Quand on parle d’une secrétaire, on s’imagine toujours — lorsqu’on est un gars de mon acabit du moins — qu’il s’agit d’une pin-up carrossée par Capron, aux lignes harmonieuses n’ayant pas les yeux dans sa poche mais ayant parfois sa main dans la vôtre.
Tandis que le salon volant du Georges-X me hisse dans les étages avec, pour compagnon de route, un représentant de sa Gracieuse Majesty the queen of England, je ne puis m’empêcher d’imaginer Miss Tinguett, dont le patronyme est évocateur de cuisses agiles. Sa nationalité américaine me fait gager que les siennes sont longues et fines, qu’elle a des cheveux auburn et des yeux couleur de crépuscule sur le grand Canon du Colorado.
Hélas, ce vagabondage dans le sirop est de courte durée.
La dame qui m’ouvre la porte numérotée 201 est à plusieurs années-lumière de la gracieuse image que j’escomptais. Un bref instant j’espère qu’il s’agit de la lingère de l’hôtel, mais l’accent yankee de mon interlocutrice met out mon reliquat d’illusions.
— Miss Tinguett ?
— Yes, come in !
Remarquez qu’elle n’est pas désagréable, cette personne. Elle n’est pas moche non plus. Simplement, elle a cinquante ans de trop pour mon goût. C’est une délicieuse et malicieuse petite vieille à cheveux blancs vaporeux. Des lunettes d’écaille lui donnent un air étonné qu’accentue son nez retroussé.
Elle porte une jupe mauve, un corsage crème, des bracelets en celluloïd entièrement taillés dans la masse et des souliers de satin enrichi de broderies en fil de fer galvanisé.
— Vous parlez français ? demandé-je.
Elle gazouille un rire pareil à la clochette d’un président réclamant le silence.
— Oui, naturellement. C’est pourquoi Mrs Unthell m’avait engagée moi ! Je pouvoir faciliter le séjour en France d’elle, naturellement ! Je véquiou à Paris avant la guerre…
Je suppose qu’elle veut parler de celle de 70.
Elle est de l’espèce éloquente, système jukebox. Vous foutez vingt ronds dans la boîte, et vous n’avez plus à vous occuper de rien.
J’essaie pourtant de soulever le bras du pick-up.
— Je viens au sujet de la disparition de Mrs Unthell…
— Oh ! je supposais que c’était ! poursuit l’aimable petite vioque.
Elle me désigne d’autorité un fauteuil-crapaud. Ayant reçu mes cent soixante livres, ce dernier devient un fauteuil-limande.
— Navrante affaire, n’est-ce pas, Miss ?
Elle court à une bouteille de whisky et emplit à moitié deux verres. Avec des doses pareilles, vous pouvez endormir n’importe qui. Elle me tend un glass et se sert de son autre main pour vider le sien. Ça ne lui fait pas plus d’effet qu’un verre de Vitelloise.
— Ce n’était qu’une affaire fantaisiste, affirme-t-elle.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Je suis été inquiète tout de suite du départ manqué par le avion… Mais Mrs Unthell est très… très…
La v’là qui se lève et qui cramponne un dictionnaire. L’ayant feuilleté, elle articule :
— Très braque !
— C’est-à-dire ?
— Elle était beaucoup capricieuse, yes… Pendant le séjour en la France elle voulait acheter un château de la Loire river… Mais n’en pas trouvait. Je suis de parier que l’homme à l’aéroport c’était un démarcheur qui avait trouvé. Avant de venir to Orly, il était passé ici, et s’était dit venir d’une agence américaine que Mrs Unthell (prononcer Yountell) avait chargé du démarche.
— Vous n’avez pas parlé de cette hypothèse à la police et aux journalistes ?
— Oh ! si… But ils n’ont pas voulu croire que ce pouvait être. Ils voulaient kidnapping avec sensation pour les journaux.
Elle me remet son rire chevroté. Derrière ses hublots, ses yeux candides pétillent d’amusement.
— Alors Mrs Unthell aurait suivi l’homme sans vous prévenir ?
— Quand elle était contente elle n’était plus de penser à rien d’autre…
— Et vous êtes persuadée qu’elle va revenir ?
— Naturellement !
— À quelle agence s’était-elle adressée, pour ce château ?
La petite vieille hoche la tête. Elle tripatouille ses colliers à deux dollars la grosse et fait la moue. Une moue d’institutrice libre.
— Je ne sais pas. Elle avait téléphoné de les États-Unis avant notre départ pour le France.
— Et une fois à Paris, elle n’a pas contacté l’agence ?
— Non, mais c’est l’agence qui est venue ici…
Je lui présente la photo d’Elvis.
— Ce monsieur ?
Elle y jette un coup d’œil rapide. Son visage est inexpressif.
— Non.
— Et on lui avait donné une réponse favorable ?
— Je n’étais pas à la conversation… But Mrs Unthell m’avait dit que ce n’était pas encore trouvé…
— Quel était l’objet de ce voyage en France ?
Elle se marre de nouveau, cette vieille tête de linotte.
— Just vacances ! Paris est une merveilleuse pays ! Mrs Unthell ne pas connaître avant.
— Naturellement, poursuis-je, vous connaissez Mr Unthell ?
— Mais oui ! exulte la chère vieille chose comme si elle énonçait une joyeuse calembredaine… Mais oui, c’est fatal !
— Que fait-il ?
Elle pouffe, écarte les doigts de sa main gauche en éventail et, les couchant l’un après l’autre, annonce :
— Baccara ! Scotch ! Petites demoiselles ! Hmmm… Bateaux ! Autos !
Maintenant sa main ressemble à une feuille morte élimée par les intempéries. Elle est l’image de Mr Unthell, que je n’ai pas l’honneur, ni le désir d’ailleurs de connaître.
À ce régime-là, il n’est pas loin de l’infarctus, Unthell ! D’autant plus que les Ricains ont le battant vasouillard.
— Quel âge a-t-il, ce bambocheur ?
Elle éclate de rire :
— Comment appelez-vous ?
— Bambocheur ! Ça veut dire foirineur, dévergondé, et bien d’autres trucs encore…
— Oh ! I see ! Il est vieux de vingt-trois ans !
À cette seconde, je dois ressembler au spectateur de bonne volonté qu’un prestidigitateur a invité sur la scène pour l’endormir, et qui se réveille sans son pantalon.
— Vingt-trois ans ! répété-je… Il y a maldonne… Je ne parlais pas du fils, understand ! No the son ! Mais le mari de Mrs Unthell…
— Oui ! oui, c’est le mari… Il n’est que de vingt-trois ans vieux ! s’obstine la vieille secrétaire.
— Grand Dieu, mais quel âge a donc Mrs Unthell ?
— Cinquante-trois ans !
Trente piges d’écart ! M… ! Elle les prend dans une couveuse, ses conjoints, la doublure à la mère Béru ! Vingt-trois ans, toutes ses dents et s’embourber une gravosse pareille pour croquer ses picaillons !
— Les journaux ont dit que Mr Unthell était un grand businessman !
— Le premier mari, yes… Mais il est mort de deux ans…
Et la pauv’ veuve l’a illico remplacé par un zigoto de la maternelle ! Elle a dû se dire qu’il lui ferait plus d’usage.
— Comment marchait ce merveilleux ménage ?
Elle a du mal à réaliser ma question, je répète…
Miss Tinguett hoche la tête, attristée pour la première fois.
— Ce n’était pas un bonheur pour ma patronne. Steve Unthell ne voyait jamais elle… Voilà pourquoi elle venir en France pour chasser le… comment dites-vous, noires idées !
Je pige tout.
— Unthell est prévenu de la disparition de sa femme ?
— J’ai adressé câble hier, mais il doit faire séjour à Las Vegas ou en Floride…
Je pense que cette gentille pie borgne m’a appris l’essentiel. J’entrevois déjà une solution : le jeune, beaucoup trop jeune, époux payant des gangsters pour escamoter sa nana en France, c’est-à-dire loin des complications. Ainsi il reste seul avec la fortune de la vioque et alors à sa pomme la grande vie !
— Une dernière question, Miss Tinguett, votre patronne connaît-elle Fred Loveme ?
Elle joint les mains, extasiée.
— Oh ! yes… Elle est folle de ses films…
— Je veux dire : le connaissait-elle en personne ?
La petite vieille trépidante secoue la tête.
— Non, c’est très dommage. Je aimerais connaître aussi ce merveilleux beau acteur… Avez-vous son film « The Hand to the Baba » ? Il est sensationnel…
Comme je n’ai nulle envie de causer cinéma avec elle, je prends congé. Elle me dit qu’elle restera au Georges X jusqu’au retour de sa patronne et que si j’ai besoin de quelque chose, je ne serais que de venir bavarder avec elle !
Me revoici dans l’ascenseur. Pour la plongée, je suis escorté d’un maharadjah couleur de pain brûlé et d’une ravissante Allemande à peau rose, à poils blonds, à z’yeux gris dont les nichons sont en capot de Volkswagen et le sourire en forme de croix gammée.