La voix d’homme parlait l’anglais avec un épouvantable accent espagnol :
— Senior Malko ? On vous attend devant l’hôtel SAS hésita une seconde, pensa au pistolet, qui se trouvait toujours dans la valise, et se fia à son instinct. Laissant l’arme, il fila vers l’ascenseur.
Son interlocuteur avait raccroché sans attendre la réponse.
Le hall était désert. Malko aurait bien aimé apercevoir la silhouette rassurante de Felipe. Mais le policier devait être aux prises avec la redoutable Mme Lentz.
La voiture était devant l’hôtel, en double file, une Lincoln noire, qui devait bien avoir sept mètres de long, une carrosserie spéciale. Les vitres bleutées ne laissaient passer aucune lumière. Au lieu de la belle Christina, c’étaient peut-être les frères Mayo qui attendaient à l’intérieur.
D’une main ferme, Malko ouvrit la portière arrière gauche. Et resta interdit : il entrait dans un salon.
Le compartiment avant était séparé de l’arrière par une glace opaque. On ne voyait pas les autres vitres, cachées par d’épais rideaux verts. Un petit bar, sur lequel était posée une télévision, faisait face à l’arrière. Il n’y avait pas de banquette, mais, face à Malko, un grand divan, sur lequel se trouvait Christina Ariman. Aussi nue qu’un nouveau-né…
Elle était encore plus belle que Malko ne l’avait imaginée.
La carrosserie avait été tellement allongée qu’il y avait place pour ce ravissant canapé, débordant de coussins de fourrure. Du vison. Deux petites lampes aux abat-jour roses éclairaient faiblement la scène. Une musique douce de mariachis semblait sortir de nulle part et un air frais et légèrement parfumé filtrait par les pertuis de l’air conditionné.
— Entrez, señor Malko, fit la voix douce de Christina Ariman.
Malko eut à peine à se baisser. Presque machinalement, il baisa la main de la Mexicaine, et s’assit en face d’elle, sur un petit fauteuil.
A demi allongée, Christina regardait Malko avec un léger sourire.
— Je vous prie d’excuser ma tenue, continua-t-elle en anglais, mais, ici, je suis déjà presque chez moi. Voulez-vous boire quelque chose ?
— De la vodka.
— Je n’en ai pas. Voulez-vous une tequila ?
Elle les servit tous les deux, puisant dans le bar. Elle était aussi à l’aise que si elle avait porté une robe de Dior. Puis, découvrant un micro, encastré dans le bois du canapé, elle prononça une phrase rapide, dans une langue inconnue de Malko.
— C’est de l’indien, expliqua-t-elle. Mon chauffeur ne comprend même pas l’espagnol.
La voiture démarra très doucement. Le chauffeur conduisait avec tant de précautions que Malko avait l’impression de rester immobile. On n’entendait que le chuintement de l’air conditionné, et la musique de fond.
Christina lui tendit un gobelet plein de tequila. Il le regarda à deux fois : c’était de l’or massif ; comme toutes les enjolivures du bar… Pendant quelques instants, ils ne dirent rien. La Mexicaine observait Malko moqueusement.
Très naturellement, en reposant son verre, il se pencha et effleura ses lèvres. Elle bougea à peine, mais Malko sentit sa bouche s’entrouvrir et il l’embrassa.
Sa peau était couleur de cuivre rouge, sans une imperfection. Elle se laissa caresser, les yeux fermés. Puis, brusquement, elle ouvrit des yeux immenses et le repoussa :
— C’est assez pour aujourd’hui, dit-elle.
Il en fallait davantage pour briser l’élan de Malko. Il enfouit sa tête dans l’épaule soyeuse de Christina et voulut l’allonger complètement sur le divan. Un des bras de l’Indienne quitta son cou et un objet dur s’enfonça dans son sternum.
— J’ai dit : « assez ».
Il baissa les yeux : elle avait à la main un ravissant petit 6,35 au canon argenté, mais dont le chien était levé.
Christina rit de la surprise de Malko :
— Cette voiture est insonorisée, dit-elle. C’est tellement plus discret qu’une maison, où les domestiques écoutent aux portes… Je peux vous tuer sans même faire sursauter mon chauffeur.
— Pourquoi me tuer ?
— Je n’aime pas être forcée.
— Pourquoi ce rendez-vous, alors ?
— Vous aviez eu du courage, pour m’aborder comme cela. Vous méritiez une récompense. Mais je ne suis pas une putain qui couche avec un gringo parce qu’il le lui demande.
Avec une secousse infinitésimale, la voiture s’arrêta.
— Nous sommes arrivés, dit Christina.
Elle lui tendit la main à baiser.
— Adios, señor Malko.
Il n’y avait rien à ajouter. Galant homme, Malko s’inclina comme s’il prenait congé après un thé mondain.
— J’espère que le hasard nous remettra en présence, répliqua-t-il.
Elle le regarda moqueusement.
— En espagnol, adios signifie seulement « au revoir », señor…
Il ouvrit la portière et reçut la réclame PepsiCola dans l’œil. Il était sur le trottoir devant le Maria-lsabel.
La voiture démarra aussitôt. L’air frais le surprit. Quelle étrange aventure. Il n’arrivait pas à croire que cette femme fût mêlée à l’histoire du CX 3. Pourquoi aurait-elle attiré son attention, dans ce cas ? Il lui aurait été aussi si facile de se débarrasser de lui, après leur rencontre. Il suffisait de l’emmener chez elle et de le livrer aux Mayos. L’instinct de Malko, pourtant, lui disait que Christina Ariman savait qui il était. Certaines lueurs ironiques dans ses yeux. Et ce ne serait pas la première fois qu’une femme de tête joindrait l’utile à l’agréable.
En attendant, il n’avait pas avancé d’un millimètre et n’avait toujours aucune idée de ce qui était arrivé à Serge Lentz, pas plus de l’endroit où se terrait Yoshico Tacata. Celui-ci pouvait frapper à tout instant. Toutes les pistes s’évanouissaient : le Chamalo n’était peut-être qu’un médecin marron un peu nerveux, et la belle Christina une Indienne orgueilleuse au sang chaud. Quant à Lentz il devait se prélasser au soleil avec des petites filles.
Fichu métier ! Et cet hôtel coûtait les yeux de la tête ! Les comptables de la C.I.A. allaient encore grincer des dents.
A pas lents, il entra dans le hall. C’était assez animé. Les gens rentraient du spectacle et des groupes se souhaitaient le bonsoir dans tous les coins.
Il remarqua un homme assis seul sur une banquette dans le hall. Il prit sa clef. Aussitôt, l’homme se leva et s’avança vers lui, un large sourire aux lèvres.
— Amigo.
Toute la chaleur mexicaine, tenait dans ce salut. Avec un sourire de dépliant publicitaire, l’inconnu venait droit sur Malko, les bras grands ouverts pour lui donner l’albrazo, le salut traditionnel mexicain, où l’on s’étreint en se donnant dans le dos, des tapes en nombre proportionné à leur amitié.
C’était visiblement une erreur. Un peu gêné, Malko se prépara à subir ces embrassades intempestives. Avant de dissiper le malentendu…
Mais, au moment où l’homme allait se jeter dans ses bras, quelque chose d’étonnant se produisit. Deux hommes surgirent de nulle part et encadrèrent l’inconnu souriant. Deux affreux, boudinés dans des costumes fripés, le feutre sur les yeux, avec des moustaches de traîtres d’opérette.
Chacun prit l’homme par un bras. il se débattit furieusement et décocha un coup de coude dans l’estomac du type de gauche, qui se plia en deux avec un grognement. L’autre sortit promptement de sa ceinture une arme comme on n’en voit plus que dans les westerns : un Colt au canon d’un kilomètre, tout nickelé. Il enfonça le bout du canon dans les reins de l’homme souriant, qui s’arrêta à dix centimètres de Malko, en vomissant un torrent d’injures espagnoles.
Malko pouvait voir ses yeux apeurés. Voulant repousser l’inconnu, il le saisit par le bras. Aussitôt le premier affreux, qui s’était relevé, fonça sur lui et, d’une bourrade, l’envoya rouler à dix mètres. Il était fort comme un taureau.
Malko atterrit dans les jambes d’une femme qui hurla. De tous côtés surgirent des employés d’hôtel. Pendant que Malko rêvait d’assommer le gorille, celui-ci s’approcha, avec un sourire jusqu’aux oreilles, et lui tendit la main pour l’aider. Sans piège.
— Excusez-moi, Señor, dit-il très poliment. J’espère que vous ne vous êtes pas fait mal ?
Malko allait foncer quand il entendit derrière lui la voix de Felipe Chano.
— Ne bougez pas, señor SAS. Vous êtes en danger de mort.
Cette fois, Malko renonça à comprendre. Dans le hall, la panique atteignait des sommets inespérés. L’homme souriant se débattait avec le premier gorille, qui brandissait toujours son obusier. Le second vint lui prêter main-forte. Felipe Chano, lui aussi, avait à la main un gros pistolet. À ce spectacle une femme poussa un cri aigu et tomba raide sur la moquette verte. Tout le monde parlait à la fois.
Chano hurla qu’il était de la police, mais personne ne le crut. À la stupéfaction de Malko, plusieurs hommes sortirent des pistolets, qu’ils brandirent d’un air menaçant. C’était « Viva Zapata ».
Dans un coin, une Américaine répétait sans arrêt :
— Ces gens sont fous.
Chano prit Malko par un bras :
— L’homme que nous avons arrêté a failli vous tuer.
— Quoi ? Celui qui voulait m’embrasser ?
— Oui. Il y en a peut-être d’autres. J’attends du renfort.
Il n’attendit pas longtemps. Dans un hurlement de sirènes, un paquet de flics en uniforme surgit dans le hall, pistolets au poing et moustaches en croc. Felipe les dirigea, et en quelques minutes ils eurent parqué tous les occupants du hall dans le bar, provisoirement transformé en camp de concentration. Le standing de l’hôtel en prenait un coup terrible. À croire que tout ce barouf était organisé par le Hilton, le concurrent d’en face.
L’homme souriant était maintenant étendu face contre terre, avec les deux affreux assis sur lui. Malko et Chano s’approchèrent.
— Mais enfin, demanda Malko, vous êtes sûrs que vous ne commettez pas une erreur ? Cet homme n’a pas été menaçant du tout. Comment aurait-il ?…
— Regardez, dit Chano.
Un des affreux lui tendit avec précaution une espèce d’anneau en plastique transparent, pareil aux bandes que les boxeurs utilisent pour éviter de se casser les phalanges.
— Attention, dit Chano. Prenez-le par le bord.
Malko le saisit, et le regarda attentivement. Du plastique sortaient une demi-douzaine de piquants marron, longs d’un demi-centimètre environ. Comme les poils d’une brosse usée.
— Vous avez entendu parler du curare, señor SAS ? demanda calmement Felipe Chano. Cet homme a tenté de vous empoisonner. Cette bande était passée dans sa main droite, les piquants à l’intérieur de la paume. En vous serrant dans ses bras, il les aurait enfoncés dans votre dos. Vous n’auriez probablement rien senti. Il se serait excusé de sa méprise et vous seriez parti. Mais, avant d’arriver à l’ascenseur, vous auriez éprouvé une sensation de froid terrible. Vous seriez tombé, déjà paralysé. Et vous seriez mort dans la demi-heure suivante, sans qu’aucun médecin puisse vous sauver.
Malko, fasciné, regardait les pointes. Décidément, la vie ne tenait pas à grand-chose!… Il avait été rarement aussi près de la fin. Il pensa à Christina. Elle lui avait envoyé ce messager de mort. C’était bien dans sa façon. Ça voulait au moins dire une chose : il était sur la bonne piste.
On ne tue que les gens gênants.
— Qui est cet homme ? demanda-t-il à Chano.
— Il s’appelle José Bolanos. Il tient un café, non loin d’ici. Nous le connaissons bien. Venez avec nous, nous allons tenter de l’interroger.
Ils montèrent dans la vieille Cadillac, salués respectueusement par les deux affreux, qui avaient passé les menottes à José Bolanos.
— Ce sont d’excellents inspecteurs, précisa Felipe Chano. Les hommes les plus sûrs que j’aie.
Et les meilleurs tireurs de Mexico. Désormais ils vont veiller sur vous. Tous les jours, pour s’entraîner, ils s’exercent à s’éteindre mutuellement leurs cigarettes.
— Mais comment avez-vous pu deviner que cet homme voulait me tuer ? demanda Malko.
Le Mexicain sourit,
— Je n’ai rien deviné. Après avoir raccompagné la señora Lentz, je suis revenu à l’hôtel. Vous étiez encore là. Ne voulant pas rester moi-même, j’ai chargé un bollito, un petit cireur de chaussures de surveiller les lieux. Moi, avec mes deux hommes, j’ai suivi la voiture de la señora Ariman.
J’aurais voulu coincer les frères Mayo. Mais vous m’avez seulement emmené dans les Jardins du 12 Mai. Nous sommes revenus en même temps que vous, et mon gosse m’a dit qu’un homme vous avait demandé. Il était encore dans le hall. C’était José Bolanos. Nous l’avons surveillé, et quand j’ai vu qu’il venait vers vous, nous sommes intervenus…
— Mais pour le curare ?
— Ce n’est pas la première fois. Le président de Cuba libre est mort l’année dernière, d’un arrêt du cœur, à l’aéroport. Un admirateur venait de lui serrer la main…
— C’était Bolanos ?
— Je ne crois pas. Mais des gens de l’organisation qui nous intéresse. Le curare est beaucoup plus discret que le revolver. Et c’est une arme traditionnelle des Indiens, ne l’oubliez pas.
Ils étaient arrivés. Dans un coin des couloirs de la Securitad, fort animés, dormaient deux petits cireurs, la tête sur leur boîte à chaussures. Felipe Chano les enjamba avec précaution.
— Ce sont nos meilleurs informateurs, dit-il à Malko. Ils vont partout et personne ne les remarque. Et, ici, ils sont au chaud pour dormir.
Le bureau de Felipe était plein de gens. Au milieu, José Bolanos, ficelé sur une chaise.
— Il ne veut rien dire, expliqua un des affreux. Il n’avait pas d’autre arme sur lui. Il nie que ce soit du curare. Il dit que nous sommes fous.
— C’est facile à prouver, dit Felipe tranquillement.
Il prit la bande de plastique et la passa à sa main. Puis il s’approcha du prisonnier.
— Tu avoues ? demanda-t-il.
José Bolanos cracha par terre devant lui.
— Bien. Tu l’auras voulu.
Lentement, Felipe Chano approcha sa main du visage de Bolanos. Celui-ci ne bougeait pas. Mais Malko pouvait voir la couleur se retirer de son visage.
— Ce n’est pas la première fois que quelqu’un mourra ici accidentellement, dit le policier. De toute façon, tu ne peux pas nous servir, puisque tu ne sais rien.
D’un geste vif, il approcha encore sa main, comme pour griffer Bolanos.
Le prisonnier rejeta le visage en arrière et poussa un cri inhumain. Le masque d’impassibilité avait fondu. Les traits hagards, il cherchait à fuir la main qui le menaçait. Mais il n’avait pas parlé…
Felipe Chano enleva la bande et la mit dans son tiroir.
— Je crois que vous êtes fixé, señor SAS, dit-il. Nous ne tirerons rien de cet homme. D’ailleurs il doit en savoir très peu. Ce n’est qu’un tueur à gages. Je vais le faire mettre pour la nuit dans une cellule avec quelques serpents. Il y a des gens qui n’aiment pas ça du tout. Peut-être le señor Bolanos est-il de ceux-là ? C’est notre « troisième degré » à nous.
On emmena Bolanos.
Felipe Chano alluma une cigarette et dit à Malko :
— Il y a une chose que vous ignorez : José Bolanos est le meilleur ami de Luis Chico, le Charnalo.