— Où qu’on va à c’t’allure-là ! lamente le preux Béru, celui qui confirme l’adage suivant lequel l’homme serait un roseau pensant. Béru n’a rien du roseau, vu qu’il donne plutôt dans le genre baobab géant, mais il pense beaucoup ; surtout à la boustifaille.
— On retourne à Maisons, fais-je brièvement, avec ce sens du raccourci qui m’a valu des propositions intéressantes du ministre des Télégraphes.
— Encore ! bavoche le Gros…
— Espère un peu, Gras Double, pour ma part ça fait la quatrième fois que je m’y rends. Si la fliquerie moule, j’aurai toujours la ressource de m’engager à la R.A.T.P. pour assurer le service de car les jours où y aura courses.
— Et pourquoi que tu y retournes ?
— Si tu n’avais pas un seau de mélasse à la place du cerveau, tu te dirais que ta bergère soutenait mordicus qu’elle reconnaissait la baraque… Tu dis qu’elle était vexée que nous écrasions le coup et qu’elle nous a traités d’incapables… Comme c’est une jeune fille qui n’a pas froid aux carreaux, je me dis, avec ma toute petite tronche de flic génial, qu’elle a eu envie de retourner à Maisons pour examiner les environs de plus près et, peut-être, surveiller la cahute de l’avenue Marivaux…
Le coiffeur pleurniche :
— C’est tout Berthe ! Courageuse, décidée, n’obéissant qu’à ses plus nobles impulsions…
— D’accord, fais-je, on lui filera une médaille avec un ruban long comme la traîne d’un cardinal, mais pour l’amour du ciel, mon vieux, laissez-nous penser tranquilles.
Vexé, le traqueur de poux s’acagnarde à l’arrière de mon véhicule à pétrole et ne pipe mot.
Le Gros, qui ne craint personne, pour ce qui est de la déduction, suggère :
— Donc, le Loveme de mes deux serait dans le coup ?
— Il se pourrait que, en effet…
— L’ordure ! Toute vedette qu’il est, tu vas voir ce que je vais y coller comme chicorne à ce marchand de langueur ! Quand je me serai soulagé sur lui, tu peux compter que la Métro-golvinge fera des confetti avec son contrat ! Toutes les toquardes qui ont le coup de chaleur devant sa photo croiront que c’est Frankenstein !
— Fais pas du texte, le calmé-je. Avant de casser la cabane, il faut savoir où nous allons. Tout le monde peut se tromper, comme disait le hérisson qui descendait de sur une brosse à habit.
— Enfin quoi, c’est pas catholique, cette taule ! Si Berthe a dit qu’elle était certaine du coin, c’est quelle en était certaine. Cette petite, elle est la logique faite femme ; tu peux demander à Alfred.
— Je ne dis plus rien, crachote le faucheur de barbe, pincé comme un binocle…
— Fais pas la gueule, Alfred, recommande Béru. San-Antonio a le parler vif, mais c’est le bon mec. Le cœur sur la pogne. La preuve, il aurait pu nous envoyer sur les roses t’t’à l’heure et s’aller zoner. Au lieu de quoi, mords : il se décarcasse pour nous dénicher « notre » Berthe !
Alfred, homme équitable, pour qui la Justice n’est pas un vain mot, se range sous la bannière flamboyante de la logique.
Je ne tarde pas à pénétrer dans le parc. Des oiseaux nocturnes glapissent « Cette nuit est à nous » dans les branchages.
Je stoppe ma charrette à quelques encablures de la demeure des Veaupacuit. Le quartier est silencieux. Pas une lumière ne brille, sauf dans les allées brumeuses qui ressemblent à des avenues de rêve conduisant au purgatoire.
— Alors ? balbutie le Gros. Tu vois ça comment, mon Tonio ?
Si ça continue, il va m’adopter, Béru… Sans sa gravosse il est naze… Toute sa ferveur monte vers moi comme un encens.
— Je vois ça, comme tu dis, de la façon suivante : tu vas te présenter à la maison de l’avenue Marivaux avec Alfred, officiellement. Vous êtes deux poulets. Tu montres tes fafs s’ils sont encore lisibles, ce qui m’étonnerait vu que le dernier bac à friture est plus propre que tes poches. La nurse va chiquer à la surprise… Tu diras que vous êtes chargés de la protection de Fred Loveme et des siens. Un indic vous a mis au parfum d’un cambriolage qui se mijoterait et dont notre big vedette internationale serait la victime en puissance…
— Pourquoi en puissance ? s’inquiète le Gros qui ne dispose que d’un vocabulaire de marchand de moules.
— Alfred t’expliquera… Vous tiendrez la jambe à la môme un bout de temps. Par exemple vous lui demanderez si le système de fermeture des lourdes est ad hoc ; enfin, bref, vous ferez du texte…
— Qu’est-ce qu’elle va dire, cette greluse ? demande le véné-Béru.
— Eh bien, de deux choses l’une : ou elle est mouillée dans le coup et elle fera mine de marcher dans vos salades. Ou bien elle a la blancheur Persil et alors elle trouvera ça louche, comme dit un opticien que je connais. Peut-être renaudera-t-elle. Auquel cas ça n’a pas la moindre importance…
« Soyez assez réservés. Style : gravité, courtoisie, tu vois ?
— Comme si t’avais besoin de me fout’ les points sur les « t ». M… ! gronde Béru… Depuis le temps qu’on se connaît, bor… de D…, tu dois savoir que du côté des convenances je crains personne !
Comme il saisit la poignée de la portière, à ma grande inquiétude du reste, car tout ce que le Gros touche a tendance à se transformer en produits de poubelles, il demande :
— Et toi, San-A. ? Pourquoi que tu ne viens pas à la relance avec nous ?
— Tu sais bien que je me suis présenté sous un prétexte bidon. Elle me prend pour le gérant de sa garderie.
— Je sais ; mais justement, pense à l’effet philojolique.
— Psychocolique, rectifie pertinemment Alfred dont d’érudition est patronnée par la brillantine Jora.
J’appuie sur la patte de plantigrade du Gros, achevant ainsi d’ouvrir la porte. Puis je le pousse fermement hors de ma guinde.
— Écoute, bonhomme, tranché-je, moi je suis le cerveau et toi le membre. Et même un membre très inférieur. Alors te pose pas de problème, ça fait tomber tes pellicules.
En ronchonnant, il s’éloigne, escorté de son camarade de régiment (ne servent-ils pas dans le même corps ?)
Dès que la cloche fêlée des Veaupacuit tintinnabule dans le silence entier de la nature éteinte (quand on a des lettres il faut faire sa distribution, tous les facteurs vous le diront) je quitte à mon tour l’auto. Mais, au lieu de m’en éloigner, je retire mes chaussures, je les attache par leurs lacets et me les colle sur l’épaule. Ensuite de quoi je grimpe sur le toit de mon véhicule. Un élan et je réussis à cramponner une branche de chêne qui dépasse le faite de la grille. Je constitue un drôle de gland, soit dit en passant.
Cette branche opportune me permet de passer au-delà de la rébarbative clôture. Je me laisse tomber au pied de l’arbre et je remets mes pompes à mes nougats, ce qui, à vrai dire, est la façon la plus rationnelle de coltiner une paire de souliers.
Coupant à travers le parc, je contourne la maison. Sur le perron il y a de la lumière. Je vois sortir la môme Estella, dans une robe de chambre qui couperait le souffle à un asthmatique. Elle tient une torche électrique à la main et se dirige vers la grille. Vous reconnaîtrez avec moi, même si vous ne l’avez jamais vue, que cette bergère n’a pas de l’eau de Javel dans les veines. Parce qu’enfin, tout à fait entre nous et le pôle d’Émile Victor, elles sont pas nombreuses les pin-up capables de traverser un parc à quatre plombes du mat pour répondre à un coup de sonnette, alors que les chouettes du patelin ululent à qui mieux mieux.
Je me manie le prose de manière à entrer dans la maison sitôt que la fille est hors de vue.
Les pièces du bas, je les ai déjà inventoriées naguère. Pourtant j’y cloque un petit regard vite fait. Ensuite je m’élance vers les étages. Il est temps. Un bruit de conversation se rapproche à l’extérieur, marqué par le timbre oblitéré du Gros vendant ses salades d’hors saison.
Au first étage, les pièces sont également désertes… L’une est la chambre d’Estella. Une lumière rose y brille doucement. Je vois ses fringues sur un dossier de chaise, son dodo défait et je salue respectueusement ce panorama émouvant pour tout homme normalement constitué.
Ensuite je me farcis le deuxième étage. Les chambres d’ici sont vides également. De plus en plus, j’admire le cran de ma petite Suissesse. Pour être capable d’habiter seule cette immense bâtisse perdue, faut avoir des nerfs, et des chouettes qui aient été éprouvés au banc d’essais.
Ces investigations nocturnes sont aussi négatives que les diurnes et Maisons-Laffitte commence à me casser les claouis. Je redescends à pas de loup l’escadrin conduisant au premier. Maintenant, va falloir que je ressorte en tapis noir. Pour cela je dois attendre que la nurse raccompagne mes camarades d’expédition.
Dans une encoignure propitiatoire, embusqué contre une glace à trumeau dont la peinture représente une Fantasia marocaine et dont la glace constitue un water à mouches idéal, je prête l’oreille.
J’entends le Gros qui baratine en se donnant de l’importance et en cherchant des subjonctifs vicelards…
Il en ajoute, il en déverse, il en remet… Il explique qu’il n’est pas prudent à une jeune fille de vivre seule en ce lieu désert. Il demande si la maison recèle des valeurs importantes… Et je sens qu’il pense à sa Berthe comme à une valeur qui aurait attendu le nombre des années. Bref, c’est le grand jeu. Estella a dû se sentir un peu décontenancée au début, mais la voilà qui reprend le dessus. Elle commence à trouver saumâtre cette visite de nuit. Et elle le dit véhémentement. Les Laurel et Hardy de l’amour battent en retraite. La souris les raccompagne en rouscaillant. Je décale le dernier étage. Il serait bon que je les misse pendant sa courte absence. Mais, réflexion faite, je préfère attendre encore un peu.
Bien m’en prend !
Voilà ma gosse Estella qui regagne sa base, ferme la porte à double tour, met le verrou, atteint le perron et reste un instant immobile, comme quelqu’un qui est dans l’expectative.
Votre San-Antonio se trouve maintenant à quatre pattes derrière une banquette Louis Machin. Estella gagne l’escalier, non pas dans une tombola, mais d’un pied décidé. Décidé en apparence only car elle stoppe, une pogne sur la rampe, Un instant je crains qu’elle n’ait décelé ma présence, les femmes ayant l’ouïe munie d’une tête chercheuse. Mais non. C’est seulement la voix de son âme qu’elle écoute…
Elle va au bigophone, décroche et compose un numéro. M’est avis que ça devient intéressant. J’ai eu raison de patienter…
Il se passe un bout de moment avant que le correspondant d’Estella décroche. Sans doute est-il dans les bras de l’orfèvre ? Enfin il se produit un déclic.
— Hôtel Carlton ? fait la nurse.
On lui confirme le fait.
— Je veux parler à Mrs Loveme !
On doit lui objecter que l’heure n’est pas propice à une conversation téléphonique. En effet, si on peut appeler quelqu’un à une plombe du mat à la rigueur, il est de mauvais goût de le relancer à quatre.
— C’est très grave, tranche Estella d’un ton autoritaire.
Le zig qui épousera cette petite fera bien de ne pas oublier sa bonbonne de neuro-vitamine avant de l’emmener en voyage de noces.
— De la part de Miss Estella !
Subjugué, le ou la standardiste du Carlton fait fissa pour sonner la légitime du most famous actor of the world.
On met les deux gonzesses en ligne et voilà que ça jacte en amerlock à toute vibure, tant et si bien que je n’arrive pas à filer le train de la conversation.
Tout ce que je peux glaner, au vol, ce sont des mots. Je reconnais « police » puis « baby » et enfin « morning ». Avant que j’aie fini d’identifier ce dernier mot, Estella a raccroché.
Elle éteint le hall et grimpe finir cette nuit tumultueuse dans son dodo pas encore refroidi. La veinarde !
J’attends un moment, puis, estimant qu’elle ne peut plus m’entendre, je sors de ma planque.
Le Mahousse et sa roue de secours doivent commencer à se faire vieux dans ma charrette fantôme. Il est temps que j’aille les rejoindre…
Je délourde en souplesse. Lorsque je me mets à tutoyer les serrures, vous pouvez faire jouer du Brahms en solo de violon, et l’écouter sans crainte…
Je retrouve la chouette noye vaporeuse, irisée, dérapante, et supraterrestre. Le plus duraille c’est pour repasser out mais la branche de chêne est là pour un nouveau coup.
J’atterris près de l’auto. Un filet de fumée s’échappe par les vitres baissées. Le Gros et son aide de camp fument pour essayer de se tenir éveillés.
— D’où que tu viens ? s’informe Béru.
— Perquise en douce.
Le Gros se tourne vers Alfred.
— Qu’est-ce que je te causais ? Je connais les manières de mon San-Antonio.
Il murmure :
— T’as du neuf ?
— Balpeau !
— Eh bien, moi, si !
Il me tend un peigne en écaille dont une dent est cassée.
— Tiens, en remontant l’allée avec la môme j’ai marché là-dessus. Alors je l’ai ramassé.
— Qué zaco ?
— Le peigne à ma Berthe !
Je contemple l’objet. Il se composait initialement de trois dents. La barre supérieure comporte une petite étoile en brillants.
— T’es certain ?
— Et comment !
— Moi aussi, dit précipitamment Alfred, vous pensez, ce peigne sort de chez moi.
— En tout cas, si votre Gravosse est venue ici elle n’y est plus, assuré-je.
Béru se met à chialer.
— On me l’a peut-être tuée et enterrée dans le parc, suffoque-t-il, tu ne crois pas qu’on devrait faire des fouilles ?
— C’est pas le moment…
Je jette un dernier regard au peigne.
— Ce n’est qu’un tout petit indice. Il doit y en avoir pas mal des peignes comme celui-là…
— Avec cette étoile ! proteste Alfred. Ça m’étonnerait, c’est un modèle exclusif de chez Chignon-Brossard. Je suis le seul dépositaire du quartier.
Je soupire. En moi il y a du flottement. Je suis las à crever. Je donnerais n’importe quoi pour pouvoir m’étendre quelques heures.
— Écoutez, mes bons messieurs, murmuré-je. Voyons la réalité en face : si Berthe est enterrée nous ne pouvons plus rien pour elle et demain, lui, n’est pas mort…
Philosophie nuancée, j’en conviens, mais qui apporte sa semence de fatalisme dans le cœur meurtri de mes deux abrutis.
— On va aller ronfler deux plombes chez moi, proposé-je. Ensuite on avisera. On ne fait rien de bon quand on tombe en brioche.