La casquette rejetée en arrière et le colt lui battant la cuisse, Chico Mayo descendit de la voiture de police. Le douanier mexicain le salua d’un geste mou.
— Il y a quelqu’un là-dedans ? demanda Mayo.
L’autre fit un geste du pouce vers l’intérieur.
Mayo entra et cligna des yeux dans la pénombre. Un sous-officier lisait, les pieds sur la table. Il sourit en voyant le policier.
— Oiga hombre ! Vous êtes bien matinal ! Qu’y a-t-il pour votre service ?
Mayo se frotta le menton.
— Un petit problème. J’ai ramassé trois gringos ivres morts. Ça m’ennuie de les mettre en prison, à cause du tourisme. Alors je me suis dit que je pourrai peut-être aller les déposer au poste américain. Ils en feront ce qu’ils voudront. Evidemment, ce n’est pas très légal, de faire passer une voiture de la Policia Federale dans la zone franche…
Le sous-officier eut un geste large, balayant l’objection.
— Aucune importance, hombre. La Policia Federale est toujours la bienvenue. Au retour, venez boire le café.
Mayo remercia. Le sous-officier hurla :
— Diego, ouvre la barrière pour le señor de la Policia.
— Vous ne voulez pas voir mes gringos ? proposa Mayo.
— Merci. J’ai trop vu d’ivrognes dans ma vie. C’est toujours la même chose.
Mayo sortit et monta calmement dans sa voiture. Si les gens du poste d’en face l’observaient, ils n’auraient que le spectacle banal d’une voiture de police en patrouille. Le plus dur restait à faire…
Il y avait deux cents mètres entre les deux postes. La voiture les parcourut lentement. En approchant, Mayo eut un petit choc au cœur. Devant la barrière de bois, il y avait une herse métallique. Une voiture de la Highway Palrol était arrêtée contre le bâtiment de bois.
Mayo donna un petit coup de sirène et vint se ranger contre la voiture de police américaine, à côté de la herse. Une chance sur un million qu’ils puissent passer sans encombre… Caché sous ses couvertures, Yoschico Tacata arma tout doucement sa mitraillette.
Un grand type sortit de la baraque, l’air renfrogné. En voyant la voiture de police, il se dérida et vint s’accouder à la glace de Mayo.
— Salut. Qu’est-ce qui se passe ? Vous cherchez les trois types qui veulent passer la frontière ?
Mayo sentit un frisson désagréable glisser dans son dos.
— Quels types ? demanda-t-il.
L’autre haussa les épaules.
— Je ne sais pas. J’ai leur signalement. Il y a un Japonais et deux autres types, des Mexicains. On a ordre de tirer sur eux à vue et de les arrêter par tous les moyens. Tous les postes frontières sont fermés. Ça doit être une drôle d’histoire, car c’est le F.B.I. qui a pris l’affaire en main.
Mayo se força pour sourire.
— Je voudrais bien vous les amener. Mais ce que j’ai à vous offrir vous amusera moins. Nous avons ramassé trois ivrognes qui faisaient du chahut à la Cantina de Perdido. La prison est pleine et ils ont l’air d’être des caballeros. Alors, je vous les ai amenés. Regardez.
L’Américain ouvrit la portière arrière et se pencha sur Clarke. Il se releva avec une grimace de dégoût.
— Ce n’est pas possible. Ils ont pris un bain de whisky !
— Ça m’en a tout l’air, souligna Mayo. Et je voudrais bien m’en débarrasser. Si je pouvais les amener à la prison d’El Centro, je n’aurais même pas à en parler dans mon rapport.
L’autre cligna de l’œil.
— Pas besoin.
Il se tourna vers la voiture de police :
— Hé, Sergent, venez voir.
Le type au volant se déplia lentement et sortit. Une armoire à glace avec du bide… Comme la police californienne les aime. Il toisa Mayo avec mépris. Visiblement, il n’aimait pas les Mexicains.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Votre collègue a des colis pour vous. Des Américains qui ont un peu abusé de la tequila…
Le sergent s’approcha et renifla.
— Ouais ? Et alors ?
— Faudrait les prendre dans votre voiture.
— Je n’en veux pas, moi. Ils vont me salir mes coussins. Il n’y a qu’à les balancer par terre.
Mayo sentit qu’il fallait intervenir. Il s’adressa au sous-officier.
— Je ne voudrais pas rester trop longtemps ici. C’est pas très légal, vous savez.
— O.K., fit le sergent. On va vous débarrasser de vos colis. Hé, fit-il à l’intention des deux flics, venez nous donner un coup de main.
Mayo attendait, la main sur sa crosse. Il avait échangé un regard avec son frère. Il entendait des bribes de conversation sortir de la radio de police. Il fallait à tout prix les empêcher de donner l’alerte immédiatement. D’un air dégagé, il s’approcha de la voiture de la Highway Patrol et s’accouda à la vitre.
— Vous venez nous aider ? demanda-t-il au flic, qui écoutait la radio en se faisant les ongles.
Sans enthousiasme, le flic ouvrit sa portière et sortit. Il était encore plus gros que l’autre.
Mayo calcula rapidement : les deux flics, le sous-off, et peut-être un ou deux à l’intérieur.
Il laissa le gros flic passer devant lui. Puis il tira son pistolet et visa, en plein dans les reins. Au moment où il appuyait sur la détente, le premier flic le vit. C’était trop tard ; le second frère Mayo venait de tirer à son tour. Les deux mains au ventre, le sergent s’effondra lentement, perdant sa casquette. Le second s’arrêta, comme foudroyé, tenta de saisir son arme et roula par terre.
— Hé ! cria le sous-officier, vous êtes…
Les deux armes crachèrent en même temps. Des taches de sang apparurent sur sa chemise ; il balbutia et s’effondra dans la poussière déjà chaude. Le soleil se levait.
Un homme surgit sur le seuil, vêtu d’un pantalon et d’un gilet de corps. Il avait une mitraillette à la main, mais n’eut pas le temps de s’en servir. Yoschico Tacata avait surgi, comme un diable de sa boîte, et balayé la façade d’une longue rafale. Le nouveau venu tomba, presque coupé en deux. À l’intérieur, il y eut un remue-ménage et des cris.
— Filons ! cria Mayo.
Tacata sautillait autour des corps, en brandissant sa mitraillette vide. Il donna un grand coup de pied au sergent étendu, qui tressaillit.
Mayo II se précipita sur la voiture des Américains. Il tira deux coups à l’intérieur, pulvérisant la radio. Puis il souleva le capot et arracha les fils du Delco.
Son frère et Tacata étaient déjà remontés dans leur voiture. Le Japonais surveillait la porte.
— Dépêchez-vous, cria-t-il.
Une voiture arrivait du Mexique. Dans trois minutes, elle serait là et ses occupants verraient les cadavres…
Mayo I se glissa sous le volant et démarra. Dans un nuage de poussière, la voiture de la Policia Federale passa devant le garage de Bill Nordby, qui n’en crut pas ses yeux. Jamais on n’avait vu une voiture de la police mexicaine s’aventurer en territoire américain.
La route 99 était déserte. Yoschico Tacata, qui avait repris place à l’avant, dit :
— Allons jusqu’à El Centro. Il faut reprendre la 80, pour San Diego et la côte. Mayo II grommela :
— Dans cinq minutes, nous allons avoir tous les flics aux trousses. Sans compter les hélicoptères et les avions… Il faut avant tout se débarrasser de cette voiture.
— Nous en trouverons une autre à El Centro,
dit Tacata. C’est une grande ville.
— Et les trois gringos ? demanda Mayo. Qu’est ce qu’on en fait ?
Le Japonais sourit méchamment :
— Nous allons en garder deux. Ils ne sont pas gênants et ils peuvent nous servir. Quant à l’honorable Monsieur de la C.I.A., je vais m’occuper de lui tout de suite.
Le Japonais tira de dessous le siège une serviette qu’il ouvrit. Il y prit une longue aiguille, qui se terminait par un petit manche de bois. Puis, il plongea la pointe de l’aiguille dans un petit flacon.
— L’honorable espion va beaucoup souffrir pendant quelques minutes, grinça le petit Japonais.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mayo II.
— Un mélange à moi. Même si un médecin commençait immédiatement à le soigner, il ne parviendrait pas à le sauver.
Les yeux ouverts, les trois hommes regardaient le Japonais brandir sa seringue improvisée. Une horreur froide s’insinua en Malko. Il n’avait pas peur de la mort, mais la maladie le terrorisait. Il aurait voulu dire quelque chose, mais sa langue était trop sèche…
Clarke balbutia :
— Vous êtes fou…
La voiture roulait toujours à bonne allure, en plein désert. Mayo ralentit légèrement. Tacata se pencha vers l’arrière, son aiguille à la main :
— Sayonara, monsieur S.A.S., dit-il doucement. Non seulement vous allez mourir, mais vous n’avez pas rempli votre mission. Au fond, je vous rends service, en vous offrant une fin honorable.
Le Japonais tendit le bras. L’aiguille était à cinq centimètres de la main de Malko. Il se raidit désespérément, chercha à s’enfoncer dans la banquette. A côté de lui, Felipe gémit « Doux Jésus ! »
Et il bondit comme un ressort. Il avait réussi à se délier, Dieu sait comment. Ignorant le Japonais, il saisit le volant à deux mains par-dessus l’épaule de Mayo. Il avait une force colossale et, en dépit des efforts de Mayo, la voiture commença à zigzaguer à travers la route.
Tacata poussa un hurlement de rage et enfonça l’aiguille dans le poignet de Felipe. Sous la violence du choc, l’aiguille se cassa. Le Mexicain eut un gémissement étouffé et balaya la tête du Japonais, d’une terrible manchette. Puis il reprit le volant et dirigea la voiture droit sur le bas-côté.
— Tue-le ! hurla Mayo I.
Son frère tira au jugé. Mais Clarke avait dévié son bras. La balle s’enfonça dans le plafond. L’âcre odeur de la cordite remplissait la voiture.
Felipe était devenu gris cendre : le poison du Japonais commençait à faire son effet. Mais il tenait bon le volant. Un arbre approchait à une vitesse terrifiante. Voyant qu’il ne pouvait l’éviter, Mayo se décida à freiner, mais il était trop tard. Au moment où le capot allait heurter le bois, Felipe tourna la tête vers Malko et murmura :
— Adios, señor SAS. Vaya con Dios et priez pour moi.
La lourde voiture glissa le long du tronc et rebondit sur la route, où elle se renversa, dans un fracas de tôle écrasée. Puis elle roula encore deux fois sur elle-même, portières ouvertes. Une énorme flamme jaillit et enveloppa tout le véhicule. Coincé dans les tôles déchirées, Malko sentit avec horreur l’odeur du caoutchouc brûlé. Il allait griller vif. Il s’évanouit.
Depuis dix-sept ans, Joe Pasternak était chauffeur de la Compagnie Greyhound. Deux fois par semaine, il conduisait son lourd bus climatisé à travers les plaines de Californie, de San Francisco à El Centro. Il se vantait de n’avoir jamais eu d’accident, et la compagnie le considérait comme un des meilleurs chauffeurs de car de la côte ouest.
Par cette belle matinée d’août, il était joyeux et détendu. Il avait laissé la plupart de ses passagers à Palm Spring, et son bus était presque vide. Comme la route 99, d’ailleurs.
Soudain, il vit devant lui la voiture ; une voiture de police, à en juger par les antennes et les phares. Au lieu de se tenir sagement à droite, elle zigzaguait follement sur le bitume, en fonçant vers le car.
Le premier réflexe de Joe fut de donner un furieux coup de klaxon. Puis il freina de toutes ses forces, réveillant ses passagers. Heureusement la voiture traversa la route, sous le nez du car et se jeta contre un arbre, rebondissant plusieurs fois. Joe passa de justesse. Il stoppait son car sur le bas-côté, avec un juron, quand, dans son rétroviseur, il vit jaillir de hautes flammes.
— Bon sang ! fit-il.
Il attrapa son extincteur et sauta à terre en hurlant à la cantonade :
— Venez m’aider.
Il arriva au moment où deux hommes s’extrayaient péniblement de la voiture environnée de flammes. Il les aida et eut le temps de remarquer qu’un des deux portait un uniforme.
— Il y en a encore à l’intérieur ? demanda-t-il.
Probablement sonnés, ils ne répondirent pas. Le plus petit fit le tour et courut au coffre. Pour prendre un extincteur, pensa Joe. Mais le petit homme saisit une valise métallique et s’éloigna de la voiture avec le policier. Joe renonça à comprendre et dirigea son extincteur sur l’arrière de la voiture.
Trois ou quatre passagers du car arrivaient à la rescousse. Grâce à l’extincteur, ils purent faire reculer les flammes quelques secondes et tirer trois hommes qui se trouvaient sur la banquette arrière.
Le conducteur ne bougeait plus. De toute façon, les flammes redoublaient. Joe et les autres reculèrent précipitamment. Laissant l’incendie continuer, ils s’occupèrent des trois blessés.
— Nom de Dieu ! fit Joe.
Il venait de remarquer que deux des hommes étaient ligotés. Le troisième ouvrit les yeux et murmura en espagnol quelque chose que Joe ne comprit pas.
Pour en avoir le cœur net, il se mit à la recherche des deux premiers rescapés.
Ils étaient plantés au bord de la route, près du car. Le policier avait perdu sa casquette. Joe s’approcha, un large sourire aux lèvres, et se figea aussitôt : son regard venait de croiser celui du petit homme qui se tenait à côté du policier. En un éclair, il se souvint de l’appel que la radio avait lancé une heure plus tôt, sur toutes les fréquences. « Trois hommes cherchant à passer la frontière clandestinement… L’un d’eux est un Japonais de très petite taille… Ils sont dangereux… »
— Hé, vous ! commença-t-il…
Le Japonais avait dû deviner ses pensées. Il fit un signe au policier, qui tira son pistolet…
Joe avait fait la guerre. Il plongea, au moment où la balle sifflait à l’endroit où sa tête se trouvait une seconde plus tôt. Roulant sous le car, il se releva de l’autre côté et prit ses jambes à son cou. Il était payé pour conduire des bus, non pour jouer les héros.
Au même moment une conduite intérieure arrivait. Voyant l’accident, elle freina et s’arrêta. Le conducteur habillé en policier l’arracha de son siège, se glissa à sa place, pendant que le Japonais entrait par l’autre portière. Et la voiture partit à fond de train, vers El Centro.
Joe se releva et s’épousseta. Du groupe des survivants sortit un énorme énergumène qui hurlait :
— Poursuivez-les, bon sang ! Poursuivez-les !
Un autre homme blond soutenait la tête du blessé, allongé dans l’herbe.
Felipe était en train de mourir. Le teint gris, il se mordait les lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier. Malko était penché sur lui.
Le Mexicain murmura :
— Bonne, chance, señor S.A.S., ne perdez pas de temps avec moi. Je suis en train de perdre mon dernier combat, celui que l’on ne gagne jamais. Adios. Rattrapez ce Japonais de malheur et tuez-le. Il se tut un instant et ajouta, très bas :
— Après, si vous avez le temps, faites dire une messe pour le repos de mon âme.
Il eut un sursaut et se raidit.
— Merde, merde et merde ! murmura Malko.
Quand il se redressa, il se sentait vide et amer comme s’il venait de perdre un très, très vieil ami. Il rejoignit Clarke, qui expliquait la situation à Joe et à ses passagers.
— Filons, dit Malko.
— Avec quoi ?
— Le bus.
Le visage de Joe Pasternak s’éclaira.
— Ces salauds ! dit-il. On va leur montrer ce qu’un Greyhound a dans le ventre.
Il courut au bus, ouvrit le capot et arracha le limitateur de vitesse.
Trente secondes plus tard, il était au volant, Clarke et Malko derrière lui. Les passagers reprirent leur place à toute vitesse.
La poursuite commença. Une fois lancé, le lourd Greyhound atteignit 85 milles à l’heure. Klaxon bloqué, il traversa trois villages, tanguant dangereusement dans les courbes, brûla l’arrêt de Salt Lake Palisades. Depuis que la ligne existait, c’était la première fois qu’on voyait un bus passer devant un arrêt à la vitesse d’une Ferrari, conduit par un chauffeur qui agitait joyeusement le bras.
Joe doubla plusieurs voitures. Il klaxonna longtemps derrière une conduite intérieure, roulant elle aussi très vite, qui partit dans le fossé, d’émotion.
Il passa en trombe devant la voiture du shérif de Cusco. Mais la Lincoln volée n’était toujours pas en vue. Et les premiers postes à essence de El Centro apparaissaient déjà.
Depuis l’arrivée de la diligence de Dodge City, poursuivie par les Cherokees, en 1897, aucun véhicule n’avait fait dans El Centro une entrée aussi remarquable que le Greyhound San Francisco-El Centro.
Trois voitures de police aux trousses, le lourd autobus prit son dernier virage sur deux roues à plus de 60 milles à l’heure, manqua faucher la file de voyageurs qui attendaient, donna plusieurs coups de klaxon et stoppa dans un grincement épouvantable devant le bureau du shérif.
— Voilà, fit Joe. On ne les a pas rattrapés, mais on a fait ce qu’on a pu.
Il était heureux. Il venait de se défouler de dix-sept ans de conduite sage et raisonnable.
Malko et Clarke sautèrent du bus et s’engouffrèrent dans le bureau du shérif. Il ne leur restait pas beaucoup de temps pour arrêter Yoschico Tacata.