Y a branle-bas de combat aux studios de Boulogne. Le film que tourne Fred Loveme fait couler beaucoup d’encre (et de vinaigre chez les jalminces). Il s’appelle provisoirement « L’entrée du Choléra à Marseille », Le sujet en est simple. Un descendant de La Fayette a attrapé le choléra dans la cité phocéenne. Il va mourir. Un seul homme peut le sauver : un savant américain d’origine siouze qui déteste La Fayette et refuse d’intervenir.
La femme du descendant monte dans l’avion pour aller trouver le savant. Elle charme celui-ci au cours d’une scène extraordinaire dans un laboratoire. Et elle revient, adultère mais triomphante, avec le remède in the pocket.
Loveme joue le savant, Ursula-Mauve de Polignac (plus communément appelée U.M. D.P. par Cinémonde) joue la femme du descendant. Le descendant est interprété par Petit-Dernier le jeune premier français (Igor Vastrianan de son vrai nom) et dans le rôle du choléra on a pressenti déjà plusieurs bacilles réputés de la faculté de médecine de Saint Cucufa.
À peine entré dans le grand hall des studios, j’avise une nuée de journalistes, flash en bandoulière, qui bivouaquent ici afin de ne pas rater un éternuement du beau Fred.
Une main énergique s’abat sur mon épaule. Je reconnais mon ami Albert Larronde, du Crépuscule. C’est un crack du stylo à rédiger les bobards. Il a le don estimable d’annoncer les nouvelles avant qu’elles se produisent. Et il ne se donne même pas la peine de les démentir lorsqu’elles n’arrivent pas. Il est l’auteur de ce fameux article sur la rencontre Eisenhower-Khrouchtchev à la Brasserie de l’Univers pour un tournoi de dominos ; et du fameux papier concernant le tunnel sous l’Atlantique avec embranchement pour l’Himalaya.
— San-Antonio ! exulte-t-il. Qu’est-ce que ça signifie ? Je me doutais bien qu’avec ta belle gueule tu tomberais dans le ciné ! T’as toujours été le pin-up-boy de la fliquerie !
Cette rencontre m’inquiète et me ravit. Elle m’inquiète parce qu’avec Larronde je suis certain de lire dans une prochaine édition de son canard que je vais tourner le principal rôle de « Ces petites dames préfèrent les Grosses » et je suis ravi parce que ce diable de scribouilleur est juste l’homme qu’il me faut pour me piloter dans les milieux cinoches.
— Ferme ça, tartineur, je suis en vacances et j’ai décidé de me donner du bon temps !
— En ce cas, c’est pas ici qu’il fallait venir, affirme Albert parce que comme rassemblement de dingues on ne fait pas mieux.
Si j’en juge à l’animation régnant aux studios, je crois qu’il n’est pas loin de la vérité. Charmant type, Albert… Grand, dégarni de l’avant-toit, blond-roux avec un visage pâle et des yeux sardoniques, il porte toujours des costars à cent mille balles chiffonnés comme du papier de soie, des cravates de chez Fath tordues en corde, et des limaces dont il a toujours perdu les boutons. Ses poignets mousquetaires n’ont pas de boutons non plus et sont élégamment retroussés sur ses manches de veste. De plus, comme il est toujours en train de cavaler et qu’il n’a trouvé dans sa vie qu’une paire de lattes ne le blessant pas, il semble s’être chaussé dans la poubelle d’un clochard.
Il me coince contre une découverte représentant la rue de Rivoli. Mon derrière frotte la boutique d’un bureau de tabac et je file un coup de coude dans le deuxième étage d’un salon de coiffure pour chauves.
Le regard inquisiteur de mon ami plonge dans le mien comme deux aiguilles à tricoter.
— Écoute, beau poulet, murmure-t-il, c’est pas aux vieux singes comme moi que tu apprendras à faire des grimaces. Si tu crois m’endormir avec tes histoires de vacances tu te trompes. Qu’est-ce qui se mijote mon Grand ? Tiens, si tu as des bontés pour moi, je te passerai une série de photos à la Une du Crépuscule. Toi à toutes les périodes de ta vie, depuis l’époque où tu suçais ton pouce, jusqu’à celle où tu le colles dans les yeux de tes patients pour les inviter à parler…
Ce sacré Larronde ! Il est encore plus baratineur que moi.
— C’est formidable, dis-je en lui cloquant un coup de genou dans les breloques manière de lui faire lâcher prise, c’est formidable, Bébert, parce que j’appartiens à la Société Pouleman, dès que je m’amène quelque part on se figure que c’est parce qu’il y a un cadavre dans le frigo ! Je t’assure que je viens ici par pure curiosité. Depuis que je ligote tes insanités dans le Crépuscule j’ai envie de voir de près un plateau. Et j’ai choisi celui de Fred Loveme parce qu’on ne parle que de ce beau ténébreux… Voilà tout !
Larronde me dévisage avec insistance, puis il comprend qu’il n’obtiendra rien de moi sur le plan confidences.
— Tu veux que je te pistonne pour voir tourner l’idole des petites refoulées internationales ?
— J’allais t’en prier…
— Ça joue, amène-toi, je suis dans les papiers de Bill Hanteth, le metteur en scène, depuis que je lui ai déniché un cheptel de beautés peu farouches pour esbaudir ses soirées.
Larronde connait les studios de France mieux que son appartement où il ne fout jamais les tiges. Il me guide dans un dédale de larges couloirs encombrés, où rampent des câbles électriques. Je défile devant une rangée de chaises Empire, je contourne une cheminée flamande en fausse céramique, j’enjambe un mannequin d’osier et je m’arrête, escorté toujours de Bébert, devant une porte si épaisse que vous pourriez installer confortablement une famille de douze personnes à l’intérieur.
Une lampe rouge brille au fronton de cette porte.
— Le rouge est mis ! annonce Bébert.
Il continue de me couver d’un petit œil visqueux. Il a le regard qui adhère comme un timbre-poste.
Pour dissiper le malaise que je ressens, j’interroge :
— C’est bath, le film ?
— Comme tous les films nouveaux, lamente cette machine à débiter des points d’exclamation. Depuis que les mœurs ont évolué, y a plus moyen de raconter une histoire valable.
Branché sur la force, il ronronne à plein régime.
— Tu comprends, commissaire de mes choses, une histoire, c’est un monsieur qui a envie de se farcir une dame et qui, pour une raison X, Y ou Z, ne peut y parvenir avant la fin du film ou du bouquin. Mords le Cid, par exemple, ça c’est l’histoire type. Maintenant, à notre époque d’aberration, quand un Monsieur désire une Dame, ben, y se l’envoie nature, en vitesse et sans convoquer le conseil de famille, tu piges ? Dans ces conditions, y a pas d’histoire possible !
La lampe rouge s’éteint. Un machino délourde.
— Amène-toi ! lance Albert…
Il pénètre sur l’immense plateau exactement comme dans une pissotière. Il est chez lui partout, Larronde. Quand il est reçu quelque part, ce sont les hôtes qui ont l’air d’être en visite chez eux.
Un brouhaha infernal règne ici. Les projecteurs m’éblouissent ; les allées et venues me chavirent, de même que la chaleur. C’est plein de mecs sapés de velours, de daim et de polos. Ça jacte français et anglais.
Larronde enjambe les arcs-boutants des découvertes et nous débarquons en pleine lumière, dans une rue de Marseille magnifiquement reconstituée. Y a même les pavetons, et, tout au fond, le Vieux Port.
— Tiens, fait Albert, le ouistiti chauve comme une noisette que tu vois se démener près de la caméra, c’est Bill Hanteth, le metteur en scène. Tu sais combien on lui file de défraiement pour son séjour en France ? Deux cent mille francs par jour ; de défraiement seulement. Il arrive pas à claquer tout ça, aussi c’est le père Noël des petites coucheuses de Paris.
Nous contournons une forêt de gamelles sur trépied. Un peu à l’écart, je découvre Fred Loveme. C’est du mec sensas, je dois en convenir. Il est assis sur un fauteuil de toile marqué à son nom. Il porte un complet d’alpaga caca d’oie, une chemise crème, une cravate lie de vin. Il garde les yeux mi-clos. Par contre, il a la gueule grande ouverte et un grand zig à tronche de déterré lui vaporise quelque chose sur les muqueuses…
— Qu’est-ce qu’il fait ? demandé-je à Bébert.
— C’est des antibiotiques, Loveme trouve que les studios français manquent d’hygiène, alors il prend ses précautions. Une bête de ce prix-là, ça se soigne. Rends-toi compte qu’il vaut huit cents briques par film, ce bipède ! Ça remet cher la syllabe qu’il prononce…
Très détendu, Larronde aborde l’acteur.
— Hello, Freddy ! aboie-t-il.
Loveme ouvre ses châsses et ferme sa bouche comme s’il ne pouvait concilier l’ouverture des deux.
— Hello ! Bob !
— Je vous présente un ami à moi, dit Larronde, en anglais et en me désignant. Un très bon pote, qui meurt d’envie de vous connaître.
Un bref instant j’ai eu le traczir en pensant que Bébert allait peut-être décliner ma profession. Il ne l’a pas fait, et je suis certain qu’il s’agit d’une omission volontaire. Ce diable de scribouilleur est un grand psychologue. Il me connaît. Il sait que je me fous des acteurs comme de ma première chaude pelisse et que si je viens fouinasser dans ce studio, c’est pour un motif sérieux.
Intimement, je lui sais gré de cette discrétion, et mon amitié pour lui s’en trouve renforcée.
— Hello ! me fait le gars Fred.
Il écarte le mec au vaporisateur, me cligne gentiment de l’œil et s’étire. Il n’a pas l’air mauvais bougre, Loveme. Il fait un peu vedette blasée, et ses cellules grises ne doivent pas l’empêcher de dormir, mais c’est pas le mauvais cheval, on le pige tout de suite.
— Voilà l’homme ! dit Albert…
Comme j’ai une mimique d’inquiétude, il hausse les épaules.
— On peut y aller, il parle pas français. Il a assez de mal d’ailleurs, pour parler américain. C’est de la fleur de faubourg yankee, ça, mon vieux. Ses humanités, il les a faites chez les putes de Philadelphie et ce sont les perdreaux de là-bas qui lui ont enseigné, à coups de trique, la différence qu’il y a entre le bien et le mal. Il n’en a que plus de mérite à avoir réussi, non ?
— Tu parles.
Le Fred m’est tout à fait sympa, maintenant. Par-delà ses airs de casseur nonchalant, on flaire une espèce de détresse, de solitude humaine.
— Beau gosse, hein ? dit Bébert, du ton d’un maquignon vantant sa camelote. Ça a du sang polak et irlandais dans les veines et voilà le résultat ! Ah ! les ricains, ce sont de sacrés bonshommes. Pas de passé, mais quel avenir !
— Qu’est-ce qu’il dit ? me demande Fred avec un nouveau clin d’œil.
Si je pige l’anglais, vous le savez, je le parle avec difficulté. J’y vais pourtant d’un petit blabla à ma façon qui fait marrer la vedette.
— Qui est ce grand dépendeur de hot-dogs ? m’enquiers-je en montrant l’homme au vaporisateur.
— Son secrétaire. Il lui sert de manager, de femme de chambre et de souffre-douleur… Il s’appelle Elvis ; c’est une pédale merveilleuse, du genre ténébreux…
Je contemple rêveusement l’intéressé. Ne serait-ce point par hasard l’homme qui a enlevé la digne Mme Bérurier ?
Il me vient une idée.
— Ça me ferait plaisir d’avoir une photo de Loveme, dis-je. Pas une photo du film, mais un flash de détente, comme par exemple maintenant, en train de se faire vaporiser le clapoir… Tel que je te connais, t’as pas dû laisser passer un tel cliché !
— En effet, admet Albert. Si tu en veux une, c’est fastoche, mon photographe est justement là avec son album.
Il s’éloigne un instant. Loveme me demande si je suis dans la presse. Je lui réponds par l’affirmative !
Le secrétaire remise son matériel à désinfecter les palais dans un coffret de fer.
Pourquoi cette boîte métallique me fait-elle penser à celle qu’a mentionnée la Gravosse dans son récit. Vous savez, la boîte contenant l’éponge imbibée de chloroforme ?
Je m’invite au calme… « Mon petit San-Antonio, te laisse pas embarquer par ton imagination, ça peut te mener trop loin… »
Larronde revient avec un carré de papier glacé entre le pouce et l’index.
— Ça te va ? me dit-il, narquois.
L’image représente le secrétaire de Loveme, de face, s’occupant de son patron, tandis que l’acteur, lui, est de dos.
Le sourire de mon ami est machiavélique.
— Avoue que c’est le grand qui t’intéresse, Tonio ? Je l’ai pigé rien qu’au regard que tu lui as balancé. Y a un coup fourré à la clé, j’en suis certain. Écoute-moi bien, je veux bien t’affranchir et t’aider au maxi, mais, si, le moment venu, tu ne me donnes pas la priorité, je passe une photo montage de toi te représentant à poil sur un âne avec une balayette de gogues dans les pognes comme emblème de ta profession.