Chapitre XIII

Du haut de l’avion, la petite ferme perdue dans la végétation avait l’air absolument innocente. On voyait à peine les bâtiments. Comment croire que c’était de cet endroit paisible que partait l’opération « Apocalypse » contre l’Amérique ? Malko soupira. La race humaine le décevrait toujours.

— Alors, on y va, avant qu’ils ne nous tirent dessus ?

Le major Clarke et son adjoint s’impatientaient. Eux, ils étaient là pour faire un boulot, et ils voulaient en avoir fini le plus vite possible.

Comme pour leur donner raison, un homme sortit d’un des bâtiments en faisant de grands gestes. Aussitôt il fut rejoint par un second, qui brandissait une arme automatique. Une longue rafale partit aussitôt vers l’avion.

Le petit bimoteur tangua, comme pris de folie : le pilote tentait d’échapper aux balles. Felipe vira au gris : s’écraser avec à bord une bombe atomique, même de poche, ça ne laissait pas beaucoup de chances de s’en sortir !…

Impassible, le major Clarke ouvrit la caisse et s’affaira autour de l’engin. Son adjoint faisait écran, car personne ne devait connaître le secret d’armement de cet engin, capable de tout dévaster dans un rayon d’un kilomètre. Juste ce qu’il fallait pour la ferme. On ne la voyait plus. Au-dessous de l’avion la jungle s’étendait verte et sans limites. Au loin, on distinguait la barre brillante du Pacifique. Le major Clarke revint vers l’avant.

— Vous avez mis combien de retard ? demanda Malko.

— Trente secondes. C’est le maximum. Nous aurons parcouru deux miles. C’est suffisant. Nous serons peut-être un peu secoués.

— Et si elle n’explosait pas ?

— Une charge classique se déclencherait dix secondes plus tard, détruisant la bombe.

— Ça vaut mieux. Quelle belle histoire pour l’ONU ! Attaquer un pays neutre et allié à la bombe atomique, en pleine paix ! Vous pouvez être sûrs que nous serions mis au ban de l’humanité.

Les cinq hommes se regardèrent, terriblement tendus. Seuls, Malko et Felipe savaient pourquoi ils allaient lâcher cette bombe,

— Demi-tour, ordonna Malko au pilote. Repassez au-dessus de la ferme. Pas plus haut que cent mètres. C’est un projectile de mortier que nous lançons, non une bombe. Après, plein gaz et tenez bien le manche.

— O.K., fit le pilote.

— Ouvrez la trappe, ordonna Malko.

L’adjoint de Clarke la repoussa. Un courant d’air glacé s’engouffra dans l’avion. Il fallait hurler pour s’entendre. Malko se rapprocha de Clarke.

— Je vais à l’avant, cria-t-il. Quand je baisse le bras, vous y allez.

Clarke inclina la tête.

Malko s’assit près du pilote, le bras droit levé. La ferme approchait. Il distinguait déjà les toits. Mais on les voyait aussi : une suite de points lumineux vint à leur rencontre. Des balles traçantes. Le pilote jura, mais descendit un peu plus bas. La ferme arrivait à toute vitesse. Il y avait sur le toit une arme qui les arrosait. Instinctivement, Malko rentra la tête dans les épaules. S’ils étaient touchés maintenant, c’était fichu. Tacata aurait le temps d’entrer aux Etats-Unis et de commencer sa vengeance. Avant qu’on ne l’arrête, il tuerait des millions de personnes.

— A gauche ! hurla Malko.

Une voiture filait sous eux par un étroit sentier. Une conduite intérieure noire. Trop tard pour lâcher la bombe sur elle !

Au même instant, Malko aperçut dans la cour la longue décapotable blanche de Christina. La jeune femme était au volant. En voyant l’avion, elle brandit le poing. Il y avait deux hommes avec elle.

Malko aperçut tout cela en un éclair. La ferme arrivait. Il baissa le bras.

D’abord, rien ne se passa. Malko éprouvait un curieux picotement sur le dessus des mains. Jusqu’à la dernière seconde il avait espéré que Christina ne serait pas là. C’est une vision qu’il aurait beaucoup de mal à oublier, cette jeune femme qu’il avait aimée, debout dans le soleil, prête à mourir.

Un bruit sourd balaya la cabine. L’avion fit un bond en avant, comme poussé par une main géante. Crispé à son manche, le pilote le maintenait tant bien que mal.

Il l’inclina un peu sur l’aile. A gauche Malko vit, montant de la jungle, un gros champignon gris.

— Formidable, hein !

Clarke lui tapait sur l’épaule, épanoui.

Malko, le visage fermé, ne répondit pas.

— Repassez au-dessus de la ferme, ordonna-t-il au pilote. Vous ne risquez rien. Il n’y a pas de retombées radioactives, avec cet engin.

Le pilote ne répondit pas. À l’arrière, Clarke ouvrit une batterie de quatre compteurs Geiger. A tout hasard.

Cette fois, le pilote réduisit les gaz au maximum. Volets baissés, ils arrivèrent au-dessus de la clairière, à moins de 200 à l’heure.

La ferme n’existait plus. Il n’y avait plus qu’une énorme tache de poussière grise qui stagnait au ras du sol, dans un rayon de 500 mètres. Quelques troncs d’arbres émergeaient, calcinés. L’espace d’une seconde, Malko aperçut une carcasse tordue : ce qui avait été la Lincoln blanche.

Jamais Christina ne verrait le beau château de Malko ! Quelle saloperie de métier ! Il avait envie de pleurer. Tous les dollars du monde ne remplaceraient jamais la peau cuivrée de la belle métisse.

Et le cauchemar n’était pas fini, puisque Tacata avait échappé presque certainement. Se sachant découvert, il n’aurait plus qu’une idée : atteindre la frontière et frapper.

— Mettez le cap sur Guadalajara, ordonna Malko au pilote. Là, nous trouverons une voiture pour continuer.

Maintenant que la bombe était lancée, la tension se relâchait. A part Malko, qui savait que Tacata était encore en liberté et plus dangereux que jamais, les autres pensaient que l’expédition était un succès complet. Le major Clarke se pencha vers Malko :

— C’est une date historique, dit-il. La première fois depuis 1945 qu’on utilise une arme atomique à des fins militaires.

— Il n’y a pas de quoi en être fier, dit Malko sèchement. Nos adversaires n’étaient vraiment pas de taille.

Le silence retomba, meublé seulement par le ronronnement des deux moteurs. Au bout d’une demi-heure, les clochers de Guadalajara apparurent dans le soleil. L’avion se posa doucement et roula vers les hangars.

Aussitôt une grosse Cadillac vint se ranger près de lui. Malko descendit le premier par une petite échelle. Entrant dans la voiture, il y trouva le général Higgins. Depuis 48 heures, celui-ci se trouvait à Mexico, sous l’apparence d’un paisible touriste américain.

— Alors ?

— La ferme est détruite. Mais le Japonais a presque certainement échappé.

Le général, de son poing fermé, frappa le siège.

— Il faut le rattraper. A tout prix. Impossible de raconter notre histoire aux Mexicains et encore moins d’alerter la population américaine !…

— Il faudra bien, pourtant, dit Malko tristement. Si Tacata parvient à franchir la frontière, il peut causer dix millions de morts. Vous savez à quelle vitesse se répand le CX 3…

— Je sais, je sais, grommela Higgins. Mais nous n’agirons qu’à la dernière minute. Tous les postes frontières sont prévenus et des patrouilles aériennes et terrestres de l’armée surveillent tous les points de passage.

Malko alluma une cigarette.

— Ce n’est pas suffisant.

— Je le sais, coupa le Général. C’est pour cela que vous allez partir immédiatement en hélicoptère, avec nos deux hommes et votre policier mexicain. Allez d’abord à la ferme, vous assurer que tout a été détruit. Et prenez en chasse le Japonais.

— Où est-ce que je vais trouver un hélicoptère ? Vous avez débarqué avec les Marines ?

L’autre haussa les épaules.

— Nous avons réquisitionné l’appareil d’une compagnie privée américaine. Un Sikorski huit places. Il vous attend au bout du terrain. Partez immédiatement. Pendant ce temps, je rends compte à Washington.

Malko remarqua alors les deux combinés téléphoniques vert olive posés sur une tablette. La voiture était un peu truquée. Pour une Cadillac du corps diplomatique !…

A regret, il s’arracha aux coussins moelleux et sortit. Felipe et les deux Américains l’attendaient.

— Nous repartons, dit-il. En hélicoptère. Il faut rattraper Tacata, qui n’est certainement pas seul. Deux ou trois Mayo doivent être avec lui. L’hélicoptère nous attend.

Dix minutes plus tard, ils volaient de nouveau au-dessus de la forêt. Malko profita de son inaction forcée pour brosser soigneusement son costume d’alpaga, imprégné de poussière comme un vieux châle.

Au-dessus de la ferme, le paysage n’avait pas changé, mais la poussière était presque dissipée.

— Vous allez descendre très doucement, ordonna Malko au pilote de l’hélicoptère. Si je vous dis « stop », vous remontez immédiatement.

Armé d’un compteur Geiger, Malko observa la descente. L’appareil cliquetait très faiblement, mais à aucun moment l’aiguille ne dépassa la barre rouge indiquant la limite des radiations dangereuses. L’hélicoptère se posa doucement, au milieu d’un nuage de poussière, et le pilote arrêta le rotor.

Quand le bruissement des pales se fut tu, Malko remarqua le silence absolu. D’ordinaire, la jungle est bruyante de cris d’oiseaux et d’insectes. Là, on se serait cru à cent mètres sous terre.

Tous descendirent.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda le pilote. On dirait une éruption volcanique.

— C’est à peu près cela, dit Malko, sans insister.

Il se dirigea vers ce qui avait été les bâtiments de la ferme.

Quelques pans de murs tenaient encore debout, recouverts d’une couche brillante : sous l’effet de la terrifiante chaleur, la pierre s’était vitrifiée. Le général Higgins pouvait être tranquille. Les « cultures » de Tacata n’existaient plus, car aucun être vivant ne peut supporter une température d’un million de degrés.

Malko n’avait pas le courage d’aller jusqu’à la carcasse noircie de la Lincoln, à l’autre bout de la clairière. Il était sûr de ne rien trouver : tout avait fondu.

Ils remontèrent dans l’hélicoptère. Le pilote était très intrigué. Si on lui avait dit la vérité, il se serait sauvé en hurlant.

Volant au ras des arbres, ils tentèrent de suivre la route, chose assez facile, car elle épousait étroitement le contour de la vallée.

— Ils ont pu s’échapper, murmura Felipe. Autrement, nous aurions déjà trouvé la voiture.

— Cela va être dur, de les rattraper, dit Malko, si on ne les coince pas avant la tombée de la nuit.

— D’autant plus que les frères Mayo sont du pays et ont certainement prévu des planques. S’ils passent par la Basse Californie, autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

— Regardez, cria le pilote.

La route sortait de la forêt et devenait une large piste découverte, serpentant vers le nord, vers la frontière. Mais il n’y avait rien en vue.

— Quelle distance, jusqu’à la frontière ? demanda Malko.

— Six ou sept heures, en roulant vite, s’ils prennent la route directe. Mais ils perdront du temps à passer la douane et la police. S’ils passent… Ils ont près de quatre heures d’avance.

A mesure qu’ils remontaient vers le nord, le paysage changeait. La jungle faisait place à une sorte de savane moutonnée.

Ils passèrent plusieurs petits villages. Mais la piste était toujours aussi déserte.

— J’ai encore une demi-heure d’essence, annonça le pilote. Il faut que je m’arrête à Los Mochis sinon nous tombons en carafe.

Malko écarquillait les yeux. Soudain, il vit un point noir disparaître derrière une colline, un peu à gauche de la route.

— C’est eux, cria-t-il au pilote. Là devant !

L’hélicoptère s’inclina et le pilote augmenta légèrement la vitesse. Maintenant, ils volaient le long de la route, à dix mètres du sol. Ils parvinrent très vite à l’endroit où Malko croyait avoir aperçu quelque chose. En effet, à cet endroit, la piste se divisait.

— Prenez à gauche, ordonna Malko.

La nouvelle piste s’enfonçait entre des collines calcaires. Ils n’eurent pas longtemps à attendre. La voiture noire était là, cachée sous un arbre, portières ouvertes. L’hélicoptère s’arrêta dessus en vrombissant.

— Ne restez pas là…

Malko n’eut pas le temps de finir. Devant lui, le plexiglas de la cabine vola en éclats. Il se rejeta en arrière. L’hélicoptère trembla, sous le choc des impacts. Tacata et ses hommes leur avaient tendu un piège. Ils étaient bien en avant de la voiture, cachés sous le feuillage.

Un jet d’huile jaillit sous le nez de Malko. Derrière lui, Clarke jura et lâcha une rafale de mitraillette.

— Accrochez-vous, on se pose, annonça le pilote.

Le choc fut brutal. Malko donna du front contre le plexiglas et demeura inconscient quelques secondes. Il sentit qu’on le tirait par les épaules. Plusieurs détonations claquèrent à ses oreilles.

Quand il reprit complètement connaissance, il était couché dans un fossé, son beau complet était plein de terre et à côté de lui, Clarke, la mitraillette en batterie, ne bougeait pas. Un peu plus loin son adjoint brandissait un gros colt 45.

Clarke se leva, l’arme à la hanche.

— Ils sont partis. C’était bien joué.

La voiture noire avait disparu. L’hélicoptère avait piteuse allure. Le train avait cassé sous le choc et une des pales s’était fichée en terre. Inutilisable.

— La radio marche ? demanda Malko.

— En miettes, répliqua le pilote de mauvaise humeur. Vous auriez dû me prévenir qu’on faisait la guerre, j’aurais pris mon armure.

— Où sommes-nous ? demanda Clarke.

— À 50 kilomètres du premier village, fit amèrement le pilote. Une paille ! En courant, on fera ça en deux heures. Si vous êtes capable de courir pendant deux heures.

— Pour la radio, vous êtes sûr ? demanda Felipe.

Il avait une énorme bosse au front et sa veste était déchirée.

Les quatre hommes se regardèrent. La situation n’était pas brillante. Dans deux heures, la nuit serait tombée. Tacata serait loin. Sauf miracle…

— Il n’y a pas de temps à perdre, dit Malko. Mettons-nous en route. Il faut atteindre un endroit d’où nous puissions donner l’alarme.

Se tournant vers le pilote, il lui suggéra :

— Si vous n’avez pas envie de marcher, restez là. On vous enverra du secours.

L’Américain n’avait pas l’air très chaud. Mais marcher toute la nuit, c’était encore moins alléchant.

— Entendu. Je reste. Bonne chance pour la balade. La prochaine fois, demandez une forteresse volante. C’est mieux, pour ce que vous faites.

Malko prit la tête de la caravane. Clarke avait gardé sa mitraillette, qu’il traînait à bout de bras. Pendant ce temps-là Tacata roulait à cent à l’heure vers sa vengeance.

La nuit tomba très vite. Les quatre hommes marchaient en silence. A part Felipe, les trois autres avaient l’air de ramper. Malko, en particulier, pestait intérieurement. Il aurait dû prévoir la ruse du diabolique petit Japonais. Et maintenant, l’autre avait repris l’avantage.

Neuf heures. Si tout se passait bien, ils arriveraient au premier village vers minuit. Débarquer à cette heure-là dans un village mexicain perdu, ça promettait ! Avec un peu de chance, ils termineraient à dos d’âne.

— Une voiture ! s’écria Felipe.

Des phares arrivaient vers eux. À un kilomètre.

— Cachez-vous, fit le Mexicain. S’il voit quatre hommes, il ne s’arrêtera jamais. Je vais me mettre au milieu de la route.

Les trois hommes plongèrent sur le bas-côté.

Clarke arma sa mitraillette :

— Moi, je ne continue pas à pied, grommela-t-il. Il a intérêt à s’arrêter.

Felipe, au beau milieu de la route, agitait les bras. Le véhicule approchait. C’était un camion.

Le chauffeur aperçut Felipe. Il klaxonna plusieurs fois. Felipe ne bougeait pas, agitant les bras de haut en bas ; le geste qui signifie « stop » dans tous les pays du monde. Clarke suivait le camion dans le viseur de sa mitraillette… si le chauffeur avait vu son expression, il aurait accéléré.

Au dernier moment, il freina pour ne pas écraser Felipe. Aussitôt le policier sauta sur le marchepied. Clarke bondit de son fossé, Malko et Philipps sur ses talons.

Il y eut un concert de hurlements : sur le chargement de liège, il y avait une vingtaine de personnes !

Le camion fit un bond en avant, eut un hoquet et stoppa. Une masse épaisse jaillit de la cabine : le chauffeur se releva le premier et tira de sa botte un long couteau.

Hold it !

Clarke avait crié en anglais. Le Mexicain ne comprit pas, mais il vit le canon de la mitraillette braqué sur son ventre et laissa tomber son couteau. Il se mit à injurier le groupe, les promettant à la potence, au minimum. Quand Felipe expliqua qu’il était policier, l’autre ne l’écouta même pas…

Il fallut une demi-heure de palabres pour éclaircir un peu la situation. Mais quand Felipe lui ordonna de faire demi-tour, le chauffeur, de rage, se roula par terre, et déclara qu’on lui passerait plutôt sur le corps. Le chœur antique des passagers renchérit. Clarke fut obligé de brandir sa mitraillette. Sous la menace de l’arme, le chauffeur monta derrière et Felipe prit le volant. Malko et Philipps se tassèrent à côté de lui. Clarke restait sur le marchepied, pour prévenir tout incident. Après un demi-tour grinçant, le camion se lança vers le nord.

— Foncez, fit Malko.

Felipe haussa les épaules.

— Si je dépasse 50 milles, je casse tout…

Mais il grimpa à 65 milles et s’y tint. Pas un instrument ne marchait. Un phare éclairait le ciel. Après plusieurs secousses, la poignée de la portière tomba sur les genoux de Malko. Il la jeta par la vitre ouverte. De derrière parvenaient les hurlements effrayés des « passagers ». Accroché à sa portière, Clarke avalait un cent de moustiques à la minute.

Ils passèrent ainsi en trombe des villages endormis. Felipe avait décidé d’aller jusqu’à Los Mochis, un gros bourg où ils pourraient trouver un moyen de transport. Ils y furent à minuit. Sur la place, l’arrivée du camion fit sensation. En vingt secondes, il y eut cinquante personnes agglomérées autour du véhicule. Les passagers pleuraient et criaient. Une femme vint vociférer sous le nez de Clarke. De ses explications confuses, il ressortait que son mari, durant la course folle, était tombé du camion…

Clarke répondit dignement que le gouvernement américain la dédommagerait de sa perte. Il était crevé et n’avait pas envie de discuter.

Le chauffeur du camion embrassait le capot de son véhicule comme si c’était sa mère. Il l’avait vu dix fois dans un ravin et c’était son gagne-pain. Finalement, il remercia la madone à genoux.

Felipe avait disparu. Il revint avec un homme complètement endormi : le chauffeur de taxi de l’endroit. Pour 1000 pesos, il acceptait de les conduire à la frontière, c’est-à-dire à Mexicali. En se dépêchant, ils y seraient le lendemain matin. Il alla chercher son taxi, une vieille Pontiac, et les quatre hommes y montèrent. À la sortie du village, le poste d’essence était encore ouvert. Felipe descendit, interrogea le pompiste et revint :

— La voiture est passée, il y a environ trois heures. Avec trois hommes au moins. Ils allaient vers le nord.

— Bon, allons-y, répondit Malko.

Les premiers kilomètres furent effroyables. Somnolent, le Mexicain naviguait d’un bord à l’autre de la route. Ils frôlèrent un camion et manquèrent de peu une vache errante. Tous les dix kilomètres, Felipe bourrait le chauffeur de coups de coudes, pour l’empêcher de s’endormir complètement. À l’arrière, Malko tassé entre les deux Américains essayait vainement de dormir. Traquer un Japonais fou, du fond d’un taxi mexicain, c’est quand même ce qu’il avait fait de pire au cours de sa vie aventureuse.

Il y eut un coup de frein terrible. La voiture tangua. Malko reçut dans le ventre les 100 kilos de Clarke. Une masse sombre défila devant lui. Le chauffeur n’avait pas vu un virage et continué tout droit dans un champ.

Heureusement, il n’y avait pas de fossé. Mais, cette fois, Felipe prit le volant et Malko ferma l’œil.

La bouche pâteuse, il fut réveillé par Clarke qui le secouait.

– Vite ! Ils sont devant nous, soufflait l’Américain.

Malko ouvrit tout à fait les yeux. Ils étaient arrêtés sur le bas-côté de la route. À cinquante mètres devant, la voiture noire, immobile sous un arbre, il faisait déjà presque jour, mais la buée s’était déposée sur les vitres de la voiture, empêchant de voir à l’intérieur. Felipe, Clarke et Philipps étaient accroupis derrière des arbres, l’arme au poing.

Ou les occupants de la voiture noire dormaient, ou ils s’étaient enfuis. Malko s’approcha jusqu’à dix mètres. C’était bien la voiture qui avait échappé à la bombe. Sa mémoire étonnante l’avait photographiée.

Clarke rejoignit Malko :

— On leur balance une grenade ?

— J’ai l’impression qu’ils sont partis, dit Malko. Tirez une rafale en l’air, pour voir. De toute façon, ils sont coincés.

— Je vais voir, dit Clarke.

Il se leva, et, la mitraillette à la hanche, s’avança vers la voiture. Rien ne bougea. Il ouvrit brusquement la portière arrière.

— C’est vide, cria-t-il.

Les autres s’approchèrent. La voiture était vide, mais pas tout à fait : sur le siège avant, il y avait deux cadavres.

Malko se pencha sur eux et retourna le corps affalé sur la banquette. D’abord il crut qu’il s’agissait d’un des frères Mayo. C’était un Mexicain à moustache, jeune, l’air étonné. Il avait reçu un coup de poignard dans le dos, à la hauteur du cœur.

Clarke dégagea l’autre corps et l’étendit sur le bas-côté.

Lui aussi avait été poignardé par-derrière. Les deux corps, chose singulière, étaient en sous-vêtements et en chaussettes…

Malko les regardait. Pourquoi ces meurtres ? Et pourquoi cette mise en scène ? Il se glissa derrière le volant de la voiture et mit en marche. La clef était au tableau de bord. Le moteur toussa, mais ne démarra pas : plus d’essence.

Cela expliquait pourquoi Tacata et les Mayo avaient abandonné leur véhicule. Quant aux vêtements, ils avaient peut-être eu peur que les leurs aient été soumis à des radiations mortelles. Tacata, homme de science, avait certainement reconnu l’explosion d’une bombe atomique.

En fouillant sous le siège arrière, Malko découvrit une grande boîte de cornflakes à moitié pleine : Tacata avait oublié son déjeuner : l’estomac fragile, c’était sa seule nourriture.

— Continuons, dit Malko. Il faut les rattraper avant qu’ils ne franchissent la frontière.

Ils remontèrent tous en voiture et Felipe reprit le volant. Le chauffeur ne s’était même pas réveillé.

Le jour se levait. Il commençait à y avoir de la circulation. Malko tâta son menton rugueux. Il avait horreur d’être mal rasé. Une sourde angoisse lui serrait le ventre. Ils avaient beau rouler à 100 milles à l’heure, le Japonais avait au moins trois heures d’avance, trois heures pendant lesquelles il pourrait provoquer des catastrophes. Qu’il parvienne à une grande ville comme San Diego ou Los Angeles, et cela signifierait des milliers de morts. Et maintenant ils ignoraient dans quelle voiture l’Asiatique se trouvait.

Mexicali était encore désert lorsqu’ils y parvinrent. Seul le poste de douanes était ouvert. Felipe s’y présenta avec Malko. Il fallut dix minutes au fonctionnaire endormi pour qu’il comprenne que Felipe était policier et avait besoin de téléphoner.

On les brancha enfin sur le poste frontière américain d’El Centro, la ville jumelle de Mexicali. Clarke prit l’appareil. Il fit appeler un capitaine,

Clarke se présenta et commença à expliquer qui il était. Le capitaine le prit de haut.

— Capitaine, hurla Clarke, si vous ne voulez pas balayer la cour de votre caserne pour le restant de vos jours, je vous conseille de faire ce que je vous dis. Vous allez ordonner au F.B.I. et à toutes les polices de l’Etat, de rechercher les trois hommes dont je vais vous donner le signalement. Et vous allez fermer tous les postes frontières avec le Mexique !

— Mais vous êtes fou ! gémit le capitaine. Vous ne vous rendez pas compte qu’il y a cinq mille personnes qui passent ici tous les matins pour venir travailler. Ça va faire une émeute.

— Je m’en fous, hurla Clarke. Trois individus qui présentent le plus grand danger pour la sécurité des Etats-Unis tentent en ce moment de franchir la frontière. Il faut les en empêcher à tout prix.

Il donna ensuite le signalement de Tacata et des frères Mayo. Puis donna à l’officier un numéro de San Diego pour qu’il l’appelle immédiatement. Ainsi il vérifierait auprès du F.B.I. son identité.

— Un Japonais haut comme trois pommes et tout jaune, ça ne doit pas être facile à manquer, conclut-il.

Quand il sortit du poste de douanes, il était enfin réveillé. Felipe, lui, dormait sur le volant.

— Faisons-nous conduire au poste frontière, proposa Malko. Nous trouverons un véhicule plus facilement.

Ils s’engagèrent dans le no man’s land qui séparait les deux frontières. Il n’y avait que des motels miteux et fermés, quelques boutiques misérables. Soudain, ils virent une voiture arrêtée devant un motel. Elle avait une grande antenne à l’arrière et deux phares sur le toit.

— Une voiture de police, fit Felipe. Ils vont pouvoir nous aider.

Il donna un grand coup de klaxon et vint se ranger près de la voiture. Effectivement, sur la portière, il y avait un écusson et une inscription en lettres dorées : Policia Federale. A l’avant, deux hommes en tenue bleue et casquette. En apercevant la voiture, ils descendirent et vinrent encadrer le véhicule de Malko.

Un des policiers ouvrit la portière arrière. Malko leva la tête.

Un des frères Mayo le contemplait, derrière le canon d’un gros colt. La tenue de policier lui allait très bien. Au même moment, à l’autre portière, l’autre Mayo neutralisait Clarke et Felipe.

— Bonjour, fit le premier des Mayo. Nous vous attendions. Je suis heureux que vous soyez arrivés à bon port.

— Ainsi c’est vous qui avez tué les deux policiers ! dit calmement Malko.

— Exactement. Comme nous allons vous tuer. Quand vous nous aurez servi…

Il se pencha un peu plus vers Malko et, du canon du pistolet, le frappa brutalement sur la tempe.

— Salaud ! Mes frères étaient dans la voiture blanche. Ils n’ont pas pu sortir, eux. Je te découperai en morceaux, pour ça !…

Malko crut que son front éclatait. Mais il ne dit rien. À l’avant, Felipe avait vu la scène.

— Doux Jésus ! dit-il doucement.

Et il mit la main sur la crosse de son pistolet. Mayo l’avait vu. Il frappa de toutes ses forces sur la nuque. Le Mexicain s’effondra comme une masse sur le volant.

— Tenez-vous tranquille, si vous ne voulez pas mourir tout de suite, siffla Mayo. D’abord, descendez.

Ils obéirent. Sauf Felipe. Un des Mayo lui retira son pistolet, et le jeta dans la voiture de police.

— Nous n’avons pas besoin de tout le monde, dit méchamment Mayo.

Le chauffeur de taxi ouvrait des yeux stupéfaits. Il n’eut pas le temps de réfléchir beaucoup. Mayo II passa derrière lui et frappa de toutes ses forces, avec la crosse du pistolet. On entendit craquer les os. L’homme tomba comme une masse. Se retournant, Mayo frappa Philipps de la même façon. Quand il fut à terre, il lui envoya un coup de pied en plein visage.

Tous ses muscles bandés, Clarke se préparait à bondir. Un des Mayo sourit cruellement et arma le chien de son pistolet :

— Allez, viens, ordure ! Ça épargnera de te transporter.

Clarke cracha par terre.

— Vous ne gagnerez pas, dit-il. Dans une heure, vous aurez derrière vous toute l’armée et toute la police des Etats-Unis. Ils vous rattraperont, même s’ils doivent faire le tour du monde.

— Nous aurons eu le temps de nous venger, dit une petite voix grinçante derrière l’Américain. Mais vous ne serez plus de ce monde pour le voir.

Yoschico Tacata, sans qu’on le remarque, était sorti de la voiture de police. Frileusement engoncé dans un pardessus, il paraissait encore plus ratatiné et plus petit. Son visage jaune était gris de fatigue. Mais ses minuscules yeux noirs brillaient méchamment.

Il sautilla autour du groupe et vint devant Malko.

— Vous avez détruit tout mon travail, grinça-t-il. Mais il me reste encore le beau cadeau que vos amis américains ont eu la stupidité de me faire. Il ricana. Et que je vais leur rendre, mon cher… Grâce à vous !

Malko avait mal au front à hurler, mais il eut la force de dire :

— Vous n’allez quand même pas tuer des milliers de personnes, comme cela, sans motif !

— Sans motif ! La voix du Japonais s’étrangla.

— J’ai un motif, le plus noble qui soit : la vengeance. Est-ce que vos aviateurs ont eu pitié de mes frères, il y a vingt ans, à Hiroshima ? Vous pensiez que vous seriez les plus forts, que le Japon n’existait plus. Eh bien, il existe, monsieur ! Les Américains vont s’en apercevoir. D’ailleurs, assez parlé, nous perdons du temps.

Sans mot dire, il remonta dans la voiture de police. À ce moment un bruit de moteur fit tourner la tête à Malko. Un camion arrivait.

C’était leur dernière chance. Au moment où le camion arrivait à la hauteur du groupe, Malko hurla en espagnol :

— Au secours, aidez-nous ! Ce sont des bandits.

Les Mayo éclatèrent de rire et firent au camionneur un signal joyeux. Malko se tut. C’était vrai. Quel spectacle plus rassurant, que deux policiers en uniforme interrogeant des contrebandiers ?…

Quand le camion se fut éloigné, l’un des Mayo alla prendre dans la voiture de police une bouteille de whisky. Il la déboucha et entreprit d’en arroser Malko, Felipe et Clarke. La bouteille vide, il la jeta.

— Et voilà trois beaux ivrognes ! ricana-t-il. Profitez en bien, c’est la dernière cuite que vous prenez.

Il prit Felipe et le traîna dans la voiture de Police, après lui avoir redonné un coup sur la nuque. Il l’allongea sur la banquette.

— À toi, salaud, dit-il à Malko.

L’Autrichien ne put éviter le canon du pistolet. Une douleur fulgurante lui traversa le crâne et il tomba.

Trois minutes plus tard, la voiture de police démarrait. Le chauffeur de taxi et Philipps, assommés, étaient restés dans le coffre de la Ford.

Malko, Felipe et Clarke gisaient sur la banquette arrière. Tacata, allongé par terre, se trouvait complètement caché par eux. La cravate défaite, on aurait dit trois joyeux ivrognes après une nuit de bringue. À cinq mètres, on reniflait l’odeur du whisky.

— Voilà la frontière, annonça le Mayo qui conduisait.

— Mets en route la sirène, dit son frère.

La barrière était baissée. Un factionnaire mexicain regardait venir la voiture de police. De l’autre côté, à deux cents mètres, on voyait le poste américain, avec la bannière étoilée.

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