Chapitre XV

L’hélicoptère ronronnait doucement au-dessus de la baie de San Diego. Le soleil chauffait le plexiglas de la cabine, et en bas les voiliers qui évoluaient dans la rade ressemblaient à de gracieux petits jouets. Quelques gros navires de guerre, ancrés au pier militaire, faisaient des taches gris sombre. San Diego est une des bases les plus importantes de l’U.S. Navy sur la côte ouest.

Ce paysage donnait une furieuse envie de se baigner. Pourtant aucun des quatre passagers de l’hélicoptère ne pensait aux vacances.

Malko, couvert de sparadrap et endolori de partout, luttait pour garder les yeux ouverts. Il n’avait pas dormi depuis soixante-douze heures. Mais, pour rien au monde, il n’aurait renoncé à traquer Tacata et Mayo. Même s’il en avait eu envie, on lui aurait demandé un dernier effort : il était un des rares à pouvoir les identifier.

Derrière lui étaient assis deux hommes dont il ne connaissait que les prénoms : Robert et Steve.

C’étaient deux tueurs.

Ils arrivaient tout droit de l’Ecole d’Espionnage de San Antonio, au Texas. Espionnage était un euphémisme. On leur avait surtout appris à tuer, de toutes les façons. Ils avaient tous deux les yeux bleus. Steve avait des cheveux gris coupés en brosse, et Robert était très blond, avec un regard candide et très clair. Ils ne parlaient pas beaucoup ni l’un ni l’autre. Avec eux, ils avaient apporté une petite valise qui contenait deux carabines à lunettes, équipées d’un silencieux et d’une lunette infrarouge. Avec cela, ils abattaient un homme, de jour comme de nuit, à deux cents mètres.

Malko avait reçu de leurs mains un pistolet un peu spécial : au lieu de balles, il tirait silencieusement des cartouches de cyanure ou de gaz somnifère. À la demande. Eux ne paraissaient pas en avoir, mais, en montant dans l’hélicoptère, Malko avait aperçu le long de la jambe de Steve l’éclair brillant d’une lame…

Le pilote était un homme du F.B.I. Lui était armé d’un bon vieux colt classique, accroché à un ceinturon de cuir.

Au moment où Malko le regardait, la radio grésilla : c’était une fréquence incaptable par des particuliers. Une voix métallique et anonyme remplit la cabine :

— La police municipale de San Diego nous signale plusieurs décès suspects dans différents quartiers de la ville. Aucune cause apparente.

Malko empoigna le micro.

— Ici, S.A.S. Donnez-nous des précisions sur les symptômes de ces morts.

Après un court silence, la voix métallique reprit :

« Cause inconnue. Ressemble à une paralysie cardiaque. Les corps se couvrent rapidement d’une sorte de champignon rouge… »

Malko réfléchissait intensément. Il n’osait pas aller au bout de sa pensée. La radio crépita à nouveau. Cette fois c’était Clarke.

— SAS, annonça-t-il, quelque chose est en train de se passer. En vingt minutes, on vient de me signaler 120 décès… Partout, dans des appartements, dans des bars, des gens de tous les âges. Attendez…

Malko entendit un bruit de conversation, puis Clarke reprit :

— Cette fois, il y a 37 morts dans un seul restaurant. C’est la panique dans le quartier. Nous faisons appel aux médecins militaires, mais cela ne suffit pas.

Le cerveau de Malko travaillait à toute vitesse. Tacata avait commencé à réaliser son plan. Alors qu’on le croyait terré jusqu’à la nuit, il avait empoisonné l’eau de San Diego !

Il était une heure de l’après-midi. Dans des centaines de bars et de restaurants dans la ville, des gens se jetaient sur le traditionnel verre d’eau glacée, qu’aux Etats-Unis on apporte avec chaque commande. Qui pouvait se douter que cette eau filtrée transportait la mort ? Et tous ceux qui le pouvaient prenaient une douche, en quête d’un peu de fraîcheur.

Toute la population de San Diego était en train de se suicider.

— Clarke, appela Malko, l’eau est empoisonnée. Demandez où se trouvent les réservoirs d’eau alimentant San Diego.

L’hélicoptère continuait à tourner en rond au-dessus de la ville. On avait pensé que c’était pour Malko, le moyen d’intervention le plus pratique et le plus rapide.

La réponse de Clarke arriva très vite :

— Les réservoirs se trouvent près de Lemon Grove, à l’est de la ville.

— Envoyez-y du monde. J’y vais. Appelez-moi le gouverneur de l’Etat. Il faut prévenir les gens. Tacata est déjà peut-être en route vers le nord, vers Los Angeles. S’il arrive là-bas, cela va être affreux.

— O. K. Je vous appelle le gouverneur, répondit Clarke. Restez en contact.

Cinq minutes plus tard, Malko avait au micro le gouverneur Brown. Il lui expliqua ce qui arrivait et conclut :

— Il n’y a qu’une chose à faire : que toutes les stations, de radio et de TV émettent immédiatement sur la longueur réservée aux appels en cas de guerre. Il faut recommander à la population de ne pas utiliser d’eau jusqu’à nouvel ordre. C’est une question de vie ou de mort.

Le gouverneur acquiesça immédiatement. Pendant que l’hélicoptère de Malko descendait vers les réservoirs, les autorités faisaient déjà le nécessaire.

Le premier à prendre l’appel fut un barman, près de la Bank of America, dans Main Street. Il cherchait un poste sur son transistor, à la demande d’un client, quand il tomba sur une émission inconnue : sur tous les postes vendus aux Etats-Unis, on trouve sur le cadran deux petits triangles. En temps de paix, ils ne servent à rien. Mais, en cas d’attaque atomique, les émetteurs gouvernementaux fonctionneront sur cette longueur d’onde, pour donner les ultimes consignes de sécurité.

Or, en ce beau dimanche d’août, lorsque l’aiguille s’arrêta en face du triangle, une voix grave sortit du poste :

« … Ceci est un appel officiel. C’est Samuel Brown, gouverneur de l’Etat de Californie, qui vous parle. Des saboteurs sont parvenus à empoisonner plusieurs réservoirs d’eau de la Californie du Sud. Toute personne qui utilisera de l’eau sortant d’un robinet est en ce moment en danger de mort immédiate. »

Il y eut dans la cafétéria un bruit cristallin : le barman venait de laisser tomber le verre d’eau qu’il tenait à la main. Il s’éloigna du robinet, comme si c’était un serpent. Et, débouchant une bouteille de J and B, il se versa la plus grande rasade qu’il ait jamais bue d’un coup.

— Non de Dieu ! fit-il seulement.

Au même moment, l’hélicoptère arrivait au-dessus des réservoirs. Aucune voiture de police en vue. Ils étaient les premiers.

D’un même geste, Steve et Robert sortirent leurs carabines et les montèrent.

L’hélicoptère se balançait à dix mètres du sol, attendant les ordres de Malko. Le bruit du rotor faisait sortir les gens sur le pas de leur porte. Si Tacata était encore à l’intérieur, il ne fallait pas compter le surprendre.

Malko se sentait maintenant froid comme un glaçon. Au cours de son existence mouvementée, il avait rarement eu envie de tuer. Mais, cette fois, il voulait la peau de ce Japonais. Ne serait-ce qu’à cause de Felipe.

— Descendons, ordonna-t-il. Vous me déposerez avec Steve, et vous remonterez pour voir ce qui se passe. Robert restera avec vous.

Dans un nuage de poussière, l’hélicoptère se posa. Malko sauta à terre le premier. Steve bondit derrière lui. Stupéfaits, les badauds commençaient à s’attrouper. Ils s’arrêtèrent en voyant les armes. Seul Malko n’avait pas sorti son pistolet.

— Entrons, dit-il à Steve. Ils sont presque sûrement partis. Ils ne nous ont pas attendus.

L’entrée du Water department ressemblait à celle d’un cottage de banlieue. Tout était calme. Malko tourna la poignée de la porte vitrée et entra dans le bureau. A côté de lui, Steve, le doigt sur la détente de sa carabine, était ramassé comme un fauve.

Le petit bureau propret était en désordre. Derrière un fauteuil renversé, il y avait un corps étendu, en uniforme gris. Malko le retourna du bout du pied : c’était l’employé du bureau. Il avait été tué d’une balle dans la nuque. Son visage était calme et étonné. D’habitude, on ne fait pas de hold-up dans les réservoirs d’eau…

Du haut de l’hélicoptère, Malko avait reconnu la disposition des lieux. Il ouvrit une porte donnant sur un long couloir et fit signe à Steve de le suivre. Cette fois, il avait à la main le long et mince pistolet noir. Et il souhaitait de tout son cœur apercevoir, avant Steve, Yoshico Tacata.

Les deux hommes débouchèrent dans la partie du bâtiment où se trouvaient les réservoirs. Ceux-ci étaient enterrés et reliés entre eux par des systèmes de filtrage. Il n’y avait qu’une sorte de piscine d’une dizaine de mètres de côté, où l’on voyait l’eau couler à toute vitesse.

Malko s’arrêta au bord. Excepté le clapotis, il n’y avait pas un bruit. Se couvrant mutuellement, Malko et Steve regardèrent dans le moindre recoin.

Ils furent interrompus au milieu de leurs recherches par une rumeur venant de l’extérieur : sirènes et grincements de pneus. Le renfort réclamé par Malko arrivait.

Quelques instants plus tard, une petite armée faisait irruption dans la pièce où se trouvaient Malko et Steve. Cela faillit se terminer par une fusillade générale. Les flics étaient plutôt nerveux.

Clarke avait fait envoyer trente types triés sur le volet. Ils fouillèrent les bâtiments de fond en comble, débusquèrent deux chats errants et une portée de gros rats. Mais pas la moindre trace du Japonais et de son complice. Dépités, les policiers tournaient en rond, l’arme braquée. Tout avait été visité ; si Tacata était encore là, il gisait noyé, au fond du réservoir, ou bien il avait été entraîné dans une des énormes canalisations qui alimentaient San Diego.

— Inutile de perdre du temps, conclut Malko. Ils sont déjà sur la route de Los Angeles.

Après un dernier regard sur les immenses cuves, il s’en alla. On avait même inspecté la surface de l’eau. Il n’y avait pas plus de dix centimètres entre l’eau et le couvercle du réservoir. Et pas la moindre ride…

L’hélicoptère était toujours là, tournoyant inutilement. Malko monta dans une voiture de police et rejoignit Clarke.

Celui-ci se trouvait dans le bureau du shérif du comté de San Diego. Il régnait là une atmosphère de guerre civile. Des hommes armés entraient et sortaient sans arrêt. Sur une immense carte de la région, le shérif épinglait des petits drapeaux : les points de surveillance. Clarke, vautré dans un fauteuil, l’air crevé, une tasse de café à la main, tendit à Malko un bout de papier :

— Voilà ce que nous coûte, jusqu’à présent M. Tacata, dit-il amèrement.

Malko jeta un coup d’œil sur les chiffres : 8 793 personnes avaient trouvé la mort, entre 11 heures et 12 h 30… Et ce n’était qu’un premier recensement. Si Tacata arrivait à Los Angeles, il faudrait multiplier ce chiffre par dix.

Le shérif prit Malko par le bras :

— Ce n’est pas possible qu’il passe entre les mailles du filet, dit-il rageusement. Regardez la carte : il n’y a que trois routes pour sortir d’ici : la 80 vers El Centro, qui l’éloignerait de Los Angeles, et, vers le nord, la 101 et la 395. Ailleurs, c’est le désert.

— Depuis ce matin nous fouillons chaque véhicule qui sort de la ville, coffre inclus. Il y a des barrages étagés en profondeur jusqu’à Escondido et Océan Side. Ils ne peuvent pas avoir eu le temps d’aller jusque-là.

— Nous avons entrepris de fouiller toutes les maisons du comté de San Diego. Tout le monde est avec nous. Tellement que j’ai dû conseiller à tout ce qui a la peau jaune de ne pas trop se montrer. Il n’y a pas une demi-heure, un blanchisseur chinois s’est fait à moitié lyncher par la foule à Mission Beach.

— Les hélicoptères de l’armée inspectent le désert, pouce par pouce. La radio et la TV diffusent tous les quarts d’heure le signalement de vos zèbres. L’Etat a offert une prime de 100 000 dollars pour la capture du Japonais, mort ou vif. Croyez-moi, c’est le meilleur des appels au civisme. Tout ce qui sait se servir d’un fusil est sur pied en ce moment. Nous continuerons cette nuit avec des phares…

Avec sa cartouchière bourrée d’étuis brillants, son énorme colt à la crosse de nacre et sa chemise de toile kaki, tachée de transpiration aux aisselles, le shérif incarnait la Loi et la Puissance de l’autorité.

Pourtant Malko était inquiet. Le Japonais, redoutablement habile, n’avait rien à perdre…

— Avez-vous pensé à l’aéroport ? demanda Malko.

Le shérif lui enfonça dans la poitrine un doigt dur comme une barre de fer :

— Pas un avion ne décolle sans avoir été fouillé jusqu’au bout des ailes. Et il y a quatre Marines pour garder les avions civils qui sont stationnés là…

Il n’y avait rien à dire à cela. On n’avait jamais vu une chasse à l’homme de cette ampleur, depuis le kidnapping Lindbergh. Pourtant ceux qui étaient dans le coup ne vivaient plus. Si Tacata parvenait à échapper aux mailles du filet, il pouvait frapper n’importe où, de Los Angeles à New York.

— Alors, S.A.S., vous êtes de retour ?

C’était le général Higgins. Il arrivait de Guadalajara et avait tenu à venir superviser lui-même les opérations.

— Bravo, fit-il. Bien sûr, ce fichu Japonais a eu le temps de faire du dégât. Mais il est arrivé ici traqué et on va le coincer. Grâce à vous, SAS.

— Grâce aussi à un garçon qui s’appelait Felipe Chano, dit Malko. Il en est mort. Sans lui, je ne serais arrivé à rien.

Le Général hocha la tête.

— Je ferai ce que vous me direz de faire. Pour commencer, il aura les plus belles obsèques de la côte ouest. Et c’est moi qui mènerai le deuil.

Malko aurait préféré vider une bouteille de tequila avec Felipe, mais ce sont des choses que les militaires ne comprennent pas.

Toujours suivi pas à pas par Steve, il décida de se reposer un peu. Laissant Clarke dans le bureau il passa dans une autre pièce et s’allongea un peu. Tout le corps lui faisait mal. Il s’endormit sans avoir eu le temps de finir son sandwich.

Quand il rouvrit les yeux, il faisait nuit. Il regarda avec désolation son costume froissé et taché. Quelle vie ! Dans ce métier on ne pouvait jamais mourir en gentilhomme. On se battait comme un voyou et on mourait comme un voyou.

La bouche amère et la tête comme un melon d’eau, il passa dans l’autre pièce. Le shérif était

là, ainsi que Clarke, Steve et deux autres hommes.

— Alors ? demanda Malko.

Le shérif leva une main épaisse comme un battoir et la laissa retomber sur le bureau.

— Rien. Ils se sont volatilisés, envolés. La ville a été passée au peigne fin. Même les cargos à quai. Tous les habitants de San Diego sont sur les dents. Jamais nous n’avons été aidés de cette façon. Quant aux barrages, ils arrêtent même les chats perdus…

Pourtant Tacata ne s’était pas évanoui en fumée ! Soudain Malko eut une illumination. Mayo était un Indien… Il avait pu penser à une ruse de sa race. Donc…

— Venez avec moi, ordonna Malko à Steve, nous allons faire un tour.

Docilement, le tueur prit sa mallette. Si Malko avait raison, il devait tenter sa chance tout seul ou presque. Mais n’était-il pas déjà trop tard ?

Ils prirent une des voitures du shérif. En un quart d’heure ils arrivèrent devant le Water Department. La foule avait disparu et pas une lumière ne filtrait du bâtiment.

Steve se tourna, étonné, vers Malko :

— Quelle idée avez-vous donc ? Ce bâtiment a été fouillé ce matin.

— Pas complètement, sourit Malko. J’ai une idée. Vous allez rester dehors avec votre fusil infrarouge. Ne bougez pas, quoi qu’il arrive. Si les deux autres sortent, abattez-les sans sommation et venez me chercher ensuite… Ce sera probablement trop tard.

Le tueur ne discuta pas. Il avait été bien élevé. Il prit position derrière un massif et attendit, accroupi dans l’ombre.

Malko fit le tour du bâtiment. Derrière, au premier étage, il y avait une fenêtre ouverte. Il s’y hissa assez facilement et se trouva dans une grande pièce donnant sur le couloir qui menait aux réservoirs. Il n’y avait pas un bruit, excepté le léger chuintement de l’eau.

Il tira son pistolet et l’arma. Puis, tout doucement, il s’engagea dans le couloir. Avec un peu de chance, s’il avait raison, il serait le premier à tirer.

L’obscurité était totale. Il arriva devant le plus grand des réservoirs et s’approcha du bord. Il allait allumer sa torche pour éclairer l’eau quand un bras d’acier lui enserra le cou par-derrière, tandis qu’un autre lui maintenait la nuque.

— Ne bougez pas, señor, murmura une voix qu’il connaissait bien, ou je vous brise les vertèbres cervicales.

C’était un étranglement classique de karaté. Une prise mortelle. Il avait eu raison, mais il avait été imprudent. Mayo était encore plus silencieux qu’il ne l’avait cru.

— Lâchez votre pistolet, ordonna le Mexicain.

Malko obéit. L’arme tomba par terre.

Aussitôt une ombre minuscule jaillit de l’obscurité et se baissa pour s’emparer du pistolet.

— Je savais que vous viendriez au rendez-vous, ricana le Japonais. Et je vous attendais.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda Malko. Toute la ville est cernée.

Le Japonais eut un drôle de petit rire triste.

— Je vais vous tuer, quand vous m’aurez aidé à sortir de ce piège. Et après, je continuerai ma mission. Aujourd’hui, c’est le 6 août. Une date dont se souviendra San Diego, comme Hiroshima se souvient du 6 août 45… J’ai encore, dans ce pays, beaucoup d’amis qui vont m’aider.

Les trois hommes formaient des ombres confuses dans le noir. Malko pensa à Steve. Pourvu qu’il ne vienne pas voir !

Vamos, señor Tacata, proposa le Mexicain.

Yoshico Tacata enfonça dans le dos de Malko son propre pistolet.

— Nous allons sortir tous ensemble. Au moindre geste imprudent, je vous abats. Vous êtes mon bouclier… En avant.

A la queue leu leu, Mayo ouvrant la marche, ils prirent le chemin de la sortie. Au rez-de-chaussée, il y eut une courte halte.

— Vous avez une voiture ? demanda Tacata.

— Oui.

— Vous êtes venu seul ?

— Oui.

Le Japonais lui donna un coup de pied.

— Vous mentez !

— Alors pourquoi me le demandez-vous ?

— Si vous esquissez le moindre geste, c’est vous qui mourrez le premier, pensez-y.

Mayo ouvrit la porte et sortit, le pistolet à la main. Derrière, Tacata tenait Malko sous la menace de son pistolet et de l’autre portait une petite valise.

Malko éleva une muette prière vers le ciel couvert d’étoiles. Steve avait l’ordre de tirer si les autres sortaient, mais il n’était pas prévu que lui, Malko, sortirait avec eux.

Le petit convoi fit quelques pas vers la voiture de l’agent secret. Mais il faut croire que l’instruction militaire n’avait pas étouffé tous les réflexes de Steve… Tout à coup, Mayo porta la main à la tête, en lâchant son pistolet. Il tournoya et s’abattit comme une masse, une balle dans l’œil.

Il n’y avait eu aucun bruit. A cause de l’obscurité, Mayo et le Japonais ne s’étaient pas méfiés outre mesure. Ils n’avaient pas pensé qu’on pouvait utiliser un silencieux et une lunette infrarouge…

Le Japonais hésita une seconde. Puis il se colla à Malko.

— Vous nous avez eus, hein ! siffla-t-il. Mais vous ne me survivrez pas…

Avec un frisson, Malko pensa que Steve avait l’ordre d’abattre. Tacata et qu’il l’abattrait même à travers son corps à lui, Malko. Il se raidit, dans l’attente du choc de la balle.

Tacata prit les devants. D’une bourrade, il envoya Malko par terre.

Il tira trois fois. Malko sentit sur sa poitrine les trois impacts. Le visage du Japonais grimaçait, à un mètre de lui. Mais alors il y eut un sifflement très léger, et Tacata fit un drôle de petit bond. Un jet de sang jaillit de son cou. Il tenta de tirer encore une fois, mais le pistolet lui tomba des mains. Il partit en zigzag vers la voiture, tenant toujours la valise.

Le fusil implacable de Steve le poursuivait. Il reçut encore une balle dans le dos, lâcha la valise, qui tomba et s’ouvrit.

Il parvint encore à faire quelques pas. Deux balles le frappèrent dans les reins. Il tomba et se traîna quelques mètres, comme un chat à l’épine brisée, avant de basculer sur le dos.

Steve sortit lentement de son buisson. Avant tout, il rechargea son arme. Une voiture arrivait : elle freina brusquement, devant les trois corps étendus. C’était quand même un spectacle peu courant, dans ce quartier résidentiel… Quand Steve sortit de l’obscurité, la carabine à la main, le conducteur n’hésita pas. Il fit une marche arrière fulgurante et disparut.

La voiture de police avait une radio, Steve l’ouvrit et appela le shérif.

Cinq minutes plus tard, la première voiture de patrouille arrivait, dans un hurlement de sirène. Rien n’avait bougé. Quand le premier policier sortit de la voiture, Steve, discrètement, démonta sa carabine et la remit dans sa valise.

Clarke et le shérif arrivèrent avec le Général. Déjà des projecteurs éclairaient la scène. On aurait dit la répétition d’un film policier.

— Il est mort ? demanda Clarke en désignant S.A.S.

Steve haussa les épaules.

— Ça m’en a tout l’air. Il a pris trois balles dans le buffet à bout pourtant. Je ne pouvais rien faire.

Le shérif et Clarke s’agenouillèrent près de Malko. Avec déférence, le shérif prit les mains de Malko et les lui croisa sur la poitrine.

— Ça me paraissait un type fichtrement bien, ce S.A.S., dit le gros homme.

À ce moment, Malko bougea légèrement et ouvrit les yeux. Puis il vomit sur les genoux du shérif.

Malko reprit complètement conscience une demi-heure plus tard. Il y avait bien 500 personnes autour de la scène du combat, gardée par des barrières de police. Clarke regardait l’agent secret comme si c’était un fantôme. S.A.S. sentit qu’il leur devait une explication.

— Je n’avais pas chargé mon pistolet avec des cartouches au cyanure, expliqua-t-il, mais avec des cartouches au gaz somnifère. Je voulais tenter de prendre Tacata vivant, pour savoir sur quels appuis il comptait dans ce pays. Si Steve avait d’abord tiré sur le Japonais, j’étais mort…

— J’ai tiré sur celui qui avait l’air le plus dangereux, annonça calmement Steve. Une chance pour vous.

S.A.S. se leva péniblement. Il avait encore des nausées et son costume d’alpaga était froissé, sali et déchiré. Une honte. Mais lui était vivant.

Sous les projecteurs de la police, il faisait clair comme en plein jour. Malko s’approcha lentement du corps du petit Japonais.

Mort, il paraissait encore plus minuscule que vivant. Etendu sur le dos, les yeux ouverts, il n’avait plus l’air méchant, mais fatigué. Quel fou, d’avoir cru tout seul à sa guerre, vingt-cinq ans après ! Mais, à cause de sa folie, des centaines de gens, qui ne tenaient pas du tout à être mêlés à sa guérilla, étaient morts, sans même savoir pourquoi.

Mort aussi Felipe, qui avait donné sa vie pour lui.

Morte, Christina ! Malko avait encore sur ses lèvres l’odeur douce-amère de son épaule.

A côté du petit Japonais la valise s’était ouverte et personne n’avait encore osé y toucher. Malko s’agenouilla et souleva le couvercle. Dans leurs étuis de ouate, il y avait cinq terribles petits flacons de CX 3. Le sixième avait semé la mort à San Diego. Et si on avait laissé faire Tacata !…

L’agent secret prit en main, avec précaution, l’un des tubes. Il eut une seconde, envie de les briser tous contre le ciment de la chaussée, d’en laver les débris à grande eau, de faire disparaître toute trace de ce cauchemar. Mais c’était enfantin. Le CX 3 était maintenant fabriqué en série. Bientôt on le mettrait en pilules, probablement, pour que les saboteurs puissent l’utiliser plus commodément, à l’échelon artisanal. Malko se mit à haïr les généraux et les savants, qui mitonnaient leur petite guerre à eux, sans se préoccuper de leurs victimes.

Il remit le flacon dans la valise et la ferma. En la remuant, il aperçut alors quelque chose d’inattendu : une grande boîte de corn-flakes, même pas ouverte. Tacata n’avait pas eu le temps de faire son dernier repas.

Clarke arracha Malko à sa méditation :

— Dites-moi, S.A.S., comment avez-vous fait pour retrouver nos deux types ? Et où étaient-ils ? L’immeuble avait été fouillé de fond en comble. Vous n’êtes pas devin, pourtant…

— Non, mais j’ai de la mémoire, répondit Malko. Quand il fut évident que Tacata et Mayo avaient disparu, j’ai tout de suite pensé qu’ils n’avaient pas quitté la ville. Les mailles du filet étaient trop serrées.

— Oui, mais cela ne vous disait pas où ils étaient.

— Bien sûr. Mais je me suis souvenu que Mayo était à moitié indien. Et les Indiens avaient un truc, que les Japonais ont d’ailleurs repris durant la campagne de Birmanie, pour se dissimuler dans la jungle à l’approche d’une patrouille. Ils s’étendaient au fond d’une rivière peu profonde, et respiraient grâce à un bambou affleurant l’eau.

Clarke s’esclaffa.

— Dites donc, San Diego, ce n’est pas la jungle !

— Non, mais dans les réservoirs, il y avait de l’eau et j’avais remarqué de grands tuyaux en plastique, posés contre le mur, près du réservoir principal. Je ne pouvais pas savoir combien il y avait de ces tuyaux et sur le moment je n’y ai pas pensé.

— Après, quand j’ai passé en revue dans ma tête tout ce qui s’était passé, je me suis souvenu de ces détails. J’ai revu les tuyaux. Approximativement, ils étaient de longueur égale à la hauteur d’eau.

— C’est au fond que ce sont dissimulés les deux hommes. Leurs tuyaux étaient collés contre la paroi. Il y avait, entre le couvercle et l’eau, juste assez d’espace pour leur permettre de respirer. Et le renouvellement de l’eau ayant écarté tout risque de contamination, c’était une cachette idéale ! Dès que nous avons eu le dos tourné, ils sont remontés à la surface et ont attendu le moment favorable pour s’échapper.

Tout le groupe faisait cercle autour de Malko Le shérif le regarda avec reproche :

— Pourquoi y être allé tout seul ou presque ?

Il fallait les prendre par surprise. C’était notre meilleure chance. Et ça a marché. Maintenant, si l’un de vous peut m’offrir un lit, il sera le bienvenu.

En vingt secondes, Malko eut le choix entre assez de couches pour faire rêver Messaline. Il s’affala au fond d’une voiture de police et se laissa conduire au meilleur hôtel de San Diego, le Fairmont.

A peine déshabillé, il s’écroula sur son lit et s’endormit. Il fut réveillé par la sonnerie insistante du téléphone : le professeur Alsop l’appelait de Washington pour le féliciter, oubliant complètement la différence d’heure.

Malko raccrocha au nez du savant, avec une bordée d’injures choisies, américaines, turques et viennoises. Alsop en bégaya d’étonnement durant dix bonnes minutes, mais Malko ne le sut jamais.

Lorsqu’il se réveilla, le soleil entrait à flots dans sa chambre. Il prit le téléphone, commanda du thé et des toasts, demanda les journaux et ordonna qu’on porte son costume au pressing.

Toutes ses affaires étaient restées à Acapulco, au Hilton.

Les journaux racontaient l’histoire de Tacata en titres énormes et des longs articles étaient consacrés aux victimes de San Diego. Jamais la ville n’avait subi une telle catastrophe : au dernier bilan il y avait plus de 30 000 morts !

Pas un mot de SAS dans les journaux ! La victoire appartenait officiellement au shérif du comté de San Diego, aidé de ses fidèles deputies.

Malko n’avait pas envie de rester dans cette ville. Il avala son petit déjeuner en toute hâte, donna quelques coups de fil, pour rassurer Clarke et le Général sur son sort, et se fit conduire à l’aéroport. Pour que sa mission soit terminée, il avait encore un détail à régler.

Il trouva facilement un avion pour Los Angeles, d’où il redécolla, trois heures plus tard, sur un Coronado des Western Airlines aux trois quarts vide.

Le temps était magnifique. Sous les ailes du jet se déroulait la côte sauvage et découpée de la Basse-Californie, la région la plus désolée du Mexique. Les rochers firent ensuite place à la jungle, et Malko s’appuya au hublot, contemplant l’immense tache verte. Il aurait voulu reconnaître le village de Los Mochis. Il avait peine à croire que, deux jours plus tôt, il avait jeté une bombe atomique sur une clairière de cette jungle, où l’on pouvait trouver encore le cadavre fondu de Christina.

Le Coronado se posa sans heurt à Mexico-City, à 19 h 29, heure locale. Mais, cette fois, personne n’attendait Malko. Il se fit conduire au Maria-Isabel et demanda une chambre au septième

A Chulavista, dans la banlieue de Mexico, il y avait peu de distractions. Le cinéma ambulant une fois par semaine. Aussi, quand le curé afficha à la porte de l’église qu’il dirait le lendemain une messe spéciale, avec chanteurs, pour le repos de l’âme de Felipe Chano, décédé dans un accident d’automobile, le bruit se répandit-il comme une traînée de poudre.

Le lendemain, toutes les femmes du village étaient là, de vieilles mantilles noires sur la tête. Quelques hommes aussi, ceux qui ne travaillaient pas. Tous, en entrant, restaient suffoqués d’admiration : jamais il n’y avait eu autant de fleurs dans la petite église, qui d’habitude n’avait pour ornement que de naïfs dessins sur bois.

Il y avait des fleurs partout, des gerbes d’orchidées sauvages, des lis, des glaïeuls, et même des fleurs que les villageois n’avaient jamais vues. Surtout, c’était le tapis qui fascinait les Cuernavaquiens. Un long tapis rouge qui allait de la porte au chœur, épais, cossu, sur lequel les villageois s’agenouillaient avec volupté.

— C’est comme à la cathédrale ! murmura une vieille femme qui était déjà allée à Mexico.

Le vieux curé se rengorgeait, devant la surprise de ses ouailles. Ce tapis lui avait valu trois heures de tortueuses négociations avec le curé de Sainte-Marie-des-Cimes. Son confrère lui avait quand même extorqué 100 pesos, et la promesse que pas une tache ne souillerait le chef-d’œuvre, qui était en réalité une vieille moquette d’escalier, rachetée d’occasion au Gouvernement.

Lorsque la messe commença, il y eut un « Oh », contenu par la piété : du coin gauche s’élevait le son grinçant d’un vieil instrument, accompagné par une douzaine de voix enfantines. Il y avait même des chœurs. L’harmonium était aussi un emprunt du vieux curé.

Devant une telle magnificence, on oublia complètement la veuve et ses enfants. Discrètement quelques femmes ressortirent et convièrent le reste du village au spectacle.

L’apothéose eut lieu quand on défila devant le cercueil. Il y avait une immense couronne de deux mètres de diamètre avec une seule inscription : À su amigo, Felipe, S.A.S.

Les villageois se gonflèrent de fierté en pensant que leur Felipe pouvait avoir un ami assez riche pour assumer de telles dépenses. À leurs yeux, il n’avait été jusque-là qu’un petit policier, tirant le diable par la queue.

Mais ce fut du délire lorsque le curé annonça, d’un ton faussement humble, que désormais la même messe serait dite chaque année.

Après la messe, il fut assiégé dans la sacristie par une nuée de curieuses, qui désiraient savoir qui était ce mystérieux donateur. Le curé leva les bras au ciel :

— Je n’en sais rien moi-même. C’est un étranger que je n’avais jamais vu et dont je ne sais même pas le nom. Grand, blond, vêtu d’un costume noir brillant. Il parlait très peu et portait de grosses lunettes, dissimulant ses yeux. Il m’a laissé une somme d’argent pour que je puisse dire ma messe très longtemps et, Dieu veille sur lui, je n’en distrairai pas un centavo. Mais il ne m’a pas dit pourquoi il agissait ainsi.

Personne n’avait remarqué durant le service religieux l’inconnu blond, debout derrière un pilier. Lorsque le vieux curé avait aspergé le cercueil avec son goupillon, il avait fait un lent signe de Croix, le premier depuis son enfance.

Puis il partit sur la pointe des pieds, sortit de l’église et remonta dans une discrète Chevrolet grise, ôta ses lunettes noires et essuya les larmes de ses yeux avec une pochette immaculée.

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