Chapitre IX

Onctueux et les yeux baissés, Felipe écoutait le récit de Malko. Le nombre de grenades employées l’avait beaucoup choqué.

– Ce sont des lâches, señor SAS, dit-il. Ils auraient dû venir pendant que vous dormiez et… couic… Oh pardon ! fit-il, contrit.

— En tout cas ce ne sont pas des professionnels, conclut Malko. Les gens que nous traquons sont affolés. Ils en font tantôt trop, tantôt pas assez. Ils tuent à tort et à travers. Pour nous empêcher d’arriver jusqu’à eux. Nous devons « brûler », sans nous en rendre compte…

Le boulevard Ariman était désert. Sur la place de l’Eglise, Malko s’attabla à un café, en touriste, et Felipe alla déambuler autour du square. Plusieurs petits cireurs y étaient déjà. Felipe demanda Eugenio. Il n’était pas encore venu

La place se remplit. Les cireurs défilaient. Malko en était à son quatrième café, et Felipe tournait comme un derviche autour des grilles vertes. Ses chaussures n’étaient plus qu’une tache de lumière : il en était à son sixième lustradore. Mais pas d’Eugenio !

Un par un, les enfants surgissaient, avec leur lourde caisse de bois accrochée à l’épaule, et s’installaient. Quand ils ne travaillaient pas, ils jouaient des marakas avec deux planchettes, ou sifflaient les touristes qui passaient. Felipe, avec ennui, revint s’asseoir près de Malko.

— Je ne comprends pas, dit-il. Ils le connaissent tous, mais ont l’air gênés d’en parler. Il paraît qu’il est là, les matins vers onze heures, et qu’il reste deux heures, avant d’aller faire le tour des hôtels.

— Il est déjà midi et demi, remarqua Malko. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé… C’est quand même bizarre qu’il soit le seul à ne pas se montrer. À moins qu’on ne l’ait prévenu de notre venue.

Malko était soucieux. Il se savait surveillé. La foule était trop dense pour qu’on puisse repérer un suiveur. D’autant que les frères Mayo pouvaient avoir des complices inconnus.

— Je repars, dit Felipe.

Il recommença ses tours de square. Peu à peu, la place se vidait, à cause de la chaleur. C’était l’heure sacro-sainte de la sieste. Les derniers petits cireurs s’en allèrent. Deux restèrent, fermèrent leur boîte et s’endormirent à même le sol, dans un coin d’ombre. Dans son alpaga, Malko grillait à petit feu, et l’angoisse lui serrait le ventre. Il fallait qu’il trouve ce gosse, coûte que coûte. Et il ne savait ni son nom, ni son adresse. Peut-être qu’à l’heure actuelle il était déjà mort…

Felipe arriva, dépité et sombre.

— Il n’y a plus rien à faire ici, dit-il. Essayons au Tropical.

C’était une bonne idée. Ils vidèrent rapidement me grande bière et s’enfoncèrent dans les petites rues.

Le rideau de fer était levé. Le journal travaillait. L’homme qui les avait reçus la première fois était à son bureau, une visière verte sur les yeux, comme dans les vieux films américains. Il salua joyeusement Felipe.

Ola. Que tal ? Como va ?

Felipe lui expliqua qu’il cherchait le gamin. L’autre secoua la tête, puis regarda finement Felipe.

— Il vaut peut-être mieux que vous ne trouviez pas ce pobrecito Eugenio.

— Pourquoi ?

Il déplia une grande page d’imprimerie : l’épreuve du Tropical. En manchette, on lisait : Meurtre à la Perla.

— Celui-là aussi, vous le cherchiez hier, remarqua le journaliste. Cela ne lui a pas porté chance.

Felipe allait ouvrir la bouche, quand le type haussa les épaules :

— Ce n’était pas un caballero. Il est certainement chez le diable, aujourd’hui.

— Dieu ait son âme ! murmura pieusement Felipe.

Les deux hommes prirent congé du journaliste. Il ne pouvait rien pour eux,

Felipe était désespéré :

— Je vais aller trouver mes collègues de la Securitad, señor SAS, dit-il. C’est ennuyeux, parce qu’ils vont me poser des tas de questions, et qu’ils seront un peu brutaux dans leurs recherches. Mais il n’y a plus rien à faire.

— Allons-y, dit Malko.

Lui non plus n’était pas chaud. Mettre la police locale dans l’histoire, c’était donner un coup de pied dans une fourmilière.

Il sentait confusément qu’il y avait quelque chose à faire. Le soleil avait dû lui ramollir le cerveau, car il n’arrivait pas à trouver quoi. Ils revinrent à la voiture et Malko prit le volant. Au moment où il démarrait, un gosse poursuivant un ballon passa presque sous les roues de la voiture.

— Nom de Dieu ! fit Malko.

Felipe demanda silencieusement pardon au ciel, d’un geste de la tête. Mais Malko ne repartait pas.

— Felipe, dit-il, savez-vous où se trouve le café Estrella, derrière l’hôtel Prado-America ?

Le policier secoua la tête.

— Je sais où est l’hôtel. Le café doit être facile à trouver.

— Allons-y, dit Malko. Mais à pied. Cette voiture est trop voyante.

Il gara de nouveau la Ford et ils partirent. En trois minutes, Malko dégoulinait. Il irait tordre le cou à son tailleur, en rentrant à New York. L’alpaga, prétendument si léger, lui donnait l’impression de porter une couverture de laine. Et il l’avait payé 250 dollars. Felipe le menait rapidement, à travers un dédale de petites rues grouillantes. De temps en temps, il demandait une brève explication à un passant. Enfin ils trouvèrent, sur une petite place, un minuscule café, éclairé au néon vert et rouge. Malko avait expliqué à Felipe que le gosse rencontré sur la plage pourrait peut-être les mener à Eugenio.

— C’est là, dit Felipe.

L’Estrella faisait aussi épicerie. Une rangée de saucissons pendait au-dessus du comptoir. Il y avait une demi-douzaine de tabourets et une petite table en bois avec deux chaises. Malko s’assit, fourbu. Felipe se dirigea vers le type qui se trouvait derrière le comptoir et engagea la conversation en jouant avec un billet de 100 pesos. Il avait besoin de voir Pépé, très vite. L’autre hésita un peu, sourit, le billet disparut, et un gamin, vigoureusement propulsé par une rafale d’interjections espagnoles, fila comme une flèche dans une ruelle.

Cinq minutes plus tard, Pépé faisait son apparition. Il se planta en face de Malko et dit :

— Alors, tu n’es plus maricon ? Tu veux une femme ?

Felipe levait déjà la main. Malko le retint. Ce n’était pas le moment de brusquer cet irascible gamin.

— Assieds-toi, Pépé, dit-il.

Le gosse s’assit en face de lui, et cria à la cantonade :

— Subio, donné-moi un américano.

Puis, bien calé, il attendit, Malko ôta ses lunettes et plongea ses yeux d’or dans ceux du gosse. Même déluré, celui-ci n’était pas de force. Il baissa les yeux et se tortilla sur sa chaise.

— Ecoute, dit Malko, je peux te faire gagner beaucoup d’argent : 5000 pesos. Mais il faut que tu gardes le secret et que tu trouves ce que je te demande. Connais-tu un garçon qui est lustrador et qui s’appelle Eugenio ?

Il expliqua rapidement au gamin de quoi il s’agissait. Pépé l’écoutait, bouche bée :

— Vous allez vraiment me donner 5000 pesos si je trouve Eugenio ?

— Parole de caballero ! dit Malko, et il tendit sa main ouverte.

Les yeux de Pépé brillaient de joie. Il mit sa patte brune et sale dans celle de Malko et serra de toutes ses forces.

Vamos, dit-il.

Felipe eut juste le temps de laisser un billet sur la table. En marchant, Pépé demanda :

— Vous n’êtes pas allés au Syndicat des lustradores !

Au Syndicat ? Quel Syndicat ?

Même Pépé était surpris.

Pépé, fier de sa supériorité, regarda les deux hommes.

— Vous ne saviez pas qu’il y a un Syndicat des lustradores ? N’importe qui ne peut pas cirer les chaussures, à Acapulco. Les bollitos paient une cotisation. Chacun a son secteur de travail, et les prix sont imposés. Tous les matins, le chef du Syndicat dit à chacun où il doit travailler. S’il y en a qui ont des ennuis, le Syndicat prend soin d’eux, et de leur famille. Il les protège aussi des autres rackets.

— Et si un cireur ne veut pas entrer dans le Syndicat ? questionna Malko.

— On le jette dans le port, là où il y a beaucoup de mazout. Après deux avertissements, Señor, précisa Pépé, majestueusement. Mais les choses vont rarement jusque-là.

— Qui dirige ce syndicat ?

— Un cireur de dix-huit ans. Pedro. Tous les ans, il y a une élection. Bien sûr, ce n’est pas un vrai syndicat, parce qu’ils sont trop jeunes. Les bollitos ont entre dix ans et dix-huit ans. Mais, croyez-moi, Señor, cela marche.

— Tu connais, ce Pedro ? interrogea Felipe.

Pépé se rengorgea.

— Sûr ! C’est moi qui lui trouve des filles et de la marijuana. Es un hombre muy caballo.

Tout en marchant, ils avaient quitté les rues étroites mais asphaltées de la ville. Ils se trouvaient maintenant sur une colline couverte de cabanes de bois, de petites maisons en pisé, de minuscules jardins potagers, juste en face du port. C’était un dédale de ruelles en terre battue, grimpant et descendant la colline. Il régnait là une odeur épouvantable, de pourriture et de saleté. Ils croisèrent plusieurs cochons noirs et des chiens faméliques. A travers les portes et les fenêtres de ces bidonvilles, on voyait toute une humanité dormir, travailler, faire la cuisine ou la sieste. Les gens les regardaient curieusement. Il ne devait pas y avoir beaucoup de touristes dans le coin. Enfin, après une glissade particulièrement raide, ils débouchèrent devant un petit bâtiment en pisé, sur la façade duquel il y avait un panneau portant ces mots :

« Sindicato de Lustrodores de Calza do del Puerto de Acapulco. Fundalo el 21 de Agosto de 1937. »

Pépé frappa à la porte de bois, fermée par un cadenas. Personne ne répondit. Il refrappa. Trois ou quatre gosses surgirent et s’attroupèrent autour des trois hommes. Pépé engagea avec eux une conversation animée en argot. L’un d’eux partit en courant.

— Il va chercher Pedro, expliqua Pépé.

Le président du Syndicat apparut majestueusement quelques instants plus tard. C’était un métis au front bas, au cheveu court et très noir, les yeux méfiants et durs, un torse puissant et des mains d’étrangleur. À le voir, on comprenait pourquoi les syndiqués marchaient au doigt et à l’œil. Vêtu d’une chemise rouge et d’un pantalon d’un blanc immaculé, il fumait un long cigarillo, comme un caballero.

Il salua les trois hommes d’un signe de tête, l’air hostile. Pépé l’attaqua dans un dialecte bizarre et strident. Il racontait une longue histoire. L’autre ponctuait, de quelques mots. Enfin Pépé, ravi, se tourna vers Malko :

— Il dit qu’Eugenio est puni par le Syndicat, pour trois jours. C’est pour cela que ce matin il n’était pas sur la place. II a empiété sur le terrain d’un autre cireur, et le Syndicat lui a confisqué sa boîte.

— Où est-il ?

— Il ne veut pas le dire. Chez lui.

— Offrez-lui de l’argent, coupa Malko.

Pépé secoua la tête :

— Il ne voudra pas. Il a des responsabilités, vous comprenez. Mais je vais essayer.

La discussion reprit de plus belle. À voir la tête de Pépé, les résultats n’étaient pas fameux. Enfin le gosse s’adressa à Malko.

— Il ne veut nous mener à Eugenio que si nous lui disons pourquoi nous voulons le voir. Il croit que vous êtes de la police. Mais il veut bien aller voir Eugenio et lui dire qu’on le cherche. Si Eugenio y consent, il viendra à votre hôtel. C’est d’accord ?

Malko soupira. Il sentait le syndicaliste inébranlable. Du roc.

— Bien, dit-il. Je serai au Hilton, ce soir, au bar, entre sept et huit. Dis-lui que c’est très important et qu’il peut gagner beaucoup d’argent. Toi, tu as bien, fait ton travail. Voilà tes cinq mille pesos,

II tira une liasse de billets et lui en tendit cinq, Pépé les empocha, muet de respect. Pedro guigna les billets et une lueur passa sur son visage fermé. Malko savait que le geste le dédouanait en partie. Les flics n’ont pas l’habitude de distribuer des pesos à la pelle…

Guidés par Pépé, ils redescendirent la colline et se retrouvèrent très vite dans l’Avenida del Mar, en plein Acapulco. Felipe fulminait :

— J’aurais dû le suivre, grogna-t-il.

Malko haussa les épaules.

— Vous auriez été repéré en vingt secondes. Et l’autre ne vous aurait jamais conduit à Eugenio. Non, il vaut mieux que cela se passe ainsi. Je pense qu’il viendra.

Pépé grillait de les quitter pour aller cacher sa fortune.

— Vous savez où me trouver, dit-il, si vous avez besoin de moi. Je suis toujours à la disposition de usted.

Il disparut en courant. Malko avait au moins fait un heureux.

Dix minutes plus tard, dans le hall glacé du Hilton, Malko trouva plusieurs messages dont un de Christina qui lui demandait de l’appeler à un numéro qu’elle avait laissé.

Ce qu’il fit en entrant dans sa chambre.

La jeune femme lui répondit elle-même :

— Je vous ai donné le numéro de ma chambre, lui dit-elle. Celui où l’on m’atteint toujours moi-même directement.

— Merci, dit Malko. D’habitude vous donnez celui de vos gorilles, pour qu’ils taillent en pièces l’insolent qui ose vous faire la cour ?

Elle rit légèrement.

Ne soyez pas amer. Mes « gorilles », comme vous dites, sont des hommes d’honneur.

— … Qui assassinent les gens au fusil à lunette ou les égorgent comme des porcs.

Il y eut un court silence au bout du fil. Puis Christina reprit, d’une voix où Malko crut discerner un peu de lassitude :

— Señor Malko, voulez-vous me considérer seulement comme une jolie femme ? Il y a des choses que je ne peux pas vous dire. Ne cherchez pas à trop en savoir, je ne pourrai pas toujours vous protéger.

Il avait envie de lui demander si elle était au courant du CX 3 et de l’existence de Tacata. Ou faisait-elle seulement allusion à des menées politiques ? Elle ne lui laissa pas le temps de se poser des questions :

— Voulez-vous venir prendre un verre à ma villa ? offrit-elle. C’est à deux pas de votre hôtel. Ce soir à sept heures.

Malko pensa à son rendez-vous. Il lui offrit de venir à l’hôtel. Et finalement ils tombèrent d’accord pour le bar du Hilton à sept heures.

La journée passa très vite. Felipe avait disparu ; il traînait dans Acapulco à la recherche d’informations sur Tacata et sur le Chamalo. Malko alla un peu au bord de la piscine et retrouva Ariane, entourée d’une équipe complète de base-ball en vacances. L’équipe s’écarta, écœurée, quand elle sauta au cou de l’arrivant et l’embrassa à pleine bouche. De quoi vous dégoûter du sport.

Etendu près de la jeune femme, Malko commanda pour eux deux coco-locos, la boisson vedette de l’hôtel, un mélange de rhum blanc et de jus de fruits glacés, servi dans une noix de coco évidée. Ce breuvage, qui se buvait comme de l’eau, colora rapidement de rose les pensées de Malko.

Felipe réapparut en fin de journée et s’installa discrètement à une table voisine.

Ariane aurait bien voulu sortir avec Malko, mais il y avait Christina. Il prétexta un rendez-vous d’affaires et lui promit de l’appeler dans sa chambre vers dix heures, si elle ne s’était pas fait enlever d’ici-là par les base-ballers.

Il monta s’habiller. Il adorait avoir beaucoup de temps pour se préparer. Il resta une demi-heure sous la douche, laissant avec délices l’eau tiède couler sur sa peau. Puis il choisit une chemise blanche au monogramme discret, une paire de mocassins en crocodile, légers comme de la soie, et un costume d’alpaga presque noir. Il était bien bronzé, et ses cheveux blonds accentuaient le contraste. Il mit ses lunettes de soleil, car ses yeux n’attiraient que trop l’attention. Avant de sortir, il glissa son pistolet extra-plat derrière sa hanche droite, entre la chemise et la veste. Ainsi, il pouvait ouvrir sa veste ; et même de dos cela faisait une bosse insignifiante. Quittant à regret l’asile frais de sa chambre, il traversa le couloir brûlant et s’engouffra dans l’ascenseur.

Christina était déjà là. Au lieu de s’asseoir, elle faisait les cent pas dans la galerie marchande, un petit sac à la main. Tous les hommes se retournaient sur elle. Son ensemble blanc, pantalon et veste, allongeait encore la silhouette et faisait ressortir le cuivre de la peau. Elle se retourna sur Malko et lui tendit la main :

— Vous vous faites attendre comme une jolie femme, dit-elle en souriant.

Malko lui baisa la main, mais eut du mal à détacher ses yeux de sa veste. Celle-ci ne croisait pas et se fermait par des nœuds de tissu, assez largement espacés. C’est-à-dire qu’on voyait une bande de peau, du cou au nombril. Elle ne portait pas de soutien-gorge.

Ils s’assirent au bar et commandèrent des coco-locos. Malko retira ses lunettes et nota avec satisfaction que la belle Christina n’était pas insensible à l’or de ses yeux. Elle tiqua aussi sur la couronne finement brodée de la chemise. C’était le moment d’attaquer.

— À quel jeu voulez-vous jouer avec moi, maintenant ? demanda Malko.

— À quel jeu ?

— Oui. La dernière fois que vous m’avez donné rendez-vous, à Mexico, vous vous êtes amusée de façon cruelle à mes dépens… Qu’avez-vous envie de faire, maintenant ? Quel autre piège me tendez-vous ?

Le bar étant presque vide, ils pouvaient parler à voix haute sans crainte d’être entendus. Elle rit et caressa légèrement la main de Malko.

— J’ai voulu vous donner une leçon, j’ai horreur des hommes trop sûrs d’eux, qui s’imaginent qu’une femme est prête à leur céder parce qu’elle leur donne rendez-vous. Son œil jeta un éclair.

— Aucun homme ne m’a jamais eue quand il voulait. C’est moi qui choisis. Toujours.

— Si vous aviez vécu il y a deux siècles, vous auriez jeté aux requins vos esclaves trop beaux, comme cela se faisait beaucoup.

— Ne vous moquez pas de moi, dit-elle la voix plus dure. J’ai beaucoup d’humiliations à rattraper. Je suis belle, riche, et les mœurs ont changé. Mais mon arrière-grand-mère indienne est morte sous les coups, après avoir été torturée.

— Pourquoi ?

— Pour manger, elle s’était vendue comme esclave. C’était une Indienne pure. Elle avait le malheur d’être belle. La femme de son maître, une Espagnole, a été jalouse. Les hommes avaient souvent des aventures avec leurs esclaves. Alors, un jour, sa maîtresse l’a fait attacher, lui a brisé les dents, qu’elle trouvait trop blanches, à coups de talon, lui a fait arracher les ongles, brûler les oreilles et couper le bout des seins.

Christina termina les derniers mots comme une incantation. La voix sifflante et le visage durci, elle incarnait la vengeance à l’état brut.

— Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Et elle se détendit d’un coup.

— C’est pour cela que vous faites de la politique ? demanda Malko.

Elle bondit :

— Je ne fais pas de politique. Mais je hais tous ceux qui veulent de nouveau réduire en esclavage. Oh, bien sûr, c’est beaucoup plus insidieux ! Les Américains sont moins brutaux que les Espagnols ou les Portugais. Mais, à leurs yeux, tous ceux qui ont faim et qui ont la peau foncée sont des sauvages…

Malko ferma les yeux. En écoutant le son rauque de la voix de Christina et ce qu’elle disait, il avait peine à croire qu’il se trouvait à côté d’une élégante jeune femme, raffinée jusqu’au bout des ongles, dans un hôtel ultramoderne, en 1965. Christina dut deviner ses pensées. Elle reprit, beaucoup plus calmement :

— À Mexico, je vous ai pris pour un simple coureur de filles. J’ai voulu vous donner une leçon. Maintenant je sais que ce n’était pas seulement mon charme qui vous intéressait.

— Pardon ?

— Allons, ne jouez pas la comédie ! Je ne sais pas qui vous êtes exactement. Mais vous êtes dangereux et vous travaillez pour nos ennemis.

— Pourquoi êtes-vous ici, alors, avec moi ? Pour me surveiller ?

— Parce que je suis une femme, señor Malko. Et que vous m’intéressez, en tant qu’homme.

— Mais vous me soupçonnez de travailler pour une cause que vous haïssez.

Une tristesse infinie passa dans les yeux de l’Indienne.

— C’est vrai. Si vous faisiez certaines choses, j’oublierais que je voudrais être dans vos bras. Je vous tuerais moi-même. Aussi j’espère de tout mon cœur qu’en cette affaire vous accepterez d’essuyer un échec, une fois dans votre vie.

C’était une perche tendue à Malko. Christina était-elle au courant des projets du Japonais, ou pensait-elle que Malko voulait seulement démanteler l’organisation castriste ?

— Vous ne pensez qu’à tuer, dit-il prudemment. Si je suis ici, c’est justement pour empêcher beaucoup de gens de mourir.

— Le sang appelle le sang, fit-elle sombrement. Et notre dette est très lourde. Un proverbe indien dit ceci : « Il faut plus qu’un baiser pour effacer une gifle. »

L’alcool faisait briller les yeux de la belle Indienne. Malko se demandait s’il n’arriverait pas à la faire parler, en l’énervant. Elle savait certainement où se cachait le Japonais. Il leva la main pour commander d’autres consommations. Au même moment, un jeune garçon, pieds nus, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise déchirée, apparut à l’entrée du bar. Il avait à la main une boîte de cireur.

Un garçon fonça sur lui et le prit par le bras. Le bar du Hilton était off limits pour les lustradores. Il fallait quand même qu’il y ait un îlot de luxe, où l’on n’ait pas sous les yeux les images de misère, dans ce palace à 40 dollars la chambre.

Le garçon se débattait et tentait d’apercevoir les clients dans l’obscurité du bar. Malko, faisant violence à sa bonne éducation, claqua des doigts. Un garçon accourut.

— Appelez ce cireur, ordonna Malko, je désire qu’il cire mes chaussures,

Le garçon se tortilla, gêné :

— Señor, les bottitos n’ont pas le droit de venir ici. Dans le hall, si vous voulez… Il y a un règlement.

— Je me fous du règlement, fit Malko, superbe. Allez chercher ce cireur, ou je fais un scandale.

Christina le regarda du coin de l’œil, surprise.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda-t-elle. C’est le coco-loco qui vous fait cet effet-là ?

— Non. Mais j’ai horreur de voir des larbins maltraiter ce pauvre garçon, qui gagne durement sa vie. Ça leur donne une leçon, et mes chaussures seront cirées.

Il aurait donné cher pour être seul. Pourvu que le gosse ne soit pas trop explicite, si c’était bien lui ! Impossible de lui courir après, cela mettrait encore plus la puce à l’oreille de Christina.

Boudeur, un garçon escorta le cireur jusqu’à la table de Malko. Le bar était rempli, et les Américains en short regardaient avec réprobation ce loqueteux qui marchait pieds nus sur le beau parquet ciré.

— Voilà. Señor, dit le garçon.

Le gosse se mit aussitôt au travail. Malko ne voyait plus que sa tignasse sombre et touffue et, de temps en temps, l’éclair de ses dents blanches. C’était un métis aux traits épais, mais au visage avenant. Il pouvait avoir seize ans.

Après avoir craché sur le crocodile noir, il se mit à frotter furieusement.

— Il va vous abîmer vos belles chaussures, remarqua Christina. Le crocodile, cela ne se cire pas, cela se graisse.

Se doutait-elle de quelque chose ou se moquait-elle de Malko ?

— Bah, fit celui-ci, au moins elles brilleront.

K se pencha vers le gosse :

— Comment t’appelles-tu ?

— Eugenio, Señor, à la disposition de usied.

Il le regarda bien en face, et Malko eut l’impression qu’il essayait de lui faire comprendre quelque chose. Il ne pouvait quand même pas lui dire : « C’est moi qui t’ai donné rendez-vous. » Encore heureux qu’il parle espagnol…

— Tu viens souvent ici ? demanda-t-il.

— Rarement, Señor. Ils ne veulent pas. Mais, aujourd’hui, je n’ai pas bien travaillé Alors j’ai tenté ma chance. J’ai une femme et un petit, Señor.

Malko le regarda surpris :

— Quel âge as-tu ?

— Dix-huit ans. Je suis marié depuis deux ans.

Il se remit à frotter. Malko se pencha vers Christina.

— Combien faut-il lui donner ?

— Dix pesos et il sera heureux comme un roi.

Malko sortit un billet et le plia en quatre. Il le glissa dans la poche de la chemise du Mexicain,

— Si tu es là demain, à l’heure du déjeuner, dit-il, je te ferai cirer toutes mes chaussures.

Eugenio remercia avec effusion et rentra ses outils. Malko espérait qu’il avait compris.

— Je viendrai demain, Señor, dit-il. Vous êtes très généreux. Dieu vous garde !

Si Felipe pouvait l’entendre !

Juste au moment où le gosse sortait du bar, Felipe y entrait. Il comprit immédiatement la situation, en croisant le regard implorant de Malko. Jetant un coup d’œil dans la salle, comme s’il cherchait quelqu’un, il laissa sortir le gosse, puis lui emboîta le pas.

Malko soupira. Felipe découvrirait l’endroit où Eugenio habitait. Détendu, il proposa à Christina :

— Si nous allions dîner ?

Elle sourit :

— Mais notre dîner nous attend !

— Où ?

— Chez moi.

Malko eu un imperceptible mouvement de surprise,

— Vous avez peur, señor Malko ?

Il s’en tira en riant :

— Je ne voudrais pas me faire découper en lanières par vos amis, sous prétexte que je n’ai pas la peau assez sombre.

— Vous n’avez rien à craindre. Ce soir nous serons seuls. Et de toute façon personne ne toucherait un cheveu de votre tête si vous êtes avec moi.

— Mais que me vaut cette délicieuse invitation ?

Elle le regarda d’un air étrange :

— C’est peut-être le verre de rhum du condamné à mort, señor Malko.

Elle se leva pour partir. Felipe n’était pas là. Si Malko disparaissait, on ne saurait même pas où il était, puisqu’il ignorait lui-même où Christina l’emmenait. Il n’y avait plus qu’à faire des vœux pour que ce ne soit pas un piège. Après avoir payé, Malko rejoignit la belle Indienne au parking. Elle était déjà au volant d’une Lincoln blanche décapotable.

Il se glissa près d’elle et la voiture démarra doucement, tournant le dos à Acapulco. Malko se renversa sous les coussins, caressé par l’air frais du soir. La baie brillait de tous ses feux. Cette femme splendide, cette voiture de luxe, cette végétation tropicale, Acapulco !… Il n’y avait que la bosse un peu douloureuse du pistolet, dans le dos, pour lui rappeler qu’il n’était pas en vacances.

À l’autre bout de l’avenue Ariman, Eugenio Castillanes se hâtait de rentrer, sa lourde boîte lui sciant l’épaule. Il avait compris que le Señor étranger ne voulait pas parler devant sa compagne. Il reviendrait demain. Heureusement qu’il avait les cent pesos, car la route était longue.

À cent mètres de lui, Felipe suivait, dans l’ombre. Il n’avait pas voulu prendre de voiture, pour ne pas attirer l’attention du cireur, et il se maudissait : il avait horreur de la marche.

Un peu plus loin, derrière Felipe, une ombre avançait silencieusement. Un homme vêtu de sombre, qui s’était embusqué longtemps en face du Hilton. Chaussé d’espadrilles de corde, il ne faisait aucun bruit. Passé dans sa ceinture, il y avait un rasoir, affûté chaque matin. Avec cela, il était plus dangereux qu’avec un revolver. Il s’appelait Olivero Mayo.

Загрузка...