L’odeur, dans la voiture, était insupportable. José Bolanos, serré entre les deux pistoleros, exhalait une senteur âcre et douceâtre à la fois, faite de sueur, de saleté et de cette fade odeur de mort qu’on retrouve partout au Mexique. Malko frissonna. Les cellules ne devaient pas être joyeuses.
Les deux pistoleros, eux, sentaient la poudre. C’eût été normal si ce n’avait pas été de la poudre de riz bon marché, dont ils s’arrosaient pour effacer le relent suri de leurs vêtements. Depuis que Malko les avait vus, ils avaient toujours les mêmes chapeaux noirs à large bord, les mêmes chemises jaunes avec cravate assortie, les mêmes costumes rayés bleu, étroitement boutonnés et les mêmes chaussures très pointues, « pour les coups de pied ». Plus, bien entendu, les colts nickelés passés dans la ceinture. Ils devaient se coucher sans même retirer leurs chapeaux. « Toujours prêts à servir. »
Felipe conduisait. Chaque fois qu’il passait devant une église, il esquissait un discret signe de croix. Par sympathie, les pistoleros inclinaient la tête. Quelle équipe !
— Nous allons encore loin ? demanda Malko.
— C’est ici, señor SAS, répondit Felipe.
C’était une espèce de terrain vague, entouré d’une palissade. Un garde indiscutablement endormi était posté à l’entrée. Les pistoleros tirèrent brutalement Bolanos de la voiture et firent luire leur artillerie au soleil.
Ils entrèrent les premiers, bottant joyeusement les fesses du prisonnier.
En examinant les lieux, Malko eut un froncement de sourcil. Il n’y avait au milieu du terrain qu’un poteau, fort semblable à un poteau d’exécution… D’ailleurs, les deux pistoleros étaient déjà en train d’y ficeler Bolanos.
— Hé, fit Malko, vous n’allez pas le tuer tout de suite !
Felipe découvrit ses dents d’ivoire.
— Non, non, señor SAS : Quand vous voudrez, vous le tuerez vous-même. Il est à vous. Ici, c’est la salle d’interrogatoire especial. Il faut savoir qui lui a donné l’ordre de vous tuer.
— Comment allez-vous faire ?
— Regardez, señor SAS. Nous ne sommes pas des sauvages. Ici, il n’y a pas de baignoire ni d’électricité. On se traite en homme. D’ailleurs c’est seulement la première partie.
Felipe s’approcha du prisonnier attaché au poteau.
— Es-tu décidé à parler, chien immonde ? demanda-t-il presque allègrement.
Bolanos haussa les épaules et répondit par une obscénité.
— Que Notre-Dame de la Gratitude te protège ! conclut Felipe affectueusement. Et il le gifla à toute volée.
— Il avait blasphémé, expliqua-t-il à Malko. C’est un homme sans foi ni loi.
Il fit un signe aux deux pistoleros, qui s’étaient assis sur une caisse. Ils se levèrent d’un bond et sortirent leurs obusiers nickelés.
— Prenez place, dit aimablement Felipe, en désignant la caisse.
Les deux hommes se rassirent sur les planches, comme sur les gradins d’une arène. Le toro s’appelait José Bolanos, et il ne voulait pas du tout être mis à mort. Attaché à son poteau en plein soleil, la sueur commençait à couler sur son visage, mais il demeurait impassible.
Fermé par des palissades de bois, le terrain vague constituait un petit monde isolé.
Un des pistoleros s’approcha du prisonnier et glissa entre ses lèvres un long cigarillo noirâtre, à moitié fumé.
Bolanos tira dessus avec avidité.
L’autre se retourna avec un geste de serpent et même Malko ne le vit pas sortir son pistolet.
La moitié du cigarillo disparut.
Le second pistolero eut un geste aussi rapide, et le mégot du cigarillo fut arraché des lèvres de Bolanos.
Les deux hommes éclatèrent de rire et se tapèrent sur les cuisses en remettant leurs armes dans leur ceinture. Bolanos était pâle comme un mort et Malko assourdi par les deux détonations.
Felipe hocha la tête, approbateur.
— Ils sont très adroits.
En tous cas, personne ne devait se plaindre deux fois de leur maladresse.
On remit entre les lèvres de Bolanos un second cigarillo. Il le cracha. Nettement désapprobateur, le premier pistolero le ramassa et le lui planta dans l’oreille droite. Puis il se recula en riant largement :
— Ne bouge pas, hombre, ou tu seras sourd comme un pot !
Bolanos cracha une bordée de jurons, mais ne bougea pas. Le second pistolero envoya son pistolet en l’air, le rattrapa et tira.
Le cigarillo disparut de l’oreille.
Ce fut ensuite le tour de la seconde oreille, puis des deux à la fois. Cette fois, les deux pistoleros tirèrent en même temps. Eberlué, Malko assistait à cet étrange numéro de tir à la cible vivante. Bolanos faisait bonne contenance, mais il était gris. Les énormes balles de 45 qui le frôlaient lui auraient fait éclater la tête, à cette distance-là.
Pendant que les deux pistoleros rechargeaient leurs barillets, Felipe revint vers Bolanos et lui demanda poliment qui l’employait.
Le prisonnier eut encore la force de lâcher une bordée de jurons, qui choqua profondément Felipe.
— Continuez, ordonna-t-il à ses deux sbires.
— Vous n’avez jamais d’accident, demanda Malko.
— Rarement, señor SAS, rarement. On se déshonore quand on abîme les gens. Mais les prisonniers, eux, ne le savent pas. Ils croient que c’est très dangereux. En tout cas, c’est très mauvais pour les nerfs. Après ça, le soir, on dort mal.
Ou trop bien, pour longtemps…
La fusillade reprit. Les cigarillos épuisés, les boutons de la veste de José Bolanos sautèrent un à un. Puis sa ceinture.
Il y eut une variante de Guillaume Tell, avec un avocat posé en équilibre sur la tête du prisonnier. Troué comme une écumoire, le fruit termina sa carrière dans un coin du terrain.
Bolanos réagissait moins. On discernait maintenant chez lui un tremblement convulsif du bras gauche. Comme le plus coquet des pistoleros lui tournait le dos et entreprenait de faire sauter un mégot, vraiment très court, en visant dans une petite glace, il eut un faible cri de protestation.
Felipe bondit sur ses pieds.
— Tu veux parler ?
Bolanos s’était déjà repris. Felipe fit signe de continuer.
— Ça commence à marcher, señor SAS.
Les pistoleros ouvrirent de nouveau un feu nourri, avec entrain. On se serait cru à la bataille des Alamos. Les balles sifflaient autour de Bolanos comme des guêpes mortelles.
Malko s’aperçut qu’une dizaine de gamins s’étaient hissés sur les palissades et assistaient au supplice avec des glapissements de joie.
Soudain, un des pistoleros sortit de sa poche un mouchoir rouge et, l’air sinistre, vint le glisser dans la pochette de Bolanos, juste à la place du cœur.
— Adios, señor, dit-il sobrement.
— Les meilleures choses ont une fin, ajouta le second.
— Nous n’avons droit qu’à une balle, reprit le premier. Tirée par-dessus l’épaule, à vingt pas. Si je rate, vous aurez la vie sauve.
C’est-à-dire autant de chances que de vider le Pacifique avec une petite cuillère…
Le premier pistolero s’éloigna à pas lents. Le second resta près de Bolanos. Pour le coup de grâce.
Malko comptait les pas ; quinze, seize, dix-sept…
C’était vraiment la corrida de muerte, chère aux Mexicains.
Dix-huit, dix-neuf…
— Non ! hurla Bolanos, au moment où l’autre allait se retourner. Je vais parler.
— Qu’on aille lui chercher à boire, ordonna Felipe. Et apportez-moi aussi une bière.
Déçus, les gamins huèrent Bolanos. Un pistolero les fit taire en tirant deux coups en l’air. Abruti de soleil et de chaleur, Malko aurait avalé un tonneau de vodka-tonic, boisson inconnue dans cette contrée.
La tête sur la poitrine, Bolanos semblait évanoui. De longues rigoles de sueur coulaient sur son visage, mêlées à la poussière rougeâtre. Sa veste aux boutons arrachés pendait lamentablement.
Le premier pistolero revint, précédant un garçon de café avec un plateau chargé de verres. Honneur au vaincu ! On servit d’abord Bolanos. Claqué affectueusement par le pistolero, il reprit conscience et avala d’un trait la bière. Felipe fit de même et paya le garçon, qui repartit, sans risquer le moindre commentaire. Il est vrai que, dans un pays où l’on vend les pistolets dans les pharmacies !…
— Retournons au bureau, dit Felipe. Le señor Bolanos va parler et il faut enregistrer la déposition. Vamos, señor SAS.
L’odeur était encore pire qu’à l’aller. Les deux pistoleros babillaient gaiement de détails techniques et Bolanos somnolait.
Après la chaleur du terrain, le bureau de Felipe parut délicieusement frais à Malko. Bolanos, toujours attaché, s’effondra sur une chaise. Felipe mit une feuille de papier dans sa machine et dit à Malko :
— Je crois que je l’interrogerai mieux tout seul, señor SAS. Vous pouvez vous reposer dans la pièce à côté. Il y a des fauteuils. Revenez dans une demi-heure.
Malko ne se le fit pas dire deux fois. Son costume était tellement imprégné de poussière que la moindre tape en faisait jaillir un nuage. Avec sa pochette, il entreprit de se nettoyer et de frotter ses lunettes. Il plia soigneusement sa veste et s’allongea dans le fauteuil. Aucun bruit ne venait de la pièce d’à côté.
La chaleur aidant, Malko s’assoupit. Lorsqu’il se réveilla en sursaut, une heure avait passé. Il remit sa veste et frappa à la porte du bureau de Felipe.
Pas de réponse.
Il entra.
Felipe dormait, affalé sur son bureau. La chaise où Bolanos avait été assis était vide. Intrigué, Malko fit le tour du bureau. La feuille de la machine était toujours blanche.
Malko secoua Felipe. Le Mexicain grogna, mais ne bougea pas. Il fallut que Malko lui prenne les cheveux à pleine main et lui secoue violemment la tête pour que le policier ouvre les yeux. Il se dressa et fit quelques pas dans la pièce, en titubant légèrement.
« Mais il est ivre mort ! » se dit Malko. Pourtant Felipe ne sentait pas l’alcool.
Il était revenu s’asseoir derrière son bureau. Il avait maintenant les yeux grands ouverts, mais ne semblait pas voir son interlocuteur.
— Felipe, cria Malko, qu’est-ce qu’il y a ?… Où est Bolanos ?
Le policier le regarda, sans comprendre.
— C’est un salaud, murmura-t-il. Un salaud.
Malko sursauta.
— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
Felipe tapa du poing sur la table.
— Ma femme, il veut ma femme ! Mais je le tuerai, si je le prends à rôder autour d’elle !
— Mais qui veut votre femme ? répéta Malko. Il n’y comprenait plus rien.
Le policier s’anima tout d’un coup. Il frappa du poing sur son bureau. Ses yeux étaient grands ouverts, mais avec un regard fixe, étrange. II menaça Malko de son doigt tendu :
— Hombre, je ne dis rien mais je remarque tout ! Trois fois, depuis six mois, je suis parti pour Taxco où je n’avais rien à faire. Je sais qu’il veut m’éloigner pour la voir tranquillement. Il a de l’argent, une belle voiture. Il croit que toutes les femmes peuvent être à lui, comme ça, comme des putas !… Mais pas la mienne, Señor ! Pas la mienne !
Il se tut un instant.
— Vous savez ce que j’ai fait, la dernière fois ?… Avant de partir en mission… S’il le savait, il me révoquerait !
En confidence, il se pencha vers Malko :
— J’ai glissé une livre de sucre dans son réservoir d’essence. Il a trépigné pendant une heure, paraît-il. Vous pensez !… le puissant capitaine Herrero de la Policia Especiale, victime d’un tour de voyou ! Je riais tout seul sur la route. Le mecanico, il a mis deux jours à nettoyer tous les tuyaux.
Satisfait, Felipe se tut. Son regard était toujours aussi étrange. Il était drogué. Mais par qui et comment ?… Les complices de Bolanos devaient avoir des intelligences dans la place, pour être parvenus à droguer le policier dans son bureau et à faire évader le prisonnier.
Felipe continuait à parler tout seul. Il appela Malko et lui montra un coin de la pièce :
— Regardez, Señor, comme elle est belle !
Dans la direction indiquée, il n’y avait que le mur sale et une vieille affiche.
Extasié, Felipe murmura :
— Une tête de vierge et un corps, Señor, un corps !… Dieu n’a jamais fait mieux. Regardez ce balancement… Ce port ! C’est une déesse, ce n’est pas une femme. Et ces longs cheveux noirs !…
Malko commençait à être sérieusement inquiet, Bolanos avait disparu et Felipe était fou. Belle journée !… Il décida de tenter une expérience. Il avait lu pas mal de choses sur les drogues mexicaines.
— Venez, dit-il à Felipe, avec autorité.
Docilement, le Mexicain se leva et le suivit. Les couloirs de la Securitad étaient déserts. C’était l’heure de la sieste. Jusqu’à la sortie ils ne rencontrèrent personne.
En face, il y avait un bistrot.
— Traversons, dit Malko.
— Si, Señor, acquiesça docilement Felipe.
Si Malko n’avait pas retenu le malheureux, il se serait fait écraser par une voiture. Il obéissait comme un automate.
Dans la cafétéria bonne surprise : les deux pistoleros dévoraient des tamales à la sauce verte. En voyant Malko et Felipe, ils se levèrent d’un bond et ôtèrent leurs chapeaux. Felipe les regardait sans les reconnaître. Malko expliqua :
— Il est drogué. Aidez-moi à le soigner.
II avait parlé espagnol. Les deux pistoleros se regardèrent. Le premier lâcha une bordée de jurons espagnols et indiens, à faire s’écrouler une cathédrale. Le second vola comme une fusée à travers la rue. Il devait aller chercher Bolanos.
Bon réflexe, mais tardif.
Le premier avait tiré de sa poche une petite fiole, contenant une poudre blanche. Il en versa une grosse pincée dans un verre d’eau et le fit boire à Felipe.
Le résultat ne se fit pas attendre. Felipe devint blanc comme un mort, puis vert, puis rouge, s’accrocha au comptoir, vomit un jet de bile, redevint vert, bava, éructa des mots incompréhensibles et s’affala par terre, secoué de tremblements.
Compatissant, le pistolero hocha la tête et dit à Malko :
— C’est une médecine très forte. Quand vous avez trop bu, c’est très bon. Il tendit la fiole à Malko. Si vous voulez…
— Merci, fit Malko, je ne bois jamais.
Il faut dire que l’aspect de Felipe n’était pas engageant. On aurait dit un épileptique en pleine crise. Effaré, le patron de la cafétéria regardait la scène sans intervenir. Les pistoleros avaient bonne réputation en ces lieux.
Le second revint, l’air plus sombre que jamais. Il ne devait pas avoir retrouvé Bolanos.
Enfin Felipe se calma. Les deux autres l’aidèrent à se remettre sur pied, balayèrent trois ou quatre consommateurs pour l’installer au comptoir, essuyèrent sa bave avec une tendresse maternelle et lui firent boire une tasse de café noirâtre et brûlant.
Il eut un hoquet et dit :
— Hijo de puta. Où est-il, ce chien, que je le tue ?
« Ça y est, il recommence ! » se dit Malko.
Mais, cette fois, le policier était dégrisé. Il attrapa le premier pistolero par sa cravate jaune et se mit à le secouer, en proférant des imprécations effroyables en dialecte indien.
L’autre ne pipait pas mais ses moustaches en tremblaient de honte.
— Tu t’es trompé ! hurlait Felipe. Tu m’as trahi. Je vais te renvoyer dans ton village, d’où tu n’aurais jamais dû sortir. Te mettre à la circulation… tu es un chien !
— Si, Hombre, fit le pistolero.
— Foutez le camp tous les deux ! hurla Felipe. Retrouvez-le. Je ne veux pas vous revoir sans lui. Vous ne serez pas payé tant que vous ne l’aurez pas ramené.
Ils ne se le firent pas dire deux fois et disparurent comme des bolides. Le sol allait devenir brûlant pour José Bolanos. Malko commençait à comprendre, mais voulait être sûr.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il.
Le policier serra les poings.
— Ces idiots ont tout fait rater. L’interrogatoire, là-bas, ce n’était que la première partie, pour l’abrutir. Je lui avais préparé un verre de bière avec une drogue que nous utilisons souvent : du metzcal. Cela donne des hallucinations, et surtout cela ôte toute volonté. Bolanos aurait répondu à toutes mes questions…
— Et alors ?
— Ils se sont trompés de verre ! C’est moi qui ai bu la mauvaise bière… Bolanos a filé dès que j’ai été endormi. De plus, j’avais dit à mes deux imbéciles de rester à ma porte. Ils sont venus ici prendre des paris pour les combats de coq, ces chiens ! C’est vous qui m’avez trouvé ?… Je dormais ?
— Oui, oui, confirma Malko. Vous dormiez.
Inutile de lui raconter qu’il était au courant des mécomptes de sa vie amoureuse. Les Mexicains sont si susceptibles !…
— Bolanos est loin et je suis déshonoré, conclut
Felipe. Et j’ai tellement mal à la tête que je me demande si j’ai encore une tête.
Il reprit du café. Au même moment, la porte s’ouvrit sur les deux pistolets, hilares.
— Vous l’avez ? aboya Felipe. Sainte Mère de Dieu, j’irai vous porter un cierge !
— Si, Capitaine, firent-ils en chœur. Dans la voiture.
— Amenez-le.
Ils secouèrent la tête, toujours hilares, et le plus jeune se passa le doigt sur la gorge, avec un geste qui fit casser trois tasses au patron de la cafétéria.
— Impossible, Capitaine.
Malko et Felipe se ruèrent dehors. La voiture sans âge des pistoleros se trouvait devant le bistrot. Sur la banquette arrière, José Bolanos était tassé en boule, aussi mort qu’on peut l’être, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre.