Le rat sortit, d’un mur, presque sous les pieds de Serge Lentz. Celui-ci fit un bond en arrière, et il allait écraser le rongeur d’un coup de bâton lorsqu’il remarqua la bave qui sortait de la gueule du rongeur.
La bête se traîna encore quelques mètres, dans la poussière, et bascula sur le côté. Ses pattes bougeaient faiblement et son ventre était gonflé à éclater. Il eut une convulsion et ne bougea plus. Surmontant son dégoût, Serge Lentz s’approcha et se pencha sur le petit cadavre. Déjà il sentait.
C’était la même odeur qui flottait dans tout le village. Pas la senteur habituelle des tortillas brûlées, et du maïs frit mélangé à la crasse, qu’on retrouve dans tous les villages mexicains, mais une odeur âcre et douceâtre à la fois. L’odeur de la mort.
Serge Lentz avança entre les maisons. Il n’avait pas encore vu un seul être vivant. Rien que, à l’entrée du hameau, le corps gonflé et difforme d’un vieillard, couché en travers d’un fossé, entouré de mouches et recouvert d’une sorte de moisissure rougeâtre que Lentz avait déjà remarquée sur les cactus géants, qui poussaient entre deux maisons.
Il appela :
— Holà !
Personne ne répondit à son appel. Pourtant, même si les hommes étaient aux champs, il devait y avoir des femmes, des enfants. À moins que…
Il essuya la sueur qui lui coulait du front. Après la chaleur sèche de Mexico-City, la moiteur étouffante du climat tropical tombait sur ses épaules comme une chape de plomb. Il se trouvait à plus de 1000 kilomètres de la capitale et aurait pu se croire sur une autre planète.
Pour arriver à ce hameau de Las Piedras, il avait roulé jour et nuit pendant vingt-quatre heures. D’abord sur la grand-route Mexico-Guadalajara, puis sur une piste de terre pas trop défoncée, jusqu’à l’embranchement qui conduisait au hameau. C’était tout juste un sentier, impraticable six mois de l’année durant la saison des pluies. À l’entrée, un panneau délavé : Attention ! Cette route n’est pas patrouillée régulièrement.
Autrement dit, si vous tombiez en panne, il ne fallait compter que sur vous-même.
Las Piedras était au bout du sentier à 120 kilomètres environ. Lentz avait mis cinq heures à les parcourir. C’était sans doute la première fois qu’une automobile empruntait ce chemin. Une fois par an, le contrôleur d’impôts s’y hasardait à dos de mule. Même lui ne devait pas tirer beaucoup de pesos de ce hameau d’une centaine d’âmes, perdu en pleine jungle, à quelques kilomètres du Pacifique.
Les habitants vivaient en économie fermée, avec leur maïs, leur manioc et leurs volailles. Tous les deux ou trois mois, certains d’entre eux se rendaient à Los Mochis, à 200 kilomètres, échanger des œufs et des cochons contre du sel, des médicaments, des vêtements et des allumettes. Le voyage durait quinze jours. Ils ne rapportaient pas de journaux, personne ne sachant lire à Las Piedras. Bien entendu la poste et le téléphone étaient inconnus. Qui aurait écrit ? Deux jeunes étaient bien partis pour Guadalajara, quelques années plus tôt, mais on n’avait jamais plus entendu parler d’eux.
Le seul contact avec l’extérieur était le poste à transistors du chef de village, acheté un jour de folie. L’appareil servait rarement.
C’était vraiment le bout du monde…
Lentz jura pour lui. Dire qu’il était là à cause d’une conversation d’ivrogne ! Son ami le Chamalo avait parlé d’une façon si étrange de Las Piedras, après avoir vidé trois bouteilles de tequila, que Lentz avait décidé d’en avoir le cœur net. Dans son métier, il ne fallait pas croire aux coïncidences.
Ce hameau perdu n’aurait dû recéler aucun mystère. Les maisons en pierres sèches crépies de blanc étaient les mêmes que dans des milliers d’autres villages mexicains. La jungle était aussi verte et exubérante qu’ailleurs. Sauf, pourtant, sur une étroite bande de végétation, juste avant d’arriver au hameau. Là, les feuilles étaient couvertes d’une curieuse moisissure rouge écarlate.
Maintenant, il y avait cette rue déserte et ces maisons silencieuses…
Serge Lentz poussa la barrière d’une ferme et entra. L’odeur était épouvantable. Autour de la mare desséchée, il y avait des cadavres de poules, de canards et même un cochon.
Une masse noire gisait sur le perron, entourée de mouches. Un chat était venu mourir là. Les cadavres étaient tous recouverts de la même couche écarlate.
Cette fois Lentz n’appela pas. Il enjamba la charogne du chat, poussa la porte et entra.
Encore ébloui par le soleil, il ne vit d’abord rien. Mais l’odeur effroyable le saisit à la gorge. Il alla à la fenêtre et poussa les volets de bois, faisant entrer un flot de lumière. Ce qu’il aperçut le fit reculer : il y avait trois cadavres par terre. Deux femmes et un homme, vêtus de blanc comme tous les paysans mexicains. Leur visage et leurs mains n’étaient plus qu’une masse rouge.
Serge Lentz ressortit en titubant. Il lui fallut dix bonnes minutes, appuyé à un mur de pierres sèches, pour se remettre. Il retourna à sa voiture, prit dans sa valise un flask de whisky, et avala d’un coup la moitié de la bouteille. L’alcool lui brûla le gosier et lui fit jaillir les larmes, mais il se sentit mieux. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait sauté au volant. Mais il avait sa mission à remplir.
Il repartit et entre dans une autre maison. Il en visita ainsi une dizaine. Dans presque tout le village, le spectacle était le même : des cadavres gonflés. Tous les animaux étaient morts aussi. Le village n’était plus qu’un immense charnier.
Tout cela paraissait irréel. Il n’y avait pas un bruit et le soleil chauffait toujours aussi fort.
Etant donné l’isolement de Las Piedras, les autorités ne découvriraient le charnier que des mois après. C’est grand, le Mexique ! Même en plein XXe siècle, la civilisation n’a pas pénétré partout. À Las Mochis, le bourg le plus proche, la plupart des gens ignoraient l’existence de Las Piedras.
Qu’est-ce qui s’y était passé ? Serge Lentz n’était ni médecin, ni biologiste, mais cette épidémie brutale lui semblait bizarre. Bien sûr, avec la chaleur, dans ce pays, tout va vite. Mais quand même !… Et quelle était cette maladie inconnue qui paraissait s’attaquer aussi bien aux plantes qu’aux humains ?
En tout cas, le mal avait dû être foudroyant, puisque personne n’avait eu le temps de donner l’alarme… Bien sûr le plus proche médecin se trouvait à dix heures de mule. Mais on aurait pu aller le chercher.
Serge Lentz revint à sa voiture couverte de poussière. Aucune épidémie naturelle ne frappait aussi brutalement et ne se tenait dans les étroites limites d’un hameau. Soudain il pensa à une explication. Le village s’alimentait peut-être en eau à une mare qui avait été empoisonnée.
Voilà d’où pouvait venir le mal. Il devait certainement se trouver à proximité de l’eau indispensable à toute vie.
Il retourna au centre du hameau. De la place, il aperçut une petite déclivité de terrain. L’eau devait être là.
En effet, il trouva tout de suite ; un filet d’eau claire, coulant sur un fond d’herbes et de rochers, à cent mètres de la place. Il y avait sur la berge, un endroit plat qui avait dû servir de lavoir.
Tout était désert.
Soudain, quelque chose sautilla devant Serge Lentz qui fit un bon en arrière, pris d’une indicible répugnance.
Ce n’était qu’un oiseau. Mais quel oiseau ! Au bec énorme et recourbé, il reconnut un toucan, sorte de perroquet, normalement paré de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Mais celui-ci était tout rouge et n’avait plus que des moignons d’ailes. Incapable de voler, il se traînait sur ses longues pattes, fixant sur l’homme un œil atone. Il avait l’air d’avoir été trempé dans un bain d’acide. Il fit deux ou trois pas et tomba sur le côté, son bec s’ouvrit et se ferma convulsivement. Et il mourut sous les yeux de Serge Lentz crachant une écume rosâtre.
Celui-ci n’osa pas le ramasser. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches. Il mourait de soif, mais maintenant l’eau de cette rivière lui faisait horreur.
Cette rivière claire et limpide charriait la mort, pour une raison inconnue. Comme elle se jetait dans le Pacifique vingt kilomètres plus loin, elle n’avait pu contaminer aucun autre village. En amont, elle longeait une douzaine de villages, où il ne s’était rien passé.
Mais pourquoi la mort avait-elle frappé ce hameau isolé de l’ouest mexicain, où une centaine de pauvres paysans vivaient comme il y a deux cents ans ?
Serge Lentz remonta jusqu’à la place. Il allait prendre le plus d’échantillons possible et prévenir les autorités sanitaires de l’Etat. Il fallait enterrer coûte que coûte ces malheureux. S’il n’avait pas fait si chaud, il aurait bien commencé tout seul ! Et puis il préviendrait ses patrons. Cette fois il avait l’impression d’avoir mis la main sur la grosse affaire.
Revenant à sa voiture, il s’étendit sur l’herbe, à l’ombre de la carrosserie, alluma une cigarette et aspira la première bouffée avec volupté. Cette odeur-là était connue et rassurante.
Il resta cinq bonnes minutes à réfléchir, les yeux fixés sur le ciel éternellement bleu. Il savait bien que si, lui, Serge Lentz, était là, c’est qu’il devait se passer quelque chose de louche. Il avait reçu un câble de Washington :
« Enquêtez sur toute épidémie animale ou humaine survenant actuellement en n’importe quel point du Mexique. »
On ne lui disait pas pourquoi. D’ailleurs, on ne lui disait jamais pourquoi on lui faisait faire des choses étranges. Il avait hâte, maintenant, de quitter le village maudit. Il se redressa, mais, au moment où il allait se lever complètement, il entendit une voix humaine.
Le silence était tel que le son de la voix semblait venir de tout près. En réalité, elle venait du centre du village. Il ouvrait la bouche pour appeler quand un autre bruit inattendu bloqua le cri dans sa gorge : quelqu’un riait à gorge déployée. Un gros rire d’homme puissant et bien portant.
Ce rire glaça Lentz. Qui pouvait rire devant ces cadavres et cette désolation ?
Une voix appela en espagnol. Avec précaution, Lentz contourna sa voiture et se réfugia sous le couvert de la forêt qui bordait la route. Ces inconnus qui riaient lui inspiraient une méfiance instinctive.
En avançant un peu, il les vit, à travers les feuillages. Il y avait là cinq hommes, tous vêtus de blanc, avec des chapeaux de paille. Quatre étaient armés de fusils, avec des cartouchières qu’ils portaient à la mexicaine en travers de la poitrine. Un long machète était accroché à leur ceinture.
Le cinquième était l’homme qui riait. De loin, il paraissait encore énorme. Il devait mesurer près de deux mètres, et il était vêtu comme les autres, mais il n’avait pas de fusil ; seulement un étui à pistolet
Il riait encore en désignant quelque chose. Il sortit un mouchoir de sa poche et souleva son chapeau. Son crâne était complètement rasé.
Lentz se maudissait de n’avoir pas emporté d’arme. Sa force physique était limitée. C’était un citadin, lui. Et pour 1,75 m, il pesait 65 kilos. Rien d’un athlète ! Il valait mieux que ces hommes ne le voient pas. S’il avait pu mettre la voiture en route et filer avant qu’ils ne s’aperçoivent de sa présence, il aurait tenté sa chance. Mais ils avaient des fusils et la route était droite.
Et puis, que faisaient-ils là ? Ils étaient venus à pied à travers la jungle, puisqu’ils n’avaient pas de véhicule. Donc ils n’arrivaient pas de loin. Et ils ne paraissaient pas du tout surpris par l’anéantissement du village…
Lentz frissonna. Donc « ils » savaient, eux, pourquoi Las Piedras n’existait plus.
Ils n’avaient pas encore repéré la voiture, cachée à l’ombre d’un gros papayer. Mais, s’ils venaient de ce côté, ils la verraient immanquablement.
Suivant la lisière de la forêt, Lentz se rapprocha du centre du village. Il s’éloignait ainsi de sa voiture et se rapprochait des inconnus. Il apprendrait peut-être quelque chose.
Quand il arriva à la place, les cinq hommes étaient toujours là. Quatre visitaient les maisons, rapportant certains petits objets, et le gros s’était assis à l’ombre sur une pierre. Il tournait le dos à Lentz. Près de lui il y avait un sac de jute plein. Lentz vit un autre homme y jeter un objet doré : ils pillaient.
Leurs exclamations amusées ou cyniques retentissaient sur la place déserte. En mauvais espagnol ils se moquaient des cadavres. L’un d’eux appela les autres à grands cris parce qu’ils venaient de découvrir une radio à transistor. Soudain le gros se fâcha :
— Allez, allez, assez joué ! hurla-t-il. Nous n’avons plus rien à faire ici. Inutile de prendre des risques. Les Federales finiront bien par débarquer.
Il se leva et se mit en marche lourdement vers l’entrée du village, du côté où se trouvait la voiture de Lentz. Les quatre hommes le rejoignirent en courant. Lentz les regardait s’avancer vers sa voiture. S’ils passaient devant sans la voir, il tenterait de les suivre. Sinon…
Le gros tomba en arrêt devant le pare-brise brillant au soleil. Sans dire un mot, les quatre hommes firent glisser leur fusil de leur épaule. Lentz s’aperçut que c’était de modernes carabines automatiques US.
Déployés en éventail les cinq hommes avançaient vers la voiture. Ils ne chantaient plus et ne parlaient plus. Le gros, pistolet au poing, ouvrit brusquement la portière. Quand ils se furent rendu compte que le véhicule était vide, ils baissèrent leurs armes. Lentz n’entendit pas leur conciliabule. Toujours caché derrière les arbres, il surveillait toute la route. Il aurait donné cher pour avoir un simple pistolet.
Un cri le fit sursauter :
— Holà ! A donde usted ?
Le gros l’appelait en espagnol, les mains en porte-voix autour de la bouche. Ils le prenaient peut-être pour un fonctionnaire en tournée. Prudent, il ne répondit pas.
Le gros appela encore, avec insistance.
Accroupi, Lentz ne bougeait pas. Il fallait attendre qu’ils s’en aillent pour reprendre sa voiture. Et, après, filer.
Lentz les vit marcher droit vers lui, en fouillant des yeux chaque touffe de verdure. Il y avait peu d’illusion à se faire sur le sort qu’ils lui réservaient s’ils le prenaient.
Tout doucement, Lentz recula et s’enfonça dans la jungle. Il arriva tout de suite à la rivière. Surmontant son dégoût, il entra dans l’eau. C’était une bonne façon de semer ses adversaires. Elle était fraîche et cela lui fit du bien. Il se mit à marcher contre le courant. Il ne savait pas où allait cette fichue rivière. Il était trois heures de l’après-midi et il y avait encore au moins cinq heures de jour.
Sa seule chance était de s’enfoncer dans la jungle et de marcher au jugé, toujours vers l’est, pour retrouver la grand-route. Là, il trouverait du secours. Si, d’ici là, il n’avait pas marché sur un scorpion ou un serpent à sonnettes, ou si les autres ne l’avaient pas rattrapé…
Il entendit encore crier dans le lointain. Puis plusieurs coups de feu, probablement tirés en l’air.
Quand il se jugea suffisamment loin, il sortit du lit de la rivière et plongea dans la végétation. Il avançait péniblement, gêné par les lianes et par les innombrables plantes. Au bout d’une demi-heure, il s’arrêta, épuisé et s’assit par terre. Il en aurait pour une semaine, dans cette brousse. Ce n’était pas possible. Il fallait retrouver une route. En s’acharnant, il s’épuiserait inutilement.
Il se leva et prit une nouvelle direction. Par chance, il trouva presque tout de suite un sentier, probablement tracé par des animaux.
Sa veste collait à son dos et il n’avait plus que deux cigarettes. Déjà il avait mal aux pieds. Son cœur battait à grands coups et ses poumons brûlaient. Il pensa en un éclair qu’il avait peut-être contracté le terrible mal qui avait détruit Las Piedras. Mais ce n’était que de la fatigue.
Pour reprendre sa respiration, il se mit à marcher plus lentement.
Son cœur avait repris un rythme normal quand un bruit le glaça d’horreur : on marchait derrière lui. Il se retourna et aperçut les taches blanches des vêtements.
Ses poursuivants l’avaient retrouvé.
Comme un fou, il se lança hors du sentier, espérant qu’ils ne l’avaient pas vu. Mais il y eut une détonation et une balle siffla à ses oreilles. Ils étaient sur sa piste, décidés à le tuer.
Coudes au corps, il courait, le cœur au bord des lèvres, ne sentant même plus les lianes et les plantes qui le griffaient au passage. Il ne savait plus où il allait. Une seule idée l’obsédait : échapper à ces hommes. Comme une ronce géante lui balayait le visage, il pensa avec amertume que ce n’était pas toujours une sinécure, d’être un « honorable correspondant » de la C.I.A.