La ville grouillait d’une foule criarde. Avec ses innombrables vieilles églises et sa raffinerie de pétrole toute neuve, Guadalajara offrait tous les contrastes des cités en pleine expansion. Malko et Felipe n’eurent pas un regard pour les maisons de pierres roses et foncèrent droit à l’aéroport. Abandonnant la voiture au parking, ils se renseignèrent : coup de chance, un avion pour Mexico partait une heure plus tard. Malko avait encore sur lui près de mille dollars. Il prit deux billets et ils attendirent.
— Pourquoi allons-nous à Mexico ? demanda Felipe. Ici, je peux demander l’aide de la Securitad. Ils feront ce que nous voulons. Ce soir, nous attaquons la ferme.
— Vous avez vu les lieux ? D’abord, avec les armes qu’ils ont, cela va coûter très cher. Ensuite, ils peuvent nous échapper à travers la jungle, ont peut-être d’autres repaires. Et c’est une propriété privée, qui appartient à une femme riche et considérée, ne l’oubliez pas.
— Qu’allez-vous faire, alors ?
Malko laissa errer ses yeux sur la foule autour de lui. Il se sentait extrêmement las.
— Me servir des moyens que le service « action » de la C.I.A. met à ma disposition.
Felipe écoutait attentivement.
— A votre avis, Felipe, quel est le seul moyen de détruire ce nid de vipères, en étant absolument sûr que rien ne survivra, même pas les rats contaminés, qui peuvent se reproduire à une vitesse terrifiante ?
Le Mexicain rit et balaya l’air de son bras droit : une bonne bombe atomique et pffhutt, plus rien !
— Oui, dit Malko, c’est la seule méthode.
Le sourire du Mexicain se figea, en voyant l’expression de Malko.
— Vous plaisantez, señor S.A.S. ! commença-t-il.
— Non, fit Malko, je ne plaisante pas. Nous allons jeter une bombe atomique sur cette ferme de malheur. Tacata, ses rats, ses mouches et ses dingues de complices vont être réduits en poudre. C’est affreux, mais cela coûtera moins cher que le reste.
Felipe était totalement dépassé.
— Mais, mais, señor SAS, vous n’avez pas de bombardier ! Ce sont des machines énormes. Et le scandale international ? Nous sommes au Mexique, ici ! Il faudrait l’autorisation du gouvernement. Vous allez détruire toute une région. C’est impossible…
— Ce n’est pas impossible, dit Malko. La C.I.A. a tout prévu. Depuis trois jours, un avion m’attend à Mexico. En apparence, c’est un bimoteur civil, appartenant à une famille d’Américains du corps diplomatique.
En réalité, l’appareil est piloté par un officier supérieur de l’Air force, vétéran des missions spéciales. Il est assisté de trois hommes de la Spécial force de la C.I.A., spécialistes de l’armement atomique.
— Mais la bombe ?
— La bombe est dissimulée dans une fausse soute. Il y a un système de visée rudimentaire. Ce n’est pas vraiment une bombe. Le Président ne l’aurait pas permis, même pour une affaire aussi grave. C’est la plus petite des armes atomiques tactiques dont dispose l’U.S. Army, un obus de mortier. Il détruit tout dans un rayon d’un kilomètre, mais ne laisse pas de retombée radioactive. Néanmoins rien ne résiste à la chaleur qu’il diffuse. C’est ce qu’il nous faut.
Felipe était profondément troublé. Malko s’en voulait, de soumettre à une telle épreuve cet homme qui l’avait tellement aidé.
— Si vous voulez, restez à Mexico, proposa-t-il. Mais je vous demande votre parole d’honneur de ne parler de cette expérience à personne, même pas à vos chefs.
— Je n’en parlerai à personne, dit Felipe lentement. Et je viendrai avec vous. Mais vous me faites peur, señor SAS…
La voix criarde de l’hôtesse appelait leur vol. Ils s’entassèrent dans un vieux Convair de la Mexicana de Aviation et croquèrent de mauvais bonbons en attendant le décollage.
Quand ils furent en l’air, Felipe demanda :
— Vous voulez agir demain ?
Le plus vite possible. Tacata ne va pas s’éterniser, maintenant qu’il sait que nous lui avons échappé. Même s’il nous croit en pleine jungle… Il a aussi sa date du 6 à respecter.
Le Convair s’élevait lentement, pour franchir la chaîne de montagnes qui entoure Mexico-City, Felipe remarqua :
— Votre appareil est-il assez puissant pour passer ces montagnes ?
Malko acquiesça :
— Largement. Ce n’est pas tout à fait un modèle de série. De toute façon, la bombe n’est pas lourde… Nous tiendrons à quatre ou cinq, facilement.
Felipe se tut. Malko réfléchissait. Au début il n’avait même pas pensé à utiliser l’arme que le général Higgins avait mise à sa disposition. C’est la raison pour laquelle il avait laissé l’avion à Mexico. A vrai dire, il pensait que Higgins faisait un peu de zèle. La visite à la ferme l’avait fait changer d’avis. Et, aussi, d’apprendre que le CX 3 agissait même sur l’eau non potable…
Pourtant il éprouvait un vague malaise. Il n’osait se l’avouer, mais Christina en était la cause. D’abord, elle lui avait sauvé la vie deux fois. Et puis, et puis, au fond il était amoureux d’elle et il la comprenait presque. Il savait que ce n’était pas elle qui avait tenté de l’empoisonner, mais les frères Mayo, sur l’ordre du Chamalo et de Tacata. Elle n’était que la couverture et le banquier du mouvement.
En ce moment il souhaitait de tout son cœur qu’elle ne soit plus à la ferme. Car il ne pourrait rien pour elle, lui !…
Felipe posa la main sur son bras :
— Attachez votre ceinture, señor SAS, nous arrivons.
De fait, le Convair commençait sa descente. En bas, on distinguait déjà le cube énorme et multicolore de l’Université de Mexico, sur la route d’Acapulco.
— Nous allons encore avoir une longue journée dit Malko.
— Oui. Que Dieu nous aide !
Malko regarda Felipe en coin :
Dites-moi, Felipe vous êtes vraiment très croyant ? Ou bien c’est…
Felipe fut très choqué.
— Señor SAS, on ne plaisante pas avec les choses de la religion. Je fais un métier cruel, mais ma mère m’a inculqué le respect des choses saintes. Je l’ai toujours.
Le Convair se posa et roula jusqu’au parking.
— Nous n’avons même pas besoin de revenir en ville, dit Malko. Je vais téléphoner d’ici à l’Ambassade. En attendant, nous nous ferons raser.
Ce qui n’était pas un luxe.
Les deux hommes étaient aussi sales que des peones mexicains et leurs costumes semblaient sortir d’une friperie. Les lianes de la jungle avaient griffé leur visage et la fatigue creusait leurs traits d’ombres patibulaires.