pourvue de volets roulants) c’est une bagnole américaine. Seulement elle n’est pas bleue et jaune avec des housses vertes comme l’a décrite Berthe, mais noire avec des housses corail.

La fille au valseur articulé gravit un perron de six marches. Elle entre dans un grand hall aux carreaux en damier, noirs et blancs, et là, fait la chose la plus ahurissante qu’on puisse imaginer : elle saisit une blouse blanche jetée sur un sofa, s’en revêt et, se désintéressant de bibi comme de sa première culotte de nylon, s’approche d’un superbe landau dans lequel roupille un bébé.

J’en reste comme deux ronds de mou. Je dois avoir l’air passablement cruche, merci, car la souris a un petit sourire désarmant.

— Vous ne cherchez pas les lunettes ? demande-t-elle, à voix basse, sans doute pour ne pas réveiller le moutard.

Je m’ébroue.

— Heu, si, mais… il serait peut-être mieux que vous m’accompagniez !

— Oh ! non, répond la pin-up nurse, Jimmy ne va pas tarder à se réveiller, et quand il se réveille ça devient un vrai petit diable.

Elle s’assied nonchalamment près du landau, croise ses jambes si haut que j’ai une faiblesse cardio-vasculaire, et se désintéresse de moi. Pour ne pas risquer une thrombose, je décide de m’évacuer… Un peu confus malgré tout, car après tout je me trouve illégalement dans cette carrée, je fais la virée des pièces. Dans la plupart on n’a pas ôté les housses des meubles. Un salon et trois chambres sont habités, le reste somnole dans une lumière grise d’outre-tombe, sous une couche de poussière. Dans le salon, par contre, la vie éclate comme un feu d’artifice. C’est plein de bouteilles de scotch et de sodas, de journaux américains, de photos en couleur représentant des mecs qui me sont — et me resteront vraisemblablement — inconnus. Excepté la souris au mouflet, il n’y a personne d’autre chez le comte.

J’ouvre quelques tiroirs pour la vraisemblance de ma mission, puis je redescends dans le hall où la merveilleuse nurse lit le dernier exemplaire de Mickey Mouse.

— Vous avez les lunettes ? me demande-t-elle aimablement.

— Non, le vieux comte commence à être en cale sèche, il s’est figuré les avoir laissées ici.

— Vous avez cherché très vite, ironise-t-elle.

Je réponds, du tac au tac, comme une mitrailleuse bien huilée.

— Si vous m’aviez escorté, j’aurais sans doute fait durer le plaisir.

Elle pige, se paie le luxe de rosir. Ça fait toujours bien, la pudeur. Les hommes ne s’en fatiguent jamais. Lorsqu’ils déballent une balourdise à une moukère et qu’ils voient celle-ci baisser les cils, ils s’imaginent qu’ils sont tombés sur la petite sœur Thérèse et le rêve secret de tous les hommes, c’est justement de se farcir une petite sœur Thérèse.

— Vous êtes toute seule, m’étonné-je.

— Non.

— Ah ! je croyais.

— Il y a Jimmy, dit-elle en me désignant le landau.

— Ce n’est pas encore une vraie présence.

— Revenez quand il sera réveillé, vous changerez sûrement d’avis.

Elle me plaît de plus en plus, la nurse. Et ses jambes aussi. Si on alignait les guitares de la Sophia à côté des siennes, y aurait des pleurs et des grincements de chailles chez la transalpine.

— Vous êtes Américaine ?

— Non, Suisse-allemande ! Zurich !

— Alors vive la Suisse ! fais-je d’un ton recueilli. Vous êtes sa nourrice ?

— Sa nurse seulement ! Il n’y a pas que des vaches laitières chez nous !

— Dommage, ça ne m’aurait pas déplu d’assister à un repas de Jimmy.

Alors là, les mecs, vous devez penser que je balance les confetti un peu trop fort ; mais que voulez-vous, quand il y a une personne de taille 42 dans les parages, je ne me sens plus. Je suis obligé de me parfumer à l’essence de térébenthine pour arriver à me sentir.

— Et vos patrons ? fais-je, sur ma lancée. sans me départir de ce regard enjôleur qui ruine les marchands de glaces.

— Eh bien ?

— Ils ne sont pas là ?

— Non, lui il tourne…

Je fais celui qui ne pige pas, et ça m’est d’autant plus facile que je n’entrave que pouik à ce qu’elle me distille.

— Comment ça, il tourne ?

— À Boulogne, les raccords de la séquence française…

— Il est metteur en scène ?

C’est à son tour de jouer « C’est-y du lard ou du cochon », scène deux de l’acte trois.

— Il est acteur… Vous venez de la part de l’agence et vous ne savez pas qui est Fred Loveme !

Je bredouille :

— Fred Loveme !

Tu parles que je connais le monsieur ! Et vous aussi d’ailleurs ! Le premier acteur d’Hollywood ! Le héros de tant de films à succès, parmi lesquels je cite au hasard :

« Prends-en deux on mangera l’autre », « Les constipés du Larfouillet » et, surtout, ce monument de l’écran qui lui a valu l’Oscar « Pas de bouquet pour les crevettes ». Vous vous rappelez ? C’est le film qui raconte les aventures de Clovis au Texas et qu’il a interprété si magistralement avec, pour partenaire féminine, Gertrud Tubar, premier prix du Sanatorium de Waterproof.

Je répète encore, me gargarisant, me pénétrant du sujet :

— Fred Loveme !

J’en prends une quinte de toux, d’ailleurs y a de quoi, cet homme c’est la coqueluche des foules.

— Mais, proteste la môme, je pensais…

Il est temps de justifier mon ignorance.

— Je suis nouveau à l’agence, expliqué-je précipitamment, et on a tant de maisons louées… Le patron ne m’a pas donné de précision. Mais si je me doutais.

En effet, tous les baveux ont annoncé l’arrivée en France de Fred Loveme. Il est arrivé avec sa femme, son fils, sa nurse et son secrétaire à bord du dernier Liberté. Comme c’est un gars très simple, il a loué un étage du Ritz pour lui, un étage du Carlton pour sa femme et une villa à Maisons-Laffitte pour le bébé… S’il n’a pas loué le Palais des Sports pour garer ses bagnoles, c’est uniquement parce qu’il y a trop de poussière.

— Y a longtemps que vous servez chez les Loveme ?

— Depuis la naissance de Jimmy.

— Ils sont chouettes ?

— Pardon ?

Je me mords la langue, contrairement aux serpents qui eux se mordent une autre extrémité.

— Ce sont des patrons agréables ?

— Très, je ne les vois pas beaucoup.

L’absence, c’est la principale vertu d’un patron. Je le lui fais remarquer, son sourire s’accentue.

— Vous ne vous ennuyez pas dans cette grande maison ?

— Un peu… Mais le soir j’ai une remplaçante et je vais à Paris avec la voiture.

M’est avis, les gars, que cette pin-up a découvert la gâche idéale. C’est un job comme toutes les femmes de ménage en espèrent un.

Pendant qu’ils sont, aux States, les boss ! On prend du personnel pour servir le personnel et on met à sa disposition des charrettes comme n’en ont pas nos ministres !

— Vous y allez seule, à Paris ?

— Vous êtes bien curieux…

— Si vous avez besoin d’un mentor, ce serait avec plaisir que je vous piloterais…

Mais un mentor n’est jamais cru, vous le savez. La môme se renfrogne. Je ne dois pas être son genre. Pour comble de bonheur, le gamin se réveille et pousse une gueulante, je prends congé en m’excusant tandis que la nurse s’occupe de l’héritier de Fred Loveme.

J’ai dans l’idée que nous nous sommes gourés de lourde. Que peut-il y avoir de commun en effet entre un acteur de réputation mondiale et un kidnapping ?

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