Malade comme un chien, Malko ne regarda même pas l’extraordinaire spectacle de l’île de Manhattan qui défilait au-dessous de lui comme un énorme jeu de constructions. Il avait l’impression d’être tout gonflé. Les piqûres du professeur Alsop avaient déclenché une crise d’urticaire géant. Le malheureux était couvert de plaques rouges qui le démangeaient. Plus une fièvre de cheval et un léger tremblement des mains. Evidemment, après cela, il pourrait se baigner dans le Gange sans aucun risque.
Mais il n’allait pas aux Indes. Normalement, son vol devait arriver à Mexico vers 10 heures du soir. Il avait une chambre réservée au Maria-Isabel, le meilleur hôtel de Mexico. Et le numéro de téléphone de Serge Lentz. Felipe Chano devait venir le chercher. Tout cela était bien maigre.
Pour se distraire, il prit la fiche qu’on lui avait remise sur Serge Lentz. Il n’y avait pas grand-chose :
« Serge Lentz, né à Leipzig, (Allemagne). Ingénieur en plastique. Installé aux U.S.A. depuis 1936. Emigré au Mexique en 1951. Admire beaucoup les Etats-Unis et a déjà collaboré avec la C.I.A. pendant la guerre, lors de la fondation de l’O. S. S. »
« Pas d’enfant. Marié pour la seconde fois au Mexique, en 1955. Peu de renseignements sur la femme, métis indienne. Jolie et beaucoup plus jeune que son mari. »
« Lentz mène une vie tranquille à Mexico où il s’occupe des ventes de la succursale d’une importante usine allemande de plastique. Voyage beaucoup à l’intérieur du Mexique. Besoins d’argent. A rempli avec conscience plusieurs missions pour le compte de la C.I.A., surtout du renseignement. Considéré comme un bon correspondant, sans plus. »
Pas de quoi rêver. Lentz avait dû être un de ces « honorables correspondants » dont la C.I.A. tire le maximum et qu’elle envoie finalement au casse-pipe, sans remords, parce qu’il n’y a rien de pire que l’amateur qui se prend pour un professionnel. Le patriotisme ne remplace pas le judo. Le pauvre Lentz avait dû en faire l’expérience. Enfin, il restait sa femme.
Malko se passa la main dans les cheveux. Il avait l’impression que la peau de son crâne était râpeuse : les piqûres !… Lui, si soigneux de sa personne, s’était vautré sur son siège sans faire attention au pli de son pantalon. Les lunettes noires sur le nez, il considérait d’un œil atone le hublot, avec son ciel bleu. Il n’aurait même pas pu dire à quoi ressemblaient les hôtesses.
En ce moment, il aurait donné cher pour être dans sa petite maison de Poughkeepsie, à côté de New York, à penser à son château. De chez lui, il pouvait voir couler l’Hudson, qui lui rappelait le Danube. À quarante ans, il se sentait fatigué par moments et en avait assez de cette vie errante et dangereuse à travers le monde. Quand son château serait fini, il se retirerait sur ses terres et plus rien ne l’en ferait sortir. Et peut-être même qu’il se marierait.
C’est une chose qui lui faisait un peu peur. Il aimait trop les femmes.
Le Boeing 707 des Eastern Airlines était à moitié vide. Malko se força à aller jusqu’aux toilettes, moitié pour se dégourdir les jambes, moitié pour vérifier si l’appareil ne recelait pas une créature de rêve qui aurait contrebalancé l’effet des piqûres du professeur Alsop. Pour Malko, c’était le seul tonique puissant. Il avait commis toutes les bêtises du monde pour des femmes, mais elles l’avaient souvent aidé incroyablement. Son visage fin et son air vaguement germanique leur plaisaient. Et elles sentaient qu’il les aimait. Toutes. Il avait remarqué que l’avion exerce sur elles une indiscutable influence aphrodisiaque. Un jour, il avait eu le temps de séduire une jeune Libanaise entre Karachi et Rome. Leur manège avait scandalisé les passagers et l’équipage. Mais c’était un bon souvenir. Il aurait voulu connaître la Vienne d’avant-guerre, où les gens ne pensaient qu’à danser, à jouir de la vie et à s’aimer. Il aurait donné dans son château des bals merveilleux…
Un petit pli d’amertume surgit à la gauche de sa bouche. Il n’était qu’une sorte d’espion accidentel, de barbouze de luxe, à qui on confiait les cas désespérés. Un jour, ce serait lui le cas désespéré. On verserait un whisky sur sa dépouille, pour l’oublier un mois après.
L’avion des Eastern ne recelait pas la moindre pin-up. Tout juste une créature sud-américaine assez pulpeuse, mais affligée d’un époux hideux et énorme. Celui-là avait dû directement passer du cocotier dans la Cadillac…
On annonça que l’appareil survolait la ville de Houston au Texas. Et une hôtesse noiraude passa prendre les commandes d’apéritif.
Malko commanda une double vodka, dans l’espoir de se retaper, bien qu’on lui ait interdit l’alcool pendant une semaine. C’était idiot : l’alcool tue les microbes, c’est bien connu ! Pour s’amuser, il chipa aux toilettes un paquet de sachets permettant de se laver les mains à sec avec un kleenex imbibé d’eau de Cologne. Les gadgets des avions faisaient sa joie.
Quand on lui apporta sa vodka, il fit la grimace. C’était de la vodka américaine, à mi-chemin entre l’eau de Cologne et l’alcool à brûler. Aucun rapport avec la bonne « Stretskoria » russe, onctueuse et parfumée, A devenir communiste ! Malko buvait peu, mais avait le goût délicat.
Il s’assoupit un moment et fut réveillé par la voix de l’hôtesse qui recommandait d’attacher les ceintures et de ne plus fumer. Par le hublot, on apercevait, très loin en bas, l’immense nébuleuse lumineuse de Mexico-City, étendue sur des kilomètres carrés. Au-delà, il n’y avait rien que le noir : des montagnes hostiles et des villages où l’électricité était encore inconnue. C’est le propre des pays sous-développés, ce grand espace noir qui entoure les villes…
Les roues touchèrent le sol avec une légère secousse, puis l’avion roula jusqu’aux bâtiments de l’aérogare.
En mettant le nez dehors, Malko fut agréablement surpris par la fraîcheur de l’air, à 2 500 mètres d’altitude. Les formalités douanières furent rapidement expédiées. Tout le monde avait hâte d’aller dormir.
Malko se trouva tout bête, sa valise à la main, sous une immense réclame pour la Mexicana de Aviation. Avec une envie de dormir à se coucher par terre…
— Señor SAS ?
Il se retourna lentement. Un homme lui souriait de toutes ses dents. La quarantaine, trapu comme un catcheur, les cheveux noirs rejetés en arrière, les yeux rieurs et des dents éclatantes. En dépit de la température, il n’était vêtu que d’une chemise et d’un pantalon. Sa poignée de main broya les phalanges de Malko.
— Comment m’avez-vous reconnu ? demanda Malko.
— Je connais les gens de l’immigration, répondit l’autre. Vous permettez que je me présente : Felipe Chano, pour vous servir.
C’était dit avec gentillesse et sans servilité. Le type fut tout de suite sympathique à Malko. Il avait l’air solide.
— Vous parlez parfaitement anglais, remarqua-t-il.
— Je suis né, et j’ai été élevé, au Texas, dit Felipe. Mon père était mexicain, mais j’ai fait mes études en Amérique. Pendant la guerre, je pilotais une forteresse volante… Mais je suis plus heureux au Mexique.
— Qu’est-ce que vous êtes, exactement ?
— J’ai le grade de sous-commissaire adjoint aux affaires spéciales. Cela veut dire qu’on me refile toutes les merdes un peu délicates. Mais c’est amusant.
— Vous savez ce que je viens faire ici ?
Felipe Chano secoua la tête en souriant :
— Non, mais ce n’est sûrement pas facile. Venez, ma voiture est dehors.
Il prît la valise de Malko et se dirigea vers la sortie. À la grande pendule du hall de l’aérogare, il était onze heures et quart.
Le parking était à cinq cents mètres. L’air frais de la nuit réveilla Malko.
— Nous y voilà, fit Felipe. Attendez, je vous ouvre de l’intérieur.
Malko regardait la voiture avec étonnement.
Une Cadillac. Mais quelle Cadillac !… Elle avait dû être fabriquée tout de suite après la guerre. Il en restait encore quelque chose. La carrosserie était toute cabossée et les raccords de peinture avaient été faits à la main. Le pare-brise, largement étoilé, ne tenait que par miracle, et la portière de gauche était accrochée avec un fil de fer. Telle quelle, on aurait dit un vieux tank increvable. Remarquant le regard de Malko, Felipe s’excusa en souriant.
— C’est tout ce que j’ai pu me payer. Ici, pour avoir une belle voiture il faut être malhonnête, ou très riche. Je ne suis qu’un pauvre sous-commissaire, et le Gouvernement ne nous fait jamais de cadeau.
Ils montèrent dans la Cadillac, qui démarra aussitôt. Le moteur tournait encore bien, mais l’intérieur était en lambeaux.
— Elle vaut encore quatre mois de salaire, fit mélancoliquement Felipe.
Durant le voyage, il expliqua à Malko qu’il habitait, par économie, en dehors de Mexico, dans un petit village indien où il n’y avait même pas le téléphone. Il avait une femme et six enfants.
Sur la grande autoroute qui relie Mexico à l’aéroport, il y avait peu de circulation, et il ne leur fallut qu’un quart d’heure pour arriver au Maria-Isabel, en plein cœur de Mexico, Paseo de la Reforma. Partout, il y avait d’énormes affiches électorales lumineuses : Votez pour Diaz. C’était l’élection du Président de la République. Ce déploiement de propagande laissa Malko perplexe ; il n’y avait qu’un seul candidat.
Le Maria-lsabel était un hôtel ultra-moderne, et on aurait pu disputer des courses de chevaux dans la chambre qu’on donna à Malko. Comme toujours, il avait réclamé le septième étage. Vieille superstition.
Felipe le regardait curieusement défaire ses bagages. Malko pendait avec soin ses six costumes en alpaga noir ou anthracite. C’était son petit luxe à lui : une garde-robe irréprochable et des chemises de soie discrètes, à son chiffre. Quand il eut fini, Felipe lui demanda :
— Voulez-vous commencer à travailler dès ce soir ?
Malko aurait bien commencé. Mais par où ?… Son seul point de chute était la femme de Lentz. Pour cela, il n’avait pas besoin du Mexicain. Aussi prirent-ils rendez-vous pour le lendemain à onze heures, à l’hôtel. Felipe se retira sur la pointe des pieds, après une poignée de main-laminoir.
Aussitôt Malko décrocha son téléphone et appela le numéro de Lentz. II était plus de minuit, mais, après tout, il venait de loin…
La sonnerie sonna longtemps, sans réponse. Au moment où il allait raccrocher, une voix de femme fit : « Allô ? »
— Mme Lentz ? demanda Malko.
— Oui. Qui parle ?
La voix était basse et agréable. Posée, avec quelque chose de bizarre, en arrière-fond.
— Un ami de votre mari, répondit Malko. J’arrive de New York et je pensais…
— II est à New York ?
Il sentit qu’elle était étonnée.
— Non, pas exactement. Mais je désire le rencontrer. Et je pensais justement vous voir, vous aussi.
— Venez maintenant. Je ne me couche jamais tôt. Vous pouvez même rester dormir.
Malko refusa gentiment le lit, mais accepta l’invitation. Aussitôt raccroché, il enfila une chemise propre, s’arrosa d’eau de Cologne et se lava les dents. Il était ennuyé, car il ignorait jusqu’à quel point Mme Lentz était au courant des activités de son mari. Elle le prenait peut-être pour un brave ingénieur.
Un taxi le conduisit à l’adresse indiquée. C’était au diable, dans ce que les Mexicains appellent les villes satellites, c’est-à-dire la banlieue. Enfin, la voiture s’arrêta devant une petite maison, au fond d’un chemin de pierres, à près de dix kilomètres du centre.
Le chauffeur en profita pour extorquer cent pesos à Malko. Celui-ci appuya sur une sonnette. Une vieille Mexicaine rabougrie vint lui ouvrir, et lui fit signe de la suivre, sans un mot. Il se trouva dans un living-room bas de plafond, éclairé par des lampes posées à terre.
Mme Serge Lentz l’attendait, debout, au milieu de la pièce.
Malko sentit un curieux picotement dégringoler le long de sa colonne vertébrale. Ce qu’il avait devant lui, n’était pas exactement le portrait d’une veuve éplorée.
Elle était vêtue, si on peut employer ce mot, d’un pyjama de shantoung vert, qui donnait l’impression d’avoir été peint sur elle. Ce qui expliquait la réaction de Malko, car elle était faite comme les pin-up du dessinateur Varga. Si elle ne portait pas de soutien-gorge, comme tout semblait l’indiquer, c’était un prodige de la nature. Ses cheveux aile-de-corbeau étaient torsadés en un lourd chignon et ses yeux verts considéraient Malko avec amusement :
— Bienvenue, monsieur… Je ne me rappelle plus votre nom.
— … Linge, Malko Linge…
Pour l’instant, il était incapable d’en dire plus.
— Je m’appelle Ilna. C’est un vieux prénom indien. J’ai un peu de sang indien, vous savez. Venez, asseyez-vous et buvez quelque chose. Vous devez être fatigué.
Malko obéit et s’enfonça dans un immense divan.
— Whisky, tequila, Martini, rhum, vodka ?
— Tequila. Pour voir.
Mme Lentz se dirigea vers une petite table-bar, à l’autre bout de la pièce, ce qui donna à Malko l’occasion de s’assurer que le verso valait le recto. Les hanches ondulaient avec souplesse, sans vulgarité. Elle se servit un large verre de tequila pure et revint vers Malko, un verre dans chaque main.
— À votre santé, sourit-elle.
Elle avala d’un coup une rasade à faire tomber raide un bootlegger irlandais. Malko trempa timidement ses lèvres dans l’alcool et retint un hoquet : ça devait faire des trous dans l’estomac… Il reposa prudemment son verre sur la table et se tourna vers sa voisine. Celle-ci avait fermé les yeux et s’était allongée, les pieds sur la table. La soie du pyjama crissait contre le costume d’alpaga. La chaleur du corps de la jeune femme envahissait peu à peu Malko. Encore cinq minutes et il était provisoirement perdu pour la C. I. A… Il se gratta la gorge et attaqua :
— Chère Madame, savez-vous où se trouve votre mari ?
Elle entrouvrit un œil.
— Mon mari ? Non. Pourquoi ? Et qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Savez-vous pourquoi je suis venu à Mexico ?
Elle ouvrit l’autre œil et sourit largement.
— Mais pour me faire la cour !
Avant qu’il ait le temps de répondre, elle se lova contre lui et colla sa bouche sur la sienne. Même la tequila n’arrivait pas à effacer l’odeur de son parfum.
Il fallut à Malko cinq bonnes minutes pour se défaire de l’étreinte-pieuvre. Quelle bonne femme !… Elle ronronnait comme une chatte en se frottant contre lui. Voyant qu’il ne continuait pas le jeu, elle se leva et alla remplir son verre de tequila pure, puis revint aussitôt à côté de Malko.
— Je ne vous plais pas ? demanda-t-elle acidement. Vous préférez les grandes Américaines blondes et froides, qui font l’amour avec des gants en caoutchouc, à cause des microbes ? Ou bien ma peau est trop noire pour vous ? Il y en a beaucoup qui s’en contentent, ici à Mexico.
Ses yeux verts flamboyaient. Elle était splendide. Malko crut qu’elle allait lui jeter son verre à la figure. Il lui prit tendrement la main et la baisa :
— Guapita, dit-il doucement en espagnol, vous êtes la plus jolie femme dont je me souvienne (sans effort de mémoire, c’était vrai). Et j’espère pouvoir vous prouver que vous ne m’êtes pas indifférente. Mais je suis ici pour une raison sérieuse. Quand j’aurai trouvé ce que je cherche, je pourrai me détendre.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Votre mari. ‘
Elle lâcha à mi-voix une série de jurons indiens et mexicains, que Malko ne comprit qu’à moitié.
— Il est facile à trouver. Allez au bar de José Bolanos. C’est là qu’il ramasse toutes ses putains.
— J’ai de bonnes raisons de croire qu’il n’est pas en ville.
— Alors, qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?
— Je pense que je pourrai apprendre où il se trouve. Je sais qu’il est parti sur la côte ouest, dans la jungle.
Elle ricana :
— Alors il doit être avec son ami le Chamalo. À faire avorter de petites filles… Il lui sert d’assistant. Ça fait toujours quelques pesos de gagnés. Elle regarda Malko bien en face. Dites-moi, monsieur je ne sais plus votre nom, vous êtes venu uniquement pour me parler de mon mari, dans ce trou perdu de Ciudad-Satellite ?
— Pour quoi pensiez-vous que je venais ?
Elle eut un rire triste.
— Pour consoler une pauvre femme qui s’ennuie à mourir dans ce coin où il n’y a même pas un magasin à regarder. Quand j’ai épousé Serge, il m’avait juré que nous habiterions à Mexico-City, sur le Paseo de la Reforma, un bel appartement moderne. Regardez où je suis ! Il faut une demi-heure pour aller à Mexico dans un autobus plein de pouilleux.
Malko ne répondit pas. Une femme aussi jolie que Mme Lentz ne resterait pas longtemps dans ce trou. Surtout si elle était veuve.
— Pourquoi habitez-vous ici ? demanda-t-il doucement.
— L’argent. Il n’en gagne jamais assez. La vie est chère, et sa compagnie ne le paie pas assez. C’est pour ça qu’il travaille avec le Chamalo. Et qu’il fait des petites choses à côté, aussi. Pour vous, sans doute…
Elle le regardait en coin. Malko saisit la balle au bond.
— Vous savez qui je suis ?
— Un espion. Un espion américain. Il en est venu un l’année dernière. Il était grand et blond, très fort. Il m’avait promis de m’emmener en Amérique, le salaud.
— Vous aviez couché avec lui ?
— Bien sûr. Il me plaisait. Et c’était bon pour Serge aussi. Il lui a donné beaucoup d’argent. Mais je l’aurais fait pour rien, tellement il était beau… Il y eut un petit silence. Vous êtes séduisant aussi, vous savez. Si vous pensiez un peu moins à votre travail…
— Puisque vous savez ce que je fais, vous pouvez m’aider.
— Qu’est-ce que cela me rapportera ?
— Votre mari. Et de l’argent aussi, peut-être.
— Ce que je voudrais, c’est sortir de ce trou.
Si vous m’emmenez, je ferai n’importe quoi pour vous, vous m’entendez ?
— Ce n’est pas impossible, dit Malko prudemment. Cela dépend de l’aide que vous m’apporterez.
Il commençait à ressentir la fatigue du voyage, et ses piqûres l’élançaient encore. Mais la belle Mme Lentz ne le laissait pas indifférent. Il n’avait jamais vu un corps aussi beau, et rarement une femelle aussi déchaînée. Elle s’offrait sans aucune gêne et donnait une vivante démonstration de l’effet néfaste du climat tropical sur l’être humain. Quel dommage, qu’il y eût ce boulot idiot !
Elle dut deviner ses pensées, car elle se leva brusquement et alluma un électrophone qui se mit à jouer une musique de harpe indienne très lente. Elle lui tendit les bras :
— Venez. Il y a une éternité que je n’ai pas dansé.
Il se leva. Aussitôt elle lui passa les bras autour du cou et s’incrusta contre lui. Sous son pyjama de shantoung, elle était nue. Le sang de Malko ne fit qu’un tour et elle enregistra avec plaisir sa réaction.
— Je vous plais un peu, maintenant ? lui souffla-t-elle à l’oreille.
En tournoyant lentement, elle passa près d’une lampe et l’éteignit. Il n’en restait plus que deux.
Maintenant, elle ondulait carrément contre Malko.
— Il faut que je rentre, dit celui-ci.
Cela le gênait, de coucher avec la femme d’un agent peut-être en train de crever dans la jungle parce qu’il avait voulu gagner quelques pesos pour sa trop jolie femme. Mais Mme Lentz ne l’entendit pas de cette oreille-là.
— Il n’y a pas de taxi à moins de deux kilomètres, dit-elle sans lâcher Malko. Et dans ce pays on vous coupe la gorge pour deux pesos.
— Vous avez un lit à me prêter ?
Elle rit, en le serrant un peu plus fort.
— Il n’y a qu’un lit, ici. Et qu’une chambre.
— Et ce divan ?
— On ne peut pas y coucher.
Elle attira sa tête et l’embrassa longuement et violemment. Il lui rendit son baiser. Ils se retrouvèrent sur le divan, étroitement enlacés. Elle se lovait contre lui avec de petits cris étouffés. Puis elle murmura :
— Tu ne veux pas à cause de mon mari, hein ?… N’aie pas peur, il s’en fout. Il m’a déjà proposée à tons ses amis.
Malko glissa une main sous la veste de pyjama et effleura un sein ferme et chaud. Elle gémit et défit brutalement sa veste. Elle avait la plus belle poitrine qu’il eût jamais vue.
— Viens, dit-elle, nous ne sommes pas bien ici.
Elle l’entraîna par la main. Sa chambre était à côté. On ne voyait que le lit immense et bas. Les murs étaient peints en noir et une bougie rouge brûlait sur une coiffeuse basse. Malko ne s’attarda pas à détailler l’ameublement. Maintenant, lui aussi avait envie de cette superbe femelle. Il se déshabilla rapidement et se glissa dans le lit à côté d’elle. Il sombra aussitôt dans un tourbillon de cris et de gémissements. Mme Serge Lentz avait un tempérament volcanique et une technique de classe internationale. À un moment, elle ralluma les deux lampes de la chambre et il put voir sa peau merveilleusement cuivrée, jusqu’à la pointe des seins. Elle n’était pas de ces femelles bicolores, laborieusement bronzées sur les plages à la mode.
Enfin, il se retrouva tout nu, fumant une cigarette, tandis que sa partenaire lui caressait lentement la poitrine, du dos de la main.
— Tu sais, guapo, que tu fais bien l’amour ? Ici, nous avons un nom pour les gens comme toi.
— Lequel, fit Malko en souriant.
— Macho. Ça veut dire celui qui est capable d’épuiser de plaisir une femme. C’est le plus beau titre que l’on puisse décerner à un homme, dans ce pays. Beaucoup mieux que la médaille de la Révolution.
Il l’embrassa légèrement, plutôt flatté.
— Merci. Dis-moi, si nous parlions affaires, maintenant ?
— Mufle !
— Non. Consciencieux, seulement.
— Bon. Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Où est ton mari ?
— Je ne sais pas. Il est parti il y a quinze jours, sans me dire où il allait. Mais cela lui arrive souvent. Il est en tournée pour sa boîte, et en même temps, il fait d’autres choses. Il travaille pour vous, ou pour des gens comme cela. Ou il voyage avec son ami le Chatncilo.
— Qui est-ce ?
— Une ordure. Tu sais, un Ckamalo, c’est un Indien du Sud, de Veracruz. Celui-là, il est chirurgien. Enfin il le dit ! Il a dû acheter son diplôme pour cinq mille pesos. Il circule dans les petits villages, il fait les petites opérations et celles que les vrais médecins ne veulent pas faire.
— Je vois… Et comment connaît-il ton mari ?
— Serge voyage beaucoup, lui aussi. Chaque fois qu’il entend parler d’une fille qui s’est fait faire un gosse, il la signale au Chamalo, pour avoir sa commission. Et puis ils font la bringue ensemble. Dans le Nord, tu as des petites filles de quinze ans pour cinquante pesos. Le salaud ! Et moi, il ne me touche pas pendant des semaines !
Malko réfléchissait. Les dossiers de la C.I.A. étaient décidément bien incomplets.
— Tu crois qu’il est parti avec le Chamalo, cette fois ?
— Non. Parce qu’il a pris sa voiture. Autrement, ils prennent celle du Chamalo. C’est une Thunderbird blanche. Elle est mieux.
— Il ne te donne jamais de nouvelles, quand il est parti ?
— Non. Le téléphone, c’est trop cher. Et la poste, ça met trop longtemps.
Elle se mit à genoux sur le lit et le regarda curieusement :
— Dis-moi, pourquoi t’intéresses-tu tellement à mon mari ? Il vous a volés ?
— Non. Au contraire. Il nous a rendu un grand service. Mais il est en danger, et il ne le sait peut-être pas lui-même. En danger de mort.
Il n’osait pas dire qu’il était déjà certainement mort. À quoi bon ?
Une lueur de pitié passa dans les yeux de l’Indienne.
— Ecoute, dans ce cas, je vais t’aider. Je ne sais pas où est Serge, ça c’est vrai. Mais quelqu’un le sait : le Chamalo. Avant son départ, ils ont fait la bringue ensemble. Serge est allé à un endroit que le Chamalo connaissait. Mais je ne sais pas où.
— Tu sais où est le Chamalo ?
— Je sais où il habite. Au Nuevo-puerto de Liverpool. Ce n’est pas très loin d’ici. Je te donnerai l’adresse demain matin.
— Je préférerais y aller tôt.
— Inutile. Il est dehors tous les soirs et il avale au moins une bouteille de tequila. N’y va pas avant midi, autrement il te jettera dehors à coups de revolver.
— Charmant !
— C’est un homme brutal.
Sur ces paroles définitives, Malko décida de se reposer. Les piqûres, le voyage et Mme Lentz, c’était beaucoup pour un seul homme dans la même journée. Il éteignit sa cigarette et se laissa glisser dans les draps frais. Ce fut le moment que choisit Mme Lentz pour glisser une main le long de sa jambe.
— Tu veux déjà dormir, guapo chéri ?
Il ne s’endormit qu’une bonne demi-heure plus tard, ivre de fatigue et de sommeil, mais esclave de son auréole de Macho.
Lorsque Malko ouvrit l’œil, il se heurta à une vision de cauchemar : une vieille Indienne édentée et énorme, boudinée dans une robe de soie noire luisante de saleté, lui tendait un plateau chargé de choses fumantes. Son petit déjeuner.
Curieuse chose, d’ailleurs ! Du thé presque noir et des tamalos, c’est-à-dire de petites galettes que l’on fourre de sauce aux piments.
Quand il eut fini son petit déjeuner, Malko était bien réveillé, mais avait l’impression d’avoir avalé de la fonte en fusion. Mme Lentz surgit au moment où il se levait. Elle portait une robe imprimée presque transparente, encore plus suggestive que le pyjama de la veille. Malko la trouva plus belle. Voyant ses yeux brillants, il se hâta de s’écarter du lit.
— Alors, guapo, tu as bien dormi ? Tu sais qu’il est midi !
— Déjà !
— Ne t’en fais donc pas ! À cette heure-ci, le Chamalo dort encore. Tu as le temps de te préparer.
Malko fut prêt en un quart d’heure. Il s’était rasé de très près avec le rasoir couteau de Serge Lentz. Son costume était à peine fripé, mais sa Chemise n’était vraiment plus très fraîche. La glace lui renvoya l’image d’un homme de quarante ans, au front un peu haut, dont les cheveux blonds tranchaient sur le teint mat. Ses yeux d’or étaient pailletés de petites taches vertes, signe de satisfaction.
Mme Lentz l’enlaça par-derrière, gentiment :
— Quand reviens-tu, Guapito ?
— Bientôt. Dînons ensemble ce soir, si tu veux. Je viendrai te chercher.
Il l’embrassa rapidement et fila. Le soleil tapait d’une façon effroyable. II n’y avait pas un chat dans la rue. Un peu au hasard, il chercha à retrouver la grande avenue par laquelle il était arrivé. Cela lui prit un quart d’heure, et il déboucha sur un désert de goudron brûlant. Un taxi stoppa enfin, après un quart d’heure de signes désespérés. Malko lui donna l’adresse du chirurgien, qui s’appelait Chico Varga. Puis il se laissa aller sur les coussins crasseux. Felipe Chano devait se demander ce qu’il était devenu.
Le taxi s’arrêta dans une petite rue étroite, bordée d’entrepôts. Le chauffeur empocha les vingt pesos de Malko, sans même se retourner, et démarra.
Tout de suite, Malko repéra la Thunderbird blanche. Elle était arrêtée devant une petite maison de bois de deux étages, à l’adresse qu’avait donnée Mme Lentz. Le Chamalo habitait au deuxième étage.
L’escalier craquait et Malko le monta sur la pointe des pieds. Il trouva une porte où était punaisée une carte de visite sale, portant ces mots : « Chico Varga, medico. »
Il frappa.
Il y eut un remue-ménage à l’intérieur et la porte s’ouvrit brusquement sur un géant vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise ouverte jusqu’au ventre sur un torse velu. Les yeux étaient très fendus et tout le visage révélait une ascendance indienne. L’homme dévisagea Malko, l’air méfiant.
— Qu’est-ce que vous voulez ? fit-il d’une voix rocailleuse.
— Je suis un ami de Serge Lentz. Je voudrais vous voir, fit Malko.
Le géant ouvrit complètement la porte et fit signe à Malko d’entrer. La chambre était sombre et sale. Près du lit défait, il y avait un sac noir de médecin.
Malko s’assit sur une chaise et le Chamalo se laissa tomber sur le lit :
— Alors ? fit-il.
— Je cherche Serge Lentz, attaqua Malko. Est-ce que vous savez où il se trouve ?
L’autre se ferma d’un coup.
— Vous dites que vous êtes son ami. Pourquoi ne savez-vous pas où il est ?
— J’arrive de New York. Il m’avait dit de le rejoindre ici. Mais il était déjà parti. Et on m’a dit que vous saviez où il était.
Les petits yeux se plissèrent.
— Qui vous l’a dit ?
Malko hésita, mais il fallait dégeler l’autre.
— La femme de Serge.
L’Indien grommela.
— Elle a dit une sottise. Je n’ai pas vu Lentz depuis des semaines. Et cette salope ment.
Lui aussi mentait. Malko décida d’insister.
— Ecoutez, il faut à tout prix que je trouve Lentz. Je suis venu pour cela. Si vous m’aidez, cela peut vous rapporter beaucoup. Et je sais que vous savez où il est.
L’Indien resta silencieux. Puis il se mit à triturer la poignée de son sac noir. Il semblait hésiter. Enfin il dit d’une voix basse :
Cela me rapportera combien, Señor ?
— Ça dépend des renseignements que vous me donnerez. Cent dollars, au moins.
L’Indien réfléchissait. La tête baissée, il jouait toujours avec la poignée du sac. Celui-ci s’ouvrit, avec un petit claquement sec. Malko attendait, pas trop anxieux. Le mot « dollar » a toujours un sens magique, au sud du Tropique du Capricorne.
Il se retrouva face à face avec le trou noir d’un colt 45, qui lui parut énorme et que le Chamalo venait de, tirer de sa trousse. Drôle d’instrument chirurgical !
— Ne bougez pas Señor. Ou je serais obligé de vous soigner. Et le matin, j’opère très mal. Je n’ai pas la main sûre.
En tout cas, la main qui tenait le gros automatique noir ne tremblait pas.
— J’ai toujours cela avec moi, continua l’Indien. Pour les cas difficiles.
Tenant toujours Malko sous la menace de l’arme, il se leva et attrapa une veste et une valise posée derrière le lit. Puis il se dirigea vers la porte. L’estomac serré, Malko se demandait quand l’Indien allait tirer.
Le géant ouvrit la porte et pointa le canon du colt sur le ventre de Malko :
— je m’en vais. Ne bougez pas d’ici avant cinq minutes. Sinon je vous tue. Et ne cherchez pas à me revoir. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je vous tue tout de suite. Compris ?
Malko inclina silencieusement la tête. Le géant se glissa dans la porte et referma. On entendit ses pas lourds dans l’escalier, puis, presque tout de suite, le ronronnement de la Thunderbird. Malko jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit la voiture blanche décoller du trottoir. Il ne put même pas relever le numéro.
Il quitta la chambre, après une fouille superficielle. Il n’y avait rien que du linge sale. Sa seule piste s’était évanouie en fumée. Et il était sûr que l’Indien tiendrait parole, lors de leur prochaine rencontre.
Au moment où il descendait, un taxi vide passait. Un quart d’heure plus tard, Malko avait regagné sa chambre, au Maria-Isabel. Felipe Chano avait téléphoné deux fois. Il le rappela à la Securitad et l’eut tout de suite.
— Vous pouvez passer à l’hôtel ?
Ils prirent rendez-vous pour l’apéritif. En attendant, Malko se déshabilla et s’étendit sur son lit Mme Lentz avait sérieusement entamé sa vitalité. Et il la voyait encore le soir ! Bercé de pensées érotiques, il s’endormit, étendu sur le ventre.