Chapitre XI

La piste de latérite rouge, bordée de végétation tropicale, n’était praticable qu’en dehors de la saison des pluies, et des trous énormes engloutissaient sans cesse les roues de la Lincoln, qui avait perdu sa belle couleur blanche. Cette partie du Mexique vivait encore au XVIIe siècle. On s’y déplaçait plus à mulet qu’en voiture.

Malko s’accrochait à son volant. À l’arrière, Christina dormait encore, liée par le poignet à Felipe. Ils s’étaient arrêtés pour la nuit, Malko ne voulant pas arriver dans le noir. Folle de rage, la jeune femme avait été attachée à Felipe par ses menottes. Aucun des quatre n’avait beaucoup fermé l’œil et ils étaient repartis au premier rayon du soleil. Depuis, ils n’avaient rencontré âme qui vive.

— Nous allons arriver, dit Eugenio, assis à côté de Malko. Je reconnais ce grand arbre à pain, ici à gauche. Faites attention il y a des gardes.

— Ils doivent connaître la voiture de Christina, répondit Malko. De plus, elle est dedans. Ils ne peuvent pas voir qu’elle est attachée.

Felipe avait tiré son pistolet et l’avait posé sur ses genoux. Eugenio scrutait les deux murailles vertes, de chaque côté de la route.

— Prenez à droite, dit-il soudain.

La route continuait à serpenter entre des petits buissons. À deux kilomètres environ, on aperçut des bâtiments blancs.

— Voilà la ferme, dit Eugenio d’une voix étranglée.

Christina ouvrit un œil et se redressa, tirant son poignet attaché.

Malko se tourna vers elle :

— Ne vous amusez pas à crier ou à essayer de vous sauver, menaça-t-il. Felipe vous abattrait immédiatement. Ce n’est pas à vous que j’en ai, mais à un fou qui, sans motif, veut assassiner des millions de gens. Quand il sera hors d’état de nuire, nous vous relâcherons. Compris ?

La jeune femme ne répondit même pas.

Ils arrivaient. La voiture franchit une barrière blanche et Malko stoppa devant ce qui semblait être le bâtiment principal. Il n’y avait qu’un rez-de-chaussée, une dizaine de fenêtres aux volets clos, et tout paraissait désert. Plusieurs autres petites constructions étaient disséminées dans la verdure. On aurait dit un haras.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Felipe.

— Allons voir, dit Malko.

Il descendit de la voiture, y laissant Eugenio. Felipe sortit, le Colt à la main, toujours enchaîné, à Christina. La belle Indienne, le visage impénétrable, avançait comme un automate. Malko arriva à la porte et poussa. Elle était fermée. Il se retournait pour parler à Felipe quand il y eut un sifflement.

Felipe poussa un cri et parut s’envoler dans les airs, entraînant Christina, qui hurlait.

En même temps, les volets d’une fenêtre se rabattirent violemment et Malko se trouva nez à nez avec le canon d’une Winchester. Celui qui la tenait avec une énorme moustache et pratiquement pas de cou. Malko leva les mains.

Des hommes vêtus de blanc et armés de fusils surgirent de partout. Felipe se roulait dans la poussière. Un lasso jeté du toit l’avait paralysé. Trois hommes se jetèrent sur lui et le maintinrent au sol. Deux autres tirèrent en arrière les bras de Malko et lui attachèrent les poignets. On le fouilla et tout de suite on détacha Christina. Elle se leva et envoya plusieurs coups de pied à Felipe, toujours par terre. Un autre Mexicain sortit Eugenio de la voiture et l’attacha aussi.

Enfin celui qui paraissait le chef donna un ordre et les trois prisonniers furent entraînés autour de la maison. Ils traversèrent une autre cour et entrèrent enfin dans une grande pièce meublée en bureau.

Leurs gardiens les firent asseoir à même le sol, ce que Malko trouva particulièrement humiliant. Il se maudissait d’avoir embarqué le pauvre Eugenio dans cette galère. Le cireur n’était pas payé par la C.I.A. pour démêler cette histoire. Une voix grinçante interrompit ces réflexions.

— Voici donc l’homme qui veut m’empêcher de réaliser mon cher projet !

La phrase avait été prononcée en un anglais rocailleux.

Malko tourna la tête. Un minuscule petit Oriental venait d’entrer, drapé dans une blouse blanche. Derrière lui se tenait le Chamalo, massif et muet, une mitraillette Thomson nichée dans le creux de l’avant-bras. Malko n’eut pas de peine à reconnaître le professeur Yoshico Tacata, diplômé de l’Université d’Osaka, ex-chercheur de la C.I.A., et pour l’instant, l’homme qu’il avait l’ordre d’abattre.

Tacata sautillait sur place en se frottant les mains. Un des gardiens envoya un coup de crosse à Malko, pour lui faire signe de se lever. Il obéit, dénoua lentement ses articulations douloureuses et regarda bien en face le Japonais.

— Comment vous appelez-vous ? demanda Tacata.

— Je suis le prince Malko Linge, dit tranquillement Malko et mes ancêtres vivaient déjà comme des gentilshommes alors que votre pays n’était encore peuplé que de singes.

Les manches de la blouse blanche volèrent :

— Faites de l’esprit, M. Linge ! Faites de l’esprit ! Ce n’est pas ainsi que vous obtiendrez ma clémence. Vous êtes donc un des agents « noirs »[4] de cette C. I. A à laquelle j’ai eu la honte d’appartenir. Honte qui, heureusement, va me rapporter de bien grandes satisfactions !… Savez-vous, mon cher collègue, que je vais causer à l’Amérique plus de pertes en quelques jours que n’en ont subi la Russie, l’Allemagne et le Japon pendant toute la Seconde Guerre mondiale ?

— À quoi cela va-t-il vous avancer ? dit Malko. Vous n’allez pas occuper le pays à vous tout seul, même avec votre poignée de macaques.

Tacata montra les dents. C’était ce qu’il pensait être un sourire.

— Je ne veux pas occuper, cher monsieur. Je veux détruire. Tuer le plus possible d’Américains. Mon sort personnel m’importe peu. Nos glorieux officiers qui venaient s’écraser sur vos porte-avions à la fin de la guerre, revêtus de la robe blanche des kamikazes, ne pensaient pas survivre. Il en va de même pour moi.

— En revanche, je sais que mon nom sera vénéré par des millions de Japonais, durant des générations. Je vais frapper dans une semaine. Savez-vous quel jour ce sera ?

— Non.

— Le 6 août. Cette date ne vous dit rien ?

Malko chercha vainement dans sa mémoire,

Tacata l’interrompit triomphalement :

— C’est le 6 août 1945 que la superforteresse volante Enola Gay a lâché sur Hiroshima une bombe atomique qui a fait 140 000 morts, M. Linge… Moi, je vais en tuer dix fois, cent fois plus… Moi, le chétif petit Japonais, dont vos savants se moquaient. Je vais réaliser ce que ni les Russes, ni les Chinois ne peuvent faire : frapper l’Amérique, sans crainte de riposte et sans parade. Quel nom portait votre bombardement ? Mais qu’importe ! Pour l’Amérique, ce 6 août ce sera l’Apocalypse !

Trépignant, Tacata tournait autour de ses prisonniers, comme un gnome en folie. Malko chercha le regard du Chamalo :

Vous êtes d’accord avec ce fou ? Que vous ont fait les Américains, à vous ?

Le Mexicain montra des dents éclatantes dans un sourire cruel :

— Je les hais. Avec leurs dollars, ils achètent tous les hommes politiques et ils font de nous des esclaves. Nos patries sont leurs colonies.

Tacata, ravi, approuva :

— Je n’aurais jamais pu réaliser mon plan sans l’aide de mes amis cubains, dit-il complaisamment. Ils m’avaient déjà aidé à sortir du pays. C’est eux qui ont su que le CX 3 était au point et ils l’ont volé pour moi. Amusant, n’est-ce pas ? Cuba, cette épine plantée dans la colossale et imbécile Amérique, devient une épine empoisonnée.

Il rit. Malko le guettait, mais l’autre se tenait toujours à bonne distance.

— Votre CX 3 est une petite merveille, mon cher. Je l’ai essayé sur un village voisin. Ça marche. Ça marche même très bien. Il m’a fallu du temps pour en fabriquer une quantité suffisante. Je n’ai que des moyens de fortune, ici. Mais je crois même l’avoir légèrement amélioré.

Il était temps que j’aboutisse. Vos amis de Washington m’ont déjà envoyé un espion. A cause d’une imprudence de cet ivrogne de Mexicain. Mes hommes l’ont surpris au village et poursuivi dans la jungle. Il doit pourrir quelque part, maintenant. Comme vous, bientôt…

Malko regardait Tacata avec dégoût. Le Japonais prit cela pour de la curiosité.

— Avant de vous tuer, dit Tacata paisiblement, je vais vous montrer mes installations. Je n’étais pas sûr d’obtenir du CX 3, alors j’avais déjà commencé mes recherches dans d’autres voies. Venez. Suivez-moi.

Il sortit. Les trois prisonniers, escortés de Mexicains et du Chamalo, avancèrent docilement. Enchaînés les uns aux autres, ils n’avaient pas la moindre chance de tenter quoi que ce soit. Christina avait disparu. Toutefois, dans un couloir, Malko croisa deux des frères Mayo, qui le regardèrent d’un air méchant.

La petite procession atteignit un premier bâtiment. Un Mexicain ouvrit la porte, et ils virent une rangée de cages contenant des lapins et des cochons d’Inde. Comme un bon guide, Tacata expliqua :

— Ces lapins ont tous le typhus. Ils se reproduisent très vite. Malheureusement, aujourd’hui, il existe des vaccins contre le typhus.

On referma les cages. Les yeux de Tacata brillaient d’excitation. La procession se dirigea vers un autre bâtiment, par un couloir bordé de cages grillagées, de la taille d’une cellule de prison.

Dans chaque cage, il y avait des dizaines ou des centaines de rats, tournant en rond sans cesse, et venant flairer les parois. Les gardes se tenaient d’ailleurs à distance respectueuse.

— Ce sont mes préférés, expliqua Tacata. Tous ces rats sont porteurs du bacille de la peste bubonique, à l’état le plus virulent. Bien sûr, là aussi, il y a des vaccins, mais les rats se reproduisent si vite !… Ce sont de braves petites bêtes.

On éteignit l’électricité et le groupe se retrouva dehors, près d’une construction aux trois quarts enterrée. Les murs n’avaient pas plus d’un mètre de haut et le toit était plat en ciment. Tacata s’arrêta.

— C’est ici que je prépare le CX 3, grâce aux échantillons que vous m’avez si aimablement donnés. Le bâtiment est enterré, car la fabrication demande de la fraîcheur. Vous connaissez le principe du CX 3, n’est-ce pas ? Il n’y a pas besoin de boire de l’eau contaminée. Le produit agit même par les pores de la peau. Vous prenez un bain, et cinq minutes après, hop, vous êtes mort et tout rouge.

Malko tentait de garder son calme. C’est un détail que le général Higgins lui avait caché. S’il avait été sûr de pouvoir étrangler le petit Japonais avant d’être tué, il n’aurait pas hésité une seconde. Mais, avant, les balles de la Thomson l’auraient haché. Il fallait gagner du temps et croire au miracle.

– Comment allez-vous vous y prendre, pour vous attaquer à l’Amérique ? demanda Malko. Vous ne pouvez pas faire tout, tout seul.

— Je ne suis pas seul. Là-bas, des gens m’aideront. C’est facile, il suffit de voyager vite. Il y a une centaine de points d’eau ou de rivières à empoisonner, pour faire de gros dégâts. On surveillera les stations d’épuration, mais non les fleuves ou les sources. Et le CX 3 ne réagit à aucun des réactifs employés là-bas.

Ils étaient revenus au bâtiment principal. La Lincoln blanche était toujours là. Malko eut un mouvement de rage et de tristesse en pensant que Christina était mêlée à cette horreur. Mais c’était trop tard, pour les regrets. II se demandait comment le Japonais avait l’intention de se débarrasser d’eux. Ce ne serait certainement pas une mort agréable…

Il devait être onze heures et le soleil tapait dur. Tout autour de la ferme, la jungle poussait sa muraille verdâtre de lianes et de végétation luxuriante. Çà et là, des fleurs ajoutaient une note de couleur, orchidées sauvages et flamboyants. Un bien beau décor pour une usine à fabriquer la mort !

— Messieurs, dit Tacata, je vous offre, avant votre voyage définitif, une tasse de thé, en compagnie d’une charmante jeune femme, qui est notre alliée.

Felipe et Malko se regardèrent. Quel était le rôle de Christina dans cette histoire ? Pourquoi ce thé mondain ? Tacata riait aux anges et paraissait mijoter un mauvais coup.

La caravane se remit en marche. Cette fois, les trois prisonniers, toujours encadrés de leurs gardes, traversèrent le bâtiment principal et aboutirent à une terrasse située derrière la maison. Il y avait là une piscine d’environ vingt mètres, entourée de chaises et de fauteuils. Dans un de ceux-ci, Christina Ariman était assise. Quand Malko entra, elle détourna la tête. Tacata trottina jusqu’à elle et s’inclina profondément.

— Détachez-les, ordonna-t-il au Chamalo.

Le Mexicain donna un ordre et un des gardes coupa les liens des trois hommes avec sa machète. Malko et Felipe se frottèrent lentement les poignets, tandis qu’Eugenio regardait Christina d’un air hébété.

La piscine formait le quatrième côté d’un quadrilatère, délimité par la maison et par deux épaisses haies de végétation tropicale. Après, le terrain descendait brusquement, et vingt mètres plus loin c’était la jungle. Malko pensa que c’était la seule chance d’évasion : plonger et se laisser glisser de l’autre côté. A condition de ne pas prendre une balle dans le corps…

— Asseyez-vous, ordonna Tacata. On va vous apporter du thé.

Les trois prisonniers eurent droit à des chaises. Entre eux et Tacata, il y avait une mitraillette et trois fusils. Le Japonais jouissait pleinement de son triomphe. Il interpella Malko, ignorant délibérément Felipe et Eugenio :

— Les Américains sont stupides, dit-il. Ils savaient que j’avais lutté contre leur pays durant six ans, de toutes mes forces. Et ils m’ont ouvert leurs laboratoires ! Ils pensaient peut-être que j’étais un homme sans honneur, comme le docteur von Braun, qui a renié son Führer… Maintenant, ils pleurent sur leurs erreurs et ils envoient des hommes de main pour se débarrasser de moi !

— Je vous en prie ! fit Malko, pincé.

Un Mexicain arriva avec un plateau chargé de rafraîchissements. Christina, l’air absent, en prit un au passage. À ce moment, Malko vit du coin de l’œil Eugenio qui se préparait à bondir dans la piscine. Il n’eut pas le temps d’arrêter son geste. D’une détente désespérée, le jeune homme quitta sa chaise et plongea dans l’eau limpide. On voyait le fond de mosaïque. Malko, au moment où Eugenio touchait l’eau, brandit sa chaise. Ainsi, le Chamalo, le plus dangereux, avec sa mitraillette, ne tirerait pas. Il n’acheva pas son geste. Au lieu de tirer, tous les hommes avaient éclaté de rire.

Le petit Japonais s’en tapait les cuisses !

Malko et Felipe ne se posèrent pas de questions longtemps. Eugenio faisait surface, les traits déformés par une douleur atroce. L’eau, autour de son corps, semblait bouillonner. Au lieu de nager vers l’autre bord, il fit quelques mouvements pour se rapprocher du côté où il avait plongé. Tout son visage était boursouflé par une monstrueuse brûlure. La chair, attaquée jusqu’à l’os, partait en lambeaux.

D’un effort surhumain, il s’agrippa au bord de la piscine et resta là, sans force pour remonter. Des morceaux de sa peau disparaissaient sans cesse dans le bouillonnement. Felipe et Malko bondirent. Les gardes les repoussèrent brutalement.

Malko eut le temps de voir les mains d’Eugenio. Il n’y avait plus que les os où s’accrochait un peu de chair rosâtre… Le Chamalo s’approcha et, calmement, posa sa grosse chaussure sur les deux mains, les écrasant et les repoussant dans le liquide. Le corps d’Eugenio partit en arrière, et le gamin coula, dans un ultime cri étranglé.

Il y eut un silence mortel. Les gardes avaient braqué leurs armes sur Malko et sur Felipe. Christina avait détourné la tête. Tacata se gratta la gorge et dit :

— Cet imbécile a dévoilé ma surprise. Voilà la mort que je vous réserve, messieurs. Votre complice a déjà pris son bain dans ma piscine. C’est encore une de mes inventions : une combinaison d’acides qui, en apparence, ressemble exactement à de l’eau pure. Mais ce liquide dissout un corps humain en deux heures. Excellent, n’est-ce pas ?… Nous nous en servions en Mandchourie, pour faire disparaître les corps des prisonniers politiques gênants.

— Vous êtes un immonde salaud, dit Malko. Celui qui aura votre peau rendra un fichu service à l’humanité.

— Ce ne sera pas vous, en tout cas, siffla Tacata. Chico, Jorge, jetez-le dans la piscine.

Les deux Mexicains se précipitèrent. Malko reçut un coup de crosse en plein dans le foie et se plia en deux de douleur. Sa tête tournait et il était sans force. Centimètre par centimètre, les deux types le traînaient vers le liquide mortel. Immobilisé, lui aussi, Felipe regardait la scène, impuissant.

La tête de Malko arriva au-dessus du liquide. Il y voyait son reflet. Ses deux bourreaux, de chaque côté, lui tenaient les bras. Ils n’avaient plus qu’une poussée à lui donner. Tout son corps se révoltait à la pensée de l’atroce brûlure. Il pensa : « Je vais en avaler le plus possible, cela ira plus vite. »

Il y eut un cri sauvage.

Christina avait bondi de son fauteuil et s’accrochait aux deux bourreaux. Comme ils ne lâchaient pas Malko, elle se glissa le long du bord et se pendit à son cou : si Malko tombait elle tomberait aussi…

Cette fois, c’est le Chamalo qui hurla. Précipitamment, les deux Mexicains ramenèrent en arrière Malko et Christina. Malko se secoua et reprit sa respiration.

Le Chamalo et Christina discutaient violemment, en dialecte indien. Furieux, Tacata suivait leurs répliques. Le ton monta et Christinâ acheva la discussion par une longue tirade. Le Chamalo se tourna vers Tacata :

— Elle ne veut pas qu’on les tue ainsi, dit-il.

Tacata bondit :

— Comment, elle ne veut pas ! Forcez-la !… Attachez-la… C’est moi qui commande, ici !

Le Chamalo eut un rire cruel :

— Peut-être, mais Christina a trop fait pour notre cause. Je ne veux pas la contrarier au sujet d’un aussi mince détail.

— Comment, un détail !… Mais il faut les tuer, les tuer ! Ce sont nos ennemis.

Tacata bouillait de rage. Christina le regardait avec un mépris non dissimulé. Conciliant, le Chamalo proposa :

— Enfermez-les avec les rats. Ce sera moins amusant pour vous, mais aussi efficace. Elle ne dit pas qu’il ne faut pas les tuer, elle ne veut pas que cela se passe ainsi.

Il lui parlait comme on raisonne un enfant gâté. Le Japonais réfléchit quelques secondes, puis bougonna :

— Tant pis. Qu’on les conduise aux cages. J’arrive.

Les gardes entraînèrent Malko et Felipe. Pas une fois, Malko ne rencontra le regard de l’Indienne. Trois minutes plus tard, deux gardes vêtus de cuir et de hautes bottes ouvraient la porte d’une des cages à rats et les poussaient à l’intérieur. Effrayés, les rongeurs refluèrent au fond de la cage.

Felipe et Malko restèrent collés aux barreaux doublés d’un épais grillage, cherchant à percer l’obscurité. À trois mètres d’eux, ils entendaient le trottinement des animaux qui tournaient en rond. Une centaine de lueurs rouges, comme des mégots incandescents, clignaient dans le noir : les yeux des rats. Quelque chose frôla la jambe de Félipe ; il hurla et se cogna aux barreaux.

— Pardon, señor S.A.S. ! murmura-t-il. Mais les rats, j’en ai toujours eu peur. Alors ceux-là !…

— Mon vieux, fit Malko, j’ai tellement peur que je n’ose pas parler.

La lumière s’alluma. C’était Tacata, toujours en blouse blanche. A pas menus, il s’approcha de la cage où se trouvaient les deux hommes. Il était à quelques centimètres d’eux. Seulement il y avait les barreaux…

— Vous avez échangé une mort rapide contre une fin longue et pénible, messieurs, dit-il d’un ton doucereux.

D’un jet précis, Felipe lui cracha en plein visage. Tacata s’essuya à un pan de sa blouse. La colère le faisait trembler tout entier.

— Je regrette de ne pas pouvoir assister à votre agonie, dit-il. Mais je dois partir, dès que j’aurai terminé ma production. C’est dommage.

— Voici ce qui va se passer. Pour le moment mes petites bêtes ont mangé, elles ne vous attaqueront pas beaucoup. Mais, à partir de demain, elles vont avoir grand faim. J’ai donné l’ordre de ne plus les nourrir. Alors, elles vont d’abord tourner autour de vous, de plus en plus près… Puis les plus audacieux tenteront de vous mordre. Vous en tuerez quelques-uns. Mais, dans le noir, vous ne les verrez pas tous, n’est-ce pas ! Ils s’enhardiront. Après, quand le poison de la peste coulera dans vos veines, il vous faudra environ une semaine pour mourir, comme des bêtes. C’est très douloureux, la peste, vous savez. Vous aurez d’énormes bubons, qui crèveront partout. Vous pourrirez vivants. Mais les rats vous aideront à mourir plus vite… Ils auront de plus en plus faim.

— Adieu, messieurs. Ne vous asseyez pas par terre. Les rats raffolent des parties sensibles de l’homme. Laissez-leur ça comme dessert, quand vous ne sentirez plus rien.

Malko n’eut même pas la force de répondre. Et le Japonais s’éloigna. L’agent secret était submergé de dégoût et d’horreur. Rien que de sentir l’immonde grouillement à portée de la main, il avait envie de vomir.

— Vous n’avez pas de briquet ni d’allumettes ? demanda-t-il à Felipe. Le feu leur fait peur.

— Je n’ai rien, soupira le Mexicain. Rien que mes mains pour prier.

Appuyés l’un contre l’autre, le dos à la grille, les deux hommes faisaient face aux rats. Dans combien de temps les rongeurs allaient-ils commencer à les attaquer ? Malko tentait de se rappeler tout ce qu’il avait lu au sujet des rats, et des moyens de les combattre. Il aurait fallu du feu… Et les grilles étaient solides, absolument inébranlables.

À l’extérieur, on n’entendait plus aucun bruit. Comme si les deux prisonniers étaient déjà dans leur cercueil.

Ils restèrent un long moment sans parler, écoutant. De temps en temps, l’un d’eux donnait un coup de pied par terre, pour éloigner les rats les plus audacieux. Il s’écoula ce qui leur parut une éternité. Malko regarda sa montre : il s’était à peine passé une heure.

— Nous allons devenir fous, ici, murmura-t-il. Quelle mort atroce !

— Un proverbe mexicain dit : « Aucune mort n’est douce », soupira Felipe. Tout est entre les mains de Dieu.

— II nous oublie fichtrement, en ce moment ! fit Malko. Quand je pense que j’allais restaurer la chapelle de mon château !

— Vous avez un château, señor S.A.S. ?

Malko entreprit de lui raconter sa vie. Il lui parla de son château, de ses projets. Ils oubliaient presque les rats et la peste. Ils se jetaient dans des évocations de vie heureuse, de femmes, de bonheur, comme les affamés rêvent de beefsteak. Et le temps passait. Puis ils se turent. Pendant un long laps de temps, ils n’échangèrent plus que des monosyllabes, surveillant seulement leurs pieds. Une pensée les taraudait : lequel serait mordu le premier ? Le sort du dernier serait le pire.

« Au fond, se dit Malko, quand le moment sera venu, j’irai moi-même vers les rats. Je ne veux pas rester ici tout seul avec le cadavre de Felipe. »

Felipe pensait la même chose.

Mais les deux hommes n’arrivaient pas à faire les trois pas en avant, qui les auraient portés vers les rats. Entre le raisonnement lucide et l’horreur du contact physique, il y avait un gouffre qui de garder les yeux ouverts et de percer l’obscurité, les faisait se raccrocher à n’importe quoi.

Titubants de fatigue, Malko et Felipe essayaient de garder les yeux ouverts et de percer l’obscurité. Par moment, le grouillement semblait se rapprocher. Ils en grinçaient des dents… Mais c’était une fausse alerte. Malko regarda encore sa montre : minuit. Il n’en pouvait plus.

— Felipe, proposa-t-il, on y va ?

Pas besoin de demander où. Les cerveaux des deux amis travaillaient au même rythme. En choisissant l’heure de leur fin, ils étaient encore des hommes.

Vamos, dit Felipe, retrouvant sa langue natale. Esta un hombre, muy càbaîlo señor S.A.S.

Ils avancèrent d’un pas vers le fond de la cage. À ce moment, la lumière s’alluma.

Christina Ariman glissait silencieusement dans l’étroit couloir entre les cages. Elle avait à la main un long objet noir. Malko la regarda ; elle sourit légèrement et tristement. Maintenant, seuls les barreaux les séparaient. Elle tendit à Malko ce qu’elle tenait à la main. Machinalement, il prit l’objet.

— C’est une lime, dit-elle. Tout ce que j’ai pu trouver pour vous aider. C’est le Japonais qui a la clef des cellules. Je ne pouvais pas les lui prendre.

La lime, enveloppée dans un morceau de papier, était un énorme outil de serrurier. Malko sentit son cœur se dilater. Après tout peut-être qu’il n’allait pas mourir !

— Christina, dit-il, ne restez pas avec ces gens. Ils sont fous, vous voyez bien.

Elle secoua la tête :

– Non, Malko, ils ne sont pas fous. Ils ont beaucoup souffert et je les comprends. Je ne vous libère pas pour les empêcher de mettre à exécution leur projet, mais parce que je ne veux pas que vous mouriez, vous… Les Américains, je m’en moque. Tous les ans, sur ce continent, des millions de gens meurent de faim, alors vous comprenez !…

— Vous jouez un jeu dangereux, Christina, dit Malko.

— Non. Pour retrouver la civilisation, il vous faut au moins cinq jours de marche dans la jungle. Il n’y a qu’une route pour venir ici, et le Japonais va la faire patrouiller par ses hommes. Si vous voulez rester en vie, demeurez dans la jungle. Là, ils n’iront pas vous chercher. Quand vous atteindrez Guadalajara, nous serons loin.

— Qu’allez-vous devenir, vous ?

— Ne vous préoccupez pas de moi. Et ne cherchez pas à voler ma voiture. Elle est en face du poste de garde… Adios. Bonne chance. Attention aux rats.

Elle sourit et s’éloigna dans le couloir. Les deux hommes se mirent à arracher le grillage. Felipe prit la lime sans un mot, puis attaqua l’un des barreaux. Christina avait laissé l’électricité allumée. Les rats étaient groupés au bout de la cage, en une masse grise et mouvante, piquetée de rouge. Ils poussaient de petits cris et certains s’avançaient de temps en temps vers les prisonniers, les yeux brillants, la longue queue traînant sur le sol.

Felipe limait comme un fou. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son front et ses mains étaient couvertes de poussière noirâtre. La lime était déjà enfoncée de près d’un centimètre. Il fallait scier deux barreaux, chacun en deux points Malko regarda sa montre avec inquiétude. Leur seule chance était de filer avant le jour. Il était une heure.

— À moi, dit-il à Felipe.

Le Mexicain, qui n’en pouvait plus, lui tendit la lime, en silence. Malko s’attaqua avec rage au barreau. Felipe surveillait les rats. C’était plus dur que Malko ne l’avait pensé. Felipe avait une force colossale. Serrant les dents, il s’accrocha au manche de bois. Déjà il avait mal aux mains.

Ainsi les deux hommes se relayèrent sans cesse. À trois heures, le premier barreau se détacha. Au même moment, une vingtaine de rats avancèrent en couinant. Malko et Felipe étaient paralysés de terreur. Felipe saisit le morceau de barreau et le brandit. Les rats ne reculèrent pas. S’ils attaquaient tous ensemble, c’était fini. On voyait leurs petites gueules roses s’ouvrir et se fermer.

— Ils ont faim, dit Felipe Dépêchons-nous.

Ils reprirent leur travail de fourmis. À cinq heures, le second barreau ne tenait plus que par un fil. Felipe l’arracha. Les rats étaient maintenant en demi-cercle, à moins d’un mètre.

— Filons, dit Malko.

Il passa le premier. Une joie surhumaine le souleva quand il se glissa entre les barreaux. Felipe suivait, avec les barreaux coupés, qui faisaient d’excellentes matraques. Ils coururent le long du couloir. La porte à deux battants s’ouvrit sans difficulté. Felipe éteignit. Il faisait déjà presque jour. Ils sortirent avec précaution. Felipe montra du doigt le couloir.

— Regardez !

Les rats avançaient lentement dans le couloir…

— Belle surprise pour ces salauds ! dit Malko.

Heureusement, le bâtiment des rats se trouvait un peu à l’écart. Ils coururent vingt mètres et plongèrent dans la jungle épaisse et verte. Essoufflés ils s’arrêtèrent. Jusqu’ici, ils n’avaient pensé qu’aux rats.

— Que faisons-nous ? demanda Felipe. Si les rats se répandent dans la propriété, les salauds vont nous chercher tout de suite… Il faut marcher vers le sud, dans la jungle.

— Il y a peut-être une meilleure chance, répondit Malko. Vous vous souvenez de ce qu’a dit le Japonais, à propos de Lentz ?

Le Mexicain secoua la tête.

— Lentz est venu ici en voiture. Celle-ci est peut-être encore au village. Puisqu’ils l’ont poursuivi à pied. Il y a une chance sur mille pour qu’elle marche, mais ça vaut la peine d’essayer. D’autant qu’ils nous croiront perdus dans la jungle.

— Bonne idée, approuva Felipe. Le village est sûrement au bord de la route. Prenons à l’ouest, et dès que nous aurons retrouvé la route, remontons au nord.

Aussitôt, ils se mirent en marche. Par chance, la jungle n’était pas trop épaisse. Ils se faufilaient silencieusement entre les hautes herbes et les lianes. Felipe marchait devant. Ils débouchèrent sur la route. Il n’y avait personne en vue ; pourtant ils restèrent là cinq bonnes minutes, tapis dans un fossé, craignant un piège.

— En avant ! dit enfin Malko.

Marchant dans l’herbe épaisse, ils prirent la direction du nord.

La route monta et serpenta sur une colline. Hors d’haleine, Malko avait peine à suivre Felipe. Soudain, celui-ci s’arrêta et prit son compagnon par le bras :

— Regardez !

À un kilomètre environ, dans une petite vallée, on distinguait un village.

Coudes au corps, les deux hommes dévalèrent la pente, ne cherchant même plus à se cacher. Les premières maisons apparurent en ruine, couvertes de végétation. Les lianes et les plantes sortaient déjà de toutes les ouvertures. Felipe prit le côté gauche, Malko le droit. La grande rue du village n’était plus qu’un sentier de brousse.

C’est Felipe qui, le premier, vit la voiture.

Une masse verte sous un arbre. Il fallait des yeux de lynx pour reconnaître un véhicule. Une plante en forme de bananier retombait sur le pare-brise. Les quatre portières étaient fermées. Felipe ut le tour du véhicule. Miracle : les pneus étaient à peu près gonflés ! Il essaya la portière avant gauche. Elle s’ouvrit.

Les sièges étaient recouverts d’une mousse verdâtre, mais l’intérieur ne semblait pas avoir souffert. Evidemment, pas de clef de contact ! Felipe trifouilla sous le tableau de bord et arracha deux fils. Il réunit les cosses. Rien.

— Il n’y a pas de courant, annonça-t-il.

— La batterie est certainement à plat, dit Malko

Maintenant, il faisait grand jour : sept heures. Cent mille piaillements d’oiseaux et bourdonnements d’insectes animaient les arbres autour d’eux. Ils n’avaient plus beaucoup de temps. Felipe appuya sur une tirette et le capot s’ouvrit. Malko se pencha sur les batteries, couvertes d’oxyde blanchâtre. Les fils des bougies étaient en place, le Delco aussi.

— Il y a peut-être une manivelle dans le coffre, mais nous n’avons rien pour l’ouvrir, dit Felipe.

— Poussons-la, proposa Malko. En principe elle doit démarrer.

Du côté opposé, la rue du village descendait, en assez forte pente. Felipe sortit de la voiture et s’arc-bouta contre le pare-chocs arrière. La voiture ne bougea pas d’un centimètre. Malko le rejoignit. Ils recommencèrent à deux. Toujours rien. Suant et soufflant, ils glissaient dans l’herbe humide, mais la lourde voiture restait collée au sol spongieux.

— On n’y arrivera pas, soupira Felipe. Filons d’ici avant qu’ils ne viennent nous chercher.

— Attendez, dit Malko.

Il venait de sentir quelque chose sous ses doigts à l’intérieur du pare-chocs arrière. Il gratta et ramena une clef, fixée par du chatterton.

— La clef du coffre, dit Malko. Ce pauvre Lentz nous fait peut-être un beau cadeau posthume.

C’était aussi la clef de contact, mais elle ne leur était guère utile. Malko l’engagea dans la serrure du coffre et tourna doucement. Le coffre s’ouvrit.

Il y avait une roue de secours, une manivelle et deux jerrycans d’essence.

Vingt secondes plus tard, Felipe tournait la manivelle comme un fou. Malko, au volant, donnait de petits coups d’accélérateur. Mais le moteur ne toussait même pas.

Felipe lâcha la manivelle et prit une trousse à outils. Il démonta rapidement les huit bougies, les essuya, les cajola, en rapprocha les électrodes et les remit en place. Il ouvrit le Delco et le nettoya aussi, enlevant une bonne couche de moisissure. Puis il se remit à la manivelle.

— Si elle part, dit-il, vous accélérez à fond.

À deux mains, il empoigna la manivelle et la lança de toutes ses forces.

Le moteur crachota et démarra. Malko lui donna quelques coups d’accélérateur et le laissa tourner au ralenti. La jauge d’essence indiquait un réservoir à demi rempli. Avec les deux jerrycans du coffre, ils arriveraient jusqu’à Guadalajara.

— Maintenant, il s’agit de passer la ferme, dit Malko. Avec la Lincoln, ils nous rattraperaient facilement. Et ils ont des armes.

— Laissez-moi prendre le volant, réclama Felipe. J’ai l’habitude des vieilles guimbardes.

Il passa la première et accéléra tout doucement. La voiture trembla, les roues patinèrent un peu, mais elle s’arracha de l’herbe. Le policier conduisait avec des délicatesses de jeune marié. Dès qu’il fut sur la route, il prit de la vitesse, pour grimper la côte. Le moteur tournait rond, ils arrivèrent au sommet de la colline. Dans le creux, à un kilomètre sur la gauche, il y avait la ferme du Chamalo.

Felipe lança la voiture. A mi-pente, alors qu’elle atteignait 80, il coupa le moteur. Il n’y eut plus que le chuintement des roues et de l’air.

— De la ferme, ils ne peuvent rien entendre, dit Felipe. Le vent est pour nous.

Lorsqu’ils passèrent devant l’embranchement de la ferme, ils roulaient encore à 50. Il n’y avait personne en vue. Felipe attendit d’être presque arrêté pour relancer le moteur. Malko surveillait l’arrière. Ils firent ainsi dix kilomètres avant de repartir à fond.

Malko avait une drôle de lueur dans ses yeux dorés.

— Cette fois, dit-il, j’ai une raison personnelle de régler son compte à ce Japonais de malheur. Je n’oublierai jamais la cage et les rats.

— Dans quatre heures, nous serons à Guadalajara, dit simplement Felipe.

— J’ai une bonne surprise pour M. Tacata, dit Malko. Une surprise dont il ne se remettra pas, D’autant qu’il doit nous croire en train d’errer dans la jungle.

Tenue d’une main ferme, la vieille Ford tanguait à 100 sur la route de latérite rouge. Ils aperçurent un panneau délavé : « Guadalajara, 476 km. »

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