Lorsque la mère Béru se tait, le silence qui s’établit à son compte est aussi tendu que le pantalon du roi Farouk.
Alfred, le champion du shampooing à l’huile toute catégorie, couve son égérie d’un œil velouté. Il est fiérot de calcer une dame à qui il arrive des aventures pas ordinaires. Béru serait satisfait itou si sa qualité de royco ne lui filait quelques complexes très justifiés. Son tombereau ne vient-il pas de dire que c’est à nous autres, les matuches, de nous lancer sur le sentier de la guerre ?
Je mate la gravosse. Avec ses flotteurs taillés dans la masse ; son pétrousquin en mousse de lastex ; sa trogne de vivandière victime d’une attaque d’anémie graisseuse, elle est assez ignoble. Que cette tarderie ressemble à un volumineux cauchemar, passe encore ; qu’elle trouve le moyen d’enrichir l’existence de deux larves, je veux bien ; comme disait l’autre (pas le plus grand, le marchand de tulipes) c’est pas mes oignons. Mais que cette triperie ambulante vienne nous faire un cinéma insensé avec enlèvement en Cadillac, chloroforme en forêt, séquestration, et bandeau sur les châsses, alors là je suis plus d’accord.
Si elle avait vingt berges, un frais minois et une rampe de lancement présentable, je m’amuserais peut-être à lui jouer le second épisode ; seulement c’est loin d’être le cas et la vue d’ensemble de cet édifice de tripes commence à me donner le mal des cimes.
— Que décides-tu ? demande Bérurier, vaguement anxieux. Il me connaît et, à ma frime, comprend que je suis à deux doigts de harponner sa baleine.
— D’aller me pieuter, dis-je froidement. C’était une séance intéressante, bien qu’elle m’ait rappelé les films d’avant-guerre ; mais je suis en vacances depuis hier et je tiens à en profiter.
La bouille de Berthe Béru prend la couleur d’un homard qui passerait ses vacances dans une casserole d’eau chaude.
— Alors, vous ne me croyez pas ? demande-t-elle…
Sa moustache est hérissée. Dans le fond, c’est à un affreux poisson exotique qu’elle fait songer.
— Chère madame, fais-je, je suis persuadé que votre cas n’est pas désespéré. Vous devriez commencer par vous faire faire un encéphalogramme ; peut-être que votre système nerveux seul est atteint, mais, si je puis dire, il faut en avoir le cœur net.
— Malotru ! mugit-elle.
Et se tournant vers ses hommes :
— Vous n’allez pas me laisser insulter, non ?
Le coiffeur met la main à sa poche revolver et en sort un peigne. Pour calmer son énervement, il prend le parti le plus sage : celui de se refaire la raie. Quant au Gros il me balance des mimiques qui conduiraient le mime Marceau droit au suicide.
— Bonne nuit, dis-je en gagnant la lourde.
Je retrouve la nuit mouillée de Paname et sa bonne odeur un peu triste de feuilles mortes.
— Hé ! San-Antonio ! Écoute !
C’est le Gros qui me file le train en se comprimant la brioche pour ne pas se marcher sur le nombril. Je ralentis, mais sans m’arrêter, car il est bon de lui faire faire un poil de culture physique de temps à autre.
Il finit par me remonter. Ses éponges font un fruit de forge.
— Écoute, mec…
Je stoppe et lui enfonce le bada au ras des sourcils. Il ressemble ainsi à un chaudron renversé.
— Tu as tort ! dit-il… Je te jure que tu as tort ! Je connais Berthe, et…
— J’en ai classe de ta Berthe ! beuglé-je… Tu ne comprends donc pas qu’elle n’a pas besoin, elle, de chloroforme pour t’endormir ? La vérité, si tu veux la connaître, c’est qu’elle a dû se lever un marchand de frites et qu’elle s’est donné deux jours de vacances dans un plumard renforcé. Et vous êtes tellement billes, Alfred et toi, qu’elle s’est payé le luxe de vous monter un synopsis à grand spectacle, histoire de voir jusqu’où peut aller votre couennerie.
« Seulement elle va tellement loin, votre couennerie, qu’il n’existe pas une fusée interplanétaire capable d’en trouver les limites.
— Tu ne connais pas Berthe, affirme le Gros.
Il a des larmes rouges dans ses yeux de bon goret.
— Je la connais suffisamment comme ça. Si je poussais les investigations, je serais capable de m’aligner au départ pour la course à sa vertu…
— Elle est incapable d’inventer une chose pareille. Elle a trop les pieds sur terre !
Je lui répondrais bien qu’elle les a plus souvent au ciel, mais à quoi bon planter dans cette âme noble des images déprimantes ?
— Va te zoner avec ta reine du kidnapping, Gros… Je te le répète, je suis décidé à bien employer mes trois jours de campo. Demain, c’est moi qui ai un enlèvement à faire. Et comme il s’agit d’une petite brunette à l’air salingue, j’ai pas le droit d’épuiser mes réserves.
Je le plante là et entre dans ma tire. En passant devant le bistrot, j’ai une rapide vision de la grosse Berthe, me criant des invectives, avec sa roue de secours suspendue à son bras de catcheuse.
Lorsque j’arrive at home (comme on dit en Savoie) l’émission de télé s’achève avec un sensationnel débat de chauves sur la conception du suppositoire dans la vie moderne. Un chauve à lunettes affirme que le suppositoire doit aller de l’avant et qu’on doit par conséquent accentuer son aérodynamisme ; un chauve à moustache lui répond que l’efficacité du suppositoire ne réside pas dans sa vitesse, mais au contraire dans la lenteur de son cheminement, et qu’il serait intéressant de lui donner une forme carrée ; un chauve à montre-bracelet réfute cette suggestion hardie. D’après lui, ce serait une question de percussion et il prône l’utilisation d’un pistolet-à-suppositoire permettant d’administrer celui-ci à bout portant…
Un quatrième chauve, un chauve-président, vers qui se tournent avec ferveur tous les protagonistes pour lui demander de trancher le litige, leur répond qu’il est l’heure de rendre l’antenne.
Il passe donc la parole à la speakerine (dents blanches, haleine fraîche) laquelle la passe aussi sec en retrait au demi de volée du journal parlé, lequel la passe à M. Guy Mollet et la conversation sort en touche. On tourne le bouton et ma chère Félicie me dit :
— Tu viens d’éternuer, Antoine.
— Moi ?
— Tu t’es enrhumé sous la pluie, je vais te faire un brûlot.
Elle vide une tasse de rhum dans un bol, y met le feu et de belles flammes bleues dansent au-dessus du récipient.
Comme lorsque j’étais mouflet, j’éteins la lumière pour mieux les admirer… Elles mettent des lueurs émouvantes sur les joues de ma chère Félicie…
Je bois le brûlot après combustion de l’alcool et je gagne ma ligne de flottaison pour rêver à loisir aux mésaventures de la Bienheureuse Berthe Bérurier.
Le rhum aidant, j’imagine cette gente dame emportée sur la croupe d’un cheval fougueux par un Tarzan de légende auquel Alfred le merlan a réussi une permanente inouïe. Ils galopent tous les deux dans un désert semé de cactus exubérants qui sont en réalité les verrues de la mère Bérurier.
Quand je suis de repos, vous connaissez mon régime ? Le matin, caoua au lit, avec des toasts beurrés, confiturés et miellés par Félicie, le journal non déplié, et le courrier.
Ce matin il est maigrichon. Mon tailleur se rappelle à mon bon souvenir et à la faveur d’un innocent post-scriptum m’indique que je lui redois vingt tickets sur le costar Prince-de-Galles qu’il m’a fait le mois dernier. J’ai bien envie de lui dire que je règle mes fournisseurs par tirage au sort à chacune de mes paies, et de le menacer de ne pas le faire participer au prochain tirage s’il renaude.
Sa missive exceptée, mon courrier ne comporte qu’une carte publicitaire, celle-ci donne droit à une réduction de cinquante francs à toute personne acheteuse avant le dix du mois prochain d’un radeau pneumatique. Le prospectus affirme que cet engin est indispensable à l’homme d’aujourd’hui ; ce que je crois volontiers, mais je préfère néanmoins me rendre à mon burlingue en auto plutôt qu’en radeau gonflable.
Je m’attaque à mes toasts et, presque simultanément au journal. À la une, une nouvelle à sensation : la princesse Margaret a les oreillons, au début on craignait que ce fût le croup ! Et puis en bas de page, une autre nouvelle, beaucoup plus modeste mais qui ne manque pas d’intérêt.
On a kidnappé à Orly la femme d’un businessman amerlock. Je me fends le pébroque en pensant que c’est peut-être un enlèvement style mère Béru… On me dit de me reporter à la page trois pour plus amples détails ; j’y cours. La photo de la dame s’étale sur deux colonnes. Et je crois avoir une hallucination car sa ressemblance avec Berthe est frappante. Même trogne vultueuse, même embonpoint, mêmes verrues à aigrettes : on croit rêver… Il faut vraiment bigler de plus près pour comprendre qu’il ne s’agit pas de la vertueuse épouse du Gros. Illico un petit turbin s’opère sous mon crâne. Une grave question me martèle le bulbe comme un tympan de cloche. Je me dis : « Et si la vioque ne nous avait pas bourré la terrine ? Si vraiment elle s’était fait enlever » ?
Ses paroles de la veille défilent devant mes yeux comme les caractères flamboyants d’un journal lumineux.
« Un homme est venu au début de l’après-midi, il m’a regardée et s’est mis à engueuler l’autre »…
Je ligote l’article à toute vibure.
Les choses se sont passées de la façon suivante :
La grosse ricaine, Mistress Unthell, s’apprêtait à prendre le Super-Consternation pour regagner son home et retrouver son homme lorsque le haut-parleur de l’aéroport lui a demandé de se rendre d’urgence dans le hall des départs. Elle se trouvait en compagnie de sa secrétaire Miss Tinguett laquelle était chargée des affaires courantes et de sa valise de bijoux. La Gravosse lui a demandé d’attendre un instant et aussi vite que le lui permettait son tonnage de gras double elle est allée là où on la conviait. Dix minutes se sont écoulées, l’avion devait décoller. La secrétaire est revenue à l’intérieur de l’aéroport et n’a pas vu sa patronne. Alors l’avion s’est envolé sans elles. La secrétaire a fait du foin, on a enquêté et on a su qu’un type descendu d’une chignole américaine était venu réclamer Mrs Unthell pour une communication de la plus haute importance…
D’où cet appel in-extremis. Un employé des douanes affirme avoir vu la femme du businessman quitter le hall avec le gars en question ; elle paraissait très abattue.
Depuis on n’a plus de nouvelles…
Je jette le baveux sur ma carpette, je dépose mon plateau sur une chaise et en quatrième vitesse je m’ablutionne et me vêts.
— Tu sors ! s’étrangle ma bonne Félicie en me voyant déhotter dans mon bath costar à rayures.
— Je ne serai pas long, promets-je en l’embrassant.
Une demi-plombe plus tard, je sonne chez le Gros.
Je tiens à la main un bouquet de colchiques acheté d’urgence à une marchande de végétaux et j’ai mis au point mon sourire le plus duveteux. C’est justement la mère Jambe-en-l’air qui délourde. Elle a enroulé son saindoux dans une robe de chambre en satin blanc agrémenté de feuilles de philodendron. Telle, elle ressemble à la forêt vierge, en plus touffu.
Ses lampions lancent un éclair en zig-zag lorsqu’elle me constate sur son paillasson.
— Vous ! grogne-t-elle en laissant béer son décolleté.
Je réprime mon vertige.
— Chère amie, fais-je en battant de la paupière, je viens faire amende honorable.
— Ah oui !
Je lui cloque mon bouquet. À côté d’elle, il fait minuscule. Il l’émeut pourtant. Elle le happe et consent à sourire.
— Vous avez été un petit polisson, hier soir, commissaire.
— Je sais, admets-je. Il ne faut pas m’en vouloir.
Elle me tend la main. N’ayant pas de monnaie à y déposer, je hasarde la mienne.
— Tout est oublié, assure-t-elle en me broyant trois cartilages.
— Tout ! gémis-je.
— Allez, on s’embrasse pour faire la paix, gazouille l’épaisse créature.
Elle m’attire contre son massif de philodendrons si brutalement que j’en ai le souffle stoppé. Sa bouche goulue se plaque contre ma joue, pas très loin de mes lèvres.
Le dos rond, je laisse passer le typhon.