CHAPITRE VI

La mère Béru, notre pin-up des faubourgs, dite aussi la Vénus obèse, est toujours vautrée sur la banquette avec la couvrante sur le râble lorsque je ramène ma délicate personne.

À deux doigts de l’apoplexie, la Berthe ! Quand elle se redresse, ses carreaux sont injectés de sang.

— Alors ? halète-t-elle.

— Ma chère amie, déclaré-je sans ambages, ayant oublié ma provision d’ambages à la maison, dans le tiroir de ma descente de lit, ma très chère amie, il y a maldonne.

— M… ! prononce distinctement Béru, lequel a toujours eu une prédilection marquée pour les mots de cinq lettres.

— Cette maison a été louée par Fred Loveme, le célèbre acteur américain, pour son bébé qu’il tient à élever au grand air, donc rien de commun avec les foies blancs qui enlèvent les petites dames.

Entre nous, c’est pur madrigal, elles ont un sacré tonnage, les petites dames, cette année.

Mais la Gravosse renaude brusquement. Abattant sa grappe de francforts sur mon poignet, elle bavoche :

— Commissaire, je sais que c’est ici.

— Mais, ma bonne Berthe.

— Tout ce que vous pourrez me dire n’y changera rien ; ce serait la maison du cardinal Feltin que je continuerais à le soutiendre. Tenez, pendant que j’étais sous la couverture, j’ai formellement reconnu la maison.

Je lui glisse un petit coup de périscope, pour vérifier si des fois elle n’aurait pas un plomb de sauté. Mais elle semble très sérieuse, quasi pathétique… Les poils de ses verrues sont dressés comme les antennes d’un spoutnik et ses miradors ont mis le plein feu…

— Reconnu ! Sous la couverture !

— Parfaitement, commissaire. Là-dessous j’avais du mal à respirer, donc je respirais fort. Ce que j’ai reconnu, c’est l’odeur. J’avais oublié. Une odeur de laurier. Et regardez, il y a une haie de lauriers qui borde l’allée jusqu’à la maison.

L’argument est de poids. Une cuisinière de la classe de Berthe se devait d’identifier un parfum de laurier.

Je ne réponds rien. Je suis plus perplexe que le monsieur qui, rentrant chez lui, trouve son meilleur copain à poil dans l’armoire.

Je traverse le parc et fonce jusqu’à l’agence Houquetupioge. J’ai besoin d’en savoir davantage.

— On ne rentre pas ? se lamente l’enflure arrière, j’ai une de ces faims !

Sans répondre, je débarque de mon carrosse et je pénètre dans le bureau de l’office Houquetupioge et ses fils ! Pour l’instant, M. Houquetupioge occupe le local sans ses fils. Ou alors il est l’un des fils et ses frangins sont allés à la pêche avec leur papa. C’est un monsieur qui serait sexagénaire s’il n’avait presque soixante-dix ans, grand, mince, anguleux, blanc de cheveux, noir de moustache teinte, porteur d’un complet marron, d’un gilet de laine bleue et de pantoufles fabriquées dans une vieille tapisserie Louis XIII. D’ailleurs il aime le Louis XIII, sa table de travail est Louis XIII ; son fauteuil aussi, de même que sa machine à écrire et son téléphone. Lorsque, obéissant en cela à la plaque d’émail (Bravo Bernard Palissy !) vissée sur la lourde, j’entre sans toquer, le fils ou le père Houquetupioge, est en train de se livrer à une double opération ; chacune en soi est relativement banale, mais leur conjugaison donne un exercice périlleux. Le digne homme tape une bafouille sur sa machine à écrire en buvant une tasse de café.

La brusquerie de mon irruption lui fait rater son numéro de haute voltige. Il prend le contenu de la tasse sur la braguette, heureusement ça ne dérange personne, et il écrit un mot comprenant trois doubles V qui me paraît intraduisible en français.

Il lève sur moi son œil gauche, tandis que le droit se met à contempler un tableau représentant la bataille de Marignan.

— Monsieur ? demande-t-il en épongeant son futal.

Il est commerçant, le dabe. Il s’imagine déjà, à cause de mon costar bien coupé, qu’il va me louer le Palais de Versailles ! Il me désigne une chaise haute époque qui devrait se trouver dans un musée si j’en juge à la plainte qu’elle exhale à la réception de mon postère.

— C’est à quel sujet ?

Je vais pour attaquer mon historiette lorsque le bigophone demande la priorité.

— Vous m’excusez ? dit-il.

Il décroche et, étant doué d’un sens aigu de l’opportunité, fait « Allô ! » dans l’émetteur…

Il écoute un instant, son front est plat. Je n’aime pas les mecs qu’ont la coquille en planche à découper ; généralement leurs idées sont plates aussi. Une expression incrédule passe sur sa bouille en terminus de destin médiocre.

— Des lunettes ? Quelles lunettes ! balbutie-t-il.

Je réalise tout. La môme Dodo-l’enfant-do a été troublée par ma visite et s’assure que c’est bien l’agence qui m’a expédié chez le comte de Veaupacuit.

Vous qui suivez mes exploits avec une fidélité qui n’a d’égale que l’amitié que je vous porte, vous devez savoir que je suis le gars des promptes décisions.

D’un mouvement vif, je cramponne le combiné à Houquetupioge. Le loueur de cases n’a sans doute jamais fait de rugby car il se laisse déposséder sans avoir eu le temps d’esquisser le moindre geste.

Je cloque la pogne sur la passoire et je lui dis pour lui faire rengainer son indignation :

— Police !

Le temps qu’il réfléchisse à cet aspect de la question et je suis déjà en train de chambrer miss layette.

— Allô ! C’est moi, dis-je…. Je rentre et M. Houquetupioge me demande ce que c’est que ces histoires de lunettes. Il n’est pas au courant parce que c’est son fils qui a reçu la lettre du comte et il ne lui en a pas encore parlé. Vous désiriez quelque chose, jolie demoiselle ?

La môme, soulagée d’un doute, débarrassée d’un préjugé défavorable qui risquait de me coûter chérot, me gazouille un bobard.

— Je voulais savoir, au cas où je trouverais ces fameuses lunettes, si je devais vous prévenir ?

— Oh ! oui, prévenez-moi, rétorqué-je, j’adore entendre votre voix. Et si par hasard vous aviez changé d’idée au sujet d’un Paris-by night avec guide spécialisé, prévenez-moi aussi, je ne quitte l’agence que pour les environs immédiats !

Elle me répond qu’elle va réfléchir, que c’est à voir. Je lui demande si Jimmy braille toujours, elle m’affirme que si le bigophone se trouvait dans la chambre du marmot elle ne pourrait pas entendre mon timbre viril. Et puis on se quitte avec comme de l’espoir entre nous.

Au cours de cette communication, j’ai sorti ma carte de poultok et l’ai donnée à lire au marchand de sous-bois. Il la tient à droite de sa tête pour la donner à lire à son œil droit, celui qui assure ses arrières, tandis que du gauche il continue de m’apprécier.

— Que signifie tout ceci ? demande-t-il, très digne, après que j’ai raccroché.

Je m’essuie le front. J’ai été bien inspiré de faire fissa pour venir à l’Office.

— M. Houquetupioge, dis-je, je m’excuse mais je suis en service commandé. Vous avez loué une villa à Fred Loveme, n’est-ce pas. Or, il se trouve que ce dernier est en butte à des caïds américains ; vous savez comment ça se pratique là-bas ? Dès qu’un type est plein aux as, y a une tripotée de truands qui s’intéressent à lui. Je suis chargé de veiller sur sa sécurité et celle de sa famille. Mais pour m’introduire chez les Loveme sans donner l’éveil au personnel j’ai usé d’une ruse innocente. J’ai prétendu venir de la part de votre agence.

Voilà, maintenant qu’il est au parfum, il devient gentil, le mironton.

— Tout à votre service, M. le commissaire, énonce-t-il gravement en me rendant ma carte.

Des étendards tricolores défilent dans ses prunelles dissymétriques.

— Je ne demande qu’à collaborer avec la police, dit-il. J’ai fait la guerre, l’autre, la vraie, dans le train.

J’ai grande envie de lui répondre que ça n’a pas dû être commode, mais il enchaîne :

— Et mon neveu est dans les C.R.S.

— Vous êtes tout excusé, affirmé-je.

— Un détail, sourit Houquetupioge : je n’ai pas de fils, contrairement à ce que vous venez d’affirmer à cette demoiselle. Je suis célibataire.

Je rétorque qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire et que pour peu qu’on épouse une jeune femme, plus on a de l’âge, plus on risque d’avoir des enfants.

Ceci dit, je passe au côté professionnel.

— Voici deux numéros où vous pouvez me joindre pour le cas où cette personne demanderait à me voir…

— Entendu, comptez sur moi, M. le commissaire.

— Depuis combien de temps avez-vous loué la villa de l’avenue Marivaux à Fred Loveme ?

— Un mois environ.

— Pour longtemps ?

— Trois mois. Il a neuf semaines de tournage en France. C’est une co-production, je crois.

— En effet. Vous avez traité avec Loveme ?

— Non, avec son secrétaire.

— Dites-moi, personne ne vous a demandé de… mettons, de renseignements sur lui ?

— À moi ! s’étonne le marchand de murailles.

— Concernant par exemple la maison qu’il habite ?

— Ma foi non !

— Très bien, merci. Et n’oubliez pas, si la nurse appelle, je suis à votre service, hmm ? Et vous prenez un message pour moi. Je suis M. Antoine. Vu ?

— Comptez sur moi !

Je délivre ma chaise de style, je serre la main Louis XIII d’Houquetupioge et pour nième fois je vais rejoindre les deux tas de viande qui croupissent dans ma berline.

Pendant mon entrevue avec le patron de l’office immobilier, le Gros est entré chez un charcutier pour acheter un pâté en croûte.

Les deux conjoints (joints surtout par la table) ont partagé ce rabiot de hachis et ils se le propulsent dans les profondeurs avec une voracité qui écœurerait le lion Atlas.

La mère Béru a de la gelée plein ses moustaches. Celles-ci semblent givrées, comme étaient givrées les baffies des grognards quand ils jouaient à saute-mouton avec l’abbé Résina après s’être assurés que Moscou n’était pas ignifugé.

Je contemple avec une horreur teintée d’admiration cette solide mégère aux lèvres grasses. Elle me sourit, d’un sourire empâté de pâté.

— Ça calme la faim, s’excuse-t-elle.

Je ne sais pas si ce kilo de bidoche broyée calme leur faim, mais je peux vous affirmer qu’il calme la mienne.

— Où qu’on va, maintenant ? s’informe le Gros.

— Aux studios de Boulogne !

— Quoi faire ?

— Voir tourner un film. Et réjouis-toi, Béru, c’est justement une co-production Pathé !

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