Chapitre VIII

En descendant de l’avion, on avait l’impression de pénétrer dans de la glu. La température devait avoisiner 50 degrés. Il n’y avait pas un souffle de vent et une légère brume de chaleur cachait la mer.

Malko était en nage. Par coquetterie, il avait tenu à mettre une veste et une cravate, tandis que Felipe Chano se contentait d’un pantalon de toile et d’une chemisette à manches courtes. Le policier avait mis tous ses bagages dans un vieux sac militaire de toile kaki, y compris un long pistolet argenté et trois boîtes de cartouches.

Ils avaient décidé de partir pour Acapulco, après l’interrogatoire raté de José Bolanos.

Ce qui avait décidé Malko, c’est que, le matin même, Christina avait pris la route d’Acapulco. Cela faisait beaucoup de coïncidences.

Le Chamalo aussi avait disparu par là. Maintenant Malko savait que grâce à Mme Serge Lentz, il avait mis le doigt sur un point brûlant.

Au moment de descendre la passerelle, il se retourna, sentant un regard posé sur lui. Il n’eut pas à réfléchir longtemps. Un des cinq frères Mayo s’avançait à deux mètres de là, le regard dans le vague. Encore une coïncidence !

Felipe était descendu le premier. L’aéroport étant situé à 26 kilomètres de la ville, il fallait louer une voiture. Après avoir refusé une jeep, au toit de toile rose un peu trop voyant, Malko obtint une Chevrolet décapotable, pas trop pourrie. Felipe inspecta soigneusement la voiture. Depuis le curare ; il valait mieux être méfiant.

Il leur fallut une demi-heure pour arriver au Hilton, où Malko avait fait retenir deux chambres. C’était la pleine saison, mais l’Ambassade américaine avait passé un discret coup de fil, et on leur donna une chambre superbe au dixième étage.

Felipe Chano ouvrait des yeux émerveillés. Il faut dire que le Hilton était assez extraordinaire. Enorme bloc de béton posé à même la plage, toutes ses chambres donnaient sur la baie. Une terrasse presque aussi grande que la chambre permettait de vivre dehors. En bas, une rivière artificielle serpentait dans un jardin, afin que les Américaines arrivant de Miami, puissent éviter l’eau non désinfectée de la baie d’Acapulco. Certaines restaient là un mois sans jamais tremper le bout du pied dans le Pacifique…

Felipe Chano vint discrètement frapper à la porte de Malko.

— J’ai ici quelques informateurs, dit le Mexicain. Nous devrions aller faire un tour en ville.

Malko se changea et ils partirent tous les deux. Auparavant, Malko envoya un câble à Washington, pour signaler sa présence. La veille, un messager de l’Ambassade lui avait apporté un pli cacheté à remettre en main propre. Malko avait dû le lire deux fois pour se persuader qu’il ne rêvait pas. Ce que le général Higgins mettait à sa disposition pour détruire la menace pesant contre les U.S.A. était tout simplement fantastique…

La première chose à faire était de mettre la main sur le Chamalo. Lui les conduirait aux autres…

Par le boulevard du bord de mer, ils arrivèrent dans le centre de la ville. La chaleur était toujours aussi étouffante. Les boutiques regorgeaient de chapeaux et de colifichets pour touristes. Des ruelles étroites débouchaient dans une rue grouillante, inconnue des touristes, où Felipe trouva son chemin avec aisance. Felipe gara la voiture, au milieu d’une nuée de gamins éperdus de curiosité. Dans une boutique au rideau de fer à moitié baissé, des hommes en torse nu s’affairaient autour de machines et de bureaux, devant un demi-cercle d’adolescents admiratifs. C’était la rédaction et l’imprimerie du quotidien local El Tropical.

Le rédacteur en chef, assis à un vieux bureau, face à la foule, relisait une morasse. En voyant Felipe, il fit un large sourire et désigna deux tabourets.

Il n’y eut pas d’abrazos, mais de vigoureuses poignées de main. Puis Felipe entra dans le vif du sujet : Luis Chico, le chirurgien, le Chamalo, avait auparavant vécu dans la région, où il avait même été arrêté. Peut-être le vieux journaliste se souvenait-il des circonstances ?

A cause du tintamarre des machines, il fallait, hurler les demandes et les réponses, ce qui enlevait beaucoup de discrétion à l’interrogatoire. Mais le journaliste ne se souvenait de rien.

— Et les archives ? demanda Malko. Ils n’ont pas d’archives ?

Felipe traduisit.

Le rédacteur en chef éclata de rire et ouvrit à gauche de son bureau un minuscule tiroir, où s’entassaient une centaine de vieilles photos.

— Voilà ma bibliothèque, Señor, dit-il. Nous brûlons tout au fur et à mesure.

Ils s’excusèrent et sortirent. Au moment où ils franchissaient la porte, le journaliste les rappela.

— Il y a quelqu’un qui pourrait peut-être vous renseigner, dit-il. Je ne me souviens plus de son nom mais vous le trouverez facilement. C’est un des plongeurs de la Perla. Il est là tous les jours. C’est le plus vieux. Il connaît bien le Chamalo, car il est dans tous les coups louches d’Acapulco. Mais je ne sais pas s’il voudra parler.

Ils remercièrent et partirent avec, en prime, un numéro tout frais d’El Tropical.

Qu’est-ce que c’est que la Perla ? demanda Malko à Felipe, quand ils furent revenus dans la voiture.

— Le restaurant le plus connu d’Acapulco. On y dîne, on y danse au clair de lune, et surtout c’est là, devant la terrasse, que plongent tous les soirs les fameux plongeurs d’Acapulco. Ils se jettent de 40 mètres de haut dans un étroit canon où reflue la marée. C’est très spectaculaire.

— Bien. Je vois où nous allons dîner ce soir, conclut Malko.

De retour à l’hôtel, Malko décida d’aller passer une heure à la plage. Felipe vint lui apporter un mystérieux petit flacon.

— C’est de l’huile de palme, dit-il. Ne mettez pas vos produits américains, sinon ce soir vous n’aurez plus de peau.

Malko obéit et le policier l’oignit paternellement d’une huile incolore. Lui-même avait la peau tannée et bronzée comme du vieux cuir.

Sur la plage, presque déserte, Felipe avait eu une longue conversation avec un plagiste, qui emmena les deux hommes sous un cocotier, où il déploya deux nattes.

— Il y a une jeune Américaine, arrivée seule depuis deux jours, qui se met là tous les matins, expliqua Felipe.

Effectivement, un quart d’heure plus tard, le plagiste goguenard convoyait une grande fille aux longs cheveux noirs et à la peau écarlate, qui, avec des grimaces de souffrance, s’allongea à dix mètres d’eux.

Sans insister, ils s’éloignèrent et firent les cent pas sur la plage. Le policier était un peu inquiet. Il trouvait que Malko prenait son travail bien à la légère. Malko lui expliqua que, dans ce genre d’affaires, le moindre faux pas pouvait déclencher des catastrophes. Ils étaient surveillés ; donc plus on les croirait décontractés, mieux cela vaudrait.

Un seul point était certain. On avait tenté de tuer Malko. Mais cela pouvait venir du Chamalo, des Cubains, ou même d’un amoureux de la belle Christina. Mais le procédé ne ressemblait pas à une vengeance d’amoureux.

Une voix aiguë interrompit la rêverie de Malko.

— Tu veux une jolie broderie pour ta fiancée ? demandait une voix enfantine en espagnol.

Malko leva le nez.

Un gamin d’une dizaine d’années, vêtu d’une culotte en loques et d’un maillot de corps, se tenait près de lui, un sac plein de colifichets à la main. Tous les matins il arpentait la plage avec sa pacotille.

— Je n’ai pas de fiancée, dit Malko en souriant.

— Tu es un bel « hombre », dit le gamin. Tu peux en trouver facilement. Il faut leur faire des cadeaux…

— Merci.

Le gamin s’accroupit à côté de lui, et lui posa sur le poignet une patte bronzée et dure.

— Tu ne veux pas de coquillages ? Des dentelles ? Des foulards ?

Malko secoua la tête.

— Alors, tu veux une femme ?… Je connais les plus belles d’Acapulco. Tu veux que je t’emmène au red-light district ? Tu veux une fille neuve, qui n’a jamais été avec un homme ?

Du coup, Malko le regarda, un peu surpris. Le gosse soutint son regard. Au-delà de la fraîcheur de son âge, il avait déjà dans les yeux la dure lueur qu’on trouve chez ceux qui ont à se battre tôt.

— À ton âge, tu vas chez les filles ? se moqua Malko.

Cabron ! qu’est-ce que tu crois ! J’ai douze ans et j’ai déjà connu des femmes. Je suis macho, tu sais. Alors, tu veux que je t’emmène ? Nous irons tous les deux dans la plus belle casita d’Acapulco. Et nous boirons de la tequila…

Malko était dépassé.

— Comment t’appelles-tu, petit ?

— Pépé.

— Ecoute, Pépé. Je ne veux pas de femmes, tu comprends. Je suis ici pour me reposer.

Soupçonneux, Pépé le regarda :

— Tu es un maricon, alors ? Tu n’en as pas l’air, pourtant. Je vais te conduire chez mon copain Gustave. Il connaît des garçons jeunes, comme tu aimeras…

Pépé le regardait par en dessous, en faisant glisser du sable entre ses doigts. Pour cent pesos, il aurait offert sa sœur.

Malko le regarda sévèrement.

— Je ne veux ni filles, ni garçons, Pépé. Et si tu continues, tu vas avoir une fessée. Tu devrais être à l’école.

Le gosse se releva et haussa les épaules. Il sentait qu’il valait mieux ne pas insister.

— Peut-être que tu n’es plus du tout un homme, lança-t-il sarcastiquement. Mais, souviens-toi, je connais Acapulco mieux que tous les guides. Si tu veux me voir, tu me demandes à la Cantina Estrella, derrière l’hôtel Prado-Americana. Adios.

Il s’éloigna en enfonçant ses petits pieds bruns dans le sable doré, balançant négligemment sa marchandise. La plage était encore peu peuplée. Le radeau était vide et le canot du ski nautique se balançait immobile en face de l’hôtel. Ce qui donna à Malko une idée. Il se leva et allait s’incliner devant la jeune Américaine.

— Je suis le prince Malko Linge, dit-il d’un ton suave, en anglais. Me feriez-vous la joie de partager ma promenade en bateau ? Cela ne pourrait que soulager vos coups de soleil.

Et il lui tendit la main pour l’aider à se lever. C’est un truc qui marchait toujours. Machinalement, elle donna la main et se sentit attirée par un bras puissant…

Trois minutes plus tard, ils discutaient prix avec le conducteur du bateau. Les affaires de ce personnage marchaient bien : toutes ses dents de devant étaient en or, ce qui lui donnait un air, perpétuellement joyeux. Il biglait en coin la compagne de Malko… presque aussi grande que ce dernier, la silhouette mannequin, avec une très belle poitrine, de longs cheveux noirs et des yeux bleus rieurs.

— Je m’appelle Ariane, dit-elle à Malko. Et je ne suis pas princesse. Seulement publiciste…

— Vous êtes née princesse, répliqua Malko.

Ils nagèrent pour rejoindre le chriscarft. Elle nageait plus vite que lui et il en fut un peu vexé.

Il se rattrapa en exécutant un magnifique départ de ski nautique.

Une demi-heure plus tard, ils rôtissaient tous les deux au soleil, dans la baie de Puerto-Marquès, sous l’œil blasé du chauffeur. Le soleil tapait tellement qu’il fallait se tremper dans l’eau toutes les cinq minutes.

Ariane passa un doigt léger sur le maillot de Malko.

— Qu’est-ce que c’est, ça ?

« Ça », c’était le monogramme brodé sur le maillot.

— Ce sont mes armes, expliqua-t-il. Une couronne à sept branches.

— Vous êtes vraiment prince ? dit rêveusement la jeune fille. Je croyais que c’était une plaisanterie… c’est la première fois que je rencontre un prince. Vous en avez, de la chance !

Malko soupira.

— Si on veut !

Il songeait que, sans ce titre, il serait probablement ingénieur ou commerçant. Mais il avait toujours cherché à se singulariser, à garder quelque chose de l’individualisme courageux qui avait forgé la longue chaîne de ses ancêtres. Il se sentait responsable de quelque chose. Il n’aurait jamais pu être barman ou représentant en aspirateurs. Au fond, il était terriblement conservateur.

Parfois, il avait même l’impression de vivre dans un autre siècle. Il n’avait plus de famille vivante. Mais il ne se sentait jamais seul. Il lui suffisait de penser à son caveau de famille, où dormait une bonne rangée de Linge, pour être réchauffé. Il ne serait pas seul dans son cercueil. Une angoisse l’étreignait parfois. Qu’une balle, ou un autre « accident de travail », ne lui laissent pas le temps d’avoir un enfant, il serait le dernier des Linge. Pour tout le monde, cela n’a pas grande importance. Mais quand on connaît le prénom de son aïeul qui vivait au seizième siècle, on se sent un peu coupable.

— À quoi pensez-vous ? demanda Ariane.

Pour éviter de répondre, il l’embrassa. L’homme aux dents d’or détourna pudiquement les yeux.

Ariane lui rendit son baiser et il eut un goût de sel dans la bouche. Il était temps de revenir. Ils ne skièrent pas. Au passage, le pilote leur montra la maison de Cantinflas, le comique mexicain.

— C’est la plus belle d’Acapulco, dit-il. Elle a coûté dix millions de pesos.

C’était un pâté gréco-hispano-gallo-américain, vraisemblablement bâti par un architecte en folie, au sommet d’une colline dominant la baie. Le misérable n’était pas arrivé à gâcher la vue, mais c’était vraiment tout ce qui était sauvé.

La main dans la main avec Ariane, Malko oubliait ses soucis. La silhouette de Felipe, debout sur la plage et attendant le bateau, le ramena à la réalité.

Il arriva en pataugeant jusqu’au policier. Felipe salua poliment, d’un coup de tête.

— Il y a des nouvelles de votre ami Serge, annonça-t-il.

— Il est là ?

Felipe sourit.

— Non, il… ne peut pas se déplacer.

C’était clair. Malko se tourna vers Ariane.

— Ce soir à neuf heures dans le hall ?

Il partit sans lui laisser le temps de répondre. Felipe suivait sur ses talons. Dès qu’ils furent seuls, le policier parla :

— On a retrouvé le corps de Serge Lentz. Enfin ça doit être lui.

— Où ?

— Dans la jungle, à 200 milles, ce sont les vautours qui ont donné l’alarme. Les Indiens sont allés voir et ont ramené le squelette au poste de police le plus proche. Pour toucher une prime. Les os ont été nettoyés comme au papier de verre. Mais il avait encore sa gourmette.

— Pauvre Lentz ! On n’a pas retrouvé sa voiture. C’est étrange !

Felipe hocha la tête.

— Cela ne veut rien dire. Elle est peut-être en train de pourrir au fond d’un marécage. Personne ne la trouvera jamais. Nous ne sommes pas en ville, ici. La nature remet vite les choses en place.

Ils traversaient le hall gigantesque et glacé par l’air climatisé. Malko éternua.

— A vos souhaits, señor SAS, dit poliment Felipe. Que Dieu vous garde !

Incorrigible bigot, ce Felipe ! Il devait tremper ses balles dans l’eau bénite.

— Mes souhaits, fit Malko, c’est de mettre la main sur ce fichu Japonais avant qu’il n’ait fait trop de dégâts. Qu’est-ce qu’il y a, dans la région où on a trouvé Lentz ?

— Rien. De petits villages perdus dans la jungle. Rien que des pistes de terre, inutilisables six mois sur douze. Je ne comprends pas ce que Lentz faisait dans ce coin-là. Il n’y a même pas de trafic. Les gens sont trop pauvres.

— Ce n’est pourtant pas un perroquet qui l’a dévoré. Il a découvert quelque chose, et c’est pour cela qu’on l’a tué. Une chose m’étonne : la voiture disparue. Cela se remarque, dans ces coins-là, une voiture ! Si Lentz a découvert ce qu’il cherchait, il doit y avoir une propriété, ou une ferme.

Felipe haussa les épaules.

— Il faudrait six mois pour la trouver. Il y a des centaines de fermes, dans ce coin-là et autant de grandes propriétés.

— Espérons que notre plongeur nous y mènera, conclut Malko. En attendant, allons nous faire beaux.

Sa chambre était glacée, comme le hall. Il voulut aller sur le balcon et reçut une bouffée d’air brûlant. Un peu à gauche, en face du port, un vieux cargo japonais était immobile comme une maquette. Son drapeau brillait dans le soleil couchant.

Malko mit plus d’une heure à gratter le sel incrusté dans sa peau. Après, il ne restait plus qu’à choisir une cravate. Il n’aimait pas le débraillé tropical.

Habillé, il jeta un coup d’œil à son miroir. Avec le bronzage, le blond des cheveux ressortait encore plus, ainsi que l’or des yeux. Avec soin, il souffla dans sa pochette, comme dans un sac en papier. C’est un Anglais qui lui avait appris ce truc pour avoir toujours des pochettes merveilleusement floues et faussement négligées.

Il prit dans sa valise son pistolet extra-plat et le soupesa. « La seule arme qu’on puisse porter sous un smoking. » C’était vrai. L’objet n’était pas plus épais qu’un étui à cigarettes et ne pesait pas plus de 400 grammes ; l’armature était en titane, métal ultra-léger. Laissant le holster, il le glissa dans sa ceinture, à gauche, et se regarda de nouveau dans la glace. Même la veste fermée, on ne voyait pas le moindre pli.

Un coup d’eau de Cologne sur les cheveux rebelles, et il descendit, ses éternelles lunettes sur le nez. Au moins, ici, il avait l’alibi du soleil !

Felipe et Ariane étaient déjà en bas. La jeune femme portait une robe en jersey de soie qui ne cachait rien de ses formes. Il la trouva encore plus excitante qu’en maillot. Felipe, modestement, baissait les yeux.

— En avant ! J’ai faim, dit Malko.

Ils prirent la voiture au parking. Sur les reins de Felipe, on voyait une énorme bosse. Pas discrète, son artillerie !

On fut à la Perla, après avoir traversé le grouillement de la vieille ville. La fraîcheur tombait et les gens sortaient sur le pas de leur porte.

On entrait par-derrière. Au bout d’une succession de couloirs et d’escaliers incrustés de coquillages, ils débouchèrent dans le restaurant. C’était beau à crier.

Les tables s’échelonnaient sur les marches géantes d’une falaise, en demi-cercle. A droite, une piste de danse en plein air, avec un orchestre. En face, un vertigineux cañon de 40 mètres de profondeur, au fond duquel la mer refluait en rugissant. Plus loin, le Pacifique, à perte de vue, avec un clair de lune de carte postale.

— C’est de là que plongent les fameux plongeurs d’Acapulco, dit Felipe. Un saut de l’ange de 40 mètres. Comme la marée va et vient, s’ils calculent mal leur coup ils s’écrasent sur les rochers en bas… Mais c’est très intéressant.

— Ils gagnent bien leur vie, pour ça ? demanda Ariane.

Felipe sourit :

— En un mois, ce que vous gagnez en une semaine. Et la mort au bout. Mais es la vida. Dieu l’a voulu.

On leur donna une table en bordure. En se penchant un peu, on voyait dans la profondeur la mer étinceler, entre les rochers. Felipe appela le maître d’hôtel.

— Est-ce que Rolando est là ce soir ?

L’autre inclina la tête :

— Certainement. Je vous l’envoie tout de suite, Señor.

Souvent des touristes demandaient aux plongeurs un petit extra, le saut de l’ange, ou la descente aux torches, pour cinq ou dix dollars.

— Rolando est le meilleur plongeur, expliqua Felipe.

Quelques secondes plus tard, Rolando apparut en haut des escaliers. Vêtu d’un maillot de laine bleue. Il était rond comme une barrique, mais, à la largeur de ses épaules, on voyait que ce n’était pas de la mauvaise graisse. Il fendit les tables et vint s’asseoir directement à la table de Malko.

Buenas tardes, dit-il. Le Señor veut me parler ?

Ses petits yeux vifs, enfoncés dans la graisse, sous les cheveux plats rejetés en arrière, comme ceux d’un danseur, mondain, regardaient surtout Ariane.

— Nous cherchons un de vos amis, dit Felipe, en dialecte indien.

L’autre ferma presque les yeux.

— Qui ?

— Le Chamalo.

Rolando regarda les deux hommes d’un air méfiant, prêt à se lever. Felipe lui glissa vivement dans la main un billet de cent pesos.

— J’ai besoin de lui. Pour mon ami. Enfin pour la fille, tu comprends ? Il n’est pas d’ici. Il ne connaît personne.

— Toi, qui es-tu ? demanda Rolando, toujours méfiant.

Felipe voulut tenter un coup :

— Un ami de José Bolanos, fit-il.

L’autre se détendit aussitôt.

Es bueno. Pourquoi ne le disais-tu pas ? Je ne sais pas où est Chamalo, mais je connais quelqu’un qui te conduira à lui. C’est un gamin, tu sais, un petit bollito. Pendant la saison, il repère les femmes qui peuvent intéresser le Chamalo. C’est facile, il se faufile partout. Mais, dis-moi, qu’est-ce que ça va me rapporter à moi, cette histoire ?

— Cinq cents pesos. Dès que nous aurons vu le gosse. La fille ne veut plus attendre.

Es bueno. Je viens vous chercher après mon saut. Je dirai au patron que vous vouliez le saut avec les torches.

Il se leva et s’éloigna en se dandinant. Son dos était couvert de poils.

— Alors ? demanda Malko.

— Il va nous conduire au Chamalo. Enfin, un gosse qu’il connaît, un petit cireur.

— Qu’est-ce que vous lui avez dit ?

Felipe sourit :

— La Vierge me pardonne ! Que la Señorita attendait un enfant de vous et qu’elle avait besoin de se faire avorter.

Ariane écoutait, sans comprendre, la conversation en espagnol.

— Qu’est-ce que c’est ce gorille ? demanda-t-elle.

Malko lui prit la main et la baisa.

— Nous lui avons demandé, pour vous, un plongeon particulièrement réussi, expliqua-t-il. Avec des torches.

Elle remercia, d’une pression de main. Elle était comblée. Trouver un authentique gentilhomme sur la plage d’Acapulco, c’est plutôt rare.

L’orchestre jouait Que Bonita es Veracruz. Malko entraîna sur la petite piste Ariane, dont le corps souple s’ajusta au sien avec juste ce qu’il fallait de sensualité pour le faire rêver.

— Qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Monsieur le Prince ? demanda-t-elle.

— Un métier de tout repos. Mon ami est un gros acheteur mexicain. Nous allons visiter une raffinerie à Mazatlan. Avant, nous nous détendons un peu.

La conversation s’arrêta là. Toutes les lumières du restaurant s’éteignirent et il ne resta que les bougies des tables. Une voix annonça, dans le haut-parleur, que les plongeurs allaient exécuter leur saut de la mort.

Malko et sa danseuse regagnèrent leur table. On leur avait servi leur steak. Des projecteurs s’allumèrent, éclairant tout le cañon du haut en bas. A gauche, sur une petite avancée dont l’accès était libre, des badauds s’étaient amoncelés.

A la queue leu leu, trois plongeurs descendirent par un sentier de chèvres, sur la rive gauche du cañon. L’un après l’autre, ils plongèrent dans l’eau écumante, et remontèrent sur l’autre rive. L’orchestre ne jouait plus et tous les dîneurs suivaient les trois silhouettes, qui grimpaient lentement la falaise à pic jusqu’à la plate-forme rocheuse servant de plongeoir.

Malko reconnut en tête la silhouette épaisse de Rolando, qui grimpait avec l’aisance d’une chèvre. Le projecteur le suivait, comme un doigt de lumière. La mise en scène était bien faite.

Le gros Rolando atteignit la plate-forme. Il fit un geste de la main vers la foule du restaurant. Des acclamations lui répondirent.

Il se dirigea vers une petite niche de rochers et s’agenouilla, priant ostensiblement. La foule retenait son souffle. Le projecteur souligna le large signe de croix du plongeur. Du coin de l’œil, Malko vit Felipe en esquisser un aussi.

Incorrigible, Felipe !

Rolando exécuta quelques mouvements d’assouplissement et s’avança vers le plongeoir. La paroi rocheuse était légèrement inclinée ; ainsi, il semblait descendre obliquement le long de cette paroi. Deux aides allumèrent deux immenses torches de résine.

Les projecteurs s’éteignirent.

Au fond du cañon, un autre aide mit le feu à un tas de bois imbibé de pétrole, qui éclairait les bouillonnements de la mer.

Lentement, une torche dans chaque main, Rolando s’avança vers le vide. D’une détente puissante il s’enleva, exécuta un « saut de l’ange » irréprochable et fila vers la mer, à 40 mètres plus bas, tenant toujours ses torches à bout de bras, comme une étrange étoile filante.

Fasciné, Malko regardait le corps plonger vers l’écume. À quelques mètres de la surface, Rolando eut comme un sursaut et lâcha les deux torches, qui s’éteignirent en grésillant, au moment où le corps du plongeur disparaissait aussi dans l’eau noire.

— Et voilà ! dit Felipe, au moment où les lumières se rallumaient. Il fait cela tous les soirs depuis vingt ans. Et jamais le moindre accident…

— Regardez, dit Malko.

Au fond du cañon, des hommes couraient, des torches et des lampes à la main, désignant quelque chose de noir qui flottait sur l’écume… Rolando n’était pas remonté.

— Cette fois, il a eu un accident, murmura Malko.

— Par le sang du Christ fit Felipe. Il a heurté les rochers !

Les deux hommes se levèrent d’un bloc et filèrent vers le sentier qui descendait sur la gauche du cañon, dévalant comme des fous l’étroit chemin et bousculant les badauds qui remontaient déjà. Personne ne s’était rendu compte de l’accident. En haut, la musique reprenait, avec un orchestre de mariachis.

Felipe et Malko arrivèrent en bas au moment où on sortait de l’eau le corps du plongeur. Inerte, il paraissait encore plus énorme. On le hissait comme un gros poisson. Eclairée par les roches, la scène avait quelque chose de fantastique. Personne ne prêtait attention à Malko et à Felipe.

Avec précaution, on retourna le corps de Rolando. Il avait près de l’œil une vilaine blessure, causée certainement par un rocher. Ses yeux étaient ouverts.

Sur le côté gauche de l’énorme torse, on voyait aussi un petit trou, par lequel s’écoulait encore un filet de sang. Sur le côté droit, la déchirure avait la taille d’une soucoupe. Quand Rolando avait touché la mer, il était déjà mort…

— On l’a abattu au fusil, murmura Felipe à Malko. Avec les torches, c’était facile, pour un bon tireur.

Tout le côté droit du cañon était bordé de maisons. Avec un fusil à lunette, c’était un jeu d’enfant. Le bruit de la mer avait couvert la détonation.

Il n’y avait plus rien à faire pour Rolando. La balle lui avait fait éclater le cœur.

Felipe et Malko remontèrent lentement le sentier. Malko était furieux. On se jouait d’eux. Deux fois, au moment où ils étaient sur la bonne piste, on leur avait coupé l’herbe sous les pieds.

— Nous devons absolument trouver ce gosse, dit Malko. Sinon, ils vont le descendre, lui aussi.

Maintenant nous sommes sûrs que le Chamalo est dans le coup. Lentz, Bolanos et Rolando, le fil se tient. Sans compter que je devrais être à la morgue de Mexico, mort d’une crise cardiaque…

— Señor SAS, dit Felipe, ils ne savent peut-être pas ce que nous a dit Rolando…

— Non, mais nous sommes surveillés. La preuve !… Ils n’ont pas perdu de temps.

Il se souvenait du visage impassible du frère Mayo, à l’aéroport. C’est peut-être lui qui avait appuyé sur la détente du fusil.

Au restaurant, les dîneurs mangeaient de bon appétit. La direction avait tu l’incident. Les gens riches ont horreur de la mort.

Malko allait s’asseoir quand on appela son nom.

— Malko !

Il se raidit et se retourna lentement. Felipe avait déjà plongé la main dans son veston.

À trois tables de là, Christina souriait de toutes ses dents, éblouissante dans une robe de lamé blanc. Autour d’elle, il y avait deux des Mayos et un homme que Malko ne connaissait pas. Elle fit signe à Malko d’approcher.

— Que faites-vous à Acapulco, señor Malko ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.

Malko s’inclina pour lui baiser la main.

— Je vous cherchais, ma chère, dit-il en souriant. Pour vous enlever à tous ces gens qui ne rendent pas justice à votre beauté.

Malko crut que les deux Mayos allaient lui sauter à la gorge. Felipe, la main sur la crosse, attendait, rassurant comme un troupeau d’éléphants.

Christina cligna des yeux, surprise. Elle ne voyait pas où Malko voulait en venir. Celui-ci continua :

— Pourquoi ne venez-vous pas à notre table ? Ces messieurs s’amuseront très bien tous seuls.

Cette fois, un des Mayo se leva, renversant sa chaise. Les griffes rouges de l’Indienne s’accrochèrent à son bras et il se rassit.

— Je vous tuerai, gronda-t-il.

— Comme José Bolanos ? dit Malko.

Il y eut un froid. Christina fronça les sourcils et se leva.

— Venez danser, dit-elle à Malko. Il faut que je vous parle.

Sous les regards médusés des quatre hommes, elle entraîna Malko. Ariane en avala sa glace de travers, en voyant cette superbe brune remorquer Malko par la main jusqu’à la piste.

— Vous êtes fou, dit Christina, dès qu’ils dansèrent. Sergio est très rancunier. Et c’est un tueur. Pourquoi agissez-vous comme cela ? Seriez-vous jaloux ?

Malko planta ses yeux d’or dans ceux de la métisse :

— Christina, vous êtes une imbécile ou une horrible garce.

Elle frémit, sous l’injure. Mais Malko continuait :

— Comme je sais que vous n’êtes pas une imbécile…

— Señor Malko, vous me décevez, siffla Christina. On n’insulte pas une femme.

— Trop de choses étranges arrivent depuis que je vous connais, répliqua Malko. On a essayé de me tuer. Des gens qui me sont proches sont morts mystérieusement. Vous fréquentez de drôles de personnages. Vous le dites vous-même, vos Mayos sont des tueurs…

Elle se serra un peu contre lui et dit très doucement :

— Pourquoi ne profitez-vous pas du soleil d’Acapulco, au lieu de perdre votre temps ? Venez demain dans la propriété. J’ai un bateau, nous irons prendre le soleil au large, là où on voit nager les requins…

— Pour que vous me poussiez ?

Elle le repoussa brusquement :

— Tu veux que je dise à mes amis de te déchiqueter, de t’arracher les yeux ? Personne ne m’a jamais parlé ainsi.

Elle l’avait tutoyé, de rage.

Querida, dit Malko, je suis étranger et il y a une police au Mexique. Ils risqueraient d’avoir des ennuis.

Elle haussa ses ravissantes épaules nues.

— Personne n’osera jamais me toucher. Au-dessus de la police, il y a l’argent. Et l’argent, c’est moi qui l’ai. Vous oubliez que je suis une Ariman.

Plus câline, elle reprit : « Venez me voir demain. Nous ferons la paix. Adios, »

Elle se glissa entre les couples et regagna sa table. Malko rejoignit Felipe et Ariane. Cela faisait beaucoup de coïncidences pour un seul jour. Ainsi, Christina était aussi à la Perla, juste au moment où on assassinait le plongeur !…

— Rentrons, dit-il.

Un peu étonnée, Ariane le suivit. Il était à peine onze heures. Elle fut encore plus étonnée lorsque Malko lui baisa la main dans le hall du Hilton et lui dit :

— Je suis un peu fatigué. Nous nous verrons demain sur la plage.

Il avait pourtant l’air frais comme l’œil dans son élégant complet d’alpaga noir…

Ahurie, elle se laissa conduire dans l’ascenseur. Elle qui se sentait prête à céder à la tentation avec un véritable aristocrate !…

Malko retrouva Felipe devant l’hôtel. Un bastringue de mariachis en plein air faisait un vacarme effroyable.

— En avant, dit Malko,

— Où allons-nous, señor SAS ?

Chercher Eugenio, le petit cireur, avant qu’il ne lui soit arrivé malheur.

Ils montèrent en voiture, mais au lieu de prendre la direction d’Acapulco, Malko vira à droite et fila à toute allure le long de la mer, vers l’aéroport. Après deux kilomètres, la route attaquait les collines.

Devant le Hilton, Malko vira brusquement dans un chemin de terre descendant vers la mer et stoppa au bout de quelques mètres, éteignant ses phares. On ne pouvait le voir de la route.

Vingt secondes plus tard, une voiture passa à toute vitesse. A partir de cet endroit, la route était toute en virages sur dix kilomètres. Les poursuivants ne s’apercevraient pas tout de suite que les poursuivis avaient disparu,

— Comment connaissiez-vous ce chemin, señor SAS ? C’est la première fois que vous venez à Acapulco.

— Nous étions passés là hier, dit Malko, simplement.

Grâce à sa prodigieuse mémoire, il photographiait mentalement les lieux où il passait. Vingt ans plus tard, il se souviendrait encore de ce petit chemin…

Ils remontèrent sur la route et reprirent la direction d’Acapulco. Pour plus de sûreté. Felipe évita le bord de mer et guida Malko à travers un labyrinthe de chemins de terre, aux confins de la vieille ville. Ils ressortirent sur la place de l’église, avec la certitude que personne ne les avait suivis.

Malko gara la voiture devant l’église. La place grouillait de gens, assis autour du square. Dans un coin, un petit cireur frottait énergiquement les mocassins éculés d’un docker torse nu. L’espace de cinq minutes, le débardeur avait la sensation d’être un patron, un puissant, un riche. D’un geste désinvolte, il jeta une demi-peso, comme il aurait donné une pièce d’or et alla retrouver sa femme qui l’attendait, pieds nus.

— Laissez-moi faire, souffla Felipe.

Il se glissa à la place du docker. Le gamin, assis sur sa caisse en bois, commença aussitôt à frotter comme un fou. Malko vit Felipe engager la conversation. Prudemment, il se plongea dans l’étalage de chapeaux mexicains. Avec ses cheveux blonds et sa cravate, il ne passait pas inaperçu. Un vrai métèque, à Acapulco ; un gringo, comble de l’horreur pour un Mexicain.

Felipe revint dix minutes plus tard. Ses vieilles chaussures étincelaient.

— Il connaît de vue, Eugenio, dit-il. Il ne s’est pas méfié de moi. Je lui ai dit que j’avais une commission pour le petit, de la part d’une parente de Mexico. Il paraît qu’Eugenio ne travaille pas le soir. Mais il est ici tous les matins, vers onze heures, quand les cireurs se répartissent les zones de travail de la journée,

— Il ne sait pas où Eugenio habite ?

Felipe secoua la tête.

— Même s’il le savait il ne me l’aurait pas dit. Ce sont des pauvres. Ils ont toujours peur des étrangers. Ce n’est jamais pour leur bien que l’on cherche les gens… A tout hasard, nous pouvons traîner un peu par ici.

À pied, ils s’enfoncèrent dans des petites rues sans touristes. Les habitants étaient sur le pas de leur porte. Il n’y avait plus de beaux magasins, mais seulement des échoppes de bois, éclairées au pétrole, où se débitaient des choses invraisemblables. Malko tomba en arrêt devant une iguane qu’on découpait en rondelles.

— Ça a le même goût que le poulet et c’est beaucoup moins cher, expliqua Felipe.

Malko n’était pas convaincu : il faut dire qu’une iguane, c’est à peine moins laid qu’un crocodile…

Au bout d’une heure, ils revenaient, bredouilles, place de l’Eglise. À présent, les cireurs devaient rôder près de La Perla ou des grands hôtels.

— Rentrons, proposa Felipe. Nous ne ferons rien de bon ce soir, señor SAS. Et tout Acapulco saura qu’un gringo blond a cherché Eugenio.

Il avait raison. Ils rentrèrent sans se presser, comme de bons touristes.

Un peu avant d’arriver à l’hôtel, Felipe sortit son Colt et le posa sur ses genoux, à tout hasard. Malko ouvrit sa veste et tâta la crosse de son pistolet extra-plat.

Mais seul le portier se précipita à leur rencontre. Les mariachis d’en face se démenaient toujours furieusement. Le hall était vide et glacial. Quelques employés mexicains somnolaient debout aux points stratégiques. Ils devaient être somnambules, car ils arrivaient quand même à tendre la main au bon moment.

— Dix heures en bas, proposa Malko.

— Que Dieu veille sur votre sommeil, señor SAS ! dit Felipe en montrant ses dents de fauve.

Ils montèrent ensemble. Felipe resta dans le couloir pendant que Malko ouvrait sa porte. Mais la chambre était vide. Il s’arrêta, surpris : sur la table il y avait un tas gigantesque de fruits tropicaux : des ananas, des avocats, d’énormes oranges, goyaves, en un amoncellement somptueux. Une carte de visite était posée à côté.

Malko ouvrit l’enveloppe et lut : « Avec les compliments de la direction de l’Hôtel Hilton. »

Cette attention ravit Malko. Du coup, il décrocha son téléphone.

— Donnez-moi la chambre 611.

Le 611 sonna et une voix fraîche répondit. :

— Allô ?

— Vous dormiez ?

— Non ? Et vous ?

— Question idiote. Si je dormais je ne pourrais pas vous appeler. Je vous invite à partager un festin de fruits tropicaux, cadeau de la direction. Je viens de les trouver dans ma chambre en rentrant.

— Merveilleux ! dit Ariane. J’arrive. Mais, vous savez, je ne suis plus maquillée.

— À tout de suite.

S’il lui avait demandé de venir admirer le clair de lune, de sa terrasse, elle lui aurait demandé pour quel genre de femme il la prenait… Mais quoi de plus innocent que de partager des fruits, par une chaude nuit tropicale, même si c’est dans la chambre d’un célibataire dont on est un peu amoureuse ?

Elle gratta à la porte cinq minutes plus fard. Il avait eu le temps de s’arroser d’eau de Cologne et de passer une chemise fraîche.

Ariane, belle à ravir, portait une sorte de tunique de soie blanche avec le pantalon assorti, et des sandales dorées. Le tout soulignant à merveille sa silhouette, à la poitrine lourde et haute.

Malko lui baisa la main.

— Comme c’est joli ! s’écria-t-elle en voyant la coupe de fruits.

Elle se précipita comme une enfant et défit le papier transparent. Il y eut comme un cliquetis discret. Elle saisit une orange, mais ses doigts glissèrent et le fruit ne bougea pas.

— Tiens, comme c’est lourd ! remarqua-t-elle.

Au moment où elle tendait la main pour reprendre le fruit, un déclic se fit dans l’esprit de Malko.

— N’y touchez pas ! cria-t-il. Couchez-vous ! Médusée, Ariane resta le bras en l’air. Malko bondit sur elle et, lui balayant les deux jambes, la jeta par terre, roulant avec au pied du lit. Elle se débattit furieusement, le griffant et cherchant à se dégager.

Vous êtes fou ! Laissez-moi, cria-t-elle. Voyou !

— Restez couchée, supplia Malko, nous sommes en danger de mort tous les deux. Il venait de voir, derrière l’orange, le fil muni d’un cordon d’allumage…

— Satyre ! hurla la jeune femme. Elle lui arracha une poignée de cheveux. Surpris, Malko relâcha son étreinte. Elle en profita pour bondir jusqu’à la porte, l’ouvrit et disparut en la claquant de toutes ses forces.

Du tapis où il demeurait prudemment couché. Malko jeta un coup d’œil sur les fruits. Ils semblaient bien inoffensifs et si appétissants. Le cœur sur les lèvres, Malko se releva doucement. La fenêtre était grande ouverte. Retenant sa respiration, il prit la corbeille à deux mains pour la soulever.

Impossible de la décoller, même d’un centimètre !

Maintenant la sueur lui dégoulinait du front. Il saisit la mèche entre le pouce et l’index et serra de toutes ses forces, mais dut la lâcher avec un grognement de douleur. C’était fait pour brûler envers et contre tout.

Le bout incandescent n’était plus qu’à deux centimètres de l’orange.

D’une main, il saisit le fruit, et de l’autre il tira de toutes ses forces. S’il y avait un dispositif à friction, Malko était transformé en chaleur et en lumière.

La mèche s’arracha, presque sans peine.

Epuisé, il resta immobile un instant. Des lueurs dansaient devant ses yeux. Il n’avait jamais été aussi près d’une mort horrible. Avec mille précautions, il manipula l’orange. Il gratta un peu la surface. C’était l’écorce d’un véritable fruit. Mais, à l’intérieur, il y avait une grenade quadrillée, de celles qui font cinquante morts d’un coup.

Il dépiauta les autres fruits, les uns après les autres. Tous les extérieurs étaient bons. Mais, quand il eut terminé, il se trouva en face d’un tas de onze grenades quadrillées. Si le détonateur avait explosé, non seulement Malko aurait été réduit en bouillie, mais il ne serait rien resté de l’étage.

Une furieuse envie de se venger le démangeait. S’il avait su où habitaient les frères Mayos. Ils avaient certainement des complicités dans l’hôtel. Il était tentant d’alerter la direction. Les grenades quadrillées, ce n’est quand même pas le fin du fin de l’hospitalité, même dans un pays où la révolution est l’industrie locale.

Mais il savait d’avance qu’on ne découvrirait rien. En revanche, il serait surveillé par la police. Les flics locaux se douteraient bien qu’on n’avait pas mis un paquet de grenades dans sa chambre pour lui faire une petite taquinerie.

Il se résigna à la solution la plus sage : il prit une de ses valises et y entassa les engins de mort. II pouvait à peine la soulever.

Tout doucement, il ouvrit sa porte. Le couloir était désert. Dix étages plus bas, les mariachis du bastringue se déchaînaient toujours. Malko, résista à une furieuse envie d’y balancer au moins une grenade de sa collection, pour les faire taire.

Cette mauvaise pensée écartée, il prit l’ascenseur des baigneurs, celui que la pudibonderie anglo-saxonne réservait aux gens en costume de bain et qui conduisait directement sur la plage.

Entre la chemise et la peau, il avait glissé son pistolet. S’il tombait sur l’un des Mayos, c’était utile. Mais si un garçon de l’hôtel le repérait, quittant le Hilton par la plage à deux heures du matin, une valise à la main !… Il avait tout du client qui part sans payer.

Il ne rencontra personne. Titubant sous sa valise remplie de fonte, il s’enfonça dans l’ombre en suivant le rivage. Il faisait encore chaud et la mer luisait doucement sous la lune.

Derrière une grosse souche échouée sur la plage, il creusa un trou dans le sable humide et y enterra son chargement.

La conscience tranquille, il rentra, balançant sa valise vide.

Devant sa porte, il sortit son pistolet et se pencha vers la serrure : le cheveu blond qu’il y avait collé en descendant était toujours là. Personne n’était entré en son absence. Quant au balcon, il y avait au-dessous trente mètres de vide.

Malko fouilla sa chambre de fond en comble. Un accident est si vite arrivé, sous les tropiques ! Les scorpions et les serpents ont de si mauvaises habitudes ! Les « cascabels », par exemple, comme les Espagnols appellent les serpents à sonnettes. Ces délicieuses bestioles adorent la chaleur et sont très craintives. Dès qu’on les effleure, elles mordent. Un ami de Malko, as de la C.I.A., en avait fait l’unique expérience, dans une petite république d’Amérique centrale, où il remplissait une mission tellement ultra-secrète que le journal local avait annoncé son arrivée. En se couchant, il avait dérangé le sommeil d’un de ces reptiles, qui s’était aussitôt vengé. Tout cela, pour empêcher le chef d’une Junte militaire de garder le pouvoir, qu’on venait de lui donner…

Cette fois, il n’y avait rien. Soulagé, Malko s’étendit sur son lit. Il y a des jours où le temps passe très vite…

Le téléphone sonna.

Malko sauta sur son pistolet.

La sonnerie se répéta, trois fois, quatre fois. Enfin, il décrocha.

— Vous êtes calmé ?

C’était Ariane.

— Ecoutez, dit Malko, je ne peux pas vous expliquer, mais je vous donne ma parole de gentilhomme que nous étions tous les deux en danger…

— De gentilhomme ! minauda-t-elle. Après ce qui s’est passé tout à l’heure, vous pourriez au moins me faire des excuses.

— Vous ne m’en avez pas laissé le temps, soupira Malko. Mais je suis tout prêt à réparer cet oubli. Montez.

— Vous avez du culot. Vous essayez de me violer, et ensuite…

Dix minutes plus tard, elle frappait à la porte. Toujours aussi belle. Il lui prit les deux mains et l’attira à lui.

— Je vous demande pardon, murmura-t-il. J’étais fou.

Et il l’embrassa.

— Monstre ! soupira-t-elle.

Elle lui rendit son baiser. Du fond du cœur. Heureusement que Malko avait ôté son pistolet. On aurait été obligé de l’extraire de la peau d’Ariane.

La tunique s’envola avec une facilité dérisoire. Face à la lune, Ariane découpait une ombre chinoise à vous réconcilier avec le péril jaune. Décidément, les femmes étaient imprévisibles !… En bas, les mariachis hurlaient : « Guadalajara », en tirant des coups de revolver à blanc,

Ariane murmura :

— C’est vrai que vous êtes Prince ?

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