CHAPITRE X

En sortant de l’hôtel je coule un regard scrutateur sur le beffroi de ma montre-bracelet. J’y lis trois plombes. Il me revient alors à l’esprit que j’ai rambour à trois heures trente avec ma voisine de gala d’hier… Je décide de me remettre provisoirement en vacances. Mais, auparavant, comme disent les Chinois, je téléphone au burlingue.

Je tombe sur Pinaud. Identifiant ma voix, il s’empresse de me dire que sa cicatrice d’appendicite rougeoie et qu’il a perdu cent francs ce matin en achetant un bif de la Loterie. In petto je pense que c’est trois cents balles au total qu’il a perdues car je ne vois pas Pinuche gagner quoi que ce soit dans une loterie, fût-elle nationale.

— Pinuchet, lui dis-je, tu vas chercher s’il existe en France des agences américaines se chargeant de trouver des appartements aux ressortissants des States en visite à Paris… Si oui, entre en contact avec ces boîtes et débrouille-toi pour savoir si une certaine Mrs Unthell n’est pas leur cliente…

— Mrs Unthell, bavoche Pinaud, c’est la Ricaine d’Orly ?

— Dis donc, mec, t’es bigrement documenté, c’t’année… T’as pris un abonnement à S.V.P. ?

— Non, au Parisien Libéré

La vieille baderne bêle un rire lugubre.

— Figure-toi, au sujet de cette vieille amerlock, on s’est bien amusé au bureau, c’est le portrait tout craché de la femme à Béru… Écoute, tu devrais acheter le canard, c’est frappant !

— Je n’y manquerai pas, assuré-je, en attendant, fais ce que je te dis et manie-toi la cicatrice !

Je raccroche, conscient d’avoir fait mon devoir, tout mon devoir et même un peu plus… C’est class pour aujourd’hui.

Je pilote ma tire jusqu’aux Grands Boulevards et par chance je trouve une place à Richelieu-Drouot. J’ai rancard au Madrid, et je suis à l’heure, ce qui m’arrive rarement.

L’orchestre joue « File-moi le train », chanson ferroviaire en trois couplets et un passage à niveau de S.-N. Céèf, le célèbre compositeur russe à voie étroite.

Je fais le tour des tables. Les consommateurs, qui sont pour la plupart des consommateuses, me regardent, s’attendant à ce que j’entreprenne une quête pour les inondés du Mont-Blanc.

Je finis par découvrir, dans un renfoncement, ma brunette de la veille.

Peureuse, elle m’adresse des petits signes pour attirer mon attention.

On se dit bonjour, un peu gauchement. Vous remarquerez que lorsque vous chargez une bergère au pied, dans un lieu public, tout va bien, vous n’avez qu’à laisser faire vos godasses.

Seulement, ensuite, quand vous vous trouvez en tête-à-tête avec la dame en question, il se produit un temps mort désagréable. On est godiche, on se regarde sans oser se parler et on trouve avec difficulté d’affreuses banalités…

— Je ne vous ai pas trop fait attendre ?

— Non, j’étais en avance…

— Il fait beau aujourd’hui, hein ?

— Oui, ce matin il tombait des gouttes, on aurait cru que…

— C’est vrai, on aurait cru ; et puis vous voyez…

— Remarquez que c’est l’époque qui veut Ça…

— On ne sait plus comment on vit, les saisons ne se font plus depuis que ces bombes atomiques détraquent le temps…

Cette littérature étant fignolée, il se produit un silence, du moins entre nous, car l’orchestre remet ça en interprétant « Les éléphants se mouchent de bonne heure » extrait du film « Qu’elle était vierge ma forêt ».

— Alors, comme ça, murmure la brunette, vous êtes le commissaire San-Antonio ?

— Comme ça, oui… J’essaierai de faire mieux la prochaine fois.

J’ai hâte d’embarquer ce petit lot. Elle est gentillette, notez bien, mais fringuée comme une femme de garde-champêtre.

Nous autres, les élégants, les incroyables de la poule, nous n’aimons pas exhiber les souris loquées façon grande banlieue.

Notre orgueil de mâle se rebiffe. Il nous faut du revêtement signé Ballemain, de la pelure à grand spectacle. C’est pourquoi les pétasses ont tant de succès. Les bonshommes sont tellement crâneurs qu’ils préfèrent balader un vison plutôt qu’une brave petite fille relingée à la chambre comme à la ville par les Dames de France. Naturellement, les mousmés ne l’ignorent pas, conclusion elles font des pieds et des fesses pour se payer les carrosseries de luxe. En vertu (si je puis dire) de ce principe, les clandés refusent du monde. C’est plein de licenciées sur les trottoirs de la rue Tronchet ; elles préfèrent préparer leur science-peau de cette façon-là, because la marge bénéficiaire est plus importante. Elles seront jamais reçues en audience privée par la reine d’Angleterre ou par sa Sainteté vu que les audiences privées c’est elles qui les accordent.

Il suffit de leur faire passer un faf de cinq raides en guise de carte. Seulement voyez la garde-robe ! Du chouette, cousu-pogne et des bijoux en vraie joncaille ; pas du rutilant made in Murano : de l’authentique qui meurtrit la rétine !

Tout est pelure en ce bas monde ! Par les temps qui courent, il vaut mieux faire le trottoir que faire son Droit. C’est d’un meilleur rapport ; sexuellement parlant surtout.

Ah ! je voudrais vous écrire un de ces quatre l’histoire de l’homme, intégrale, avec planches en couleurs et index des prix. Toute l’histoire de l’homme ! De l’infusoire à Brigitte Bardot en passant par Pasteur et avec un arrêt facultatif à San-Antonio.

— Vous êtes parisienne ? Ça se voit tout de suite, m’enquiers-je en ponctuant ma phrase d’un sourire irrésistible.

— Presque ! dit-elle. Je suis née à Lorient, mais la famille de mon oncle est de Levallois.

— Et que faites-vous dans l’existence quand vous ne venez pas à mes rendez-vous ?

Elle me virgule un coup d’œil couleur d’« un soir qui tombe ».

— Rien, énonce-t-elle distinctement.

— Vous ne travaillez pas ?

— Non. Mon mari a une bonne situation…

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Sous-brigadier…

Il faut croire que l’agent, ne fait pas le bonheur, dirait Breffort. Je feuillette d’un index nonchalant un exemplaire de Ciné-Alcôve, cette revue qui est au cinéma ce que le bidet est à l’industrie sanitaire.

— Je lisais cela en vous attendant, dit-elle, c’est fou ce qu’ils sont documentés dans ce journal. Il paraîtrait que Liz Taylor a eu sa première dent de sagesse à quinze mois…

Je m’abstiens de pousser les exclamations qu’elle serait en droit d’attendre de moi. Mon attention est consacrée exclusivement à un article sur Loveme. On le voit, débarquant à Paris pour tourner les séquences de L’Entrée du choléra à Marseille. Il est sur le quai de la gare Saint-Lago grandes lignes, avec sa femme, son secrétaire, la nurse, ses valoches, son Oscar sous cellophane et son rejeton dans ses bras. Y a que devant les flash des photographes de presse qu’il se sent la fibre paternelle, le beau Fred. Il montre son lardon au peuple, comme s’il avait une dynastie à assumer. Les hommes, plus ils ont un grand nom, plus ils sont fiérots de leurs chiares. Ils s’imaginent que leurs mouflets vont, non seulement perpétuer leur gloire, mais encore la redorer à l’or fin… Utopistes ! Vous remarquerez que les descendants sont vraiment descendants. Sauf de rares exceptions. Un fils d’homme célèbre c’est un coucou qui niche dans la gloire du father. Il utilise les cartes de visite à son dabe pour faire ouvrir les portes. Tout ce qu’il fait, c’est toucher des jetons de présence. Il vit de la société Papa sans trop se cailler le raisin.

Je vous parie le chapiteau d’Amar contre un chapiteau corinthien qu’après la rafale de magnésium il a refilé le petit Jimmy à la Suissesse, vite fait, Loveme, avant que l’enfant du miracle ne pisse sur son beau costar.

Je m’aperçois que depuis un instant je ne parle plus. C’est mauvais de laisser refroidir les conquêtes. Une femme de sous-brigadier, ça doit se tenir au chaud comme un fer à souder.

— Quel est votre prénom ? je demande langoureusement.

— Virginie !

— Merveilleux !

— Vous trouvez ? Mon mari dit que ça fait cuisinière…

— Il n’y connaît rien. C’est un prénom dont on aime se repaître… Je voudrais vous le susurrer à ma façon…

— C’est quoi, votre façon ?

— Une bonne façon. Mais je peux pas vous montrer en public, y a des mineurs dans la salle et, systématiquement, je suis interdit aux moins de seize ans.

Le moment est venu de lui placer ma botte secrète. C’est toujours à l’arrachée qu’on emballe les frangines.

— Il n’y a pas des moments où vos contemporains vous puent au nez, Eulalie ?

— Virginie ! rectifie-t-elle.

— Ma question reste valable…

— Oui, c’est vrai… Je trouve les gens fatigants, dit-elle. Ils sont si méchants…

Air connu, formule brevetée par Fernand Raynaud.

— Si vous vouliez, hasardé-je, nous pourrions aller faire une cure d’isolement dans un studio que je connais à quatre pas d’ici, rue Corneille.

— Vous croyez que c’est sérieux ?

Je n’ai encore jamais dégauchi une seule dame qui, en pareille circonstance, ne m’ait pas fait cette objection.

— Non, avoué-je, courageusement. Ce n’est pas sérieux du tout, mais c’est follement distrayant…

— Je suis une honnête femme !

— Je l’espère bien, sinon il y a belle lurette que votre mari vous aurait arrêtée. On y va ?

J’intercepte le garçon, je paie nos consommations et me lève. Elle roule son Ciné-Alcôve (tous les dessous du cinéma) et me suit avec une passivité qui me fait dire qu’en elle le sang breton est le plus fort.

Je la conduis dans un petit coinceteau que je connais et que je pratique assidûment dans les cas semblables. Ça s’appelle « Comme chez soi » et les gens viennent y faire ce que, précisément, ils ne peuvent faire chez eux. Trois étages de cases avec eau chaude, divans à ressorts et lavabos à répétition…

Une merveille ! Quand une bourgeoise franchit le seuil de ce discret établissement, elle a l’impression de débarquer sur une autre planète où son mari et les convenances n’ont pas accès.

— Ce n’est pas raisonnable ! chuchote Pétronille, angoissée.

Elle avait oublié de me lâcher ça. Il ne lui reste plus qu’à m’affirmer que c’est la toute première fois que pareil événement se produit dans sa vie végétative et nous serons quittes avec les usages.

Comme la femme de chambre (et de quelles chambres) se retire, Adélaïde pense à conclure.

— Je suis folle, attaque-t-elle en dégrafant la veste trop courte de son tailleur trop long. Vous savez que c’est la première fois que…

Merci ! Maintenant on va pouvoir travailler dans le sérieux. J’avais peur qu’elle garde ça sur la conscience ; mais Gertrude n’est pas la fille à garder quoi que ce soit, fût-ce son porte-jarretelles. En moins de temps qu’il n’en faut à Yul Brynner pour se faire la raie du milieu, la voilà en tenue de campagne. Rien dans les mains rien dans les poches !

Cette fille est une contemplative. Elle contemple surtout les plafonds…

Je m’apprête à lui jouer la Marche Turque, pas celle de Mozart, celle de Mastar Pacha ; et en prenant mon élan, comme disait un cerf qui jouait du hautbois, je fais malencontreusement chuter sur le tapis élimé cette fichue revue cinémateuse et aphrodisiaque. Je ne sais pas si vous croyez… Moi je crois. Du moins je crois croire. Je crois croire en la malignité des hasards. Ciné-Alcôve s’ouvre à la page réservée à Fred Loveme. La photo de famille de la vedette réapparaît et, malgré les circonstances qui tendraient (si j’ose écrire) à cristalliser mon attention sur une image aussi cucul mais moins statique, j’accorde un ultime regard à ce groupe attendrissant. Et alors, il se produit en moi un phénomène curieux de décentralisation.

Au lieu de jouer les Trois lanciers du Bengale à moi tout seul, me voilà qui saute dans mes frusques. Je me loque tellement vite que la pépée n’a pas le temps de redescendre en piqué de ce septième ciel où elle fonçait à tire d’aile.

— Excusez-moi, Mélanie ! bredouillé-je précipitamment, nous remettrons l’entretien prévu à une date ultérieure, je viens de me souvenir que j’ai oublié de fermer le robinet du gaz en partant de chez moi. Et je crois bien que j’ai du lait sur le feu ! Pour la sortie, vous ne pouvez pas vous tromper : c’est en bas, et y a une flèche qui l’indique… Amitiés au sous-brigadier, il aura sûrement de l’avancement un de ces jours…

Tout ça pendant que je reboutonnais mon grimpant et laçais mes targettes.

La pauvre Pulchérie est béante d’incompréhension. Vous devez penser que je me comporte comme le tout dernier des mufles, et pour une fois je vous donne raison mais il m’eût été impossible de sacrifier à Vénus, comme disent les empêchés qui estiment que l’amour est un sacrifice, après avoir fait une constatation susceptible de chambouler pas mal de choses !

Je ne veux pas vous dire quoi pour le moment parce qu’après tout je peux me gourer et que si le cas échéait, perfides comme vous l’êtes, vous ne manqueriez pas de me faire sentir que je suis une truffe.

Toujours est-il que plantant là la sous-brigadière je mets le cap sur Maisons-Laffitte à une allure qui fait sortir les carnets de contredanse des poches de flic les plus profondes.

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