Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge, chevalier de l’ordre des Séraphins, Margrave de la Basse-Lusace, grand Voyvode de la Voyvodie de Serbie, Maître de l’ordre de la Toison d’Or, chevalier de droit de l’Aigle Noir, comte du Saint-Empire Romain, Landgrave de Fletgaus, bailli d’honneur et de dévotion de l’ordre souverain de Malte, propriétaire d’une demeure historique aux confins de l’Autriche-Hongrie, ci-devant « barbouze » hors-cadre à la Central Intelligence Agency, section « action », glissait tranquillement au milieu des nimbo-stratus joufflus et cotonneux qui recouvrent l’Atlantique Nord, un verre de vodka « Krepskaïa » à la main, à 960 km à l’heure.
Les yeux mi-clos derrière ses lunettes de soleil, confortablement vautré dans son moelleux fauteuil, il observait l’hôtesse de la Scandinavian Air-line System qui s’affairait auprès des six passagers de première. Longue, douce et gracieuse comme une eau-forte moyenâgeuse, elle s’appelait Karin.
C’est tout ce qu’il avait pu savoir d’elle en un quart d’heure de conversation. Elle avait gentiment, mais fermement, repoussé ses avances. Pour se consoler, Malko se disait que ses lunettes noires lui faisaient peur. Il ne les portait pourtant pas par snobisme, mais par nécessité. Quand on avait contemplé une seule fois ses yeux d’or liquide, on ne les oubliait pas de sitôt. Gênant dans un métier où il vaut mieux passer inaperçu !…
Malko lapa une gorgée de vodka, qu’il laissa doucement glisser le long de son palais. Pour la première fois depuis des mois, il se sentait complètement détendu.
Il était en vacances.
Le DC 8 de la S.A.S. avait décollé de l’aéroport John F. Kennedy – le plus grand de New York – à 7 heures et demie du soir. Il arriverait à Copenhague à 8 heures et demie du matin, à cause des six heures de différence d’heure. Malko aurait toute la matinée pour son shopping. Sa Caravelle pour Vienne repartait à 12h. 40. Il n’avait qu’une course à faire, mais importante. D’Amérique, il avait commandé, à un antiquaire de Copenhague une série de délicates porcelaines, pour la salle à manger de son château. Elles devaient l’attendre.
Le soir, il serait enfin chez lui ! Cette pensée lui arracha un soupir d’aise. Et puis il adorait l’avion. C’est le seul endroit où il se détendait vraiment. C’était aussi le seul endroit où il n’avait qu’à presser sur un bouton pour faire accourir une jolie fille, prête à satisfaire ses moindres désirs ; dans les limites du marivaudage de bon ton, hélas !…
Le DC 8 glissait sans bruit. La nuit était tombée. Pour se dégourdir les jambes Malko décida d’aller prendre un verre au bar de l’avant. Aussi pour bavarder avec la jolie Karin.
Elle l’attendait en souriant :
— Whisky ? Vodka ? Bloody Mary ? Aquavit ? Manhattan ou champagne ? proposa-t-elle. Ne vous gênez pas, c’est gratuit.
— Vodka, dit Malko. De la russe.
Aux U.S.A., il avait toutes les peines du monde à en trouver. Et c’était la meilleure.
— D’où êtes-vous, Karin ? demanda-t-il.
— De Stockholm, monsieur.
— Vous ne vous arrêtez pas à Copenhague ?
Elle secoua la tête en riant.
— Non. Mais venez à Stockholm. Mon mari et moi serons ravis de vous faire goûter l’hospitalité suédoise.
Tilt.
— Vous parlez bien anglais, remarqua-t-il, pour relancer la conversation.
Elle sourit modestement.
— Je parle aussi allemand, espagnol, français et grec. Je comprends, bien entendu, le danois et le norvégien.
Du coup, il posa son verre.
— Karin, vous savez que vous pourriez gagner des millions ?
La jeune femme éclata de rire.
— Honnêtement ?
— Presque.
Il ne pouvait quand même pas lui dire que la C.I.A. paierait cher une fille intelligente parlant autant de langues. Et qu’un de ses gros atouts, à lui, était justement une mémoire prodigieuse, qui lui permettait de s’assimiler très vite les langues étranges qu’on parle en dehors des pays civilisés et anglo-saxons. Une seconde, il rêva à ce que donnerait une équipe composée de Karin et de lui.
Il rit tout seul. Si elle avait connu le surnom de son interlocuteur, Karin se serait bien amusée. On l’appelait SAS, à cause des initiales de son titre.
Pour les Américains, c’était plus court. En voyageant sur la S.A.S. il avait l’impression d’être un peu sur ses terres. De plus, il appréciait l’hospitalité scandinave, plus attentionnée que les hôtesses pressées des compagnies américaines.
— Retournez à votre fauteuil, dit Karin, on va vous servir le dîner.
Poussé par la faim, il ne se fit pas prier. Il se sentait léger et heureux. Pendant deux mois, il allait oublier les missions, les dangers et la vie brutale qu’il menait depuis si longtemps. Pour ne penser qu’à ses boiseries à restaurer.
En lisant le menu, il s’aperçut que l’Europe lui avait bien manqué. Enfin de la cuisine ! Il lut avec attendrissement que la S.A.S. était affiliée à la plus vieille société gastronomique du monde, la Chaîne des Rôtisseurs.
Cinq minutes plus tard, il étalait à la petite cuillère, du caviar sur un toast. On lui avait servi des smörgasbörd, sortes de hors-d’œuvre scandinaves, avec des harengs sucrés, du saumon fumé et surtout du caviar. Il fit descendre la langouste avec une demi-bouteille de Laffite-Rotschild et revint à la vodka pour le dessert. Une douce somnolence l’envahissait et la C.I.A. s’éloignait de plus en plus.
En lui retirant son plateau, Karin lui tendit un masque de tissu noir, en forme de lunettes dont les branches auraient été remplacées par un élastique.
— Mettez-les pour vous protéger de la lumière, proposa-t-elle.
Il obéit et sa dernière vision fut le chemisier jaune rayé de l’hôtesse. Il s’endormit immédiatement.
Une odeur agréable le tira d’un rêve encore plus agréable, mais inracontable : Karin lui tendait, pour se rafraîchir le visage, une petite serviette chaude imbibée d’eau de Cologne. Comme au Japon, il faisait jour.
— Nous arrivons dans une heure, annonça-t-elle.
Il eut le temps d’avaler des œufs brouillés et de se recoiffer. Le DC 8 descendait doucement vers Copenhague. « Enfin un pays où rien de désagréable ne m’attend ! » pensa Malko.
Le pilote réussit un kiss-landing. Malko ne sentit pas le moment où les roues touchaient le sol… La voix fraîche de Karin annonça :
— Nous venons d’atterrir à Copenhague. Il est 7 h. 40, heure locale. La Scandinavian Airline System vous souhaite…
Malko soupira. Ça l’ennuyait, de quitter la belle Karin ! Enfin, le monde est si petit !
Il eut encore droit à un gracieux sourire et descendit du DC 8, une poupée dans les bras, cadeau de la S.A.S. Il avait aussi volé les lunettes noires…
À cette heure matinale, les couloirs de l’aéroport étaient presque déserts. Malko, à grandes enjambées, fila vers la sortie. Un homme très petit lui barra soudain le chemin, souriant aimablement :
— Vous êtes SAS, n’est-ce pas ?
En alerte, Malko s’arrêta net. L’homme d’environ quarante ans, était bien habillé, d’un costume léger. La chemise était américaine, comme la coupe de cheveux.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Malko, plutôt rudement.
L’autre tendit une main un peu boudinée.
— Berry Gordy. Attaché culturel à l’Ambassade. J’ai un message pour vous. De votre ami Mitchell.
Malko serra les dents. Mitchell, c’était le responsable de la C.I.A. pour le Moyen-Orient, son ami à La C.I.A. L’autre lui tendit un câble et il lut ceci : « Rentrez immédiatement stop avons besoin de vous pour affaire importante vitale stop conditions matérielles acceptées d’avance stop bibises stop Mitchell. »
Il connaissait les besoins d’argent de Malko, le Mitchell ! Vieux grigou ! Il proposait régulièrement des ponts d’or à ceux qu’il envoyait en enfer. Souvent, il ne les payait pas. Pour cause de décès prématuré.
— Vous allez câbler à Mitchell, dit Malko, que vous m’avez raté, que je n’étais pas dans l’avion, qu’il est tombé, que j’ai été arrêté, n’importe quoi. Je suis en vacances et j’y reste. Au revoir.
Et il s’éloigna rapidement.
L’attaché « culturel » démarra aussitôt derrière lui. Mais ses petites jambes ne tricotaient pas assez vite. Alors il empoigna une des trottinettes que les employés de la S.A.S. utilisent pour les déplacements dans les immenses couloirs et, comme un gamin déchaîné, pédala pour rattraper Malko.
La conversation se poursuivit ainsi. Plus Malko accélérait plus l’autre, suant et soufflant pédalait. Le bout du couloir avec la douane et la police approchait. Berry Gordy, essoufflé, lâcha sa trottinette et prit Malko par le bras :
— Ecoutez. J’ai des instructions de Washington pour vous ramener à tout prix. Au besoin, je vous empêche de sortir de cet aéroport. Nous sommes très bien avec la police danoise. Alors, ne soyez pas idiot. Je ne veux pas perdre ma place à cause de vous. Après tout, des vacances, ça se recule.
— Et si je suis mort, après ? dit Malko, ivre de rage.
Mais il avait perdu. Il sentait bien que l’autre ne bluffait pas. Si Mitchell avait déridé d’interrompre les vacances de Malko, il devait y avoir une raison vraiment grave.
Gordy avait dû lire dans ses pensées.
— Je vous ai pris une réservation en première sur le vol 913 de la S.A.S., dit-il. Vous partez à 12 heures et vous serez à New York à 14 h 55. Avec un peu de chance vous pourrez voir Mitchell à Washington ce soir…
— Vous ne voulez pas qu’entre les deux, je fasse un crochet pour bombarder la Russie ?
Gordy, modeste dans sa victoire, rit avec juste ce qu’il fallait de servilité pour mettre un peu de baume dans le cœur de Malko.
— Bon, dit ce dernier. Vous allez m’emmener chez un antiquaire. Vous vous y connaissez en porcelaine ?
Gordy jura qu’il n’aimait positivement que deux choses au monde : sa mère et les porcelaines. Il était toujours aussi dévoué quand, quatre heures plus tard, il accompagna Malko à la coupée du DC 8 de New York.
C’était un innocent flacon comme on en voit encore dans les pharmacies de campagne. Il contenait un litre environ. Une poudre grisâtre le remplissait jusqu’au goulot, fermé par un bouchon scellé à la cire. Une large bande rouge entourait le bas du flacon. Trois lettres jaunes s’y détachaient : CX 3.
Quatre hommes regardaient en silence ce flacon, posé sur une table recouverte de plastique blanc.
— Mon cher SAS, dit l’un d’eux, il y a dans ce flacon de quoi tuer deux milliards d’êtres humains.
Malko regarda le flacon. Incroyable ! Il n’avait pourtant aucune raison de mettre en doute la parole du professeur Alsop, directeur du Centre de Recherches militaires de Détrick, en jargon militaire : la base K 46. Le public ignorait généralement qu’il s’agissait du centre de guerre bactériologique le plus moderne du monde. La riposte américaine aux six bases russes similaires, découvertes par la C.I.A. en Sibérie…
Le voisin de Malko, un savant chauve aux yeux chassieux et au costume fripé, dit, d’une voix un peu chevrotante :
— Dans de bonnes conditions, un gramme de CX3 peut tuer 300 000 personnes.
Malko le regarda, un peu dégoûté :
— Et dans de mauvaises conditions, Professeur ?
Le savant hocha la tête, sans saisir l’humour noir de la question :
— Je ne sais pas. Quelques centaines, peut-être.
— Charmant, continua Malko. C’est vous qui avez mis au point cette merveille ?
Le vieil homme secoua la tête, modeste.
— Oh, non, j’ai seulement utilisé les ressources de la nature. Vous savez qu’on peut être gravement intoxiqué par une boîte de conserves avariées ?
— Oui.
— Le virus qui provoque cette intoxication s’appelle le virus botulique. C’est un des poisons naturels les plus violents. On ne le trouve dans la nature qu’en quantité infinitésimale. Nous avons, nous, réussi à fabriquer synthétiquement la botuline, que vous avez devant vous.
— Ainsi, coupa Malko, une cuillerée à café de ce produit dans un réservoir d’eau et j’extermine la population de New York ?
— Ce n’est malheureusement pas aussi simple, soupira le Professeur. Mais les proportions sont bonnes.
Le cynisme inconscient du savant agaçait un peu Malko. Il se tourna vers le quatrième personnage, un général en uniforme :
— Dites-moi, Général, vous n’avez pas interrompu mes vacances pour jouer à « Hou, fais-moi peur » ? Qu’attendez-vous de moi ? Que j’avale le contenu de ce flacon ?
Le général Higgins, qui commandait un important service de la C.I.A., était soucieux et n’apprécia pas la plaisanterie :
— Vous deviez voir ce flacon, bougonna-t-il. Venez dans le bureau du Professeur. Je vais vous raconter l’histoire.
SAS emboîta le pas au Général. Une fois de plus, il devait résoudre un problème délicat et dangereux. Autrement on n’aurait pas fait appel à lui. Cela coûtait trop cher au trésor américain.
Le petit groupe arriva dans un bureau largement vitré, qui donnait sur la campagne verdoyante du Maryland. En voyant le ciel bleu et le paisible panorama, Malko se prit à rêver. Comment des êtres humains pouvaient-ils passer leur vie à créer des horreurs comme le contenu de ce flacon mortel ? Il n’avait, lui, que des préoccupations pacifiques. D’abord restaurer le château historique de ses ancêtres, en Autriche, là où il comptait terminer ses jours. Cela coûtait une fortune et le forçait à travailler pour la C.I.A., en tant que contractuel d’élite, les boiseries d’époque et les vieilles pierres étant hors de prix.
Son autre passion était moins dispendieuse. Il ne pouvait pas voir une jolie femme sans avoir envie de l’emmener dans son lit. Comme il y parvenait souvent, cela entraînait pour lui des complications sans nombre. Célibataire endurci, il ignorait la jalousie. Ce n’était pas toujours le cas de ses partenaires. S’il était de méchante humeur aujourd’hui, ce n’était pas tellement à cause du fameux flacon : il avait vu assez d’horreurs pour être blasé. Mais cette base semblait ne pas compter une seule secrétaire plus ou moins comestible…
— Mon cher SAS, commença le Général, nous sommes dans un foutu merdier.
— Ah, fit Malko.
Les militaires ont tendance à l’exagération.
— Nous avons une guerre sur le dos, simplement !
— Une guerre ? Avec qui ?
— Cuba.
— Castro ?
— Oui. Et ce qui est plus grave, il menace de la gagner…
SAS, un peu surpris, regarda le Général :
— Et nos fusées, nos bombardiers ?
— Ce n’est pas si simple que cela. La forme de guerre que nous livre Castro interdit une riposte classique, atomique ou non. Que croyez-vous qui se passerait, si demain nous envoyions des fusées sur La Havane ?
— Vous n’auriez plus de cigares…
— Ne faites pas l’idiot… L’O. N. U. nous mettrait au ban de l’humanité. Ce n’est pas un risque à prendre. Non, nous sommes pieds et poings liés. Il faut nous tirer d’affaires par la ruse.
— Si vous ne parliez pas par énigmes, nous nous comprendrions certainement mieux, continua Malko. Vous m’avez d’abord montré un flacon qui, paraît-il, éclipse vos bombardiers et vos fusées. Maintenant vous me dites que nous sommes en guerre avec Cuba et que Castro va nous mettre à genoux. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Qu’il a un flacon encore plus gros que le nôtre ? Ou qu’il a trouvé le moyen de rendre tous nos militaires idiots ?
SAS commençait à s’ennuyer dans ce laboratoire. Ces officiers et ces savants vivants dans un monde irréel et sinistre lui portaient sur les nerfs. Il considérait comme des imbéciles les guerriers professionnels : la vie était trop courte. Lui ne risquait la sienne que pressé par le besoin. Il n’avait d’autre moyen de réaliser son vieux rêve : vivre dans son château sur ses terres, comme ses ancêtres. Et aussi parce qu’il aimait la liberté. Il était allé dans plusieurs pays communistes. Le mode de vie « socialiste » lui était profondément antipathique.
Le Général sentit cet agacement :
— Venez, SAS. J’ai une histoire à vous raconter.
— Si vous avez envie d’expérimenter votre truc sur moi, dit Malko, je ne suis pas volontaire…
— Tâchez d’être sérieux cinq minutes et suivez-moi dans mon bureau, dit sèchement le Général.
Ils reprirent une enfilade de couloirs. Le professeur Alsop trottinait sur leurs talons. Le bureau du Général était somptueux. De la moquette verte où l’on s’enfonçait jusqu’aux chevilles, des boiseries, un vieux bureau anglais et une splendide vue sur le Maryland. Malko s’assit dans un fauteuil profond comme un divan et alluma une Winston.
Le Général avait pris place derrière le bureau et le Professeur était debout dans un coin de la pièce.
— Voilà, commença le Général, vous savez probablement que, comme beaucoup de nations modernes, nous étudions ici la guerre bactériologique, c’est-à-dire les moyens de détruire une population ou une armée ennemie en déclenchant des épidémies artificielles…
— Vous vous étiez déjà fait la main en Corée, coupa Malko, un peu ironiquement…
Le Général l’arrêta d’un geste.
— Nous ne sommes pas les seuls. Savez-vous que les Russes ont six laboratoires spéciaux en Azerbaïdjan, dans le Caucase, qui ne s’occupent que de cela ? La station I est spécialisée dans la culture des bactéries du typhus ; la station II dans la culture des bactéries de variole et de méningite cérébro-spinale ; la station III et la V dans la culture des bactéries de la Malaria, de la paratyphoïde et de la méningite ; enfin les stations IV et VI s’occupent de la peste et de la dysenterie amibienne… Alors qu’en dites-vous ?
— Que ce n’est pas rassurant.
— Nous avons dix ans d’avance sur les Russes, coupa le Général. Nous avons dépassé depuis longtemps le stade des bactéries et des poisons naturels.
— Alors quel est votre problème ?
— Une imprudence. Une terrible imprudence dont je porte la responsabilité. Nos alliés aussi préparent ce genre d’armes. Les Anglais, entre autres. Ils ont eu certains déboires ces temps-ci, puisqu’un de leurs savants est mort accidentellement de la peste. C’est peut-être pour cela qu’ils ont décidé d’envoyer un navire-laboratoire dans les Bahamas.
— Drôle d’idée !
— Pas si drôle que cela. Ils ont l’intention d’étudier là-bas le développement des bactéries dans le climat tropical. N’oubliez pas le sud-est asiatique.
« Donc, il y a deux mois, les Anglais nous ont avertis que le navire-hôpital Ben Lomond allait jeter l’ancre à la Jamaïque, pour deux semaines environ. Comme nous avons des accords avec eux, ils nous ont demandé de leur envoyer un de nos spécialistes avec un échantillon de notre dernier produit, le CX 3. »
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ce que vous avez vu dans le flacon. Le poison le plus puissant du monde. Une synthèse d’un poison naturel, dont nous avons multiplié par 10 000 la virulence. Bien entendu la formule en était absolument secrète.
« Seulement, autant nous sommes prudents en ce qui concerne les armes classiques, autant l’idée qu’on puisse voler ce flacon ne m’était pas venue à l’esprit. Aussi, nous avons pris un billet d’avion pour un major de mon service et nous l’avons envoyé sans escorte à la Jamaïque rencontrer ses collègues anglais. Dans sa serviette, il emportait le flacon jumeau de celui que vous avez vu. De quoi exterminer l’humanité… »
— Et alors ?
Malko commençait à se passionner pour cette histoire. Pour une fois qu’il ne s’agissait pas de fusées !…
— Alors, le major n’est jamais arrivé à la Jamaïque. Son avion a été attaqué en vol par des inconnus, qui ont maîtrisé l’équipage et ont forcé l’appareil à atterrir à Cuba. Nous avons tout tenté pour l’en empêcher, puisque j’avais fait donner l’ordre d’abattre l’appareil, avec tous ses occupants. Mais il était trop tard.
— La compagnie a récupéré l’avion. Les passagers sont sains et saufs et nous ont été rendus, via la Jamaïque. Tous, sauf un. Le major Lance a disparu. Les Cubains nous ont soutenu qu’il n’était pas sur la liste des passagers. Bien entendu, sa serviette et son contenu se sont également volatilisés.
— Mais vous croyez que les Cubains vous veulent du mal ? Après tout, vous pouvez les liquider de deux coups de fusées… microbes ou pas.
Le Général secoua la tête.
— Malheureusement non, mon cher SAS. D’abord, vous savez comme moi que nous ne pouvons pas toucher à nos fusées sans déclencher une guerre mondiale, c’est-à-dire, en pratique, la fin du monde. Ensuite, nous ne sommes mêmes pas sûrs que les Cubains nous veuillent du mal dans cette histoire. Ou du moins, nous avons l’impression qu’ils agissent pour quelqu’un d’autre…
— Qui ?
— Honnêtement, je n’en sais rien. Ce CX 3 est une arme terrible qui, bien employée, peut porter un coup fatal aux U.S.A. Il suffit de quelques doses bien placées pour tuer des dizaines de millions d’Américains, sans parade possible. Nous avions pensé que cela pourrait tenter les Cubains. Mais nos dernières informations contredisent cette version. Ce que j’ai appris est tellement fantastique que j’ose à peine vous le dire.
— Allez-y, je suis prêt à tout entendre.
— La C.I.A. avait demandé, après la disparition du CX 3, à tous ses correspondants, de lui signaler toute épidémie suspecte en Amérique centrale.
— Je vois. Où est-ce que cela a éclaté ?
— Au Mexique. Notre correspondant à Mexico nous a signalé qu’un village avait été frappé d’une étrange épidémie. Nous, nous pensons que quelqu’un a sciemment détruit ce village, avec une dose infime de CX 3.
— Comment est-ce que cela « fonctionne » ?
Le Général hésita un instant et se tourna vers le professeur Alsop, qui hocha la tête.
— Ecoutez, reprit le Général, si ce n’est pas absolument indispensable à votre enquête, je préfère ne pas vous le dire. Peut-être que ceux qui se sont emparés du poison ne savent pas parfaitement comment l’utiliser. Mais moins vous en saurez, mieux cela vaudra, pour vous comme pour nous.
— Vous êtes prudent… À votre avis, pourquoi a-t-on détruit ce village ?
— Une expérience, une horrible et inhumaine expérience. On a voulu voir si le CX 3 était aussi meurtrier que prévu. Le prochain stade risque d’être une attaque massive contre notre pays.
— Mais, dites-moi, la côte du Pacifique est assez loin de Cuba. Pourquoi ceux qui vous ont volé ce CX 3 sont-ils allés si loin ? Il était plus simple de rester dans une des Caraïbes, ou même de l’autre côté du Mexique, dans le Yucatan.
— Je sais. C’est un point que nous n’avons pas éclairci. Mais nous avons une idée. D’abord, cette région du Mexique est plus près de la frontière des U.S.A. ; ensuite, la seule piste que nous possédons aboutit justement dans cette région.
— Dites.
— Vous allez vous moquer de nous. Il y a dix ans, lorsque nous avons commencé nos recherches sur les armes bactériologiques, pour gagner du temps nous avons fait appel à un spécialiste : le professeur japonais Yoshico Tacata. Il avait dirigé, pendant toute la guerre, en Mandchourie, un laboratoire de ce genre, pour le compte de l’armée japonaise. Nous avons accepté de le soustraire aux Russes et à Tchang Kaï-Chek, qui voulaient le fusiller, et il a travaillé pour nous.
» Seulement, au bout de deux ans, nous nous sommes aperçus qu’il nous haïssait, nous, les Blancs, et qu’il refilait gratuitement tous nos renseignements à un réseau qui travaille à la fois pour les Japonais, pour la Chine communiste et pour Formose.
— Nous étions dans de sales draps, parce qu’il en savait beaucoup trop long pour qu’on puisse le relâcher dans la nature. Il ne nous restait qu’une solution, que nous avons trop tardé à appliquer.
— Le liquider physiquement, je suppose.
Le Général fit un signe affirmatif.
— J’avais du mal à m’y résoudre. Mais il a senti le vent et un beau matin il a disparu.
— Nous avons passé tout le pays au peigne fin et lancé nos meilleurs gens derrière lui. En vain. Comme il n’avait rien emporté de précieux – le CX 3 n’existait pas à ce moment – la C.I.A. a classé l’affaire.
— Puis, il y a un an, des informateurs mexicains nous ont appris que l’on croyait avoir retrouvé la trace de Tacata dans la région de Guadalajar, où il se cacherait chez des coreligionnaires. Ça n’a rien d’étonnant : toute la côte du Pacifique grouille de Japonais et de Chinois. À Tijuana, la ville frontière entre la Californie et le Mexique, il y a plus de putains chinoises que de mexicaines.
» Donc on a laissé tomber, car c’est une région sauvage, sans routes, sans téléphones, et les autorités mexicaines sont très chatouilleuses. Elles ont le complexe d’El Alamo. Ceux qui sont contre les « Gringos »[2] ont toujours les autorités pour eux.
— Seulement, voilà : le village en question se trouve au beau milieu de la région où se cacherait Tacata. Avouez que c’est une coïncidence !
— Pourquoi n’avez-vous pas envoyé quelqu’un aux nouvelles. On donne assez de dollars aux Mexicains pour qu’ils nous aident dans un cas pareil.
— On peut difficilement leur expliquer que, par notre imprudence, il y a, sur leur territoire, un fou qui détient l’arme la plus dangereuse du monde.
D’ailleurs nous avons fait ce qu’il fallait, j’ai envoyé moi-même notre correspondant de Mexico, un certain Serge Lentz, à ce village. C’est lui qui, par ses informateurs, avait découvert cette étrange épidémie.
— Et alors, il n’a rien trouvé ?
— Nous n’en savons rien. Il n’est jamais revenu.
— Mais alors qu’attendez-vous de moi ? Je ne suis ni biologiste, ni chimiste, ni médecin.
— Non, mais vous avez l’habitude des affaires délicates et dangereuses. C’en est une. Il faut coûte que coûte remettre la main sur ce flacon de CX 3, avant que ceux qui le détiennent ne s’en soient servis. Nous n’avons qu’une piste : Serge Lentz.
— Il a disparu…
— Nous ne savons pas comment il a eu cette information. C’est là que la piste démarre. Sa femme habite Mexico-City. Elle est peut-être au courant. Sinon, il faudra vous débrouiller seul. Retrouver ses informateurs…
— Charmant !… Et, bien entendu, je serais tout seul, pour cette agréable promenade touristico-médicale ?
— Pas tout à fait. Nous avons à Mexico un précieux auxiliaire. Il s’appelle Felipe Chano. Il est mi-américain et mi-mexicain et travaille à la Securitad. On peut compter sur lui et il connaît tout le monde. Nous l’avons prévenu. Il viendra vous chercher à l’aéroport. Il y a aussi Mme Lentz.
— Si je comprends bien, vous ne me demandez pas mon avis ?
Le Général fit comme s’il n’avait pas entendu :
— A propos, pour plus de sûreté, le professeur Alsop va vous immuniser contre le plus de germes possibles. Ce n’est pas une protection contre le CX 3, bien sûr, mais les autres peuvent avoir d’autres cordes à leur arc.
La conversation était terminée. Le Général serra la main de Malko, qui dut se résigner à suivre le professeur Alsop. Pour une fois, la C.I.A. n’avait même pas discuté le prix demandé par Malko : 50 000 dollars en cas de réussite. On ne convenait jamais d’un prix en cas d’échec. SAS n’avait pas d’enfants. Il avait même obtenu cette fois que l’argent lui soit versé directement en Autriche. Ainsi il ne paierait pas d’impôts dessus, et son entrepreneur autrichien pourrait se couvrir directement. Il y avait tous les parquets à refaire et la plomberie à installer. Des kilomètres de tuyaux… Mais, quand ce serait terminé, le château de Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge n’aurait rien à envier à Schœnbrunn. Ce sont des choses qui comptent, quand on a des traditions. Cette douce pensée calma Malko, quand une infirmière revêche lui enfonça dans le bras une aiguille grosse comme une pompe à bicyclette : le premier des cadeaux du professeur Alsop.