CHAPITRE XII

Je pédale sec jusqu’à la demeure des Veaupacuit. Je commence à connaître le chemin. En cours de route, nous ne proférons pas une parole, d’abord parce qu’il est tard et que Morphée commence à nous faire de l’œil, ensuite parce que je consacre, pour ma part, ce qui me reste de lucidité à réfléchir.

Je ne vois toujours pas le rapport pouvant exister entre l’escamotée Mrs Unthell et le célèbre Loveme Fred… Roi du patin roulé et du regard incandescent, sauf celui que peut constituer leur même nationalité. Toujours est-il que dans ma petite tête de poulet quelque chose se cristallise, et ce quelque chose n’est autre qu’une certitude. Parfaitement, mes petits produits Lustucru, j’ai la certitude que tout ne tourne pas rond chez les Loveme. Il m’est impossible d’établir pour l’instant un rapprochement entre ma constatation et la fugue de la vioque ricaine… Faut laisser reposer pour que la décantation se produise. Ensuite vous reprenez la mixture, vous la passez avec un tamis très fin, et vous servez chaud avec un zeste de citron.

Je freine devant la grille rouillée, je respire l’automne, j’admire les feuilles d’or dans la brume argentée que les faisceaux de mes phares arrachent de l’obscurité… et puis je me retourne vers la môme Estella.

Elle cligne des paupières, la jolie. Elle a hâte de se carrer dans les toiles, et moi aussi d’ailleurs. Il arrive un moment ou la fatigue parle toute seule et où l’homme le plus fougueux se sent du caoutchouc mousse dans les membres.

— Vous voici arrivée, belle demoiselle…

Elle sourit.

— Vous avez été un amour.

— Je sais, merci du renseignement.

— Fâché ?

— Au contraire…

La boutade me monte au nez. Ainsi Napoléon perçait-il sous Bonaparte. Elle devine le sarcasme.

— Je voudrais vous dire, commence-t-elle.

Je réprime un bâillement. Ah ! non… Elle ne va pas me déballer un discours pour solde de tous comptes ! Les parlotes, c’est bath en début de soirée, ça crée l’ambiance, mais en milieu de nuit ça vous fait l’effet de la fraise chez le dentiste.

— Je serais heureuse de vous revoir, affirme ce produit de la pacifique nation helvète.

C’est le cas de le dire, elle cherche à me faire prendre l’Helvétie pour une lanterne, et même pour une lanterne rouge.

La revoir, pour une nouvelle virée et puis après : ceinture ! « Ne montez pas, chéri, y a pas de feu chez moi ! » Très peu, merci Madame la Baronne ! Parlez-moi plutôt des femmes de sous-brigadier. Ça se fout au boulot avant qu’on ait eu le temps de leur donner un coup de braguette magique pour les transformer en voiture à bras.

— Moi aussi, dis-je, sinistre comme un congrès d’huissiers, moi aussi, Estella, j’aurai beaucoup de joie à vous revoir.

Dans mon for intérieur, je conclus « à condition que ce soit dans une fosse septique et que vous y fussiez plongée jusqu’aux lèvres ».

Vous allez penser que je suis dans mes journées de misogynie (vous penserez cela à condition bien sûr que vous sachiez ce que ça signifie), mais je vous répondrai que l’expérience tue le romantisme. Plus on avance dans l’existence plus on s’aperçoit qu’il est dangereux de trop se faire mousser le pied de veau avec les femelles.

Brusquement, je perds conscience. Voilà la môme qui me chloroforme à sa manière, c’est-à-dire en me cloquant un de ces baisers comme seul un homme grenouille peut en supporter un après des mois d’entraînement intensif.

Je ne sais pas si c’est le beau Fred qui lui a donné des cours particuliers, mais je puis vous assurer qu’elle connaît le côté scientifique de la question. Quand on voit une bouche de femme, on s’imagine mal qu’elle soit capable d’un travail semblable.

J’en ai des étincelles dans le bulbe rachidien et ma moelle épinière se moue.

Rien de tel pour réveiller un bonhomme somnolent. C’en est trop, et pas assez ! Vous ai-je dit que les sièges avant de mon autobus sont réversibles ? C’est épatant pour le camping de nuit dans le bois de Boulogne. Vous appuyez sur un levier et le dossier donne l’exemple en se mettant à l’horizontale.

Estella n’a rien contre. Elle me prouve que je ne lui suis pas le moins du monde antipathique. Dans la nuit fumeuse de l’automne, la cloche des Veaupacuit tinte faiblement, agitée par la brise, dans son langage, je suppose que cela signifie : Premier service !


Un petit quart d’heure plus tard, Estella abaisse ce que j’avais relevé et relève ce que j’avais baissé de son harnachement. Elle me poinçonne d’un dernier baiser et ouvre le portail gémissant. Je la regarde se fondre dans la nuit.

Gentille aventure. Me voici rasséréné. Elle est du pays des glaciers, mais elle n’a de commun avec ceux-ci que la limpidité de son regard. Sur le plan académique, elle a des vallonnements beaucoup plus doux, façon Puy de Dôme !

Je mets mon moulin en marche. Au moment de déhotter, je m’aperçois que la lumière qui brillait dans la maison lorsque je suis venu chercher la gosse est éteinte !

Peut-être bien que l’ampoule s’est grillée toute seule. Même les piles Wonder s’usent lorsqu’on s’en sert.


Vous le dirai-je ? C’est avec une vive satisfaction que je regagne notre pavillon. Ma bonne Félicie doit mal pioncer, comme chaque fois que son fiston est dehors, courant la gueuse ou l’aventure… Je m’imagine déjà entre deux bons draps parfumés à la lavande des Alpes. Félicie en cloque des petits sachets dans les tiroirs de la commode, et chez nous, le linge a toujours la même odeur. Pour d’autres c’est l’odeur des Alpes, mais pour mézigue c’est devenu celle de Félicie.

En stoppant devant la lourde du garage, je m’avise qu’il y a de la lumière à la maison. Ceci ne laisse pas que de m’inquiéter, il serait normal à la rigueur, que la chambre de Môman fût éclairée, seulement c’est le rez-de-chaussée qui brille à Giono.

Pourvu que ma brave femme de mère ne soit pas malade ! J’ai toujours les jetons, plus ou moins, lorsque je rentre at home de la trouver mal en point. Je sais bien que le jour où elle s’en ira réclamer son auréole au magasin d’habillement du Bon Dieu, ce ne sera plus pareil pour moi. À ce moment-là je serai tout seulâbre dans le vaste univers, bien embarrassé par ma pauvre peau.

Je traverse notre jardin en songeant malgré tout que le moment est venu de planter les oignons de tulipes que ma brave vieille a fait venir de Hollande. Faudra que je me farcisse la séance de bêche demain. C’est mon côté Rustica. Si vous me voyiez, mesdèmes, quand je fais mon bêcheur, dans un vieux blue-jean, le torse moulé dans un pull à col montant, les nougats dans des sabots bretons ! Oui, si vous me voyiez, vous vous enfuiriez de vos salons Louis Chose pour venir sarcler la mauvaise herbe, à mes côtés…

J’entre en coup de vent dans la salle à manger-salon. Et qui vois-je, effondrés dans des fauteuils, somnolents et silencieux ? Maman, bien sûr, les mains croisées sur le ventre, le chignon un peu de guingois, et puis à ses côtés, tels les larrons cernant notre Seigneur, Bérurier et le coiffeur.

Le Gros ressemble à un bloc de mauvais saindoux dégoulinant ; sa barbe profuse lui donne l’aspect d’un clodo.

Le coiffeur, lui, est par contre nippé avec recherches. Des recherches qui n’auraient pas très bien abouti d’ailleurs. Costar prince-de-galles à trop grands carreaux, chemise bleue, cravate bordeaux-supérieur, chaussures de daim à boucles dorées…

Mon entrée les fait tous sursauter.

— Eh bien, eh bien ! m’écrié-je, assez Ruy Blas.

Le Gros se met à sangloter. Le pommadin renifle…

Félicie réprime un sourire. Puis il se fait une minute de silence intégral. On entendrait marcher une araignée sur sa toile.

— La Grosse est cannée, ou quoi ? m’emporté-je.

— Non, mugit lamentablement Béru. Mais elle a encore disparu, San-A.

Les voilà qui recommencent avec leur circus. Et ce à trois plombes du mat ! Voyez mouchoirs ! On se croirait à des obsèques affligeantes.

— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?

Le tailleur de crins bredouille :

— Il s’agit, hélas ! de la triste vérité, commissaire. Notre chère Berthe s’est volatilisée…

Image hardie s’il en fut. Vous la voyez se désintégrer, vous, la baleine à Béru ? Même à Cap Carnaval ils n’arriveraient pas à la faire disparaître…

— Elle est montée sur poudre d’escampette…

— Veux-tu prendre quelque chose de chaud ? coupe Félicie.

Je lui réponds que je viens à l’instant de prendre quelque chose de très chaud et, en aparté, je me susurre le doux prénom d’Estella. J’ajoute toutefois que j’opterais volontiers pour du frais. J’ai le clapoir en fond de cage à oiseaux et un coup de champ, à ces heures, n’a jamais fait de mal à un flic.

Les mots « Morland Brut » tarissent instantanément le chagrin du Gros. Sa prunelle devient dorée comme un bouchon de champagne.

— Raconte, soupiré-je, prêt à tout.

— Eh bien, voilà…

Il délace son soulier droit, le quitte en s’aidant de l’autre pied. Sa chaussette trouée en son extrémité laisse passer une rangée d’orteils prouvant que le gros appartient à la famille des ongulés. Et même des ongulés en deuil.

— Tu permets ? murmure-t-il, j’ai mes cors qui travaillent.

— C’est pourtant pas l’exemple que tu leur donnes qui peut les inciter à…

— Débloque pas, Tonio… Je suis complètement ravagé par cette aventure…

Il se tait, ému par l’arrivée de la boutanche que Félicie amène, une vapeur légère à ses flancs suspendue.

— Quand tu voudras pour les explications, invité-je, à moins que tu préfères me l’écrire ?

— Quand on s’est quitté, au début de l’aprème, j’sais pas si t’as remarqué, mais Berthe était en renaud.

— Ça se voyait comme ton nez rouge au milieu de ce qui te sert de figure…

— Comme elle avait pas de repas prêt et qu’elle voulait pas se mettre en cuistance à ces heures, on a été au restaurant ; tu sais, chez Lajoy, la rue après chez nous… Sa spécialité, c’est le coq au chambertin.

La face illuminée par une rétrospective stomacale, il soupire :

— Il le sert avec des petits oignons blancs, des lardons et des croûtons frottés d’ail. L’ail, c’est primordial dans le coq au chambertin. La plupart des cuistots n’en mettent pas, comme quoi ça tue l’oignon… Je rigole… (Effectivement, il émet une clameur que vous pourriez percevoir de chez vous en tendant l’oreille.) Je rigole parce que l’ail, c’est comme qui dirait la femme de l’oignon…

— Non ! tranché-je, les ails sont gousses !

Ce pauvre calembour le ramène aux réalités.

— Bon, passons, dit-il à regret…

— C’est ça, passe sur le menu, maman a déjà un livre de cuisine préfacé par Curnonsky.

— Donc, nous allons z’au restaurant. Et voilà qu’au dessert, ma Berthe se met à rouscailler…

— Pourquoi, y avait de la moutarde dans la crème Chantilly ?

— Non… Mais notre matinée lui revient dans le caberlot. Elle se met à me dire qu’on est, toi et moi, deux incapables. Qu’à notre époque, c’est pas croyable que les honnêtes femmes se fassent enlever plusieurs jours et que des salauds de flics se roulent les pouces au lieu de faire la chasse à leurs ravisseurs…

Il se tait.

— C’est ça, Gros, reprends ta respiration. Tu ferais un mauvais verrier.

— Faut toujours que tu rigoles, même dans les cas graves.

J’emplis les flûtes et nous nous employons à les vider.

— À la santé de Berthe ! fais-je.

Le coiffeur Chiale dans son Morland millésimé.

Le Gros avale son godet comme il le ferait d’un petit muscadet pris sur le rade.

— Elle était tellement furibarde qu’elle est partie, dit-il. Elle s’excitait en causant, tu la connais ? Boum, la voilà qui se taille avant que j’aie payé. Si je te disais qu’elle a pas même pris le temps de finir ses framboises melba. Y a fallu que je liquide moi-même son assiette.

— Et alors ?

— Au début, je m’en suis pas trop fait. Je m’ai dit qu’elle était allée chialer un coup dans le giron de mon ami Alfred ici présent…

Alfred enchaîne :

— Et je ne l’ai pas vue !

— Tu juges ? lamente Bérurier. Il l’a pas vue. Moi je passe la journée à traînasser dans le quartier, chez Pierre, chez Paul. Sur le soir je rentre à la maison : personne. J’attends : re-personne ! À dix heures, le foutre me prend et je vais réveiller mon ami Alfred ici présent…

— Je ne l’avais toujours pas vue ! affirme le masseur de cuir chevelu.

— T’entends ! larmoie le Mahousse. Il l’avait pas vue… On a fait la navette de chez lui à chez moi jusqu’à minuit. Pas de Berthe !

— M… !

Là, c’est moi. Pas pour la rime, elle serait mauvaise ; mais parce qu’il me vient soudain une inquiétude. Une vraie…

— M’man, fais-je, dans la pharmacie il doit y avoir du Maxiton, ça t’ennuierait de nous en refiler une bonne dose à tous les trois ? Je crois qu’on ne se couchera pas de la nuit !

Le visage de ma brave Félicie devient gris d’inquiétude. Je lui presse la main par-dessus la table.

— T’inquiète pas, j’en écraserai demain… Tu sais comme j’aime roupiller dans la journée, tandis que tu fais ton ménage ? Dans mon subconscient je suis tes allées et venues… T’as beau marcher sur la pointe des pieds et soulever les portes par leur loquet pour pas qu’elles grincent, M’man, je t’entends… Et ça charme mon sommeil.

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