Pendant dix bonnes minutes, la voiture roula sur une route déserte et noire, sans aucune habitation. Par moments, en se retournant, Malko apercevait les lumières d’Acapulco. Christina conduisait vite et bien sur le chemin de terre défoncée. Ils montaient à travers les collines entourant la mer. Pour la première fois de sa vie, Malko regrettait d’avoir suivi une femme. C’était le guet-apens parfait. Si Christina avait de mauvaises intentions, dans quelques semaines ou dans quelques mois, on retrouverait le corps de l’imprudent, mangé par les fourmis ou par les vautours.
— À quoi pensez-vous ? demanda l’Indienne.
— À vous.
Discrètement, de son dos il fit passer son pistolet par-devant.
— Vous devez me trouver bien audacieuse, d’inviter dans ma maison un homme que je connais à peine, continua Christina. Voilà, nous arrivons.
La voiture passa une barrière blanche, suivit une allée bordée de flamboyants et s’arrêta dans une cour brillamment éclairée par des projecteurs. Christina coupa le moteur. On n’entendit plus que le bruissement des innombrables insectes de la nuit tropicale. Devant eux il y avait une grande bâtisse sans lumière.
— Venez, dit Christina.
Malko sortit à regret de la voiture. Cet endroit désert ne lui disait rien qui vaille. Christina prit le bout de ses doigts et l’entraîna.
Ils contournèrent la maison par un sentier de sable et brusquement débouchèrent en plein irréel. Derrière, il y avait une immense piscine, bordée de bosquets, eux-mêmes éclairés de l’intérieur par de petits projecteurs. Devant la piscine, une sorte de terrasse en mosaïque où étaient disposés une grande table surchargée de victuailles, des fauteuils et un immense canapé très bas, recouvert de cuir blanc. La piscine était située sur un promontoire, et toute la baie d’Acapulco s’étalait au pied de la maison.
— Quel endroit féerique ! soupira Malko.
— Il est à nous pour ce soir.
Christina s’était rapprochée de lui. Elle lui embrassa la tempe légèrement et murmura :
— Vous me pardonnerez de vous servir un repas froid. Ce soir, je ne voulais pas de domestiques. Nous sommes seuls, vous et moi. Si vous en doutez, allez visiter l’intérieur. Tout est ouvert.
— Vous n’avez pas peur des voleurs ? demanda Malko.
Christina éclata de rire.
— Celui qui entrerait dans cette maison sans ma permission n’en ressortirait pas vivant.
— Vous m’aviez dit que nous étions seuls ?
— J’ai dit qu’il n’y avait pas de domestiques. Ne bougez pas.
Elle siffla doucement.
Il y eut près de la piscine, un bruit de feuillages froissés. Une ombre glissa sur la mosaïque et Malko resta pétrifié, la bouche sèche. Une sorte de panthère venait de sortir de l’ombre et arrivait au petit trot.
La bête contourna Malko et vint se frotter contre les jambes de Christina, comme un gros chat.
La jeune femme lui gratta la tête et dit quelques mots que Malko ne comprit pas. L’animal quitta ses jambes, et Malko, horrifié, sentit la chaleur de la gueule sur les jambes de son pantalon.
— Laissez-vous faire, il vous sent, dit Christina. C’est Paquito, mon ami le plus sûr. Un ocelot. Ordinairement, c’est un animal cruel, qu’on ne peut apprivoiser. Mais j’ai nourri celui-ci au biberon pendant des semaines et il s’en souvient. Il m’obéit comme un chien et n’accepte de nourriture que de moi. Sur un signe il vous transformerait en charpie. N’est-ce pas Paquito ?
Paquito gronda et bondit souplement sur le canapé. Malko était en train de se demander si les cartouches de son pistolet traverseraient la fourrure d’un ocelot. Problème auquel la C.I.A. n’avait pas pensé.
— Ne soyez pas troublé dit Christina. Il est doux comme un agneau. Caressez-le. Il adore ça.
Malko avança une main hésitante et rencontra une fourrure rugueuse. Paquito émit ce qu’on pouvait considérer comme un ronronnement.
Christina prit sur la table un énorme rôti et le lui tendit. L’ocelot l’attrapa délicatement, entre deux rangées de crocs impressionnants, et s’éloigna vers les feuillages.
— Voilà. Comme cela, il fera sa sieste, dit Christina et il ne nous dérangera plus. Il aime la viande. Maintenant, détendez-vous.
Allant au mur, elle découvrit un petit tableau de commandes et appuya sur plusieurs boutons. Aussitôt l’éclairage devint plus doux. Une musique surgit de la nuit, par des haut-parleurs dissimulés dans la verdure. Le fond de la piscine s’éclaira.
La chaleur était beaucoup moins forte qu’à Acapulco. Une température paradisiaque.
— Voulez-vous nager un peu ? proposa Christina.
Elle n’attendit pas la réponse. Rapidement, elle défit sa tunique, en un éclair, Malko aperçut la poitrine magnifique. La jeune femme fit glisser la fermeture éclair de son pantalon et, dans la demi-obscurité, apparut totalement nue. Sans un mot, elle courut au bord de la piscine et plongea irréprochablement.
Malko resta pétrifié : Ça et l’ocelot, c’était trop ! Si c’était un piège, il était doublé de velours.
— Venez !
La voix joyeuse de Christina le tira de sa méditation. II fit quelques pas vers l’eau. Ses vêtements l’embarrassaient. D’autre part, il ne pouvait pas plonger, le pistolet entre les dents. Cela ne se fait pas, entre gens de bonne compagnie.
Et la sale bête qui devait finir son rôti, à vingt mètres de là !…
Il se décida enfin. Pliant ses affaires soigneusement sur le fauteuil, il cacha son pistolet entre deux coussins du canapé, la crosse à portée de la main. Puis, aussi nu que l’Indienne, il piqua une tête dans le bassin.
Elle l’attendait à l’endroit où il ressortit et lui passa joyeusement les bras autour du cou,
— Bonsoir, querido.
Sa bouche était fraîche, et même dans l’eau son corps exhalait un léger parfum. Malko l’embrassa. Elle se serra contre lui. La piscine devait avoir près de trois mètres de fond, mais Malko et Christina se maintenaient debout en remuant doucement les jambes.
Elle le tira vers le bord et s’appuya au rebord de mosaïque. L’eau tiède les caressait doucement. Malko laissa glisser sa main le long du corps de sa partenaire. Elle souriait en regardant le ciel.
— Viens maintenant, dit-elle à voix basse.
Il l’enlaça et ils firent l’amour très doucement presque sans bouger. La tête rejetée en arrière, Christina gémissait.
Puis elle mordit sauvagement Malko à l’épaule. Après, elle se laissa glisser dans l’eau en arrière, flottant comme une longue algue, les cheveux défaits. Elle revint ensuite vers Malko et lécha l’endroit qu’elle avait mordu, presque humblement, comme un petit animal.
— Tu ne savais pas que les Indiens s’aimaient ainsi ? murmura-t-elle. Viens, allons manger maintenant.
Elle nagea rapidement jusqu’au bord et se hissa, d’un seul élan. Les muscles de son dos jouaient, sous le clair de lune, comme des longues lanières.
Toujours nue, elle courut à la table, y prit quelque chose et alla au bout de la terrasse. Elle eut un geste rapide et une flamme de trois mètres jaillit dans la nuit. Un grand feu de bois était tout préparé et probablement arrosé de pétrole. Christina éteignit les projecteurs et il ne resta que la lueur du feu et une musique sauvage sortant des haut-parleurs.
L’Indienne tournait autour du feu, séchant les gouttes d’eau qui irisaient son corps. Malko la rejoignit et la prit dans ses bras.
Ils se retrouvèrent étendus sur le divan blanc, face au feu.
— Pauvre Paquito ! dit Christina. Il a horreur du feu. Mais c’est si joli !
Ensuite les heures passèrent très vite. Ils burent mangèrent, regardèrent le feu et firent l’amour. Ils ne parlaient pas. Tacitement ils s’étaient accordé une trêve et ne voulaient pas rompre le charme.
Il était quatre heures du matin quand Christina proposa à Malko :
— Je vais te reconduire à ton hôtel. Je ne veux pas que l’on te trouve ici.
Elle s’habilla rapidement. Derrière son dos, Malko n’eut que le temps de récupérer son pistolet. Pendant tout le chemin du retour, ils n’échangèrent pas une parole. Quand la route était droite, Christina posait sa longue main sur la cuisse de Malko. Il eut un petit pincement au cœur en retrouvant les lumières du Hilton. Christina arrêta le moteur et se tourna vers lui.
— Malko, dit-elle, prends-moi dans tes bras.
Il la serra contre lui.
— Jure-moi que tu auras toujours envie de me serrer ainsi, murmura-t-elle. Quoi qu’il arrive !
Il la regarda, surpris.
— Pourquoi, quoiqu’il arrive ?
— Jure.
— Je crois qu’il faudrait que tu me fasses des choses très horribles pour que je t’en veuille, dit Malko doucement. Mais toi, pourquoi es-tu ainsi avec moi ?
— Je t’ai dit que je suis une femme. Il y a quelque chose en toi de doux et de solide qui m’attire. Et j’aime tes cheveux blonds. Adios.
Il regarda disparaître les feux rouges de la Lincoln. Quelle étrange soirée ! Il était encore moulu, et son dos, couvert de griffes, le brûlait. Lentement, il entra dans le hall et prit sa clef. Il y avait un message de Felipe, demandant de l’appeler à n’importe quelle heure. Pour le faire, Malko attendit d’être dans sa chambre.
— Mon Dieu, dit le Mexicain, je vous croyais mort ! À l’hôtel, on m’a dit que vous étiez parti avec ce démon, et j’étais mortellement inquiet. Quel tour vous a-t-elle encore joué ?
— Aucun. Elle avait une crise de féminité.
Felipe rit :
— El macho SAS ! Bravo ! Je sais où habite le petit maintenant : 24, dans la Calle Candelaria. C’est sur la colline. Il ne m’a pas vu.
— Parfait, dit Malko. Nous irons demain matin.
— Reposez-vous bien, dit Felipe un peu moqueur. Moi non plus, je n’ai pas beaucoup dormi en vous attendant. Buenas noche.
Malko était encore tout étourdi quand il monta dans sa chambre. Comme tous les êtres qui mènent une vie dangereuse, il était capable de profiter pleinement de toutes les occasions de joies ou de plaisirs que la vie lui offrait. Il appelait cela ses « lavages de cerveau ».
Le soleil était déjà haut quand les deux hommes quittèrent l’hôtel. Pourtant la montre de Malko indiquait neuf heures à peine. Ils laissèrent la voiture sur la place de l’Eglise et s’enfoncèrent dans le dédale des ruelles de terre. La rue Candelaria, était un sentier de chèvres, serpentant entre des masures de bois et de torchis.
Le numéro 24, une cabane en planches sans fenêtres, se trouvait au fond d’une espèce de cour où une vieille femme épluchait du manioc au milieu des chiens et des poulets. Par la porte entrouverte, on apercevait le sol en terre battue et quelques meubles grossiers. Felipe s’avança vers la vieille, tout sourire :
— El señor Eugenio ?
Elle le regarda, méfiante.
— Porqué ?
— Dites-lui que c’est le señor de l’hôtel Hilton qui veut le voir.
Eugenio avait dû laisser la consigne. La vieille se dérida et appela :
— Eugenio ! Veni aqui.
Il y eut un remue-ménage à l’intérieur et Eugenio sortit, le torse nu. Il sourit en reconnaissant Malko. Il rentra et revint immédiatement avec une chemise et des espadrilles. Malko présenta Felipe et celui-ci proposa d’aller boire un verre dans un café.
Eugenio était intimidé. Ce n’est qu’au, second café qu’il se dégela un peu. Felipe lui expliqua qu’il avait besoin de trouver le Chamalo tout de suite, pour une affaire d’honneur.
Le gosse hésitait. Il avait peur. Le Chamalo ne devait pas être très commode. Et il avait dû entendre parler de la mort du plongeur.
Malko insista :
— Je te promets que le Chamalo ne t’en voudra pas. Et qu’il ne te fera rien de mal. Parole de Caballero. De plus, tu auras cinq mille pesos…
Eugenio hésitait encore.
— C’est très loin, dit-il. Je ne peux pas vous expliquer. C’est au nord, dans la jungle. La route n’est pas bonne. Il faut au moins une journée rien que pour aller.
— Je te paierai le triple de ce que tu aurais gagné tout le temps que tu seras avec nous, offrit Malko. Et tu auras encore quelque chose de plus.
— Bon, accepta Eugenio. Seulement, avant de partir, il faut que je prévienne le Syndicat. Autrement, ils vont me mettre à l’amende. Je vous retrouve à votre hôtel après le déjeuner. Ou plutôt en face. Il y a un petit restaurant. Je vous attendrai là.
Les trois hommes se séparèrent. Felipe était un peu inquiet.
— Vous ne croyez pas que c’est un peu imprudent, d’aller là-bas tous les deux ? dit-il à Malko. Je connais ces propriétés perdues dans la jungle. Là-bas, il n’y a pas de police. Le Chamalo fera ce qu’il veut. S’il a envie de nous tuer…
— Nous n’avons pas le temps de monter une expédition, répondit Malko. Et nous attirerons moins l’attention avec une seule voiture. On peut nous prendre pour des touristes.
Le Mexicain s’inclina. Ils revinrent à l’hôtel. Malko trouva un mot d’Ariane qui était repartie pour New York et lui laissait son adresse. Pas rancunière !
Il expédia à l’ambassade de Mexico un long câble codé et s’étendit ensuite sur son lit, pour récupérer un peu. Trois heures plus tard Felipe le réveilla en tambourinant à sa porte. Il était une heure et demie. Malko mit dans sa valise, deux chemises, des papiers et son pistolet. Felipe avait pris son petit sac de toile, lui aussi bourré de munitions. Ils gardaient leur chambre à l’hôtel. Plus pratique et plus discret.
Eugénio était déjà là, sur son trente-et-un : pantalon bien repassé et chemisette à manches courtes. En les attendant, il buvait un verre d’ananas.
— Déjeunons ici, proposa-t-il. Ce n’est pas cher et après, sur la route, il n’y a plus rien de bien.
Les deux hommes acceptèrent. Ils s’installèrent tous les trois à une table en plein air. Le patron arriva, huileux et empressé. Il n’y avait pas de menu, mais il leur proposa des fruits de mer, les derniers de la saison. Malko, un peu réticent, vit l’éclair de convoitise d’Eugenio et accepta. Le patron retourna à ses fourneaux et Malko se mit à caresser un gros chat roux qui ronronnait à perdre haleine et à tout hasard. Un petit frère de Paquita
Eugenio était soucieux. Felipe lui demanda ce qu’il avait. Le gosse secoua la tête :
— j’ai peur, Señor. L’endroit où nous allons est plein de gardes armés. Le jour où j’y suis allé avec le señor Chamalo, ils nous ont arrêtés plusieurs fois. Ils sont cachés dans la forêt et on ne peut pas les voir. Mais eux vous voient. J’ai entendu des histoires terribles à leur sujet. Une fois, ils ont assis un paysan sur un nid de fourmis rouges, parce qu’il était venu rôder autour de la propriété pour chercher à manger. Il est mort au bout de trois jours et on entendait ses cris du village, à deux kilomètres.
— Quel village ?
C’est Malko qui avait posé la question.
— Las Piédras. Il y a une centaine d’habitants, pas plus.
Felipe et Malko se regardèrent. Tacata avait certainement choisi cette propriété à l’écart pour y mener ses expériences.
— Ne t’en fais pas, dit Felipe. Avec nous tu n’as rien à craindre.
Pas convaincu, Eugenio se tut. D’ailleurs les fruits de mer arrivaient sur un grand plateau. Eugenio et Felipe remplirent leur assiette. Le chat mit ses pattes sur les genoux de Malko et réclama énergiquement sa part.
Malko aimait les chats. Il prit une huître et la déposa délicatement par terre. Le minet n’en fit qu’une bouchée et revint à la charge, en ronronnant de plus belle. Eugenio et Felipe beurraient leurs tartines. Malko prit un toast et se prépara à en faire autant quand il poussa un cri. Le chat venait de lui enfoncer ses dix griffes dans la cuisse. D’un revers de main, il repoussa l’animal et se leva d’un bond. Felipe et Eugenio restèrent stupéfaits, une huître à la main.
Le chat poussa un miaulement affreux. La gueule grande ouverte, et bavante, il se roulait par terre, en griffant le sol, la queue, et les pattes raides. Il fit un effort pour se relever, retomba sur le côté et ne bougea plus. De son museau coulait une mousse rosâtre.
Les autres clients regardaient la scène horrifiés. Felipe et Eugenio reposèrent leur huître. Malko frottait sa cuisse endolorie. Felipe bondit comme un tigre et plongea dans la cuisine. Il en ressortit vingt secondes plus tard poussant devant lui, à la pointe de son colt, le patron sanglotant et terrorisé. Felipe l’amena devant la table, prit une huître dans le plat et la lui tendit :
— Mange !
Le Mexicain tomba à genoux et égrena un chapelet de supplications, à émouvoir un bourreau chinois. Felipe le bouscula, l’homme tomba à ses pieds. Il arma son colt :
— Fais ta prière, salaud ! Si le Seigneur veut encore de toi.
Et il appuya le canon de l’arme sur la nuque.
Le Mexicain se traîna jusqu’à Malko, comme une chenille coupée en deux, et enlaça ses jambes, frottant sa joue humide contre le pantalon. Il continuait ses implorations. Felipe expliqua à Mako, en anglais :
— Il prétend qu’il ne savait pas.
L’autre se redressa et hurla :
— Je vais parler, je vais parler ! Ce n’est pas ma faute.
— Parle vite, coupa Felipe, sinon tu n’en auras plus jamais l’occasion.
Dans un flot de paroles, le Mexicain raconta son histoire. Deux hommes avaient surgi dans sa cuisine, au moment où Malko et ses amis étaient arrivés. Ils lui avaient promené un rasoir sur la gorge et donné l’ordre de servir des fruits de mer à ses trois clients. Pendant que l’un menaçait l’aubergiste, l’autre était resté dans la cuisine et avait versé sur les huîtres le contenu d’une fiole. Les deux étaient encore restés un moment, pendant qu’il servait à table. S’il avait dit un mot, on lui aurait coupé la gorge immédiatement.
— Comment étaient ces deux hommes ? coupa Felipe.
— Tout en noir. Je ne les avais jamais vus et j’espère ne jamais les revoir. Ils m’ont dit qu’ils me tueraient si je disais quoi que ce soit. La police aurait cru que les huîtres étaient mauvaises et j’aurais eu une petite amende.
Felipe lui envoya un coup de pied qui le fit rouler sur la table.
— Disparais dans ta cuisine, vermine ! Je m’occuperai de toi plus tard. Si les autres ne t’ont pas tué avant.
Les trois hommes se levèrent. Ils n’avaient plus faim.
— Allons prendre un sandwich en face, proposa Malko. Les Mayos n’ont quand même pas empoisonné tous les restaurants d’Acapulco.
Eugenio roulait des yeux effarés. Malko le prit doucement par les épaules et lui parla en espagnol :
— Petit, dit-il, je ne peux pas t’expliquer ce qui se passe. Plus tard… Mais, maintenant, tu es obligé de venir avec nous. Sinon ceux qui ont tenté de nous empoisonner te tueraient. Pour eux, tu es dangereux. Tu sais trop de choses.
— Mais je ne suis qu’un pauvre cireur de chaussures ! protesta Eugenio. Je ne sais même pas lire…
— Fais-moi confiance, coupa Malko. Je t’expliquerai plus tard. Maintenant il faut que tu nous aides.
Renonçant au sandwich, ils se dirigèrent vers le parking à gauche. Au moment où ils entraient, la Lincoln blanche de Christina manœuvrait. En passant devant eux, la jeune femme sourit à Malko et l’appela :
— Vous venez sur la plage ?
Avant qu’il ne réponde, Eugenio lui prit le bras avec véhémence.
— Pourquoi avez-vous besoin de moi, puisque vous connaissez cette femme ?
— Comment ? fit Malko. Qu’est-ce qu’elle a à faire avec cette propriété ?
— Mais elle est à elle ! protesta Eugenio.
— À elle ?
— Oui. C’était à son mari. Elle en a des dizaines un peu partout au Mexique. Celle-là, elle la prête au Chamalo. Elle n’y va jamais, parce que c’est trop loin. Mais c’est à elle, il me l’a dit.
Felipe et Malko s’étaient arrêtés. Malko bouillonnait intérieurement. Si Eugenio disait vrai, c’est Christina qui avait tenté de les empoisonner. Christina qui venait de le saluer joyeusement comme si de rien n’était…
Il n’arrivait pas à croire à une telle duplicité. Et pourtant elle seule l’avait vu avec Eugenio. Il se rappela sa phrase : « Le verre de rhum du condamné à mort… » Une rage froide l’envahit. C’était une garce, tout simplement ! Elle s’était payé un homme qui lui plaisait doublement parce qu’elle savait qu’il allait mourir. Il devrait être mort, d’ailleurs, pendant qu’elle rôtirait au soleil.
Cette pensée le décida.
— Venez, dit-il.
Il alla droit vers la Lincoln, que Christina était en train de garer, et ouvrit la portière de son côté. Le sourire de la jeune femme se figea quand Malko la poussa brutalement et prit sa place au volant.
— Monte à côté d’elle, ordonna-t-il à Felipe. Eugenio, montez derrière.
Il n’avait pas dit un mot à Christina. Furieuse elle l’interpella :
— Vous êtes fou ! Qu’est-ce que vous voulez ? Qui sont ces gens ? Sortez de ma voiture !
Malko passa le levier de vitesse et dit :
— Ma chère Christina, la plaisanterie a assez duré. Je vais en promenade et vous m’accompagnez, de gré ou de force. Nous bavarderons pendant le voyage.
Sans répondre, elle sauta sur Felipe, toutes griffes dehors. Il lui attrapa les poignets et la tint fermement, impassible. Elle lui cracha une bordée d’injures. Derrière, Eugenio ouvrait des yeux comme des soucoupes. Voir la puissante Mme Ariman se faire traiter ainsi !…
La Lincoln sortit du parking et s’engagea sur la route menant à l’aéroport.
— Où allons-nous ? demanda Malko à Eugenio.
— À Puerto-Marquès, vous tournez à gauche,
répondit le Mexicain.
— Je vous tuerai ! siffla Christina à Felipe qui la maintenait.
— Ce sera un honneur, répondit le policier. Tout bas, il ajouta : Vamos con Dios. Que Dieu nous garde !