Avant que de m’engager dans les allées du parc de façon cavalière, je m’octroie une halte devant l’agence Houquetupioge.
M. Houquetupioge fils est là, dans ses pantoufles ; le jour déclinant l’a incité à actionner le commutateur de sa lampe de bureau et, dans la lumière verte de l’abat-jour, il ressemble à un hareng qui aurait entrepris à pied la traversée du Sahara.
— Déjà ! dit-il. Eh bien, vous avez fait vite…
Je suis surpris sur les rebords.
— Pardon ?
— Je suppose qu’on vous a fait la commission, non ? Ça fait dix minutes que je vous ai appelé aux différents numéros que…
Je perturbe sa faconde :
— Je passais par hasard, qu’y a-t-il de nouveau ?
— La demoiselle est venue…
— La nurse ?
— Oui. Elle a demandé après vous. Je lui ai dit que vous étiez chez un client et que…
— Alors ?…
— Elle a paru contrariée. Elle m’a dit qu’elle vous attendait avenue Marivaux…
Je ne laisse pas le temps à Houquetupioge de terminer sa phrase. Je suis déjà au volant de ma chignole avant qu’il ait eu la présence d’esprit de refermer la bouche. Bien que la vitesse soit limitée dans le parc, j’appuie sur le champignon. Je manque écraser une vieille dame, un jardinier et un marchand de journaux à vélo. Ce dernier me traite de noms qui, s’ils ont droit de cité dans le Larousse, y prennent un sens différent. J’arrête. Il s’imagine que je veux lui ramoner le pif et, courageusement retrousse ses manches.
— Vous avez Ciné-Alcôve ? lui demandé-je.
Abruti par la surprise, il renifle sa rogne.
— Mouais…
— Donnez !
Il puise dans sa sacoche fixée au porte-bagages… Je lui cloque une pièce blanche et me barre sans attendre la monnaie.
Un instant plus tard, qui est-ce qui fait drelin-drelin à la grille des Veaupacuit ? C’est votre San-Antonio joli !
Comme naguère, et comme précédemment, la nurse vient m’ouvrir… Elle n’est plus sapée de la même façon… Elle porte une robe grise, ouverte sur le devant et boutonnée par derrière… Ce genre de fringue est merveilleuse à dégarpiller. 0n a l’impression d’écosser un haricot…
Elle s’est coiffée à la Joséphine (pas celle de Jo Bouillon, celle de l’Imperator Rex) et son maquillage serait signé Héléna Rubinstein que ça ne serait pas fait pour me surprendre.
Elle m’accueille avec le même mot que le Révérend Houquetupioge.
— Déjà !
— Vous voyez que je n’ai pas chômé ? Je suis revenu au bureau tout de suite après votre départ… Vous désiriez me voir ?
Elle a un sourire léger qui lui vaudrait les circonstances atténuantes si elle avait revolvérisé un mari.
— Oui…
— Puis-je savoir…
Elle me toise d’un air fripon. Quand une petite Suissesse se met à vous bigler comme ça, ça veut dire qu’elle pense à des trucs qui n’ont rien à voir avec l’étude du Moulin à Vent dans la Société Moderne.
— Vous m’aviez fait une proposition intéressante, tout à l’heure…
— Paris by night ?
— Oui.
— Et vous l’aviez refusée…
— Parce que j’étais obligée de rentrer de bonne heure à cause de Jimmy…
— Je croyais qu’une femme de ménage…
— Certes, mais elle ne le garde que quelques heures, car elle est mariée et son époux ne veut pas qu’elle découche…
— Et son vieux est parti faire une période militaire, ce qui laisse toute liberté à la dame ?
Elle pouffe !
— Oh ! non… Mais Mrs Loveme avait la nostalgie de son enfant ; tout à l’heure elle est venue le chercher… Je suis donc libre jusqu’à demain matin…
Je me livre à un transport de joie en commun.
— Veine ! Vous avez donc étudié à tête reposée ma proposition, gentille Zurichoise, et vous vous êtes dit qu’à la rigueur je pouvais être un guide convenable ?
— Exactement…
— Si bien que vous êtes prêt à m’accompagner pour une virée des grands ducs ?
— Oui.
Le feuillage frissonne dans l’ombre. La brise du soir est mutine. Je suis heureux, soudain, béat, détendu, ravi… Et aussi, mais alors ne le répétez à personne : fier de moi.
N’insistez pas, je ne vous dirai pas pourquoi.
— Vous ne pensez pas que ce serait le moment de me dire votre nom ?
— Estella !
— Sensationnel !
Marrant, non ? Il y a une paire d’heures je posais la même question à une autre donzelle et j’avais une réaction similaire. C’est bon de recommencer…
Comme quoi, avec les femelles, il suffit de mettre un numéro au point et de l’enregistrer sur disque souple. Dans le fond, c’est comme la cuisine : la même recette fait plaisir à des tas de gens…
— Le temps de prendre mon sac et je suis à vous, affirme-t-elle en s’élançant en direction de la gentilhommière des Veaupacuit.
Je la regarde s’éloigner, preste, légère dans l’ombre vaporeuse du sous-bois. Il y a de l’or en poudre, ce soir, sur Maisons. L’air sent l’automne. Émouvante odeur de l’humus en pleine fabrication…
Je suis légèrement dérouté (comme dirait Bombard) par la marche des événements. Et pourtant, tout à fait entre nous et la semaine dernière, je dois vous dire que je m’attendais à ce que la petite nurse se manifestât. Pas si rapidement néanmoins, et c’est ce qui cause mon trouble…
Je m’avance à sa rencontre dans l’allée qui fut cavalière en un temps où l’avoine était le carburant de base de la circulation. La petite Estella radine déjà. Elle a jeté un manteau sur ses épaules… C’est un truc en drap, avec un col de fourrure, très chic, très élégant. Elle, c’est le contraire de la môme Hortense de tout à l’heure. On vanne à la trimbaler dans le monde. Les autres bonshommes ouvrent des vasistas grands commak en vous voyant passer avec une chose pareille autour du bras.
— Vous étiez seule à la maison ? demandé-je, comme nous nous atteignons.
— Oui, fait-elle, pourquoi ?
— Il me semble que vous avez oublié d’éteindre la lumière, non ? Ça brille entre les arbres, voyez…
Elle hausse les épaules.
— C’est pour quand je rentrerai. J’ai horreur d’arriver dans une maison obscure… Ça fait triste…
Je n’insiste pas et la guide jusqu’à ma charrette. Elle y prend place.
Lorsque je suis au volant, elle murmure :
— Elle est à vous, cette voiture ?
— Bien sûr…
— Dites, vous avez une bonne place chez le vieux bonhomme de l’agence ?
— Pas mauvaise… Mais l’auto est un héritage qui me vient de mes arrière-grands-parents…
Elle a la politesse de rire à cette saillie.
Puis, vite sérieuse, elle remarque :
— On n’imaginerait pas que vous avez comme patron un type minable comme ça.
— Il ne faut pas se fier aux apparences, chère Estella.
— En effet. Son office fait petite affaire de province en plein déclin…
Je m’empresse de dorer le blason du père Houquetupioge.
— Détrompez-vous. Le boss est un vieux célibataire à marottes, mais son truc gaze à bloc. Il gère quatre-vingts pour cent des propriétés de Maisons-Laffitte… Grosse fortune.
C’est classe pour le sujet, mais je sens que ça continue de bouillonner sous le charmant couvercle de la belle enfant.
Je me demande si elle n’a pas été inquiétée par ma venue dans son château et si elle n’a pas accepté cette virée pour me tirer les vers du naze. Elle est logique, étrangement calme, cette souris. Quand une situation lui paraît trouble, elle ne doit pas avoir de cesse avant de l’avoir clarifiée.
— Il y a longtemps que vous avez quitté la Suisse ?
— Quelques années, oui…
— Et vous êtes allée aux States, comme ça ?
— J’étais hôtesse de l’air… L’Amérique m’a plu. Là-bas les gens de maison sont très bien payés, j’ai compris qu’en me plaçant comme nurse je gagnerais trois fois plus d’argent qu’en conseillant à des gens d’attacher leur ceinture pour le décollage.
— Parce que vous aimez l’argent ?
— Pas vous ?
— J’y pense en sourdine. D’après ma philosophie, l’essentiel c’est pas d’en avoir beaucoup, mais c’est d’en avoir assez, vous comprenez.
Nous atteignons Pantruche. Je fonce depuis la Défense en direction de l’Etoile qui nous attend, là-haut, dans une apothéose de lumière…
— Qu’aimeriez-vous faire ? j’interroge en levant le pied de sur le champignon.
Je ne puis m’empêcher de me marrer bassement en évoquant la femme du sous-brigadier que j’ai larguée honteusement dans une attitude peu en rapport avec les hautes fonctions de son colleur de papillons.
— Ce que vous voudrez…
— Que diriez-vous d’un spectacle ? Ensuite souper… Je connais une boîte très bien où l’on déguste des fruits de mer qui raviraient Neptune.
— Comme vous voudrez…
Nous allons au music-hall. À l’Olympia y a justement les frères Karamazov qui chantent leurs deux grands succès : « En revenant du Col de la Faucille » et « J’en suis marteau », accompagnés par leurs gardes du corps.
Soirée exquise bien que nous nous trouvions assis sous la photo de Suzy Solidor. Le spectacle est d’une haute tenue artistique. On applaudit d’abord un jongleur qui chante, puis un chanteur qui jongle ; ensuite un dresseur de microbes (il a un tube d’Aspirine en guise de fouet) et, en fin de première partie Mô-Sade, la célèbre vedette érotico-afrodisiaco-asiatique, celle qui déclame en braille pour ne réveiller personne.
Estella est ravie par sa soirée. Moi je suis ravi par Estella, ce qui est de bonne politesse. Si je ne me retenais pas, je lui ferais un doigt de rentre-dedans, mais je préfère ne dévoiler mes batteries que lorsque nous serons en bordée. Si après ça vous estimez que je n’ai pas le sens de l’humour, c’est que vous avez appris à rire dans une crypte en vous faisant jouer du Haendel.
Le spectacle achevé, j’entraîne ma ravissante conquête helvéto-maisons-laffitteuse à « Troufignard Breton », établissement en vogue où, comme je l’ai annoncé, à l’extérieur, les trains de marées déchargent ce qu’ils ont de mieux dans le fourgon de queue.
Dîner aux chandelles sous des filets de pêcheur et des boules de verre conventionnels.
Nous parlons de la pluie et du Bottin.
— Mrs Loveme, demandé-je, soudain, sur un ton tellement innocent qu’on me donnerait le Bon Dieu sans confession, Mrs Loveme vient souvent chercher son délicieux bambin ?
— Quelquefois, murmure la poupée… Elle pique une crise de tendresse maternelle. Sa voix du sang crie un peu trop haut.
— Et elle l’emmène à son hôtel au lieu de venir le dorloter à la maison ?
— Il faut bien que les femmes d’hommes célèbres aient des caprices pour rester dans le ton. S’il n’y avait pas de potins sur elles, elles sombreraient dans l’oubli…
— J’ai lu dans la presse qu’elle n’était pas descendue dans le même hôtel que son mari, est-ce vrai ?
— Ça l’est !
— Tiens, le ménage ne marche pas ?
Elle secoue la tête.
— Je crois que la psychologie américaine vous échappe, mon cher ami. Les Loveme constituent un couple très normal, mais Fred a des… heu… obligations vis-à-vis de ses admiratrices. Des obligations qu’il doit satisfaire hors de la présence de sa femme. En habitant deux hôtels différents l’honneur de Mrs Loveme est sauf… Mais je peux vous faire une confidence…
— Allez-y !
— Fred Loveme passe presque toutes ses nuits avec son épouse…
— Marrant !
Je commande des profiteroles comme dessert et je dis au loufiat de nous amener une boutanche de vin de Paille. Ma nurse me semble un peu partie. Elle a le regard brillant, la bouche humide et le rouge de ses joues ne doit rien au fond de teint…
Je crois que je peux démarrer mon attaque en éventail. Je lui titille le bout des doigts, sur la nappe.
— Estella, je susurre… Estella, qui m’aurait dit que nous passerions cette soirée ensemble…
— Oui, fait-elle, le hasard est grand, n’est-ce pas ? Si le propriétaire de la villa n’avait pas oublié ses bésicles…
A-t-elle mis de l’ironie dans cette phrase ? Je me le demande, en tout cas son visage n’exprime rien d’autre qu’un tendre enchantement.
Elle a les mains froides. C’est bon signe, ça. En général, les filles qui sont gelées des extrémités sont bouillantes du centre.
— Dites, ma douce Estella, il ne va pas dormir tranquille, Loveme, cette nuit, s’il va rejoindre sa dame…
— Pourquoi ?
— À cause de Jimmy… Ça m’a l’air d’un sacré braillard, ce mouflet. Son père ne va donc jamais le voir à Maisons-Laffitte ?
— Comment le pourrait-il, avec la vie qu’il mène ?
« Il tourne toute la journée, le soir il va dans les clubs et il dort le matin.
Je largue le sujet. Pas la peine d’envoyer le bouchon trop loin, après on s’accroche dans les herbes.
Ma montre proclame qu’il est deux heures dix minutes et de la petite monnaie d’éternité.
— Il faut que je rentre, murmure la donzelle.
Oh ! pardon… Vous me voyez marri au-delà de toute expression ! C’est moi qui allais lui faire une proposition de ce genre, sur un autre ton. Rentrer ! Elle charrie…
— Vous m’avez promis cette nuit, Estella, reproché-je langoureusement.
— Menteur ! gazouille la Suissesse. La soirée seulement.
— Les vraies soirées ne se terminent qu’au petit jour…
— Non ! Non ! dit-elle, ça n’est pas possible. Mrs Loveme va sûrement m’appeler avant la fin de la nuit pour me dire d’aller récupérer son enfant qui sera réveillé et l’empêchera de dormir…
— Alors, pourquoi iriez-vous à Maisons pour revenir à Paris ? Vous savez ce que vous allez faire, ma douce amie ? Vous allez téléphoner à Mrs Loveme pour lui dire que vous passez la nuit chez une amie et vous lui laisserez le numéro de l’endroit où nous serons.
Cette petite peau secoue la tête. Je l’encadrerais si je m’écoutais. Heureusement, il y a des cas où je sais me faire la sourde oreille.
— Non, Madame ne tolérerait pas cela. Elle n’admettrait pas que je découche tout à fait. Rentrons, je vous en prie.
Je me lève, plus furieux qu’un pompier qui trouverait sa maison brûlée en revenant d’éteindre un incendie.
Je me suis mis dans les grandes dépenses (pas moyen de les porter sur une note de frais, celles-là) pour zéro. Music-hall, restau chic et tout ça pour avoir le droit de me farcir une troisième fois le trajet à Maisons ! Ah ! je vous jure ! Il y a de quoi se déguiser en tête de lard et s’exposer en vitrine.
J’aime pas les bêcheuses. Quand une nana accepte l’invitation d’un Jules, elle doit savoir, si elle est civilisée, de quelle manière s’achèvera la sortie.
Sinon, c’est que sa maman ne lui a jamais rien dit. Ou bien que le quidam baladeur ne lui dit rien non plus !
C’est vexant de ne pas être le genre d’une beauté de ce gabarit !
— Partons ! bougonné-je en écartant la table galamment.
Je suis du genre vieille France, que voulez-vous ! Stoïque dans l’épreuve. Le bitos à la main.